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Si l’absence du père dans la littérature remonte à Rabelais[1], le rapport défaillant entre ce dernier et sa progéniture, où puisent les théories sur l’altérité, est également considéré pour ses impacts délétères sur l’un ou l’autre des pôles. D’après Fayçal Bouiche, la littérature contemporaine cherche à « élucider la complexité des relations intrafamiliales » (2018, 15) et, après nous être penchée récemment sur la mère abjecte[2], il nous est apparu que la figure paternelle nécessitait, elle aussi, une réévaluation. Lori Saint-Martin résume l’évolution du regard porté sur la société québécoise à travers ces récits dédiés aux relations interfamiliales que nous consignerons, à l’instar de Dominique Viart, sous l’étiquette « récits de filiation[3] » :

In traditional Québec society, the family was portrayed as a solid, closely-knit unit where a strong authoritarian father ruled benevolently over his faithful, home-loving wife and their dozen or so obedient children. In fiction and film, however, the focus has tended to be on weak but sometimes abusive fathers, domineering mothers and damaged children. Recurring figures like the orphan, a negation of the family though also a figure which crystallizes longing for it, and motifs such as violence and incest, have also suggested trouble in family paradise.

Saint-Martin 2011, 100

Si la figure de la mère est abjecte – à en croire sa propension à accaparer l’amour de sa progéniture qu’elle emprisonne dans une dyade mortifère –, son comportement a également parfois des conséquences sur un autre angle du triangle familial : le père. Démis de ses fonctions par le pôle maternel, exilé loin de sa famille, ce dernier ne correspond plus au pater familias traditionnel, évoquant à Saint-Martin le paradoxe suivant : « Malgré l’idée répandue (et non dénuée de fondement) voulant que les pères de la littérature québécoise soient absents ou faibles, la question du pouvoir, de l’abus de pouvoir et de l’autorité légitime ou non revient souvent » (2014, 13). Perpétuant deux formes de « crimes », les pères du corpus québécois pèchent soit par le « trop-peu » (absence, indifférence), soit par le « trop-plein » (abus d’autorité, violence, inceste). En réfléchissant aux impacts de la paternité défaillante, nous tiendrons compte de quatre discours portant sur la figure du père afin de lever le voile sur ce personnage – souvent éludé avant que ne s’ouvrent les récits de filiation qui, « en voulant célébrer une certaine geste familiale, tente de réparer les injustices du passé » (Bouiche 2018, 16). Cette « écriture du deuil », dite également « célébration de l’ancien » (Bouiche 2018, 16), traiterait du « défaut de transmission dont les écrivains présents, ou leurs narrateurs, s’éprouvent comme les victimes » (Viart 2009, 96).

Pour mettre à l’épreuve ces différentes hypothèses, nous traiterons de quatre paires textes/films, sélectionnées en raison de leur hétérogénéité concernant les phénomènes de transcréation mis en oeuvre[4] : Littoral (Mouawad 1999 ; 2004) ; Lesexe des étoiles (Proulx 1987 ; Baillargeon 1993) ; La petite fille qui aimait trop les allumettes (Soucy 1998 ; Lavoie 2017) et C’est le coeur qui meurt en dernier (Lalonde 2013 ; Durand-Brault 2017). Nous proposons de tenir compte des différentes strates de la narration filmique[5], en deçà ou au-delà de ce qui est offert par les hypotextes, pour décrire le personnage du père défaillant ainsi que ses conséquences sur la construction identitaire des narrateurs et narratrices. Dans les deux premières études, nous scrutons le « père du trop-peu », présenté à travers son absence et son empêchement, pour ensuite nous tourner, dans un second temps de notre réflexion, vers le « père du trop-plein », soit le maître totalitaire et le violeur[6].

1. Le père du trop-peu

Le père du trop-peu jalonne certes l’ensemble de la production littéraire et cinématographique québécoise, mais en creux et à travers une absence cruelle qui ne manquera pas d’avoir des retombées sur la génération suivante. Ainsi, l’abandon paternel cause, par exemple, la mise au ban du personnage éponyme de Tit-Coq (Gélinas 1952 ; Gélinas et Delacroix 1953), rejeté par la famille de sa bien-aimée parce qu’il est orphelin. Le père du Survenant (Guèvremont 1945) est également désigné comme la cause de l’errance du protagoniste, du moins dans le film d’Érik Canuel (2005). Dans Borderline, le père fonctionne comme une menace qui planerait sur la tête de sa fille Kiki et provoque, lorsqu’il apparaît, la panique de trois générations de femmes, tant dans l’hypotexte de Marie-Sissi Labrèche (2000) que dans l’hyperfilm[7] de Lyne Charlebois (2008). Dans la nouvelle hébertienne « Le torrent » (1950), il n’est fait aucune référence au père de François, pourtant incriminé pour la damnation maternelle dans le film de Simon Lavoie (2012) – il en est de même dans Kamouraska (Hébert 1970 ; Jutra 1973) et dans La belle bête (Blais 1959 ; Hussain 2006), où des mères élèvent seules leurs enfants, souvent dans la marginalité. Quant au père de Vallier dans Les Feluettes (Bouchard 1985 ; Greyson 1996, Lilies), ou à celui de Kate dans Mirror Lake (Michaud 2006 ; Canuel 2013, Lac Mystère), ils disparaissent sans laisser de trace, refusant d’élever ces enfants qui passent leur vie à les attendre. Ces figures paternelles défaillantes se laissent appréhender dans la catégorie du « trop-peu », malgré la variété des raisons de leur désertion, parfois passées sous silence. Dans ces récits de filiation, les personnages et narrateurs – qui s’avèrent souvent être, justement, ces enfants – vont tenter de se construire une identité en façonnant des « textes où se mêlent souvenirs d’enfance et promenades, lettres du personnage à son père et questions devenues rhétoriques sur celui qui est parti trop tôt » (Bouiche 2018, 17). Nous nous concentrerons d’abord sur le cas d’un « père absent », celui que Wilfrid/Wahab ne rencontre qu’après sa mort dans Littoral (Mouawad 1999 ; 2004), puis nous envisagerons le cas de Marie-Pierre Deslauriers, ce « père empêché » qui hante Le sexe des étoiles (Proulx 1987 ; Baillargeon 1993). Cette première étape de notre analyse propose d’identifier la trace laissée par ces pères du trop-peu, une trace qui imprègne la bande-son des hyperfilms à travers le seul objet tangible les unissant à leurs enfants : des « lettres ».

