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Alors que plusieurs décennies nous séparent de la révolution des Oeillets, qui désormais constitue davantage une date historique qu’un événement dont l’actualité semble effective, nous voulons interroger la façon dont ce fait majeur de l’histoire récente du Portugal oriente, de manière spectrale et ambiguë, le rapport au passé à l’intérieur de deux films réalisés en 2012 : Tabou (Tabu) de Miguel Gomes et La dernière fois que j’ai vu Macao (A Última Vez Que Vi Macau) de João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata. Signées par des auteurs reconnus de la cinématographie portugaise – même si elles n’ont pas bénéficié d’une réception comparable[1] –, ces oeuvres proposent en effet un retour explicite vers le passé colonial en engageant une réflexion, souvent implicite, voire inconsciente, sur la rupture révolutionnaire de 1974 et ses conséquences dans les années qui ont suivi. Par ailleurs, et de façon conjointe, notre analyse doit permettre de mettre en évidence la manière dont le cinéma portugais contemporain, avec des formes fort éloignées de celles du documentaire militant postrévolutionnaire, essaie de se situer par rapport à un passé précaire et menacé d’oubli, et ce, même si certains de ses effets restent encore perceptibles dans notre contemporanéité[2].

Une première comparaison entre les films fait apparaître d’emblée trois caractéristiques communes permettant d’interroger le mode de relation tissé entre le présent et le passé. On peut noter d’abord la reprise tantôt ludique, tantôt ironique d’une narration populaire et codée : le genre du mélodrame, teinté d’exotisme, chez Gomes ; l’enquête criminelle, colorée d’orientalisme, chez Rodrigues et Guerra da Mata. La mise en forme du récit, qu’elle concerne des événements ayant trait au passé ou des faits situés dans le présent – à la fois historique et énonciatif –, mérite donc d’être interrogée dans les deux films. Ensuite, ces mêmes récits intègrent des éléments symboliques ou sursignifiants qui insistent sur l’idée de transition, qu’il s’agisse du passage d’une année à l’autre – un détail scénaristique présent dans chacun des films – ou de la mort d’un personnage – voire dans l’un des cas d’une possible apocalypse : celle d’Aurora, la femme très âgée, dont l’évocation de la liaison amoureuse passée engendre le flash-back scindant Tabou ; celle de Candy, prise dans une intrigue particulièrement opaque dans La dernière fois que j’ai vu Macao. L’insistance mise sur des moments de passage et sur le thème de la disparition constitue également l’indice de ce que l’on peut désigner comme une « crise mémorielle ». Enfin, l’utilisation d’une voix off abondante – dans la seconde partie du film de Gomes et dans la totalité de celui de Rodrigues et Guerra da Mata – creuse, selon des modalités singulières, l’écart entre le visible et le sonore, et interroge le rapport entre la construction d’une objectivité photographique détenant une valeur historique potentielle et l’existence d’une mémoire subjective – qui paraît un enjeu essentiel de ces deux oeuvres. De façon significative, la question de l’archive se pose comme le résultat d’un processus en cours : il ne s’agit pas, pour les cinéastes, de découvrir et d’exhumer des matériaux provenant d’une époque révolue, mais bien de proposer une mise en forme d’un rapport au passé qui ne va pas sans ambiguïté ou conflit latent, deux ressorts essentiels de la crise mémorielle mentionnée. On peut dire que le déclin des lectures idéologiques – la Révolution, puis la démocratie triomphant de la dictature –, toujours sujettes à la schématisation, a laissé place à des interprétations non moins univoques et suspectes pour reconstituer un passé mythifié, ou tout simplement baignant dans une nostalgie diffuse qui peut recouvrir alors la période antérieure à la révolution des Oeillets. Les deux films étudiés appartiennent en partie à un tel contexte tout en lui résistant. La crise paraît alors d’autant plus aiguë que ce n’est que récemment que les traumatismes des guerres coloniales ont commencé à émerger de manière notable et durable dans l’espace public portugais, et qu’ils dialoguent, tantôt de façon complémentaire, tantôt de façon contradictoire, avec la mémoire de la colonisation dans les anciens territoires sous tutelle. Tabou et La dernière fois que j’ai vu Macao ont ainsi l’intérêt de nous renvoyer de manière directe à notre situation actuelle, en invitant à questionner les usages sociaux, politiques et éventuellement intimes qui peuvent être faits de la mémoire, en particulier lorsqu’il s’agit d’événements donnant lieu à des interprétations et appropriations antagonistes comme l’idée de révolution ou l’histoire du colonialisme.

