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Au vu de l’importance de plus en plus forte des images dans le scénario politique contemporain, remettre en question le concept de « révolution » implique de réfléchir sur l’image et son pouvoir (Rancière 2003 ; 2011, 109-53). Tabou (Tabu, Miguel Gomes, 2012) peut être interprété comme un regard à la fois rétrospectif et prospectif sur l’escola portuguesa, considérée aussi bien comme une tradition de référence que comme un horizon à repenser pour l’avenir. Le film relate de manière significative deux époques – prérévolutionnaire et contemporaine – qui coïncident aussi, respectivement, avec la genèse de l’escola portuguesa et avec la nécessité de repenser ses résultats dans une perspective ouverte sur son potentiel de développement futur. Tabou met en évidence ce caractère réflexif à travers sa propre structure narrative qui part du présent, au coeur de la première partie (intitulée Paraíso Perdido), pour remonter dans le passé, dans la deuxième partie (Paraíso), avec une approche qui privilégie la généalogie historique plutôt que la téléologie, et la logique de l’anachronisme plutôt que celle de la chronologie[1]. Tabou propose un discours sur le cinéma comme médium capable de construire une relation complexe entre le temps, l’image et la mémoire[2]. Par son travail sur le temps, et tout particulièrement sur l’anachronisme, ce film élabore une réflexion sur le caractère contemporain des images en tant qu’archives de la mémoire individuelle et collective.

Des traces de l’histoire passée et présente du Portugal émergent à plusieurs reprises dans le film, rappelant le colonialisme, les luttes de libération, la dictature (Overhoff Ferreira 2014a, 30). Dans la première partie du film, située dans la Lisbonne contemporaine, la présence de l’Afrique coloniale se manifeste d’une façon discrète, à travers des indices biographiques liés aux personnages qui appartiennent à la génération ayant vécu le passage de la dictature à la démocratie. Au-delà de ces indices, le passé colonial émerge aussi à travers tout un imaginaire romantique et aventureux, évoquant quelque chose de mystérieux : le film sur l’explorateur du xixe siècle au début, l’esquisse élégante et ironique d’un mélodrame à la manière d’Amour de perdition (Amor de Perdição, Manoel de Oliveira, 1978), le rêve des singes raconté par Aurora dans le casino d’Estoril ou encore les simulacres d’animaux exotiques dans le parc et dans le centre commercial. Plusieurs moments de la première partie insistent sur la « persistance de la mentalité coloniale, notamment dans une scène où Santa lit Robinson Crusoé, un livre indiscutablement colonialiste », d’où le portrait d’« un monde rigide et isolé, dans lequel persistent les jeux de pouvoir de l’époque coloniale » (Overhoff Ferreira 2014b, 289-90). Ces éléments postcoloniaux pourraient en revanche être interprétés comme une sorte de retour du refoulé – celui d’Aurora, coupable de meurtre, comme le spectateur le découvrira dans la deuxième partie – qui prend une valeur collective dans la mesure où il met en évidence un refoulement du passé impérialiste[3]. Les mains couvertes de sang, mystérieusement évoquées par la vieille Aurora lors d’un de ses délires devant Pilar, deviendraient en ce sens une métaphore du sang versé durant les guerres coloniales. De plus, le fait que, dans la deuxième partie du film, l’assassinat de Mário soit revendiqué par une organisation anticolonialiste renforce cette imbrication entre la sphère privée et la sphère politique.

Malgré ces traces, Tabou n’est pas un film politique stricto sensu. Dans Tabou, le poids de l’Histoire ne s’inscrit pas sur un plan thématique, mais sur celui de l’image. De ce point de vue, le film pose le problème de la contribution des images et des médias à l’élaboration de l’histoire et des mémoires individuelles et collectives du xxe siècle. La mémoire des événements historiques est repensée par le biais d’un travail sur l’image et le regard.