Le père absent : Littoral

Premier volet de la tétralogie « Le sang des promesses » de Wajdi Mouawad, Littoral a été transcréé l’année suivante par le dramaturge, et tient compte du parcours initiatique de Wilfrid/Wahab[8] entre son Québec natal et le Liban, pays du père. N’ayant jamais eu la chance de le rencontrer, Wilfrid ne prend conscience de la place qu’aurait eue son père qu’une fois ce dernier mort. En effet, ce n’est qu’au moment où le cadavre parlant de Thomas (le père) s’adresse à lui que Wilfrid envisage le vide sur lequel a été fondée sa vie. Alors qu’il découvre, pour la première fois, le visage de Thomas à la morgue, Wilfrid laisse éclater sa colère, non pas parce que son père l’a abandonné, mais, assez ironiquement, parce qu’il ne lui parle que maintenant qu’il est mort. Jusqu’à ce que le père lui explique les raisons de son absence – à savoir le fait que sa belle-famille, lui imputant la mort de sa femme en couches, les ait séparés –, Wilfrid le honnit et brutalise son cadavre. Pourtant, Thomas aurait écrit des lettres à son fils, tout au long de sa vie, sans jamais oser les lui envoyer. C’est en déstabilisant le rapport de l’individu à l’espace-temps que Mouawad commente, dans Littoral, les difficultés de construire une relation post-mortem avec le père.

L’amour de Thomas pour Wilfrid est condensé sous la forme de cassettes, enregistrées à chacun des anniversaires de son fils, qui prennent une forme intéressante en ce qu’elles transgressent les frontières entre différentes zones de l’audio dans l’hyperfilm[9]. Si Thomas n’est jamais présenté autrement, à l’image, que comme un cadavre, Mouawad recourt à un mélange de voix acousmatiques, provenant de différents au-delàs, afin de lui donner la chance de s’expliquer à son fils. Les conditions d’émergence de la voix du père mort (Gilles Renaud) qui jalonne la vie du fils (Steve Laplante), ainsi que sa « texture » et sa « couleur » – pour reprendre les termes de Michel Chion –, gagnent grandement à être étudiées, car elles définissent les contours de la défaillance paternelle : chaque fois que le cadavre du père est filmé, le public entend en effet les cassettes enregistrées aux anniversaires du fils et se souvient que Thomas n’a jamais été aussi présent que depuis qu’il est mort – comme dans l’hypotexte. Cette voix off, acousmatique, nous parvient donc d’outre-tombe et transgresse la frontière entre les zones « in » et « off », transgression extrêmement rare d’après Chion, car cette frontière « démarque le monde de l’ici et maintenant, visible comme tel, et le monde du hors-lieu, et du hors-temps » (1985, 43).

En ce qui nous concerne ici, la première occurrence de la voix du père engendre une incohérence au niveau de l’espace-temps où se situe Wilfrid. Après avoir reconnu le cadavre de son père à la morgue, le jeune homme découvre les cassettes laissées pour lui dans la chambre d’hôtel montréalaise de Thomas. Il s’assied et écoute une cassette. Dans la « zone off » de cette séquence, la voix du père partage, pour les deux ans de son fils, ce « qu’il a de mieux » : son « plus beau souvenir ». Une vague vient s’échouer sur les pieds de Wilfrid, assis songeusement devant le magnétophone d’où grésillent ces mots. Un rire de femme, acousmêtre[10] clair et limpide, l’attire alors vers une porte qui vient de s’ouvrir sur le mur de la chambre. Le fils s’introduit dans un nouvel espace-temps, celui d’un temps précédant sa naissance, sur le littoral libanais, le plus beau souvenir de son père. S’entremêlent ensuite la voix du père, devenue claire bien que toujours acousmatique, et celle de la mère, dans le champ. Cette dernière s’invite ensuite dans la chambre d’hôtel montréalaise et explique à son fils, en voix in, les conditions de sa naissance : elle affirme avoir toujours refusé d’avorter malgré le risque bien réel qu’elle ne survive pas à ses couches. Après une coupe, un plan d’ensemble du littoral, arpenté par Wilfrid, est à nouveau présenté tandis que les voix acousmatiques des parents prononcent ensemble les mêmes mots (« Ton visage, mon visage dans son visage ») pour finalement laisser place à la seule voix off du père : « Alors j’ai dit : “Gardez l’enfant.” Où est la vérité ? » À la suite de cette phrase accompagnée d’une coupe franche, Wilfrid se trouve à nouveau placé devant le magnétophone, dans la chambre, point d’origine de la scène. Comme si le charme était rompu, le père conclut, d’une voix off grésillante : « Ta mère est morte. On a inventé cette histoire d’accident pour ne pas te faire de peine. » Ces différentes altérations de la voix du père, auxquelles s’ajoute la participation d’une revenante, sont autant de techniques qui témoignent à la fois de la dégradation et de la survie de la mémoire familiale, conservée sur les cassettes altérées par le temps. Dans cette séquence, Wilfrid apprend non seulement que son père l’a aimé, mais aussi que sa mère est morte pour lui avoir donné naissance et que ce choix était, pour elle, le seul envisageable. Une fois l’axe spatiotemporel de Wilfrid restauré, il ne cessera de chercher ce même endroit afin d’enterrer son père en hommage à ce beau souvenir.