Un passé qui ne passe pas ?

De manière structurelle, le film de Gomes repose sur une séparation nette entre deux époques : la première est intitulée le « paradis perdu » et correspond à l’épisode contemporain couvrant la première partie du film ; la seconde, le « paradis », se déroule pendant les années 1960, dans un pays d’Afrique sous domination portugaise[3]. La césure narrative repose sur une chronologie inversée puisque nous passons du manque à l’évocation de l’objet perdu, de la vieillesse des protagonistes à leur jeunesse – du moins pour Aurora et Ventura. En même temps, cette chronologie est surdéterminée par une perspective historique qui évoque le colonialisme puis la révolution des Oeillets qui y mit fin, même si celle-ci reste hors champ. En effet, la Révolution n’est jamais évoquée ou mentionnée de manière directe, et intervient, implicitement, comme un facteur historique supra-individuel soulignant la séparation irréversible des amants, et qui est laissé à la connaissance supposée du public.

Pour bien comprendre Tabou, il importe sans nul doute de ne pas se limiter à une lecture cinéphilique – en convoquant le film homonyme de Murnau, le cinéma muet et le classicisme hollywoodien comme nombre de textes critiques ont pu le faire –, en grande partie programmée par le film, et par certaines déclarations du cinéaste lui-même. Plus précisément, on peut envisager l’utilisation des différents « codes » générique, cinéphilique, etc. comme un déplacement au sens psychique, témoignant d’une difficulté à porter une appréciation sur les cinq décennies qui séparent le début des années 1960 et la réalisation du film – soit aussi l’ellipse sur laquelle repose la narration. Une telle perturbation n’est pas sans conséquence sur la représentation du monde contemporain et il est frappant de noter à quel point, dans la première partie de Tabou, le Portugal actuel reste évanescent. Pilar et Santa, respectivement voisine et aide à domicile d’Aurora, regardent ainsi de leur appartement une ville brumeuse, terne et anonyme, aussi loin des clichés touristiques que d’une localisation précise. De même, au casino d’Estoril, lorsqu’Aurora tient des propos incohérents que l’on peut attribuer à la confusion de son grand âge, l’arrière-plan devient flou, quasi abstrait et mouvant, comme si l’on se détachait d’un ancrage référentiel trop assuré. Enfin, le centre commercial où Pilar et Santa prennent un café avec Ventura – non pas le personnage d’immigré cap-verdien magnifié par Pedro Costa, mais bien l’ancien amant d’Aurora, qui semble sorti de Crocodile Dundee –, de même que l’aéroport où arrive la jeune Polonaise fervente catholique, sont des hors-lieux au sens décrit par Marc Augé (1992), soit des lieux fonctionnels dépourvus d’identité, que l’on retrouve à l’identique partout dans le monde. Au-delà du constat d’uniformisation affectant les grandes villes, n’est-ce pas alors un moyen d’indiquer la perte d’une référence au passé ? On voit également, chaque fois à deux reprises, une salle de cinéma ainsi qu’une grotte, c’est-à-dire des lieux clos et obscurs, marquant un écart par rapport à la réalité. À propos de ces derniers exemples, la métaphore archéologique – et psychanalytique – est patente, et le parallèle suggéré entre la salle de projection et les sites de fouilles permet d’insister sur l’idée d’un temps perdu qu’il faudrait faire émerger, de traces qu’il conviendrait d’exhumer et d’interpréter.

