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Au fil des dernières décennies, le cinéaste montréalais Bernard Émond s’est imposé en tant que réalisateur marquant du septième art québécois par une filmographie à contrecourant des tendances dominantes, laquelle jouit néanmoins d’un indéniable succès critique et d’une reconnaissance internationale. Le rythme contemplatif et les silences qui appuient les images ont fait la « marque » des films d’Émond, qui s’est exprimé abondamment sur ses choix esthétiques, stylistiques et narratifs. Nous souhaitons porter ici attention à un phénomène singulier dans l’oeuvre, à savoir une porosité générique qui a permis au réalisateur d’expérimenter différents moyens de défendre l’importance de développer une posture éthique à travers le geste de création.

Notre constat de départ est que le cinéaste s’est détourné du documentaire au profit de la fiction parce que ce genre est celui qui permet le mieux de répondre à cette exigence éthique. Quitte à entrouvrir une boîte de Pandore quant aux problèmes épistémiques que cela soulève[1], notre propos consiste à interroger rétrospectivement les moyens que peut déployer un créateur pour partager un point de vue éthique par le truchement d’une oeuvre de fiction. Plus précisément, nous entendons, par cette juxtaposition de l’oeuvre et du métadiscours du cinéaste sur celle-ci (Thériault 2011a et 2011b), porter attention aux stratégies narratives employées chez Émond, qui affirme qu’il « n’y a pas un mètre de pellicule qui s’expose sans qu’il y ait un problème éthique, que ce soit en fiction ou en documentaire. L’éthique est au centre de mon cinéma. Je n’ai jamais parlé d’autre chose » (Cornellier et Schetagne 2006, nous soulignons). Nous aborderons son oeuvre, dans la première partie du présent texte, à la lumière des théories du care en faisant un rapprochement entre les idéaux portés par ce courant éthique et les thèmes exploités par l’artiste, pour ensuite conclure sur l’éthique professionnelle revendiquée par Émond dans son travail.

Du documentaire à la fiction : un même problème

Un retour sur le parcours professionnel d’Émond permet de retracer une continuité et une progression des thèmes à travers les genres explorés, au cours d’une production étalée sur une trentaine d’années, mais surtout de comprendre pourquoi la fiction lui est apparue progressivement comme le meilleur moyen pour défendre une position sur des problèmes éthiques. Émond est héritier du cinéma direct : amené au septième art par un concours de circonstances, cet anthropologue de formation a toujours été fasciné par la nature humaine, ses travers et les drames qui en résultent. Initié aux techniques du cinéma pour faire des enquêtes de terrain, il délaisse la carrière universitaire pour mettre son savoir-faire au service d’une production vidéo dans les années 1970. Il réalisera quelques vidéos militantes au cours des années 1980, puis des documentaires plus neutres au cours de la décennie suivante. Il se tournera avec le nouveau millénaire vers un genre qui lui donne davantage de latitude pour exposer ses thèses : la fiction – neuf longs métrages à ce jour. L’ensemble de la production artistique et intellectuelle d’Émond peut ainsi être classée en trois sous-catégories intimement liées :

  1. une production documentaire ;

  2. une production de fiction ;

  3. un métadiscours sur ces deux premières catégories.

Son métadiscours est constitué de chroniques, d’entrevues et de lettres ouvertes qui, de façon quasi systématique, renvoient aux principes éthiques auxquels sont soumises ses productions. En fait, les interventions médiatiques d’Émond sont nombreuses, mais n’accordent qu’une place très réduite à la promotion : le réalisateur est davantage porté à s’exprimer sur les principes éthiques et esthétiques sous-jacents à son travail d’artiste qu’à chercher à attirer les spectateurs au box-office.

Un survol du corpus cinématographique permet de dégager quelques thèmes philosophiques récurrents. Par exemple, 20 h 17 rue Darling (2003) traitait des notions de responsabilité et de hasard : le personnage central y mène une quête visant à comprendre pourquoi lui, qui a mené une vie dissipée, a été épargné dans un incendie, alors que des innocents ont péri. La trilogie achevée en 2009 (La neuvaine, Contre toute espérance, La donation) adoptait pour sa part comme fil directeur les vertus théologales – foi, espérance, charité –, et chacune de ces valeurs servait de thème central. Émond s’est inscrit ainsi dans la continuité des maîtres du cinéma mondial, tels que Bergman ou Pasolini ; il évoque souvent comme influences le Dekalog de Kieslowski (Delgado 2010) et l’oeuvre des frères Dardenne, qui placent l’interrogation éthique au coeur de leurs créations. L’exploitation de thèmes tels que le vieillissement, le souci d’autrui, le devoir ou le rapport à la mort permet au cinéaste de participer au discours sur les questions de sens et de valeurs, mais aussi de préserver un héritage culturel en vue d’une transmission future. C’est là le rôle premier de l’artiste, selon le réalisateur, que de s’efforcer de transmettre ce qui se passe non pas dans son intériorité, mais dans son environnement, dans la communauté dont il fait partie. On peut ainsi dire qu’il fait des films à thèses qui présentent, sur pellicule plutôt que sur papier, ses positions éthiques concernant des problèmes sociaux d’envergure.