Plusieurs occurrences, moins complexes puisqu’elles ne font intervenir que la voix du père sur les cassettes, jalonnent le parcours initiatique qu’entreprend Wilfrid au Liban. En effet, chaque fois que le cercueil est fouillé et que la caméra filme le visage sans vie du père, la voix off lit une nouvelle lettre, comme c’est le cas à leur arrivée à l’aéroport : « Aujourd’hui, tu as 5 ans. Tu sais marcher, tu sais parler, tu dois avoir peur dans le noir. Je pense à toutes ces histoires que je t’aurais racontées pour t’endormir. Aux histoires qu’on m’a racontées… » Le flux s’interrompt brutalement au moment où les militaires, qui ont fini d’inspecter le cercueil, referment avec lui ses histoires. Par la suite, la voix du père, non altérée par le vieillissement de la bande, intervient sans aucune relation visuelle avec son cadavre. Lors d’un plan large où l’ambulance qui les transporte au village natal de Thomas est filmée de loin, la voix off explique : « Je te parle aujourd’hui pour te demander pardon. Mais il est peut-être trop tard. » Finalement, quand ils atteignent le littoral – lieu de la première transgression entre les zones –, la voix acousmatique résonne encore : « Aujourd’hui, c’est ton 25e anniversaire. Je suis à Montréal. Je t’ai appelé tout à l’heure et t’ai encore fait le coup du Brésil. Mais aujourd’hui, c’est fini. Je vais aller chez toi, je vais te parler, je vais tout te raconter. » Cette dernière cassette parachève le long témoignage de la fuite du père et coïncide avec le moment même de sa mort – objet de la séquence de prégénérique.

Plus optimiste que l’hypotexte, le film met en jeu plusieurs techniques cinématographiques pour justifier les interventions post-mortem de la voix du père, essentielles pour ce récit mémoriel, soutenues par une « bande sonore incantatoire » qui « agit comme une catharsis réconciliant les contradictions dans la conscience de Wahab » (Bachand 2008, 65). Ce film, qui traite du père absent, lui donne corps à travers l’audio, ce qui s’accompagne d’une déstabilisation de l’espace-temps permettant à celui qui n’a jamais rencontré ses parents de connaître les véritables conditions de sa naissance. La voix du père éclaire donc les années qui les ont séparés ainsi que l’époque prénatale de Wilfrid, dégage le personnage du poids des mensonges proférés par sa belle-famille, et lui permet finalement de gagner le respect d’un fils qui lui offrira, en retour, une sépulture sur son littoral natal.

Le père empêché : Le sexe des étoiles

Contrairement à Littoral, où il n’y a réellement qu’un seul père d’importance, Le sexe des étoiles de Monique Proulx présente une grande variété de pères défaillants : si les raisons de cette défaillance ne leur sont pas toujours imputées, ces instances paternelles semblent toutes aussi inutiles que délétères. À ceux-là s’ajoute Marie-Pierre[11], une transsexuelle qui rejette sa fille, une petite génie qui s’avère être l’une des narratrices du roman. La réaction de Marie-Pierre est d’autant plus cruelle que Camille est la seule personne à avoir compris et accepté, très tôt, l’identité générique de son père, ce qui aurait dû faire naître une connivence entre elles. Forcée de disparaître de la vie de Camille par son ex-femme, Marie-Pierre devient un « père empêché », ce qui cause son désespoir ainsi que celui de sa fille. Pour résumer son parcours dans le roman, le père apparaît d’abord comme un être défaillant – puisqu’il fuit l’amour de Camille –, il est ensuite démis de ses fonctions par la mère et tente finalement de se rapprocher de sa fille, à la fin du roman, en l’invitant à le rejoindre à New York.

Nous observons un mouvement analogue dans l’hyperfilm de Paule Baillargeon, où le père (Denis Mercier) refuse son rôle jusqu’à ce qu’il soit chassé de sa relation avec Camille (Marianne-Coquelicot Mercier) par Michèle (Sylvie Drapeau) : il tente alors de se racheter auprès de sa fille en se « déguisant » en homme, mais cette dernière refuse ce travestissement en l’appelant, pour la première fois, « Marie-Pierre » – et non « papa ». Comme les autres pères de l’hypotexte disparaissent, le problème de la défaillance paternelle retiendra d’autant plus l’attention qu’il se fossilise ici autour du seul personnage de la transsexuelle. Dans la majeure partie du film, la relation se développe à sens unique, à travers le topos de l’écriture et de la lecture en voix off des lettres que Camille adresse à son père défaillant – et qui trouvent d’ailleurs leur source dans l’hypotexte. Nous examinerons trois occurrences de ces lectures de lettres, entre acousmêtre et absence du père, pour montrer qu’elles soulignent un rapport de force dissymétrique, délétère pour l’enfant, qui perdurera jusqu’à l’inversion finale des rôles.