Cette réflexion se développe à travers différentes stratégies visuelles. Dans la première partie du film, les images en noir et blanc, caractérisées par un style visuel très marqué, évoquent diverses références possibles de l’histoire du cinéma, de Murnau à Hitchcock, de Tourneur à Dreyer (Neyrat 2012). Un style caractérisé par beaucoup de plans fixes, des mouvements de caméra rigoureusement géométriques, des espaces dramatisés par des effets de contre-jour, des clairs-obscurs et des ombres. Ce regard fixe les corps en une pose photographique, les rendant immobiles comme des statues. Tout développement de l’action est bloqué, qu’elle soit narrative, comme lors de la rencontre entre Pilar et l’étudiante polonaise, ou politique, comme dans la manifestation contre l’ONU. En s’inscrivant dans la durée, ce regard photographique se mue parfois en regard contemplatif, qui se caractérise par une tension vers la fixité et l’immobilité. De nombreux plans fixes du film s’ouvrent à cette dimension contemplative, revalorisant ainsi les moments d’attente et d’inertie du récit – citons, parmi de nombreux exemples, le plan dans lequel Pilar reste assise un long moment sur son lit, le dos tourné au spectateur, tandis que sa silhouette se détache sur le fond d’une fenêtre. Le regard contemplatif vise à affirmer la durée des images à l’écran et non à la dissimuler derrière la diégèse. Le temps apparaît dans une forme d’excès par rapport à l’action narrative.

La persistance d’un regard contemplatif met en lumière la primauté de l’inertie sur l’action et crée un sentiment d’attente qui se dénoue dans la deuxième partie[4]. Celle-ci, située dans une ferme africaine avant la révolution des Oeillets, marque le début d’une nouvelle dimension spatio-temporelle dans laquelle le travail sur les images et les sons est à son tour repensé. Si le personnage de Ventura, qui raconte à Pilar et Santa son histoire d’amour avec la jeune Aurora, évoque à première vue la figure du narrateur classique déroulant de manière stable des images-souvenirs cohérentes, les images auxquelles le spectateur est confronté contredisent en réalité cette forme énonciative. En ce sens, l’intransitivité entre visible, audible et dicible qui structure la narration coloniale acquiert une valeur paradigmatique, puisque les images et les sons ne se limitent jamais à illustrer ce que les mots énoncent, pas plus que les mots n’expliquent ce que les images et les sons donnent à voir et à entendre.

Les images du film ne renvoient pas à une mémoire subjective ou à un processus cognitif, mais plutôt à une mémoire multiforme et multitemporelle. La mémoire intime et secrète du souvenir individuel de Ventura est mélangée à la mémoire collective des images du xxe siècle. De fait, les images plurielles deviennent le moyen de ce récit par lequel le regard fusionne des fragments collectifs, évoquant les documentaires et photographies coloniales, ainsi que des bribes de mémoire intime, comme des extraits de faux films de famille. L’image-souvenir est remplacée par une autre configuration visuelle, celle de l’archive[5]. Ainsi, le modèle traditionnel de l’image-souvenir est profondément remis en cause à la lumière des nouvelles configurations techniques et culturelles des images prises au cours des dernières décennies. En effet, la diffusion des technologies numériques et la multiplication des dispositifs de visualisation ont accru de façon exponentielle la disponibilité des images produites dans le présent et dans le passé. Les processus d’élaboration des mémoires privées et collectives sont de plus en plus déterminés par l’existence d’archives d’images reproduites, et les images sont devenues le médium d’une mémoire collective dans laquelle la limite entre privé et public est remise en question. Le travail fait sur les images, dans la deuxième partie de Tabou, atteste de cet accueil des mémoires privées au sein de la mémoire collective construite par les images reproduites issues des médias du xxe siècle. L’histoire d’amour coloniale peut être rappelée non seulement parce que Ventura en a été le protagoniste et le témoin, mais aussi parce que l’expérience historique du colonialisme a laissé des traces via la production et la réception d’images. Aujourd’hui, nous sommes appelés à revoir et à interroger ces images du passé qui réapparaissent dans le présent.