Figure 1

Lisbonne anonyme et brumeuse. Tabou (Miguel Gomes, 2012).

© O Som e a Fúria, 2012

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En parallèle, dans cette ville aseptisée et peu singularisée, certains détails renvoient néanmoins à la survivance d’un passé colonial plus ou moins réinventé, qu’on retrouvera d’une autre façon dans la seconde partie. On peut ainsi relever la surcharge de plantes dans l’appartement d’Aurora et la touffeur qui l’imprègne, les palmiers et une girafe au Parc des Nations, la végétation étrangement tropicale dans le centre commercial et, plus encore, le film sur l’explorateur du xixe siècle auquel assiste Pilar dans le prologue, qui sont autant de traces d’une Afrique (coloniale) fantôme. Ces quelques traces se donnent sur le mode de la parodie, selon le ton souvent adopté par le cinéma de Gomes, ce qui a pu donner lieu à des lectures contrastées, pour ne pas dire opposées : Maria do Carmo Piçarra y voit un procédé plaisant, mais à la portée critique limitée (Basto et al. 2021, 90), alors que Carolin Overoff Ferreira l’analyse comme l’un des moyens particulièrement efficaces mis au service d’une véritable déconstruction de l’imaginaire colonial (Basto et al. 2021, 91-92 ; Ferreira 2014).

On comprend ainsi que l’utilisation du noir et blanc, dans l’ensemble du film, aussi bien pour la partie contemporaine que pour celle évoquant les années 1960 en Afrique, vient atténuer la distance temporelle entre les deux époques, telle une matérialisation plastique de l’idée devenue commune d’un régime d’historicité « présentiste » (Hartog 2012). La première partie de Tabou donne en effet l’impression de se dérouler dans un monde étrange, soustrait au cours de l’Histoire et dont la temporalité même paraît flottante, sans repères stables. On peut noter également que Santa, qui bénéficie d’un cours d’alphabétisation, déchiffre Robinson Crusoé, un ouvrage qui renvoie à l’idée que l’on peut, paradoxalement, habiter le monde actuel comme une île déserte, en même temps qu’il connote le désir de vivre une vie plus aventureuse – désir qui hante tous les personnages[4]. En prenant en considération sa construction bifide, on peut dire que, de manière singulière, Tabou éveille une nostalgie pour une époque révolue tout en donnant l’impression que l’inconsistance du présent laisse un espace pour un passé qui dure encore. On comprend dès lors aisément que le film peut se prêter à des lectures diamétralement opposées : soit on juge ambigu, voire tendancieux son sous-entendu nostalgique, soit on loue une conscience postcoloniale qui exhibe la présence d’un passé traumatique qui n’a pas fini de hanter notre monde[5].

Conjurer la perte

À l’instar de ce qui est pratiqué par Gomes dans Tabou, la médiation fictionnelle est forte dans le film de Guerra da Mata et Rodrigues, et ce, du Macao de Sternberg placé en exergue avec la citation de Jane Russell chantée en playback par Candy – jouée par la transsexuelle Cindy Scrash – à l’utilisation de nombreux topoï du récit criminel ou policier – un personnage d’enquêteur, une chambre d’hôtel impersonnelle, une ville propice aux rendez-vous inquiétants et à la disparition, etc. Le matériau intertextuel, et plus largement fictionnel, fonctionne sur une accumulation de signes et de fragments, ce que l’on retrouve à un tout autre niveau dans la relation opérée entre la voix et les images. Le titre même s’entend à un double niveau : « la dernière fois » désigne l’insertion dans une succession chronologique – le voyage le plus récent du narrateur, dans une série qui en contiendrait plusieurs – autant qu’un événement ouvrant vers un point de non-retour, qui prend ultimement des résonances apocalyptiques.

