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La réception de Wagner en France a connu des moments de tension dans le sillage de conflits avec l’Allemagne, comme la guerre franco-prussienne et la Première Guerre mondiale. En dehors de ces périodes chargées politiquement, les oeuvres du compositeur sont devenues des incontournables des programmes français, notamment durant la première décennie du xxe siècle et dans les années 1920. Dans son ouvrage Claiming Wagner for France, Rachel Orzech (lecturer et research fellow au Melbourne Conservatorium of Music) démontre qu’au moment où les rapports entre la France et l’Allemagne se recomplexifient – de l’accession au pouvoir du parti nazi en 1933 à la fin de l’Occupation de la France en 1944 –, les critiques et musicographes français[1] ne réagissent pas en rejetant Wagner tel que cela a été le cas, pour plusieurs, pendant la Première Guerre mondiale. Au contraire, dès 1933, les critiques musicaux tendent à s’opposer à l’appropriation du compositeur par le régime nazi en accentuant son universalité ; certains le positionnent même comme emblème des rapprochements franco-allemands. Paradoxalement, ce faisant, ils intériorisent et servent de relais à la stratégie de séduction culturelle nazie. L’argument de l’universalité de Wagner, notamment, qui a d’abord été utilisé par la presse française pour « résister » aux nazis, se transforme jusqu’à servir la rhétorique collaborationniste durant l’Occupation. Un des principaux apports de cet ouvrage est en effet de montrer que les thèmes de la collaboration ne sont pas en rupture avec ceux des années 1930, contrairement à ce que les travaux portant spécifiquement sur l’Occupation laissent souvent entendre, mais en sont plutôt l’extension.

Claiming Wagner for France s’ancre dans l’abondante littérature sur Wagner et la France qui a jusque-là principalement porté sur la réception du compositeur au xixe siècle et durant la Première Guerre mondiale (par exemple : Kahan et Wild 1984 ; Ellis 1999 et 2013 ; Schmid 2008 ; Fauser 2009 ; Fauser et Grey 2009). L’introduction retrace la présence de Wagner dans la presse française, depuis ses propres textes publiés dans la presse musicale parisienne au début des années 1840 jusqu’à l’Occupation, en passant par la série d’articles de François-Joseph Fétis sur le compositeur en 1852, le scandale de Tannhäuser de 1861, la réception outrée en France de Eine Kapitulation (1873 ; trad. fr. 1876), son retour en grâce dans les salles françaises dans les années 1890, les débats sur son influence sur la musique française, puis ceux entourant la question de savoir s’il faut ou non jouer sa musique durant la Première Guerre mondiale (p. 6-16). Ce survol historique s’avère indispensable pour la suite du propos, puisque les critiques français actifs durant les années 1930 et durant l’Occupation se réfèrent souvent eux-mêmes aux relations passées de leur pays avec Wagner. Une des grandes forces de cet ouvrage est certainement la profondeur historique de l’analyse des textes de la période étudiée (1933-1944).

L’autrice propose un parcours en cinq chapitres suivant une organisation globalement chronologique.

Le chapitre 1 (« A Universal Art. The Cinquantenaire, 1933 », p. 29-63) se concentre sur l’année 1933 qui est non seulement celle de l’arrivée au pouvoir des nazis, mais aussi celle du 50e anniversaire du décès de Wagner, qui a été largement célébré en France – Orzech parle d’une nouvelle vague de wagnérisme –, entraînant un regain de commentaires sur le compositeur dans la presse (p. 29-33). Les musicographes réagissent fortement à l’usage de Wagner par le iiie Reich qui a lui aussi célébré le Cinquantenaire du compositeur. Aucun critique français ne rejette Wagner à ce moment. Si de rares articles le décrivent comme essentiellement allemand, la vaste majorité en parle comme d’un compositeur « classique », universel et donc (en partie) de tradition française puisque l’universalisme fait partie intégrante de l’identité française (p. 33-38 ; l’introduction, p. 19-22, développe sur ce concept d’universalisme).

Une des stratégies des critiques est d’insister sur les artistes et écrivains français qui ont fait partie des premiers admirateurs de Wagner, et de présenter les épreuves que Wagner a vécues en France comme ayant contribué à son développement et l’ayant donc en définitive rendu plus fort (p. 38-42). Orzech relève que l’antisémitisme de Wagner n’est que rarement directement commenté dans la presse parisienne des années 1930, contrairement à la question de sa paternité – se référant à l’hypothèse que Wagner ait peut-être des origines juives –, une façon d’ébranler son appropriation par le Reich (p. 43-48). Il ne s’agit pas pour les critiques de refuser à Wagner toute identité allemande (Wagner pouvant être universel tout en conservant un ancrage national), mais de contester, d’une part, la définition nazie de ce qui constitue l’identité allemande, et, d’autre part, l’exploitation du compositeur à des fins de « propagande pangermaniste » (p. 56).