Tabou aborde ce tournant contemporain par un moyen caractéristique de la cinématographie portugaise : le travail sur le temps et sur l’anachronisme[6]. La séquence marquant la transition entre présent et passé est à ce titre exemplaire : un « pont sonore » et un faux champ/contrechamp raccordent le gros plan sur Ventura âgé, assis à la table du bar, et celui de la jeune Aurora dans le jardin de sa ferme africaine, comme si toute distance temporelle était effacée lorsque l’image du passé redevient présente à la mémoire (de Ventura) et au regard (du spectateur). Ce raccord introduit un temps cyclique dans un rapport ambigu, tant avec le récit qu’avec l’Histoire et ses événements. Si, d’un côté, les indicateurs chronologiques de la deuxième partie rythment une séquence d’actions digne d’un mélodrame hollywoodien, de l’autre, le temps cyclique qu’ils dessinent – entre le mois d’octobre d’une année non précisée et le mois de septembre qui suit – renvoie par synecdoque à une période beaucoup plus longue, aussi bien du point de vue de l’histoire politique du xxe siècle – le colonialisme et la dictature – que de celui de l’histoire des images et des médias.

Ce travail sur l’image et sur le temps montre bien l’effort de construction de ce qui peut être appelé un period eye (Baxandall 1985). En premier lieu, le period eye se manifeste au niveau de l’histoire des images, puisque le film évoque des types de regard et des dispositifs qui renvoient à « l’oeil du xxe siècle » (Casetti 2005) ou bien au « siècle de l’image analogique » (Sorlin 1997). L’usage du noir et blanc (16 et 35 mm) renvoie intentionnellement à cette longue durée, dans laquelle la représentation et l’élaboration historique de la mémoire individuelle et collective ont été profondément modifiées. Par rapport au contexte visuel contemporain, caractérisé par le passage au numérique, ce choix se révèle anachronique. Il maintient en outre un certain effet d’anachronisme par rapport au décor de la deuxième partie du film, laquelle correspond historiquement au passage à la couleur dans le cinéma amateur et professionnel. Quant au colonialisme, le film propose une multiplicité de thèmes iconographiques liés à l’Afrique, mélangeant l’imaginaire hollywoodien et le regard anthropologique. Au-delà de l’histoire d’amour dans la ferme africaine aux alentours des années 1960, le film fait référence à une pluralité d’expériences sensorielles et médiatiques qui renvoient à une autre longue durée, celle de l’histoire de l’imaginaire africain.

De ces constats, on peut identifier trois procédures formelles qui servent de base au film : l’esthétique de la trace, l’asynchronisme et l’impact émotionnel des images et des sons.

L’esthétique de la trace

Tout d’abord, il faut remarquer que l’allusion au passé des images n’est pas faite par la pratique du found footage, mais plutôt à travers un mélange de regards et d’écoutes hétérogènes portés sur le visible de l’Afrique coloniale. En effet, la deuxième partie de Tabou est parfois basée sur des images et des sons qui renvoient à un acte d’enregistrement. On peut y classer trois types de traces : des traces visuelles, dans la séquence du film de famille en 16 mm tourné par le mari d’Aurora (Fig. 1) et dans celle de la pose photographique de la bande de Mário ; des tracessonores, dans les séquences dédiées aux chansons et au communiqué des rebelles anticolonialistes après l’assassinat de Mário ; et des traces écrites, dans les séquences des lettres échangées entre Ventura et Aurora. Dans ces dernières, les lettres sont lues par les voix des deux acteurs âgés de la première partie (Laura Soveral et Henrique Espírito Santo), comme pour souligner l’impossibilité de garder une trace des voix via l’écriture épistolaire ; un autre effet anachronique en résulte.

Figure 1

Tabou (Miguel Gomes, 2012).