Il faut préciser que le passé évoqué dans le film intègre des éléments autobiographiques propres à l’un des deux auteurs, Guerra da Mata ayant en effet passé son enfance dans l’ancienne colonie portugaise. Ces souvenirs sont également attestés, de manière très ponctuelle, par l’insertion de photographies de famille ayant valeur de preuves. Les archives familiales rendues visibles correspondent aux années 1970 – le paradis perdu de l’enfance – et deux d’entre elles sont précisément datées : l’une portant l’indication « Natal 1973 », l’autre est dotée du sigle du « C.D.M. » (Centro Democrático de Macau), une association politique locale créée juste après le 25 avril 1974. Ce sont les seuls indices tangibles, au demeurant assez explicites, d’un changement historique perçu de manière rétrospective – le dernier Noël avant la Révolution et l’émergence d’une sociabilité démocratique. Ces quelques images doivent être reliées aux survivances de la présence portugaise à Macao, passant par un relevé d’indices culturels ou linguistiques effectué au cours des pérégrinations du narrateur-personnage dans la ville : des noms de rues, une ancienne école, des enseignes et de nombreux plans de tombes dans la séquence au cimetière composent ainsi un ensemble mémoriel, tantôt émouvant, tantôt amusant. Si quelques clichés photographiques personnels ou les stèles funéraires se veulent des inscriptions tangibles d’une présence passée, on comprend mieux dès lors le choix systématique de la fragmentation des corps et des lieux : il s’agit de saisir une trace, un vestige malgré la disparition, qui irrigue tout le film de manière métaphorique – la perte du passé, et peut-être, d’une puissance passée ? –, narrative – celle de Candy, voire ultimement de l’humanité si l’on considère que l’intrigue se clôt sur une sorte d’apocalypse – ou formelle – avec la récurrence des cadrages serrés, refusant par ailleurs de montrer le visage du narrateur qui n’apparaît jamais à l’écran.

Figure 2

Archive photographique, après la Révolution. La dernière fois que j’ai vu Macao (João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata, 2012).

© Epicentre Films, 2012

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Le trajet décrit dans La dernière fois que j’ai vu Macao est donc, en apparence du moins, non pas identique, mais bien symétrique à celui de Tabou : les réalisateurs semblent dire que ne subsistent, à distance de notre monde contemporain, que de rares vestiges du passé, mais que ceux-ci sont suffisamment évocateurs pour donner naissance à un récit et lui fournir des relais réguliers ou des matériaux consistants. La nostalgie porte, de manière plus large encore que dans Tabou, sur la croyance propre au fait même de raconter et à la capacité de convoquer des traces ou une iconographie appartenant à un imaginaire fictionnel, alors que nous vivons désormais dans un monde désenchanté[6]. Cet aspect est d’autant plus notable que, comme indiqué, le film comporte, pour l’un de ses signataires, une dimension intime sans développer pour autant une approche qui mêlerait film-essai et évocation strictement autobiographique.