Au chapitre 2 (« Ambassador of Peace. Rapprochement and Wagner, 1933-9 », p. 64-96), Orzech s’intéresse à la place de Wagner dans la diplomatie culturelle franco-allemande et à la réaction des critiques musicaux aux différentes entreprises de rapprochement. Le chapitre s’ouvre par un état des relations franco-allemandes dans les années 1930 du point de vue français : d’un côté, on retrouve un désir de poursuivre la politique de détente entamée dans les années 1920, et, de l’autre, un besoin de faire face à l’escalade militaire provoquée par l’Allemagne. À une époque où la diplomatie européenne tend à privilégier le « soft power », la diplomatie culturelle joue un rôle important dans les efforts de rapprochement franco-allemand (p. 64-68).

La musique de Wagner, en particulier, s’avère toute désignée pour promouvoir le rapprochement entre les deux pays : dès sa réhabilitation à l’Opéra de Paris après la Première Guerre mondiale, Wagner est devenu, selon les mots d’Orzech, « a tool for diplomacy » (p. 66). Les efforts de rapprochement incluent des échanges culturels de diverses natures, par exemple des tournées d’artistes comme Wilhelm Furtwängler, figure centrale du rapprochement depuis l’instauration en 1931 du programme d’échange annuel entre l’Opéra de Paris et le Berliner Staatsoper. La qualité de ses interprétations de Wagner est louée par les critiques français, pavant très tôt la voie à leur internalisation de la supériorité de la culture allemande (p. 74-85). Les autorités allemandes profitent de l’Exposition universelle de Paris de 1937 pour envoyer les plus grands interprètes du pays exécuter des oeuvres du canon austro-germanique et particulièrement des opéras de Wagner, présentés comme un pur produit germanique ayant une portée universelle. Les critiques actifs dans la presse française sont en majorité éblouis par la qualité des prestations allemandes ; ils semblent avoir définitivement intériorisé l’idée que l’Allemagne est culturellement supérieure (p. 85-92).

Orzech se concentre en particulier sur Gustave Samazeuilh, qui défend avec sincérité l’idéal de rapprochement entre les peuples dans ses commentaires sur Wagner (présenté comme un modèle de tolérance et de fraternité), d’abord en rejetant explicitement son appropriation par les nazis (1934) puis s’abstenant de toute critique à l’endroit du Reich (1937) sans changer radicalement de discours. Samazeuilh deviendra une figure importante de la collaboration culturelle sous l’Occupation (p. 92-95).

Au coeur de chapitre 3 (« Art and Patrie. The Bayreuth Festival, 1933-43 », p. 97-129) se trouvent les textes de critiques français ayant assisté, entre 1933 et 1943, au Festival de Bayreuth, devenu a « site of cultural Nazism » (p. 100). Malgré tout, le Festival fascine toujours plusieurs critiques dont les écrits témoignent de leur ambivalence. Ils rapportent que « rien n’a changé » tout en laissant transparaître leur malaise devant les changements évidents dans l’ambiance du Festival par rapport aux décennies précédentes, notamment l’omniprésence des symboles nazis dans la ville (p. 101-105). Malgré le souhait des critiques de ne pas mélanger l’art et le politique, l’imbrication des cultes de Wagner et d’Hitler au Festival de Bayreuth rend impossible cette dissociation (p. 107-108).

Le portrait dressé par ce troisième chapitre contraste avec celui du premier sur le Cinquantenaire de 1933, où les critiques rejettent la germanisation de Wagner. Les textes de ceux qui font le déplacement à Bayreuth témoignent d’un malaise devant cette expérience esthétique du nazisme, qui génère chez eux à la fois de l’horreur – face à la politisation de l’art – et de la fascination admirative, voire de l’envie – face à la capacité d’Hitler à utiliser la musique de Wagner pour créer un sentiment d’unité et de fierté nationale alors que la France des années 1930 inspire insécurité et faiblesse et n’a pas une identité culturelle claire (p. 111-122).

Durant les années de guerre, l’accès au Festival par la presse parisienne est limité. Les rares textes qui en rendent compte adoptent un ton admiratif en continuité avec celui des années 1930 (p. 123-129).

Les chapitres 4 (« A Sensitive Question. From Drôle de Guerre to Resistance, 1939-44 », p. 130-175) et 5 (« Staging Collaboration. The Paris Opéra, 1939-44 », p. 176-214) portent sur la dynamique vie musicale parisienne durant les années de guerre, se concentrant respectivement sur les concerts et l’opéra.