Émond assume son parti pris de conservateur de gauche[2] : un cinéma de qualité doit être réaliste, engagé et nourri d’une culture passée. De plus, « [u]n artiste qui ne serait pas attentif au monde, qui ne serait attentif qu’à l’histoire de son art ou à ses prétentions, à ses objectifs esthétiques […] ferait la moitié du travail » (Émond et Galiéro 2009, 143). Cette posture pourrait être perçue comme un appel au conservatisme ou à un retour aux valeurs religieuses – souvent confondues avec les valeurs morales –, mais l’oeuvre vise plutôt à susciter une interrogation relative à certains problèmes inhérents aux sociétés occidentales modernes, dont la perte de repères communs. Insistant sur la responsabilité morale de l’individu et son apport à la collectivité, l’ensemble du corpus exprime que cette individualité n’a de sens que dans le rapport à autrui et s’ancre, par conséquent, dans une vision éthique. Dans une société qui doit faire face au vieillissement de sa population et qui a vécu une profonde rupture avec ses valeurs traditionnelles depuis la Révolution tranquille[3] – tel qu’évoqué fréquemment dans l’oeuvre –, la résolution des problèmes fondamentaux se fait plus difficilement. Face à l’incompréhensible, l’individu cherche des repères qu’il trouve dans le contact avec autrui et l’exigence éthique prend la place laissée vacante par le religieux. Les films d’Émond visent ainsi à montrer comment les individus agissent et continuent d’espérer dans un monde qui leur est hostile. Dès lors, on peut voir ces fictions comme autant de traités éthiques en images, sans qu’Émond se réclame d’une théorie éthique précise pour autant.

L’image et la mémoire

Est-il besoin de spécifier : l’intention n’est pas ici de décrypter, au coeur de l’oeuvre cinématographique, une théorie éthique précise, mais plutôt de voir quels éléments discursifs – dans l’oeuvre comme dans le métadiscours – évoquent l’engagement du cinéaste dans l’expression d’une posture éthique. Par ailleurs, bien que le réalisateur emploie lui-même le terme « fable » pour qualifier ses films (Loiselle 2005, 11), on ne saurait trouver dans ces fables une morale explicite. Il serait par conséquent vain de tenter une formulation précise d’un cadre prescriptif extrait des films eux-mêmes : Émond laisse la place au silence, à l’équivoque, aux finales ambigües, aux non-dits ; par conséquent, nous ne pourrions en aucun cas lui faire dire ce qu’il a souhaité taire.

Notons au passage que le propos d’Émond n’est pas sans évoquer l’éthique herméneutique déployée dans Temps et récit de Paul Ricoeur (1983). Obsédé par le temps et la mémoire, Émond, comme Ricoeur, insiste sur l’importance de conserver l’héritage passé et exprime dans ses oeuvres le refus d’une vie en accéléré qui heurte les besoins humains et appauvrit la vie culturelle qui est, par exemple, au coeur du Journal d’un vieil homme (2015). Ce refus, qui s’exprime dans le rythme lent de ses films et dans les thèmes de sa fiction – vieillissement, rapports intergénérationnels –, était déjà décelable dans ses sujets documentaires – par exemple, les résidences de personnes âgées dans son documentaire Le temps et le lieu (1999) –, mais aussi dans son métadiscours. Cette lecture pourrait être pertinente, considérant ce que Ricoeur a développé autour de l’action transfigurante de la fiction dans La métaphore vive (1975) : pour Ricoeur, « l’idée de l’action humaine (en tant qu’oeuvre ouverte) est non seulement un texte qui nécessite l’interprétation, mais également une oeuvre qui réclame la narration » (Bastien 2006, 43[4]). Notons que le souci éthique n’est jamais entièrement dissocié de l’engagement politique, qui s’exprime chez le cinéaste dans un métadiscours : dans diverses interventions médiatiques, il explique comment ses choix artistiques dépendent de ses convictions en matière de politiques culturelles. Émond s’inquiète en effet des ravages causés par une culture marchande qui aplanit les particularités identitaires et qui menace le terroir et la culture populaire traditionnelle (Émond 2011 ; Émond et Galiéro 2009).