Le film s’ouvre sur le gros plan d’un oeil à travers une visière. Le plan est sombre, ce qui fait que l’acousmêtre enfantin ne manquera pas, en « surgissant », de surprendre : « Cher papa, c’est moi. J’espère que tu travailles bien et que tu fais des découvertes écoeurantes. Je t’envoie un dessin de la nébuleuse America. » Il est à noter que l’acousmêtre revêt une fonction magique qui octroie « ubiquité, panoptisme, omniscience et toute-puissance » (Chion 1982, 29) à l’instance qui en est la source. Ici, ce caractère surpuissant est redoublé par ce qui est montré à l’image : un ciel étoilé en plein écran. La petite fille prend alors ici une crédibilité divine. Au moment de la « désacousmatisation », cette « défloraison qui entraîne la perte des pouvoirs attachés à sa virginité d’acousmêtre mais qui, en même temps, le fait rentrer dans le rang des humains » (Chion 1982, 29), apparaît à l’écran le personnage qui lisait ces mots : Camille. La lecture de la lettre n’est achevée, en voix off, que trois minutes plus tard, alors que la protagoniste est maintenant filmée dans sa chambre :

Michèle a eu pour bonne idée de prendre le psychologue de l’école pour partenaire. Fais-toi z’en pas : il fera pas long feu ici. Tout le monde pense que je suis pourrie à l’école. Mais c’est moi la meilleure. Je parle mieux anglais que le prof. Ça va t’étonner quand tu vas venir me chercher. See you soon. Don’t forget me !

Sur ces entrefaites, l’enfant met la lettre dans une enveloppe, en gros plan, mais elle est interrompue par sa mère qui, étant entrée dans la chambre, répond brutalement au téléphone qui sonnait. Le montage parallèle crée une correspondance immédiate entre la destinataire de la lettre et la transsexuelle qui, entendant la voix de son ex-femme, raccroche hâtivement le téléphone[12] de sa chambre d’hôtel minable. Ainsi, à travers la lettre lue par la voix off – dont le coup de téléphone avorté constitue l’écho –, un pont se dresse entre les protagonistes même si ni l’une ni l’autre ne parvient à faire acheminer sa voix jusqu’à sa destinataire. Dès l’orée du film, le père est tacitement inscrit dans la défaillance, à l’instar de ce que craint Camille à la fin de la lettre – il pourrait bien oublier sa progéniture – et de son incapacité à la rejoindre par téléphone.

Plus tard, Camille écrit une seconde lettre, identiquement véhiculée par sa voix off, après que Lucky a repoussé ses avances : « C’est moi. Je t’écris. J’ai le coeur brisé. Ça fait tellement mal en dedans, j’ai du mal à respirer. Si je reste ici, entourée d’ennemis pis de monde qui m’aime pas, je vais finir par mourir, c’est certain. Viens me chercher, papa. » Le plan coupe sur Camille, écroulée de tristesse, pour montrer Marie-Pierre qui frappe à la porte de l’appartement de Michèle. La rencontre entre Michèle (la mère) et Marie-Pierre (l’ex-père) se fait depuis la perspective de Camille, placée de l’autre côté de la rue où elle regardait, comme à son habitude, les étoiles dans son télescope. Bien que la succession de ces plans indique que Marie-Pierre s’est montrée sensible aux supplications de Camille – puisqu’elle lui rend visite –, elle ne parvient pas à reprendre la place qui lui revient. À la suite de cette rencontre ratée entre Camille et Marie-Pierre, les lettres et dessins de Camille sont détaillés dans un long travelling, si nombreux qu’ils jonchent le sol de la chambre désolée de Marie-Pierre. La caméra glisse sur ces dessins pour remonter jusqu’au personnage affalé, froissant les missives avec affection. Il importe ici de souligner que cette scène précède immédiatement celle où Michèle viendra « empêcher » son ex-mari : elle le soudoie pour qu’il ne tente pas d’entrer en contact avec leur fille.

Après un certain nombre de péripéties où la transsexuelle cherche visiblement à redevenir le père que Camille voudrait qu’elle soit, Marie-Pierre disparaît définitivement pour ne revenir, bouclant la boucle, que dans la dernière séquence du film de Baillargeon. Alors que Camille et Lucky (Tobie Pelletier), chevauchant un scooter, avancent vers la ville de Montréal, la voix off de Marie-Pierre conclut :

C’est moi. Je t’écris avant d’aller dormir. Je vais bien. Je travaille pour le plus gros laboratoire de New York. Je dirige les chercheurs. […] J’ai un appartement magnifique avec une chambre pour toi. Tu vas aimer ça quand tu vas venir. De mon balcon, on aperçoit toute la ville et les étoiles. En ce moment, je vois ton signe, le Capricorne. Quand tu vas venir me rejoindre, tu vas voir comme tout est merveilleux ici. Pardonne-moi, Camille. Pardonne-moi.

Conclusion du film, cette dernière lettre provoque un arrêt sur image puisqu’avec les derniers mots, la caméra se fige sur le visage de Camille, irrigué d’un sourire immense – en réponse à la supplique de Marie-Pierre ? Alors que la voix off de la première séquence du film suppliait son père de ne pas l’oublier, ce dernier, grandi par cette succession d’empêchements, appelle sa progéniture, à travers le même procédé, à lui pardonner ses imperfections.

Dans ces deux paires de récits, les pères absents ou empêchés, auxquels on impute une négligence certaine, s’apparentent finalement à des victimes. Thomas et Marie-Pierre n’ont en effet pas choisi de laisser leurs enfants : ils ont été soudoyés ou menacés, résultant en un sentiment de culpabilité et à des représailles avec lesquels ils essaient de moduler. S’il est le point de mire de l’attention de Camille et celui de l’obsession de Wilfrid, le père du trop-peu se positionne, bien que paradoxalement, au centre de ces récits : ces derniers s’ouvrent sur la recherche du père – soit-il vivant, mort ou marginalisé –, se constituent comme une quête de son identité et ne se bouclent qu’une fois que ce personnage de l’absence a terminé sa confession ou demandé pardon, ce qui est, dans les deux cas, accordé de bonne grâce. Les lettres et cassettes laissées à l’enfant sont le lieu d’une relation secrète où les mots du père permettent à sa progéniture de pardonner ce qui s’apparentait à un abandon. Afin de sous-tendre ce douloureux cheminement des protagonistes, les transcréations ont recours à des techniques cinématographiques complexes pour ce qui est du traitement de la voix de l’absent et de sa relation avec l’image.