© O Som e a Fúria, 2012

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Ces traces paradigmatiques invitent à considérer toute la deuxième partie du film comme le fruit d’un montage de traces audiovisuelles préexistantes. Le statut temporel et épistémique à accorder aux images et aux sons devient incertain, générant un mystérieux effet de coalescence entre présence physique et distance mémorielle. Si la première partie du film repose sur la primauté d’un regard contemplatif, la seconde se construit à partir de la superposition de trois formes de regards. Les images acquièrent une densité historique et politique évidente, en construisant leur propre histoire visuelle du colonialisme : d’un côté, un regard désengagé qui observe l’inactivité des protagonistes, de l’autre, un regard qui documente le travail des Africains – la récolte du thé et les tâches domestiques au service des Blancs.

La forme visuelle la plus fréquente dans la deuxième partie du film évoque les images muettes des films de famille. À travers le prisme de cet oeil privé, le spectateur est invité à observer la routine de la ferme africaine et ses personnages occupés à lire des romans à l’eau de rose, siroter des thés et limonades, jouer au ping-pong, se promener, aller à la chasse, badiner et danser dans des fêtes mondaines. Dans ces séquences, les raccords sont absents ou faux, les personnages regardent la caméra, prennent la pose, essaient d’attirer l’attention en exagérant leurs gestes. Ce regard léger et désengagé contraste avec une deuxième forme de regard qui renvoie, pour sa part, à l’imaginaire africain du cinéma d’Hollywood et sa capacité à susciter l’empathie du spectateur. Selon ce deuxième regard, le personnage d’Aurora se transforme en femme active, romantique et passionnée de chasse. Elle représente ainsi une version ironique et ambivalente des personnages féminins du cinéma classique et postclassique situé en Afrique, comme Katharine Hepburn dans La Reine africaine (The African Queen, John Huston, 1951) ou Meryl Streep dans Souvenirs d’Afrique (Out of Africa, Sydney Pollack, 1985). La mise en scène est plus construite, avec des raccords de regard et des plans subjectifs, comme lors des retrouvailles à l’aéroport, la fuite nocturne, l’homicide de Mário et la séparation après l’accouchement.

En plus de ces deux types de regard, un troisième se superpose constamment, renvoyant à l’oeil du cinéma anthropologique et de la photographie documentaire (Fig. 2). Beaucoup d’images et de sons de natifs africains, quasiment jamais en lien direct avec l’action, déstabilisent la dimension représentative et temporelle du film. Un effet de discontinuité et d’anachronisme se produit très nettement lorsque des plans dédiés aux indigènes, qui acquièrent une forte valeur documentaire, se raccordent à des plans de personnages pris dans des actions manifestement fictionnelles. Prenons la séquence du meurtre de Mário, composée de dix plans. Les neuf premiers construisent un réseau de regards entre les personnages : au début, Aurora est réveillée par quelque chose, elle saisit le pistolet et se lève, elle voit la bagarre entre Mário et Ventura ; ce dernier cache son visage entre ses mains (plan subjectif), tandis que Mário (au premier plan) regarde en direction d’Aurora. Ventura, sous l’emprise de la peur, voit partir le coup de feu d’Aurora à travers les doigts de ses mains (plan subjectif) ; le visage de Mário (au premier plan) est sans vie, face contre terre ; Ventura et Aurora s’embrassent, la femme a ses premières contractions (plan subjectif de Mário, incliné à 90 degrés). Ce plan subjectif incliné est raccordé à l’image de deux enfants africains qui observent la scène du crime par une fenêtre. Alors que la première partie de la séquence construit un régime de fiction en crescendo, à travers une série de raccords de regards et de plans subjectifs, le dernier raccord introduit un élément complètement étranger. Les deux enfants africains sont difficilement identifiables comme personnages : ils semblent plutôt être le sujet d’une photographie actuelle, leur statut par rapport à la fiction étant incertain. Gomes exploite la force anachronique de l’hybridation pour créer un court-circuit temporel entre l’Afrique coloniale des années 1960 et l’Afrique contemporaine.

Figure 2

Tabou (Miguel Gomes, 2012).