Hantise de la voix

Si la possibilité du récit comme agencement ou synthèse d’actions – le muthos au sens aristotélicien, ou la « mise en intrigue » selon la perspective de Ricoeur – s’impose avec une telle insistance comme un enjeu crucial des deux films, il n’est guère surprenant que la voix off, comme emblème et artifice d’une puissance narratrice, y occupe un rôle essentiel. Dans Tabou, avant même la seconde partie où un tel usage de la voix est constant, on peut relever un emploi singulier de la parole. Il s’agit du seul passage du film qui fasse directement écho à une situation contemporaine, sur un mode distancé : Pilar, dont on connaît seulement la ferveur catholique, va manifester, le 30 décembre, devant la délégation de l’ONU avec un petit groupe de militants d’une organisation inconnue. La protestation symbolique se termine par une minute de silence pendant laquelle chaque manifestant soulève une bougie allumée. Or, Pilar se met soudain à parler et, malgré le silence réclamé une seconde fois par la voix provenant d’un mégaphone, n’en continue pas moins à murmurer sa prière à Saint Antoine. Il est alors très surprenant que personne autour ne prête la moindre attention au fait que Pilar ne respecte pas le silence imposé. Serait-ce alors l’extériorisation d’une voix irrépressible qui contraindrait le personnage à s’exprimer malgré la solennité de la minute de silence et la pression sociale environnante ? On a l’impression que s’impose ici une voix qui ne peut se taire. C’est donc l’acte même de parler qui est mis en avant et qui pourrait dès lors disposer d’un espace pour le témoignage, ouvrant ainsi une voie pour l’émergence d’un passé qui ne soit pas réduit à une version folklorique, parodique ou falsifiée. Toutefois, il ne s’agit pas de n’importe quelle parole. Grâce à un travelling avant, qui passe du plan large sur le groupe de manifestants à un cadrage serré sur le visage de Pilar, la manifestation politique se transforme en une célébration religieuse – on se croirait soudain à Fatima lors de la Procissão das Velas, la procession des bougies. Après la prière de Pilar, la protestation collective reprend à haute voix : « Shame ONU… » – que l’on peut entendre aussi comme « Shame on you… ». On peut comprendre cette séquence comme indiquant une pointe d’ironie par rapport aux réalités du militantisme – contemporain, ou plus ancien –, mais plus encore, elle semble marquer une confusion possible entre engagement politique et vie privée, puisque Pilar prie, en fait, pour Aurora, sa voisine en train d’agoniser, et non pour les victimes civiles que les organisations internationales n’ont pas pu protéger.

Une telle confusion entre le collectif et l’individuel, ou entre l’historique – le colonialisme puis la révolution – et l’anecdotique – une passion adultère –, se retrouve dans la seconde partie, orientée exclusivement par la voix off de Ventura. Il est d’ailleurs possible que la porosité entre ces deux dimensions soit nécessaire pour empêcher que le colonialisme ne puisse apparaître sous un jour positif – aux yeux des spectateurs comme du réalisateur lui-même – même si, de ce fait, il peut aussi être teinté d’une forme de sentimentalité, voire d’une certaine nostalgie.

Il faut être plus précis concernant l’usage de la voix off de Ventura dans Tabou. Celle-ci fonctionne d’abord comme une voix-narration : elle est explicative, parfois redondante par rapport à ce qu’indique l’image ou encore sans relation immédiate avec ce qui apparaît. On a beaucoup parlé de cinéma muet à propos du film puisque, choix notable, les paroles intradiégétiques demeurent inaudibles, mais c’est évidemment une approximation, voire une erreur, tant la parole off y est abondante. Une analogie avec la fonction du bonimenteur serait, elle aussi, trompeuse, puisque la voix ne vise pas un effet de présence ni ne cherche à simuler une interaction avec un public diégétisé (Lacasse 2000, 130-31). C’est donc bien d’une voix-narration plutôt que d’une voix-attraction dont il faut parler, en reprenant la distinction opératoire proposée par Alain Boillat (2007, 197-254). Quoi qu’il en soit de cette primauté du récit, on ne peut oublier la voix de Ventura dans sa matérialité : une voix marquée par l’âge et souvent envahie par une discrète émotion, même si elle reste sobre, voire excessivement correcte ou soutenue dans son propos et son élocution. Ce choix d’incarnation vocale accentue d’autant plus la distance entre le passé d’aventurier peu scrupuleux du personnage et sa dignité de vieil homme. L’intervention presque continuelle de la voix de Ventura sur des images montrant des événements dans lesquels il était impliqué, et qu’il semble faire apparaître par son pouvoir d’évocation, réactive la toute-puissance que l’on prête volontiers à ces voix narratrices. C’est une manière de tisser un lien avec le passé sans dénier le fait qu’il puisse s’agir d’une manipulation, ou tout au moins d’une reconstruction, avec ce que cela suppose comme artifices et choix partiaux.