2. Le père du trop-plein

À l’opposé de ces pères du trop-peu, qui hantent les textes par leur absence et restent principalement cantonnés à la bande-son, les pères du trop-plein s’imposent dans le centre, et ce, de multiples manières. Dans Un homme et son péché (Grignon 1933 ; Binamé 2002), le père « vend » sa fille Donalda à l’avare à qui il doit tant d’argent, la condamnant ni plus ni moins à la mort. De manière plus légère, le père de Gilles Larochelle, dans Matroni et moi (Martin 1994 ; Duval 1999), s’apparente à un être totalitaire qui oscille entre le rejet et la loyauté vis-à-vis de son rejeton, placé dans une situation compliquée avec le terrible bandit. Dans ces récits, les pères du trop-plein supplantent l’ordre maternel abject par un système plus délétère encore. Rappelant sous maints égards la figure du « maître autoritaire » (Žižek 2004), « [l]e père tyrannique, qui se prend pour Dieu le Père, est partout, voit tout et prétend tout régir » et est donc lié au trop-plein (Saint-Martin 2014, 89). Cet état des lieux permet de passer sans ambages au comportement du père soissons[13], dans La petite fille qui aimait trop les allumettes (Soucy 1998 ; Lavoie 2017), qui représente l’un des Dieu le Père emblématiques de la culture québécoise. Une autre figure du trop-plein, que nous devons à Robert Lalonde, constituera l’objet de la dernière analyse : dans C’est le coeur qui meurt en dernier (Lalonde 2013 ; Durand-Brault 2017), le père violeur apparaît sur les traces de l’enquête que mène le fils. Nous étudierons ces deux pères défaillants à travers leur investissement de plusieurs strates filmiques – à savoir le cadrage, le montage et la bande-son –, participant du trop-plein jusque dans leur manière d’être happés par les hyperfilms.

Le Dieu tout puissant : La petite fille qui aimait trop les allumettes

S’il a été largement balayé par la critique, notamment parce qu’il institue un ordre basé sur la mise en abyme de la mort de Dieu, le roman de Soucy nous intéresse surtout en ce qu’il offre un tableau du trop-plein atypique : bien que le récit s’ouvre sur sa mort, le père est défini – et redéfini – comme l’instigateur d’un ordre désordonné où ses « Fils » se plient à un cortège de « décrets » (Soucy, 13) pour, finalement, s’en émanciper. En cela, ce père s’apparente à un maître autoritaire, soit « quelqu’un qui trouve sa jouissance dans le fait d’être obéi compulsivement » (Žižek 2004, 109). Or, la disparition du maître est « vécue comme une véritable apocalypse » (Gervais 2001, 389) puisqu’il s’était imposé comme une figure divine : ses Fils croient par exemple qu’il les a « façonnés avec de la boue » (Soucy, 31), à l’instar de Dieu pour Adam et Lilith. Pourtant, la narratrice ne manque de s’arrêter sur une incohérence de taille : alors que l’univers aurait dû être bouleversé par la fin du Dieu le Père, il semblerait qu’au contraire rien n’ait changé.

Alice pallie alors cette incohérence en déplaçant le caractère magique du père sur son cadavre. En d’autres termes, elle perpétue la croyance que son père est un dieu – même s’il est mort –, et échafaude une nouvelle religion : « Le premier soleil d’une religion, à moins que je me trompe, c’est toujours un cadavre qui bouge » (Soucy, 165). Lancée à la fin du roman, cette affirmation met en lumière plusieurs autres remarques, en apparence si bien disséminées et anodines qu’elles ne se démarquent que tardivement : à en croire la narratrice, il s’avère que le cadavre du père se métamorphose graduellement, comme pour revendiquer sa permanence malgré la mort. Une lecture à rebours permet de lister ces éléments qui sous-tendent l’hypothèse de l’immortalité du père : par exemple, les « Fils » ne parviennent pas à joindre les chevilles du cadavre, car « il y avait comme un ressort qui les repoussait chaque fois l’une de l’autre » (Soucy, 29). Plus tard, contemplant la dépouille, Alice se pose des questions concernant son origine, et son frère, stimulant l’urètre paternel, cause un autre phénomène surnaturel : « Et la saucisse de grossir, de s’élever, par vertu magique, de devenir aussi dure que les cuisses entre lesquelles elle battait pavillon » (Soucy, 31). Devant les enfants ébahis, le sexe du père se met en érection, stimulé par le contact du doigt de son fils. Enfin, Alice avoue que les mains du cadavre ont bougé toutes seules et que sa moustache a disparu. L’ensemble de ces signes que lance le cadavre du maître autoritaire se compilent dans une lecture magique – et la narratrice en déduit que son père est, effectivement, une incarnation divine. Si le père meurt donc avant l’incipit du roman, plusieurs événements paranormaux entourent l’état et la position de son corps pour éliciter son caractère divin et le placer dans la catégorie des pères du trop-plein. Or, ces éléments n’ont pas échappé à Simon Lavoie, dont la transcréation restitue le mystère tout en les complétant d’informations décisives.

Tout comme l’hypotexte, le film s’ouvre in medias res alors que celui qui s’avère être le père (Jean-François Casabonne), assis à une table, semble en proie à un grand désespoir. Devant lui, une corde ; à ses côtés, des bouteilles vides. Toute cette séquence introductive est montée sur un système de coupes franches. Après la première coupe, Alice (Marine Johnson) est présentée : la protagoniste, habillée et coiffée en garçon, caresse son ventre rebondi tout en fixant craintivement le hors-champ. Le contrechamp présente à nouveau le père, accablé, mais cette fois de la perspective d’Alice[14]. Après une succession de plans présentant un autre personnage (Antoine L’Écuyer, le frère), puis Alice qui se cache, le père se lève en tenant la corde à deux mains. La caméra se focalise sur cette corde, en gros plan, et la suit jusqu’à ce que le personnage ait fini de gravir les escaliers. De fait, au moment de sa disparition, il est interdit de regarder le visage de ce père, réduit désormais à ses mains, maîtresses de son destin[15].