C’est toutefois une conception de l’éthique axée vers la sollicitude qui semble se déployer à l’écran, qui s’inscrirait dans le courant de l’ethics of care (Paperman et Laugier 2006) initié par la psychologue américaine Carol Gilligan et développé notamment sous l’influence des réflexions en déontologie médicale. Ce courant repose sur une « thèse commune aux théoriciennes du care, selon laquelle nous sommes tous fondamentalement vulnérables » (Garrau et Le Goff 2010, 7). En effet, les éthiques du care placent les notions de dépendance, de responsabilité et de proximité au coeur d’un nouveau modèle théorique (Goldstein 2011, 10), ce qui correspond mieux à ce que prône Émond, qui utilise par ailleurs fréquemment l’expression « l’attention au monde[5] » pour désigner ce souci nécessaire envers autrui[6]. Un tel souci est d’ailleurs une condition de préservation de cette attention : ce sont donc les orientations liées à l’éthique du care qui semblent offrir le cadre théorique le plus susceptible de mettre en lumière la singularité de la démarche d’Émond – toutes proportions gardées, puisqu’Émond n’aborde pas en tant que tels les enjeux du travail invisible qui sont au coeur des éthiques du care. Parce qu’elle propose une possible « réponse tactique face aux structures hégémoniques qui persistent » (Hétu 2021, 64), cette focalisation sur l’attention à autrui situe l’approche d’Émond près des propositions féministes des dernières décennies. Bien que, malgré un profond humanisme, il ne revendique pas en tant que telle une posture féministe, plusieurs de ses personnages les plus marquants sont des femmes fortes qui surmontent courageusement les obstacles qui entravent leur volonté de prendre soin d’autrui. Par exemple, Réjeanne Poulin de Contre toute espérance ou Jeanne Dion de La donation s’effacent pour mieux donner à ceux qui leur sont chers l’attention requise pour mener une vie digne.

Alors qu’on pourrait reprocher à l’éthique son caractère parfois trop abstrait et procédural, une position éthique présentée sous l’angle d’un récit narratif complété d’un métadiscours semble être une avenue intéressante pour entrer en dialogue avec le spectateur. Du moins, ces récits peuvent aider celui-ci à retrouver un sens commun, c’est-à-dire retrouver des principes ou des repères partagés qui permettent d’orienter l’action dans un monde caractérisé par l’érosion des repères traditionnels. C’est ainsi la force rhétorique de l’image, souvent plus efficace que le discours théorique qui permettrait selon Émond de développer ce souci moral, qu’il appelle « l’attention au monde », expression qui renvoie à la fois à la dimension éthique et politique. Émond affirme d’ailleurs être plus utile politiquement en tant qu’artiste qu’en tant que militant (Thériault 2011b, 60), mais se refuse à faire ses films en fonction d’une utilité sociale : il choisit de s’exprimer à l’aide d’images parce qu’elles sont plus à même de susciter l’adhésion que ne le ferait le discours argumentatif.

Les thèses de Martha Nussbaum – qui tente de se situer entre l’éthique déontologique libérale issue du projet des Lumières et une éthique des vertus inspirée d’Aristote – peuvent donner un autre éclairage à cette position, puisque quelques-unes de ces affirmations rejoignent ce qui est exprimé par Émond[7]. S’inscrivant dans le mouvement de renouveau de l’éthique des vertus, la philosophe américaine a affirmé à plusieurs reprises que « certaines émotions puissantes jouent un rôle cognitif essentiel » (Nussbaum 2010, 21). Elle s’est d’ailleurs consacrée à l’étude de la littérature – qui ferait vivre de telles émotions fortes par le biais de la narration fictionnelle – d’un point de vue éthique.

Nussbaum défend, dans La connaissance de l’amour (2010), une thèse qui peut aider à mieux comprendre la démarche d’Émond : « tout style est en lui-même une thèse : un style théorique abstrait, comme tout autre style, avance une idée importante ou non pour la compréhension » (20). En ce sens, le style adopté par Émond est une thèse en soi ; il est d’ailleurs explicite à ce sujet : choisir la fiction – surtout le type spécifique de fiction qu’il produit – plutôt que le documentaire est une position éthique[8] en soi. Produire des oeuvres « antispectaculaires » n’est pas juste un mode d’expression personnelle : c’est une façon de proposer un modèle en vue de transformer le monde[9]. Le parallèle avec l’approche du cinéaste est d’autant plus évident que Nussbaum s’intéresse à ce que « le texte incarne, et [à] ce que, en retour, il exige du lecteur » (24). Référant au passage à l’antique rapport à l’art qui était celui des Grecs, elle affirme ceci :

Assister à un spectacle tragique n’était pas aller se distraire, ou assister à une fiction qui permettrait de mettre entre parenthèses les questions pratiques pressantes. C’était au contraire prendre part à un processus collectif d’examen, de réflexion, et d’émotion sur les fins personnelles et civiles les plus importantes.