Dans La dernière fois que j’ai vu Macao, l’importance accordée à la voix est, quantitativement, plus importante encore puisqu’elle concerne la totalité du film. L’oscillation est constante entre voix off et voix hors-champ, le parti pris des réalisateurs étant de ne jamais montrer le visage du protagoniste – si l’on peut conserver ce terme ambigu dans le cas présent puisqu’il s’agit de la voix de Guerra da Mata qui joue sur un effet de signature, en raison du matériau biographique, tout en composant une entité fictionnelle, soit son rôle d’enquêteur, en faisant un avatar de la figure du privé chère à la littérature et au cinéma policiers[7]. Ne sont montrés en effet que des fragments de corps (mains, bas de pantalon et chaussures, etc.) et de rares traces qui possèdent une valeur métonymique de sa présence (cigarette, verre, etc.). Le procédé de cadrage partiel du corps est d’ailleurs identique pour les figures de tueurs ponctuant le film et pour les propriétaires de la mystérieuse cage qui est l’objet de convoitise dont on ignore l’enjeu réel. Plus encore, la voix off, selon une répartition toutefois inégale, est dédoublée, puisqu’à celle de Guerra da Mata s’ajoute parfois celle de l’autre signataire du film, João Pedro Rodrigues, qui est alors plus général dans ses commentaires et ses appréciations, sans utiliser la première personne.

Figure 3

Fragmentation des corps et refus du visage. La dernière fois que j’ai vu Macao (João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata, 2012).

© Epicentre Films, 2012

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L’oscillation de la voix off à la voix hors champ permet de désigner les deux modalités de discours du film : d’une part, le domaine des souvenirs et la recherche de rares vestiges du passé ; d’autre part, l’intrigue criminelle avec la recherche de Candy et les péripéties tortueuses induites par le constat de sa disparition, puis sa recherche. La présence de la voix off – et son dédoublement – accentue la froideur des images dont beaucoup semblent afficher une neutralité ou une banalité qui compose un portrait très peu pittoresque de Macao. De la sorte, la distance entre le présent et le passé de l’ancienne colonie n’en est que plus clairement marquée : l’enfance, c’est-à-dire le paradis, est définitivement perdue.

L’archive du présent

Que peuvent alors nous apprendre ces deux films sur la manière possible de représenter ou d’évoquer le passé colonial portugais et d’en mesurer ses effets d’après-coup ? Nous pouvons avancer que la seconde partie de Tabou constitue l’équivalent d’une pseudoarchive médiatisée par la parole de l’ancien colon ainsi que par un imaginaire mémoriel et, selon le parti pris du film, fortement fictionnel. Cette hypothèse de lecture justifie l’absence de retour sur le dispositif d’énonciation du récit de Ventura en conclusion : le récitant et ses auditrices, Pilar et Santa, ont disparu, et tous les trois sont finalement devenus les spectateurs d’un film hollywoodien peu vraisemblable et anachronique, qui substitue à leur regard un monde qui s’accorde à leurs désirs, tout en remettant en question leurs vies fort prosaïques. Une question qui se pose alors est de savoir si ce « film » dans le film contribue à une mémoire commune du passé et, si tel est le cas, quelle est sa valeur. La perte du paradis n’est pas due seulement à la vieillesse des personnages et au passage du temps, mais bien à un manque qui produit, non sans ambiguïté comme on l’a relevé, cette tonalité nostalgique. Ce manque peut renvoyer à la réalité du colonialisme, comme le signale Lúcia Nagib en reprochant au réalisateur une forme de frivolité et une inconséquence politique qui donnent l’impression d’un « film comportant des dizaines de pages blanches, remplies d’un ersatz amusant là où il devrait y avoir un jugement politique » (2020, 27).