© O Som e a Fúria, 2012

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L’asynchronisme

L’asynchronisme des images et des sons renvoie à la relative autonomie qui a marqué l’histoire technologique et médiatique de la reproduction visuelle et sonore. Ces deux composantes fondamentales du cinéma ont chacune donné naissance à leurs propres dispositifs : la caméra, le projecteur et l’écran, côté image ; le microphone, le haut-parleur, le gramophone, le disque et la radio, côté son. Et chacun de ces dispositifs a été décliné selon son usage social : les vues des premiers temps et le cinéma muet, le classicisme hollywoodien et le documentaire anthropologique, le cinéma amateur et le film de famille, l’album photographique et la photo de reportage, la musique légère et l’utilisation des médias à des fins de propagande. À travers la scission entre image et son, le film renvoie à des formes de regard et d’écoute qui ont caractérisé l’histoire des médias du xxe siècle. Il utilise ces différentes formes en mélangeant privé et public, engagé et désengagé, culture de masse et culture d’élite, distanciation et empathie. Le choix de l’asynchronisme devient dès lors exemplaire, dans la mesure où images et sons ont contribué indépendamment à la constitution d’une archive collective de la mémoire, à laquelle je faisais allusion plus haut.

À ce propos, on peut examiner la séquence dans laquelle l’homicide de Mário est revendiqué par une organisation anticolonialiste – ce qui finit par « blanchir » Aurora de toute implication dans le meurtre. Le texte du communiqué, accompagné de six plans sur la population africaine, dit ceci (je traduis) :

[plan 1] Le mouvement de libération revendique la mort du ci-nommé membre ;
[plan 2] des milices colonialistes en tant qu’action de guerre. L’individu, représentant des occupants blancs, a été abattu ;
[plan 3] dans le cadran 45 connu sous le nom de Mukange, où il a été surpris ;
[plan 4] en pleine action d’espionnage dans l’intention de dévoiler au régime oppresseur ;
[plan 5] des positions stratégiques des forces vivantes révolutionnaires africaines.
[plan 6] Nos forces populaires continueront leur lutte jusqu’à la libération totale de notre peuple et de notre patrie.

La trace sonore du communiqué symbolise le moment où le peuple africain prend la parole. Ce communiqué crée de fait un contraste fort avec les précédentes traces enregistrées qui se référaient aux Occidentaux, à savoir des chansons d’amour. Les images qui accompagnent le communiqué ne font aucune référence explicite aux actions de lutte politique, mais offrent un regard ethnographique sur le travail des natifs et sur leurs occupations quotidiennes. La relation entre la parole de propagande et le regard ethnographique génère en outre une série de subtils contrepoints ironiques : l’« action d’espionnage » est associée au regard à la caméra d’un groupe d’enfants ; les « positions stratégiques des forces vivantes révolutionnaires africaines » à l’image d’une sorte de volière ; « nos forces populaires continueront leur lutte jusqu’à la libération totale de notre peuple et de notre patrie » à un groupe de femmes qui pilent le mil.

L’impact émotionnel des images et des sons

Dans Tabou, les images et les sons ne sont pas des traces inertes, mais bien des éléments qui remuent et touchent. Leur impact émotionnel touche celui qui les perçoit, et en détermine les réactions et les actions. Cet aspect est marqué dès le début du film, où apparaît le motif de la relation empathique entre le film projeté dans la salle de cinéma et la spectatrice Pilar. Plus tard, Pilar s’émeut en regardant un film que nous ne voyons pas, mais dont nous entendons la bande sonore – la chanson Tú serás mi baby interprétée par le groupe Les Surfs[7]. Aujourd’hui, les études visuelles et cinématographiques s’intéressent de plus en plus à ce qu’un ouvrage fondateur de David Freedberg (1998) appelait « le pouvoir des images[8] ». Là aussi, le film révèle une forte densité théorique au moment où, dès la première séquence, il insiste sur la dimension émotionnelle de l’expérience du spectateur, comme pour relativiser l’un des mythes historiographiques fondateurs de l’escola portuguesa : celui de la distanciation. Au contraire, le cinéma a su créer l’une des configurations historiques et culturelles les plus fortes de ce pouvoir des images et des sons dans le régime des médias analogiques. Si l’impact émotionnel a toujours déterminé le pouvoir de l’image, il faut réfléchir aux configurations historiques et culturelles particulières que ce pouvoir a revêtues dans le régime perceptif de l’image analogique et, aujourd’hui, dans celui de l’image numérique. Ce film, en utilisant un dispositif analogique à l’époque du numérique, pose le problème du passage de l’un à l’autre. En effet, dans le contexte visuel contemporain, les images paraissent toutes à disposition dans de grandes archives générales. Ne serait-ce pas le pouvoir de susciter des réactions et des émotions qui les fait affleurer à la surface de ce mare magnum contemporain ? Et ne serait-ce pas ce pouvoir émotionnel qui donne à certaines images un rôle privilégié dans le processus d’élaboration des mémoires individuelles et collectives et dans la réécriture de l’Histoire ?