Alice sort alors dans la nuit pour se soustraire, semble-t-il, au regard lubrique de son frère. S’ensuivent deux séquences parallèles : celle qui représente Alice, dehors dans l’obscurité, en train de se masturber en regardant dans la direction de la chambre de son père ; et celle qui se déroule dans la chambre où il s’est enfermé. Ce qui s’y passe est filmé à travers un système de gros plans montés par des coupes franches : les mains du père sortent un disque ; le posent sur un tourne-disque ; son dos nu, prostré, fait ensuite l’objet d’un très gros plan tandis que le tourne-disque fait jouer une musique triste. La caméra revient ensuite à Alice, couchée dans l’herbe, qui se redresse en entendant la musique. Peut-être est-il utile de souligner que la protagoniste vient d’apercevoir, entre deux pans de brume, une femme, habillée d’une longue robe blanche, qu’elle semble reconnaître. Cette apparition provoque l’inquiétude d’Alice, qui se lève et avance lentement vers la maison, fixant toujours l’étage, hébétée : elle attache un regard langoureux à la porte-fenêtre ouverte de la chambre du père, d’où proviennent un craquement sinistre et un cri étouffé. Elle s’évanouit. Après un gros plan sur le tourne-disque qui tourne à vide, la dernière image de cette séquence présente, en très gros plan, une main sans vie à l’intérieur de laquelle disparaît un filet de fumée. Sur fond noir apparaît le titre.

Dans l’ensemble de cette séquence, le père du trop-plein est, comme dans le roman, à la fois réifié et divinisé. La magie qui, dans l’hypotexte, donnait vie au cadavre, est transcréée ici dans l’autonomie des parties de son corps – mains qui tiennent la corde, mains qui mettent le disque, dos qui porte sa peine –, séparées du visage par le système des gros plans, renvoyant le père à une fonction à la fois neutre et universelle. De plus, la mort du père semble avoir des répercussions immédiates sur sa fille qui, à la seconde où elle entend le craquement, tombe foudroyée. Cela étant dit, l’hyperfilm travaille parallèlement dans un esprit de continuation du roman en ce qui concerne la figure paternelle : chez Soucy, la raison de son suicide est tue, tandis que Lavoie indique que l’élément déclencheur serait le fait qu’Alice est enceinte, une condition dont les causes sont nécessairement incestueuses. Le ventre rebondi de la jeune femme est incessamment présenté dans le film, dès sa première apparition à l’écran, tandis qu’il faut attendre la seconde moitié du roman pour apprendre qu’elle a été violée par son frère et qu’elle est tombée enceinte. Transcréé par Lavoie, le personnage du père s’apparente à une figure de maître totalitaire, mais un maître totalitaire qui refuserait, en se suicidant, de le rester :

Même si, en apparence, le maître totalitaire distribue ses commandements en nous contraignant à renoncer au plaisir et à nous sacrifier pour ses grandes causes, sa véritable injonction, implicite, exhorte à la transgression sans entraves. Loin de nous imposer une panoplie complète de normes auxquelles nous conformer, le maître totalitaire suspend la sanction morale.

Žižek 2004, 109

La scène présentant, en parallèle, Alice en train de se masturber dans le jardin et le suicide du père dans la chambre densifie le portrait du père du trop-plein : tout aussi divin ou tyrannique soit-il, soissons a été la cause d’une relation incestueuse entre ses enfants, ce qui surpasse en horreur l’ensemble des éléments précédant son accession au rang de divinité et l’accule à mettre fin à ses jours. Il n’est en effet pas fortuit qu’Alice voie la mère dont elle a provoqué la mort, bien malgré elle, juste avant que son père ne se pende. Il est tout aussi crucial que la dernière image du prégénérique présente, en très gros plan, une main où retourne le filet de fumée – un plan qui trouvera son écho dans la scène du flashback présentant l’incendie. C’est toute la symbolique de l’incendie provoqué par Alice, cette petite fille qui joue avec le feu, ainsi que ses conséquences sur le personnage du père – d’homme amoureux et heureux, il devient un tyran alcoolique – qui sont ici condensées dans les cinq premières minutes du film.

Alors que le texte tient compte du résultat de la mort du Père-dieu, le film continue l’histoire par l’avant, montrant ce qui l’a causée, tout en réitérant l’importance de la perspective d’Alice, narratrice de l’hypotexte. La petite fille qui aimait trop les allumettes est ainsi le lieu d’une « crise de la filiation » (Bouiche 2018, 23), car Dieu le Père est mort, l’enfant que porte Alice ne connaîtra jamais le sien, et la narratrice construira un monde sans homme, refusant par ce geste leur place dans le langage et la culture.

Le père violeur : C’est le coeur qui meurt en dernier

Si le violeur apparaît ici et là dans la production québécoise, comme c’est par exemple le cas dans Incendies (Mouawad 2003 ; Villeneuve 2010), rares sont les cas de pères violeurs dans le corpus transcréé. Pourtant, en illustrant le vécu et la conséquence des actions du père du trop-plein, C’est le coeur qui meurt le dernier devient « l’autre scène sur laquelle se rejoue sans cesse le drame de l’inceste » (Saint-Martin 2014, 101). Loin d’être un texte lacéré par la souffrance et la haine, le roman de Robert Lalonde se donne à lire, aux dires de Saint-Martin, comme un « récit plutôt linéaire, qui mise sur la répétition, mais ne présente pas [d]’éclatement formel […]. Là, on reconnaît la douleur à un ton parfaitement blanc et à une manière de raconter en rase-mottes, comme si rien n’était important » (2014, 101). Or, c’est justement sur la répétition des abus du père et sur l’absence de jugement de sa victime, neutre dans son enquête, que mise la transcréation d’Alexis Durand-Brault, refusant de montrer le moment de l’inceste pour interroger plutôt le témoin qui aurait pu l’empêcher. À l’instar des tâtonnements de l’hypotexte, le montage de l’hyperfilm dit l’indicible de la relation au père et porte un regard sur le témoin passif que fut la mère.