L’abîme ouvert entre l’époque des guerres coloniales et la nôtre renvoie également, de manière directe, à l’événement révolutionnaire et à ses suites dont le réalisateur, pas plus que ses personnages, ne sait comment le représenter ni de quelle manière il est possible d’en mesurer les conséquences à moyen terme. Le silence fait sur la réalité violente du colonialisme, dénoncée par Lúcia Nagib, concerne aussi, à une échelle différente, la révolution des Oeillets. La voix envoûtante de Ventura permet en somme de dissimuler l’absence de discours assuré sur le 25 avril et la période postrévolutionnaire.

Figures 4 et 5

© O Som e a Fúria, 2012
© O Som e a Fúria, 2012

Soldat des guerres coloniales et population contemporaine. Tabou (Miguel Gomes, 2012).

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Le rapport entre archives et mémoire est aussi fondamental dans La dernière fois que j’ai vu Macao que dans Tabou. Dans les deux films, il y a une complémentarité entre deux regards : l’un à visée documentaire et l’autre plus fictionnel, lorgnant même, chez Rodrigues et Guerra da Mata, vers des archétypes mythologiques. Gomes travaille une temporalité qui passe par une mise en relation d’images de l’Afrique contemporaine avec celles du récit mélodramatique qui se déroule dans les années 1960. On retrouve cette démarche associative à plusieurs reprises dans Tabou, en particulier pendant la séquence se déroulant dans une église, avec le champ-contrechamp reliant un soldat portugais et des Mozambicains d’aujourd’hui, ou dans les plans sur les récolteurs de thé en pleine activité. En effet, le film conserve le désir de laisser affleurer le passé dans le présent, qu’il s’agisse du passé colonial dans une Lisbonne contemporaine, brumeuse et chargée d’une culpabilité latente comme indiqué précédemment, ou de la persistance de cette ancienne domination dans le travail des employés noirs qui nettoient la grande demeure des colons à la fin du film. Cela est sans doute dû à la conviction présente chez Gomes que la réalité ne peut jamais être entièrement recouverte par la fiction ou par une lecture idéologique. À propos du passage dans l’église, le cinéaste espérait ainsi que « la force du regard de ces gens puisse écraser la fiction du soldat » puisque, comme il le précise, « le projet du film est de montrer le colonialisme comme du Hollywood raté » (Neyrat 2012, 60 ; 64)[8]. Ainsi, de brefs fragments de la réalité de l’Afrique actuelle font irruption dans le film de Gomes, et ce, de façon symétrique à la façon dont la fiction se projette sur la réalité quotidienne de Macao dans celui de Rodrigues et Guerra da Mata.

À propos de La dernière fois que j’ai vu Macao, il faut rappeler qu’à l’origine, le projet se voulait essentiellement documentaire. Ce n’est qu’après une période de recherches, et après que Guerra da Mata ait fait découvrir à Rodrigues les différents lieux de son enfance dans l’ancienne cité coloniale, qu’ils ont introduit un déplacement significatif par rapport à leur idée initiale. L’empreinte de ce projet reste bien inscrite dans le film réalisé, puisque la majorité des plans traduit l’extériorité d’un regard documentaire et la saisie de la réalité profilmique sans trucage. Ces principes vont de pair avec la quasi-invisibilité des protagonistes – le narrateur/enquêteur Guerra da Mata et Candy, les divers truands ou terroristes rôdant comme des présences menaçantes – et dialoguent avec la narration à la première personne qui introduit, presque à elle seule, la dimension fictionnelle.