Le chapitre 4 explore d’abord la période de la « drôle de guerre » (septembre 1939- mai 1940), où la presse relaie quelques textes qui s’interrogent sur s’il est acceptable de jouer Wagner en temps de guerre. Les réactions, tempérées, contrastent avec celles de la guerre de 1914-1918 (p. 131-144). Le reste du chapitre est consacré aux années d’Occupation, avec d’abord un portrait clair et nuancé du contexte politique de l’Occupation, en particulier son impact sur la presse et la culture ainsi que la place subordonnée de la France dans la « nouvelle Europe » telle que pensée par les nazis. Exception faite de la période de la « drôle de guerre », la programmation des oeuvres de Wagner exécutées par les quatre grandes associations de concert demeure plus ou moins la même que durant les années 1930. Orzech explique que les Allemands souhaitent préserver une vie culturelle dynamique pour maintenir l’ordre et pour continuer à présenter la culture allemande comme supérieure (p. 147-148). Elle examine en particulier les discours dans la presse au sujet de deux événements : une série de trois concerts de la Société des concerts du Conservatoire dans le cadre de l’exposition La France européenne (1941) présentant uniquement des oeuvres de Wagner, et un concert de la Société des concerts du Conservatoire en mars 1943 à l’occasion du 60e anniversaire de décès du compositeur. Dans les deux cas, des articles critiquent la surprogrammation de Wagner aux concerts au détriment des compositeurs français. Une partie du chapitre se détourne de la presse en explorant le sort de Wagner dans la littérature musicologique (p. 151-159), et une autre porte spécifiquement sur la presse de la Résistance (ou du moins ce qui en a survécu jusqu’à nos jours) (p. 172-174).

La situation de l’opéra examinée dans le chapitre 5 diffère passablement de celle de la vie de concert. L’analyse des critiques que propose Orzech va de pair avec une fine connaissance de la réalité de la programmation de Wagner à l’Opéra durant l’Occupation, qui est marquée par un net recul. Les Allemands souhaitent éviter de donner l’impression d’imposer leur répertoire, créant paradoxalement une rupture avec les années d’avant-guerre : la musique de Wagner constituait 20,6 % de la programmation totale de l’Opéra dans les années 1930, contre 7,4 % sous l’Occupation (p. 182-187).

Dans son analyse de la presse, l’autrice remarque une uniformité dans les recensions publiées par différents critiques et suggère que c’est dû aux consignes directes envoyées aux journalistes par l’ambassade allemande et l’agence Presse-Gruppe de la Propaganda-Abteilung qui fournissent des indications sur quels thèmes aborder et comment, et quels sujets éviter (p. 196-197). Certains critiques vont cependant encore plus loin que ce qui leur était demandé dans leur promotion de l’idéologie nazie, tels Louise Humbert (p. 195-196) et Lucien Rebatet (p. 201-203). Orzech souligne avec justesse que les discours dans la presse parisienne de l’Occupation ne peuvent être considérés comme représentatifs de l’opinion publique française ; ils témoignent néanmoins de la volonté des musicographes de trouver un équilibre entre les exigences allemandes et leur propre opinion (p. 212). Il était important de ne pas présenter Wagner comme un nationaliste allemand, ce qui aurait irrité les Français, mais plutôt de le promouvoir en tant que symbole de réconciliation et de collaboration dans la continuité du discours des années 1930, en conformité avec ce que les autorités allemandes souhaitaient (ibid.).

Les critiques marquent tous leur enthousiasme face au retour de Wagner à l’Opéra avec Le Vaisseau fantôme en novembre 1940, et ne font aucune allusion ouverte à la guerre ou à l’Occupation, comme s’ils avaient reçu la consigne de seulement célébrer Wagner et de n’établir aucun lien direct avec la politique (p. 180-182). La production de Tristan et Isolde par le Berliner Staatsoper en mai 1941 bénéficie d’une attention médiatique exceptionnelle. Les thèmes désormais convenus de la « collaboration musicale » et de la musique permettant de transcender les frontières (et leurs déclinaisons) sont omniprésents dans les nombreux textes publiés en amont et en aval des représentations (p. 189-204). Les mêmes arguments se retrouvent dans la couverture de la commémoration, à Meudon, du 100e anniversaire de la composition du Vaisseau fantôme avec la présence d’invités de marque comme Winifred et Wolfgang Wagner, Otto Abetz (ambassadeur allemand à Paris), Fernand de Brinon (ambassadeur français en territoires occupés), Karl Epting (directeur de l’Institut allemand), ainsi que des artistes allemands et français de renom et quelques musicographes (p. 204-207). La dernière production commentée par Orzech est celle, bilingue, de La Walkyrie montée à l’Opéra en mai 1943 par cinq troupes (Paris, Cologne, Vienne, Duisbourg et Hanovre), incarnation opératique de la politique de collaboration. La couverture de l’événement est moins ample que celle de Tristan en 1941, et surtout plus mitigée. Ce manque d’enthousiasme de la part des critiques français coïncide, selon l’autrice qui s’appuie sur Pierre Laborie (2009) et Julian Jackson (2001), avec le retournement de l’opinion d’une part importante des Français contre l’Occupant et Vichy (p. 208-212).