Conclusion

Le rôle clé que joue Tabou dans le cinéma portugais contemporain peut, en conclusion, être souligné. De manière générale, ce film élabore son discours à partir de la disponibilité actuelle des images, qui se multiplient autour de nous de la même manière qu’elles s’accumulent les unes par-dessus les autres, dans une séquence de la première partie, sur l’écran d’ordinateur de Pilar. Cette énorme archive d’images reproduites encourage aujourd’hui plusieurs réécritures de l’Histoire du xxe siècle, fondées sur le found footage et le métissage des formes du regard et de l’écoute. Cette tendance réunit des produits cinématographiques et des formats télévisés très différents qui semblent attester du rôle toujours plus important de l’image enregistrée et de son impact émotionnel dans l’élaboration du discours historique. Tabou rappelle cette même tendance par un travail sur les médias et les formats, mais il la déconstruit dans le même temps par le biais des procédés que j’ai énoncés plus haut. En ce sens, ce film peut être interprété comme une réflexion sur le rapport entre le pouvoir émotionnel de l’image et notre appréhension de l’Histoire dans la culture contemporaine. Une histoire qui serait de plus en plus médiatisée, confiée au pouvoir émotionnel des images et des sons capables d’activer le passage de l’oubli à la mémoire, comme en témoigne le raccord audiovisuel qui unit la première et la deuxième partie du film.

En outre, Tabou possède une très forte densité interprétative au niveau plus spécifique de l’histoire du Portugal et du colonialisme. Si les images du film évoquent l’archive de la mémoire collective, on peut se demander dans quelle mesure cette archive peut être assimilée à celle de la mémoire de la nation portugaise et du colonialisme. En ce sens, la dimension anachronique et multitemporelle des images africaines du film devient symptomatique d’une conception de l’Histoire, où l’expérience coloniale est vécue et représentée comme un anachronisme historique par rapport au développement culturel, politique et médiatique de la deuxième moitié du xxe siècle. Par extension, la non-contemporanéité de l’impérialisme et du fascisme portugais, auxquels le film semble faire allusion, pourrait expliquer historiquement une position devenue périphérique et marginale dans le nouveau contexte géopolitique européen[9]. En même temps, les traces de cet anachronisme historique continuent de se manifester dans le présent à travers la persistance d’une mentalité coloniale que le film met en lumière dans la première partie. Il s’agit donc de continuer à s’interroger, dans le sillage de la tradition critique et politique de l’escola portuguesa, sur le rôle que peut avoir le cinéma, au-delà des révolutions politiques et des tournants technologiques, dans l’élaboration d’un discours critique sur le rapport entre le passé et le présent. Ainsi, en évoquant les clivages de l’Histoire à travers les formes de regard et les traces qu’elle nous a laissées, Tabou maintient un lien très fort avec la koinè cinématographique portugaise, laquelle réfléchit depuis plus de cinquante ans sur l’Histoire, le temps et l’image, en confrontant des éléments singuliers de sa propre culture à des questions centrales de la contemporanéité.