Nussbaum 2010, 33[10]

Affirmer que les films d’Émond comportent souvent une importante composante tragique relève de l’euphémisme. S’il n’est pas dépourvu de luminosité, le corpus aborde autant de thèmes dramatiques qui rivalisent d’intensité avec la tragédie grecque, à la différence près que tout est ramené à échelle humaine : violence (La donation), dépendance (20 h 17 rue Darling), abandon (La femme qui boit), détresse psychologique (Contre toute espérance). Pourquoi Émond choisit-il la fiction pour aborder ces questions, alors qu’une sensibilisation par le documentaire pourrait être nettement plus didactique ? Mettre en scène des évènements réels ne serait-il pas efficace ? Ce qui rend la fiction si utile pour la réflexion éthique est, selon Nussbaum, quelque chose qui avait déjà été identifié dans l’Antiquité[11] :

Aristote avait déjà suggéré une réponse assez évidente : nous n’avons jamais assez vécu. Sans la fiction, notre expérience est trop confinée et restreinte. La littérature [ou le cinéma] nous permet de l’étendre, nous fait réfléchir sur et ressentir ce qui serait autrement trop éloigné de nous.

Nussbaum 2010, 79

La philosophe américaine voit dans l’imagination littéraire l’élément essentiel d’une attitude éthique qui exige un souci envers ceux qui ont une vie étrangère à la nôtre[12]. C’est cette imagination qui donne corps aux personnages de fiction et qui permet de faire de la philosophie morale autrement, c’est-à-dire d’expérimenter les possibilités par le jeu de la fiction et de la création, et même de voir dans les récits de fiction un « paradigme d’activité morale » (Nussbaum 2010, 36), ce qu’Émond appelle tout simplement, tel que précisé plus haut, une fable. À noter : les fables du réalisateur ne permettent pas d’offrir des modèles explicites d’action morale, mais montrent plutôt des personnages en réflexion. Les tensions, inconforts et apories sont manifestes dans l’oeuvre : les personnages hésitent, ont des comportements en apparence contradictoires, en sont conscients – de l’alcoolique récidiviste de 20 h 17 rue Darling à la Docteure Dion de La donation – et l’accent est mis non sur le fait qu’ils réussissent à faire « le bon choix », mais bien sûr le fait qu’ils n’ont pas de réponse toute faite ou de certitude qu’il existe un tel choix.

Le corpus filmique d’Émond donne à penser que ni la théorie ni la pratique artistique ne peuvent agir seules pour défendre certaines valeurs, et que ce n’est que par l’interaction entre les deux niveaux que l’on peut y arriver. Autrement dit, pour le cinéaste, l’art doit viser l’éducation morale, mais il ne peut le faire justement qu’en résistant à la tentation de « moraliser » le contenu. L’artiste véritable est celui qui fait se questionner le spectateur, car celui-ci doit effectuer lui-même la démarche, comme l’explique Jacques Rancière à propos du théâtre. Appelant une nouvelle approche qui mobiliserait le spectateur, ce dernier s’exprime ainsi dans Le spectateur émancipé :

Il nous faut donc un autre théâtre, un théâtre sans spectateurs : non pas un théâtre devant des sièges vides, mais un théâtre où la relation optique passive impliquée par le mot même soit soumise à une autre relation, le mot désignant ce qui est produit sur la scène, le drame. Drame veut dire action. Le théâtre est le lieu où une action est conduite à son accomplissement par des corps en mouvement face à des corps vivants à mobiliser.

Rancière 2008, 9

Le cinéma d’Émond invite justement à agir en tant que « participants actifs d’un monde commun » (Rancière 2008, 17), pour reprendre les termes de l’auteur français qui souhaite, pour sa part, un théâtre « où les assistants apprennent au lieu d’être séduits par des images, où ils deviennent des participants actifs au lieu d’être des voyeurs passifs » (10[13]). Encore une fois, c’est l’usage de la fiction qui permet justement cette mobilisation :

La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification.