En plus des cinq chapitres, de l’introduction et de la brève conclusion récapitulative, Claiming Wagner for France contient une riche bibliographie de sources primaires et secondaires ainsi qu’un index (à la fois des noms et thématique), de même que quatre tableaux, cinq graphiques et six reproductions de sources (extraits de presse, couverture de programme, affiche publicitaire). La présentation du texte et des références en bas de page est soignée, et l’original des citations est systématiquement fourni en note. La plume d’Orzech est claire et agréable à lire. La nécessité de démontrer la récurrence des thèmes dans la presse cause cependant quelques redondances, effet qui aurait pu être atténué en quantifiant explicitement le nombre d’articles utilisant tel ou tel argument à l’aide de tableaux ou schémas. La taille du corpus de plusieurs centaines de textes (écrits par plus de 250 auteurs différents en plus des textes anonymes) est remarquable, d’autant plus que l’ouvrage est issu d’une thèse soutenue en 2016[2], soit l’année où le site de presse de la Bibliothèque nationale de France, RetroNews, a été lancé[3] ; le travail de constitution de l’essentiel du corpus n’a donc pas pu bénéficier de cet outil performant (à moins qu’une substantielle mise à jour du corpus ait été effectuée en vue de la publication, ce qui n’est pas spécifié). De manière générale, il aurait été intéressant d’en apprendre davantage sur le processus d’établissement et d’analyse du corpus, et des limites inhérentes à ce type de travail.

Ce livre se situe dans le sillage d’autres travaux récents montrant la possible portée politique de la critique musicale et de la musicographie, qui se sont beaucoup intéressés au potentiel de propagande des écrits sur la musique (par exemple, pour le champ français : Iglesias 2013 et 2014 ; Guerpin 2017 ; Moore 2018, chapitre 3 ; Benoit-Otis et Quesney 2019, chap. 5 ; Quesney 2020). Un des apports de cet ouvrage est d’exposer comment un même discours sur la musique peut servir simultanément à des fins de diplomatie et de propagande[4]. En effet, les critiques musicaux – sans doute de façon plus ou moins consciente – font écho (et donc contribuent) à la fois à la politique diplomatique de rapprochement menée par la France passant notamment par des échanges culturels conçus comme réciproques, et à la propagande allemande qui vise à promouvoir la supériorité culturelle de l’Allemagne nazie et à présenter les intentions d’Hitler comme pacifiques par le détournement de la politique de rapprochement de la France (chapitre 2, p. 65-66 et 96).

Ce livre touchera particulièrement les chercheurs et chercheuses, musicologues ou non, s’intéressant à l’histoire de l’interaction entre culture et politique dans un contexte européen ou aux relations presse-musique en France au xxe siècle. L’introduction et les chapitres 4 et 5 fournissent de précieuses informations sur le fonctionnement de la presse durant l’Occupation, le rôle qu’y joue la musique et les limites à l’analyse des textes publiés dans la presse sous contrôle allemand. Il aurait été instructif de retrouver une réflexion similairement développée à propos de la critique musicale dans les années 1930. Quelle(s) fonction(s) la musique dans la presse de ces années remplit-elle (au-delà de contribuer à la construction d’une identité et d’une communauté, ce dont il est question dans l’introduction) ? Faut-il analyser de façon différenciée les articles proposant une pensée développée et ceux dont les allusions au contexte politique relèvent du « remplissage » ? Sur quels éléments la composition de la page (par les titres, chapeaux, photographies) met-elle l’accent ? Les réflexions de l’autrice sur ces aspects auraient certainement été pertinentes.

Claiming Wagner for France constitue une contribution importante aux connaissances sur la réception de Wagner en France, les relations culturelles franco-allemandes des années 1930 et la vie musicale sous l’Occupation. En raison de sa récupération politique par le régime nazi dès 1933 et la quantité phénoménale de texte qu’il a engendrée, Wagner s’avère un cas unique pour étudier les interactions entre la musicographie dans la presse et le politique. Ce livre pourra servir de référence pour l’analyse de la portée politique des écrits sur d’autres musiciens ou événements musicaux durant la période ; pensons à Mozart et Beethoven ou encore aux chefs Bruno Walter, qui s’est exilé en Autriche puis en France car juif, et Arturo Toscanini, qui a tourné le dos au Festival de Salzbourg après l’Anschluss et a prêté son concours au Festival de Lucerne, largement couvert dans la presse française.