Destiné à cette dernière, à qui le narrateur raconte ses souvenirs de jeunesse, le récit se présente comme une déclaration d’amour qui revient, incessamment et dans les creux, sur ce qui se passait parallèlement avec son père :

La nuit venait. Puis la porte couinait et papa était debout devant moi, les poings sur les hanches. Il sifflait tranquillement le même air que toi. Ça allait recommencer, les rudes caresses, ses grandes mains sur moi. Lui voulait, pouvait. Toi, tu ne pouvais pas, ne voulais pas. C’était comme ça.

Lalonde, 24-25

Dans ce passage, l’enfant semble imputer « les rudes caresses » à l’incapacité de la mère d’assouvir les besoins de son mari (« Toi, tu ne pouvais pas, ne voulais pas »). Ce dernier se tournerait alors du côté de leur fils qui, une fois adulte et écrivain, se demandera si sa mère « savait ». Ce n’est donc pas tant le crime du père qui est au centre de l’hypotexte, mais bien le désir de trouver « une manière d’espèce de sorte de pardon qui, tout en n’effaçant rien, changeait tout » (Lalonde, 116). Pour y parvenir, Julien attendra la mort du père violeur et écrira ces pages où « [l]e matériau langagier devient dès lors un objet » (Bouiche 2018, 22). La (mé)connaissance maternelle du viol incestueux reste plus longtemps questionnée dans l’hyperfilm qui, tout en suivant le même parcours que l’hypotexte – entre ressassement et questionnements –, pose plusieurs fois la question : « Est-ce qu’elle/ta mère savait ? » Interrogé sur ce point, Julien (Gabriel Sabourin), un écrivain qui vient d’obtenir le prix du Gouverneur général, n’obtient de réponse qu’à la fin du film. Plusieurs procédés de montage infléchissent la manière de dire le secret, retardent le moment de l’aveu et celui menant sur le chemin du pardon – les trois enjeux de l’hypotexte. Après avoir étudié la manière de représenter, en « rase-mottes », le viol incestueux, nous nous intéresserons au dédoublement de la scène du massage de la mère, entre rétention d’informations et aveu final.

Le film illustre la réminiscence de l’événement traumatique passé, provoquée par la publication du livre que Julien adresse à sa mère. Plusieurs scènes analeptiques ramènent le moment de « l’appel » du père en tant que symptôme du traumatisme. Le viol, sans être ni dit ni montré, jalonne le film à travers l’acousmêtre de l’instance paternelle qui exhorte son fils à le rejoindre la nuit. Dans les flashbacks dédiés à l’enfance de Julien (Christopher Martineau Séguin) et à la désillusion de sa mère (Sophie Lorain), l’ombre que Raymond, le père, jette sur sa famille est tangible. Dans la première séquence où est insinuée la teneur de la relation entre l’enfant et le père, Julien se couche tristement. La caméra, placée à ses côtés, n’en présente que le dos et, en arrière-plan, l’extérieur de sa chambre. L’arrivée du père se passe dans le hors-champ : on entend une porte s’ouvrir, on voit la lumière du sous-sol s’allumer et une ombre d’homme se dessiner au sol. Pendant toute cette séquence, la caméra ne bouge pas des côtés de Julien, défaillante elle aussi puisqu’elle ne permet pas de voir ce que l’enfant – ou le public – voudrait voir. Du hors-champ provient seulement la voix du père qui chuchote, entre l’engagement et la menace : « Julien… Julien, viens ici ! » Le plan se conclut sur l’image du petit qui se redresse dans son lit, toujours de dos.

Une coupe amène Julien, adulte et abasourdi, au lancement de son livre. Peu de temps après la réminiscence, l’auteur se rend à l’hôpital où est retenue sa mère (Denise Filiatrault). Alors que la mère de Julien lui demande d’abréger ses souffrances, la caméra s’attarde sur le visage figé du fils. C’est alors que provient, en voix off, l’appel du père chuchotant : « Julien… Julien, viens ici ! » Que se succèdent, sur une même image, la demande d’euthanasie de la mère et l’appel en voix off du père cause une impression d’étrangeté, comme si père et mère ne faisaient qu’un dans la violence infligée au fils. Cet effet semble également avoir le pouvoir de téléporter l’individu dans son passé – autant de violences causées par cette réitération de l’appel du père. Après une autre coupe, la réminiscence se rejoue à partir du moment où la lumière s’allume, c’est-à-dire qu’elle ne continue pas là où elle a cessé la première fois, mais réitère, pour la troisième fois, le moment de l’appel du père. L’enfant se redresse donc dans l’obscurité ; après une coupe franche, il est debout sur le palier de sa chambre. Le père descend lourdement les marches qui mènent au sous-sol, suivi par Julien. Une autre coupe ramène au temps-0 et nous retrouvons Julien et son agent (Paul Doucet) qui lui suggère de faire porter son deuxième livre sur son père. Ces deux réminiscences cousent ensemble le passé et le présent, le trauma et l’accomplissement de l’écrivain, à partir de l’appel du père. Par la répétition et la continuation de cette scène, l’inceste est dit pudiquement, sans haine, tout en déclenchant inévitablement l’inquiétude de l’adulte et, par extension, celle du public.