Rancière 2008, 72

La fiction, le réel

Nous l’avons vu : Émond insiste sur l’importance d’adopter une posture éthique dans la création, mais n’est pas très explicite quant au contenu éventuel d’une telle posture à l’intérieur d’un cadre diégétique. Toutefois, il est plus précis lorsque vient le temps de se positionner sur son éthique en tant qu’artiste ; ce qu’il fait dans sa réflexion sur les possibilités limites génériques de son média. En fait, Émond formule explicitement cette tension dans son métadiscours, où il défend deux thèses en apparence difficilement conciliables que nous pourrions résumer ainsi :

  1. tout cinéma doit être engagé politiquement et éthiquement et doit traiter du réel ;

  2. la fiction est le meilleur chemin pour exprimer le réel.

Deux questions s’imposent d’emblée quant à ces deux thèses : d’abord, comment un discours normatif – car l’éthique exprime un idéal, un devoir être – peut-il « traiter du réel » ? Ensuite, pourquoi Émond voit-il dans la fiction le meilleur moyen de s’approcher du réel, plutôt que le documentaire ? Il admet lui-même la tension entre ces deux postures :

[D]ans le documentaire […] j’essaie de travailler dans le respect. Je ne suis pas là pour filmer des gens qui pleurent. […] En fait, je déteste le spectacle. Ce qui m’intéresse, c’est la vérité, même si on doit la fabriquer. Ça a toujours l’air paradoxal, mais je préfère de loin la vérité fabriquée au spectacle vrai.

Cornellier et Schetagne 2006, nous soulignons

Ainsi, dans la fabrication de cette vérité, il y a le geste engagé de la personne qui crée ou qui raconte, geste qui est toujours destiné à autrui. Le cinéaste explique ainsi comment une « vérité fabriquée » peut s’avérer plus réelle que les faits et que c’est par ce moyen détourné qu’il peut exprimer sa préoccupation pour le bien-être des sujets filmés :

[Je] jouis en fiction d’une liberté totale. En fiction, je peux montrer des personnages alcooliques, suicidaires, déprimés, de la violence […]. [Ce] sont des choses que je n’aurais pas pu fairedans le documentaire. Je peux parler de choses qui me tiennent à coeur.

Émond et Galiéro 2009, 51

Si on reformule le sous-texte de ces passages, c’est qu’Émond se refuse à étaler la misère humaine d’individus réels, car cela lui parait inacceptable moralement, même en tant que créateur, puisque le documentaire peut, selon l’angle d’approche choisi, facilement tomber dans le voyeurisme ou le misérabilisme, voire dans le pamphlet. Mais la fiction ne pose en revanche aucune limite de cet ordre. Ainsi, le recours à la fiction lui permet, en tant que créateur, de présenter un espace délibératif essentiel à la formulation et à l’examen de jugements moraux.

Soumis à l’exigence de réalisme qui permet de garder un pied dans le réel, les films d’Émond installent ces « rapports nouveaux » justement en contraignant les spectateurs et spectatrices à une esthétique sobre dans laquelle la fuite totale dans l’imaginaire n’est pas vraiment possible. Par exemple, les finales de ses films demeurent volontairement ambigües : le réalisateur sait qu’il déplait ainsi à nombre de spectateurs, mais croit néanmoins qu’il est nécessaire de résister à l’envie du happyend, justement pour forcer le spectateur à mettre son interrogation et son jugement critique en mouvement.

Ce n’est pas seulement dans le corpus théorique en éthique, mais aussi dans les arts – littérature, principalement, mais aussi cinéma – que l’on trouve des modèles utiles pour la compréhension de l’agir humain (Nussbaum 1995, 6 ; Cavell 2003). En portant à réfléchir sur des problèmes éthiques tels que la transmission de la culture et le rapport à un passé chargé de valeurs dont la pertinence est remise en cause, le cinéma d’Émond amène à interroger le genre d’action qui est attendue lorsque, aux prises avec cet héritage, on vit dans un monde sécularisé et désenchanté. Les films d’Émond montrent aussi que l’image fictionnelle est au service du message et non l’inverse : se raconter des histoires, c’est aussi participer au débat sur ce qu’est l’action juste et développer une réflexion sur la façon dont nous souhaitons soigner le tissu social dont nous constituons la trame. En ce sens, le cinéma d’Émond invite à réfléchir à ce qu’on peut construire grâce à la valorisation de certains éléments du passé. Mais surtout, il invite à être attentif à la richesse et à la valeur du silence qui est nécessaire pour rendre possible le dialogue intérieur entre le coeur, le devoir et la raison.