La plupart des plans, par leur fixité et leur composition, renvoient par ailleurs à un effet photographique propre au cinéma, au sens où l’entend Raymond Bellour (2002), soit par la fixité du cadre, souvent par la prédilection pour des objets ou motifs immobiles ou peu animés, et grâce à une durée accordée au plan hors de toute action manifeste. Comment comprendre alors une telle insistance photographique ? La multiplication des images n’a-t-elle pas pour conséquence – et pour but peut-être – de produire de l’amnésie, comme le signale la voix off lorsqu’elle évoque ces nombreux passants qui se prennent frénétiquement en photo lors du Nouvel An ? On peut d’ailleurs faire le même constat pour Tabou en ce qui concerne le rapport vampirique du cinéma hollywoodien à l’Histoire du xxe siècle. Une telle ambivalence entre la constitution d’une mémoire et l’amnésie rappelle les analyses de Derrida dans Mal d’archive (1995, 38 ; 146), lorsque le philosophe insiste sur le fait que l’archive, dans sa constitution même et les nombreuses médiations institutionnelles, politiques et techniques qu’elle implique, témoigne aussi d’une volonté de destruction, d’une pulsion de mort qui tend à effacer ce qu’elle prétend pourtant conserver. La mémoire du colonialisme portugais – ou quelle qu’en soit l’origine – est-elle exempte d’une telle ambivalence ?

Comme nous l’avons indiqué, chacun des films considérés repose sur une tension forte entre la fragmentation des plans ou des séquences – isolés, donnant souvent l’impression d’être presque autonomes, ceci de façon particulièrement prononcée dans La dernière fois que j’ai vu Macao – et l’importance dévolue à la voix qui, en conférant une partie de son unité au récit, implique une relation problématique au passé dont elle maintient le souvenir tout en marquant l’irrémédiable distance. On peut voir ainsi à l’oeuvre un processus dont on ne sait pas très bien s’il est du ressort du mnèmè ou de l’anamnesis, de la mémoire involontaire ou du rappel délibéré, tout en questionnant en outre la possibilité d’une hypermnèsis – le rapport très ambigu aux archives comme aux témoignages en est sans doute une indication. Ces deux films supposent en effet que les preuves de la domination coloniale et de la réalité de l’événement révolutionnaire auxquelles on doit pouvoir se référer seraient bien conservées « ailleurs », tout à la fois – mais où est cet « ailleurs » ? Dans quelles archives matérielles ou immatérielles ? Qui peut y avoir accès et pour quels usages ?

Figure 6

Multiplication des images. La dernière fois que j’ai vu Macao (João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata, 2012).

© Epicentre Films, 2012

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Dans les deux films, l’écart est posé entre une situation contemporaine et un passé colonial, portant plus précisément sur les derniers temps de la présence portugaise en Afrique ou en Asie, avec un silence total – ou quasi-total chez Guerra da Mata et Rodrigues – sur la révolution des Oeillets. Pour la plupart des cinéastes portugais nés juste avant ou juste après, la Révolution reste d’abord un récit, voire un mythe. On pourrait dire alors que la Révolution fonctionne comme une sorte de tabou, au sens freudien, ou plus précisément, que c’est un des deux sens principaux du terme de « révolution » qui reste intouchable, et qu’il faut impérativement tenir à distance et se garder d’interroger. S’il y a bien un retour à une situation passée – le premier sens –, tout juste antérieure au 25 avril, il n’en reste pas moins qu’une impasse est faite sur l’idée de rupture radicale – le second sens. Ceci expliquerait la construction auto-ironique « paradis perdu/paradis » dans Tabou, de même que la fin ambiguë de La dernière fois que j’ai vu Macao où la cage, qui fonctionnait comme une sorte de MacGuffin, produit soudain un événement apocalyptique ou rédempteur – mais sous une forme totalement opaque qui se donne également comme un cliché ou une facilité de scénario permettant de conclure le film. On peut dire ainsi que les deux oeuvres s’intéressent à la mémoire privée en tant qu’elle peut être révélatrice de la grande Histoire, et ceci à travers des éléments fictionnels utilisés de façon ludique, parodique, voire allégorique. De la sorte, la mémoire apparaît comme un processus qui n’est pas encore achevé. La question reste alors ouverte, à savoir dans quelle mesure une telle démarche fictionnalisante construit, à sa façon, une mémoire tournée vers l’avenir ou engendre l’oubli afin de mieux se dispenser de considérer le passé.