Fonctionnant de manière analogue, c’est-à-dire en deux fois, la scène du massage de la mère puise sa source dans l’hypotexte tout en le complexifiant. En effet, dans le texte de Lalonde, la mère internée méprend son fils pour son mari défunt et annonce, sans détour, qu’elle sait ce qu’il se passe entre eux. Elle menace ensuite Raymond de le quitter s’il ne se rachète pas auprès de leur fils[16]. L’hyperfilm redouble la violence de cette scène, puisqu’elle y est jouée deux fois : la première nous confronte au déni de la mère, la seconde amène son aveu. Alors que Julien lui rend visite à l’hôpital, elle le méprend pour le défunt, lui lançant : « Viens me frotter le dos, Raymond ! » Julien lui répond : « Mais j’suis pas papa », ce à quoi la mère rétorque : « Je l’sais ben ! » S’ensuit un long silence pendant lequel le public se demande si, effectivement, elle le savait bien. La scène est rejouée juste avant la remise du prix littéraire, à Ottawa, vers la fin du film. La mère est ici affalée sur le lit de l’hôtel ; la caméra est placée à ses côtés, sur le lit, quand Julien entre dans le champ. Regardant dans le vide, la mère prononce alors des paroles qui se situent dans la lignée de celles du texte :

Tu reviens tard. Qu’est-ce que t’attends pour venir me frotter le dos ? Arrive ! C’est ça, Raymond, frotte, frotte. Si tu savais comme j’en ai besoin… Tu penses que je m’en rends pas compte, hein ? Finies les caresses avec le petit. Pis les câlins avec lui dans la nuit. Compris, Raymond ? Si tu lui demandes pas pardon, si t’arrêtes pas ça tout de suite, j’te l’dis, j’te tue. Compris ?

Relevons deux changements importants : d’abord, les représailles de la mère sont beaucoup plus violentes et explicites puisqu’elle menace ici de tuer le violeur – elle disait être sur le point de le quitter chez Lalonde. Ensuite, le destinataire des caresses de Raymond change : dans le texte, la mère menace son mari de lui refuser ses propres faveurs « pendant que le petit a le dos tourné » – comme si la mère et le petit étaient en concurrence pour obtenir l’amour de Raymond ; dans le film, ce sont « les caresses avec le petit » qui doivent finir – la mère souligne sa connaissance de l’inceste et s’interpose entre son mari et son fils. Alors que Julien, adulte, est tronqué par le cadrage qui n’en présente qu’une partie du torse et le bassin, la mère, qui avoue avoir toujours su, s’impose au centre du plan, ce qui permet de voir qu’elle tourne son visage vers le masseur sans le reconnaître. Avec cet aveu et cette menace de représailles, Julien obtient une réponse à la question qui plane sur le film, de même qu’un dédommagement, certes tardif : sa mère avait, effectivement, « fait de quoi » selon les termes de sa soeur. Se rendant seul à la cérémonie de remise des prix, l’auteur n’en clamera pas moins son amour pour celle qui disparaît ensuite du film, laissant une note : « Tu écris bien, mon Julien. »

Ainsi, par la réitération de l’aveu de la mère et des flashbacks de l’appel du père, cousues dans le présent du personnage adulte, la transcréation de Durand-Brault décrit, en douceur et dans la lacune, l’inceste et ses conséquences sur le personnage de Julien. À travers le cadrage et le montage de ces deux scènes complémentaires, la transcréation offre un discours pudique sur cette thématique et sur les dommages causés à la mémoire familiale par le comportement de la mère. Le traitement réservé à ce dernier exemple de paternité défaillante est d’autant plus intéressant que l’acteur qui joue le père n’apparaît presque jamais dans le champ, bien que son personnage parcoure les différentes strates filmiques. C’est cette absence qui en fait la matière.

Conclusion : La démultiplication paternelle

Le père, même quand il est imparfait ou absent, est omniprésent dans les creux de ces récits où il n’apparaît bien souvent qu’après sa mort. Qu’il s’agisse du tyran de La petite fille qui aimait trop les allumettes, du violeur de C’est le coeur qui meurt en dernier, ou de celui qui ne prend corps qu’à travers le truchement de cassettes (dans Littoral) ou de lettres (dans Le sexe des étoiles), le père défaillant investit ces récits de filiation pour s’exposer sur plusieurs strates narratives. Saint-Martin le décrit ainsi comme « [u]n être lointain peut-être paré de prestige et investi d’une passion d’autant plus forte qu’elle n’a pas d’objet réel ; […] il fascine et fait fantasmer » (2014, 73). Nous n’avons certes pas parcouru l’ensemble du corpus et il existe parfois que, faute de n’avoir qu’un père, les enfants en aient trop, comme c’est le cas dans Cadavres (Barcelo 1998 ; Canuel 2008) où la progéniture se perd dans la marginalité pour avoir une infinité de géniteurs possibles. Dans ce film, la présence-absence du père est démultipliée dans une fresque murale pornographique et grotesque, placée au centre de plusieurs séquences clés[17]. Comme Jane Moss l’explique, « [o]ne could even see Erik Canuel’s dark family farce Cadavres (2008) in a positive light in that it is able to laugh at perverse family relations that previously would have been presented as a family melodrama » (2011, 114). Il appert donc que le corpus québécois contemporain tente plusieurs digressions originales en ce qui a trait à la représentation de la paternité, et ce, afin d’éprouver la structure familiale à d’autres champs des possibles. La problématique est ainsi abordée à travers le constat d’une absence qui se fait présence dans ces films dotés d’un incroyable « talent créateur pour reconstruire selon un équilibre nouveau, non point identique, mais équivalent » (Bazin 1975, 97) le portrait tout en nuances de ce personnage littéraire complexe.