Corps de l’article

Parmi les archives télévisées françaises (INA[1]) historiquement liées à la révolution des Oeillets, les premières sont diffusées dès 1969 sur l’ORTF (Office national de radiodiffusion-télévision française[2]). En premier lieu, les images médiatiques témoignent du traitement des événements politiques, sociaux et coloniaux en cours au Portugal sous le joug de la dictature du salazarisme et de la censure de presse. Les documents sont produits dans le cadre du journal télévisé 24 heures sur la Une[3] ou de magazines d’information ayant pour rôle de compléter les actualités comme Point-contrepoint[4], Au-delà des faits, Magazine 52[5] et Au Rendez-vous des grands reporters[6]. Le contexte politique dans lequel ils sont diffusés en France, entre 1969 et 1974, est à prendre en considération. En effet, sur la période 1970-1971 se déroulent de multiples grèves du personnel au sein de l’ORTF. En 1972 et 1973, des conflits éclatent également avec les directions des programmes au sujet de la protection de l’indépendance et des droits acquis au cours des années précédentes, soulignent Isabelle Veyrat-Masson et Monique Sauvage (2012, 87). La période de grèves successives, en faveur d’une information publique non soumise à la censure d’État, est justement initiée dès mai 1968 par de grands producteurs de magazines d’actualité et de reportages, comme Pierre Desgraupes, fondateur de Cinq colonnes à la Une[7], l’émission pionnière consacrée aux grands reportages avec Pierre Lazareff, l’ancien directeur du quotidien France-Soir, ainsi que Jean Dumayet, André Harris[8], Alain de Sédouy et Henri de Turenne. À cette époque, chacun entend rendre compte librement des événements qui enflamment la capitale. Ce n’est pourtant qu’après la défaite du général de Gaulle aux élections de 1969 que Jacques Chaban-Delmas, ministre et président de l’Assemblée nationale, entreprend dans ce sens, à la suite d’un grand nombre de licenciements, une première réforme, de même que le processus de libéralisation de l’ORTF – qui se poursuit jusqu’en 1972 –, nommant Pierre Desgraupes directeur de l’information (Veyrat-Masson et Sauvage 2012, 90-96). Le nouveau gouvernement présidé par Georges Pompidou exhorte frontalement « ses » journalistes à l’autocensure. Dans une déclaration anthologique, lors d’une conférence de presse datée du 2 juillet 1970, le président français déclare : « Être journaliste à l’ORTF, ce n’est pas la même chose qu’être journaliste ailleurs. L’ORTF, qu’on le veuille ou non, c’est la Voix de la France. » Concernant ce qu’elle nomme l’« expérience Desgraupes », Veyrat-Masson rappelle que les cas de censure de presse en France se multiplient en 1971. C’est pourquoi, si la liberté d’expression des médias français est bien existante, en regard de celle de la confrérie médiatique portugaise de ces années-là, elle demeure toutefois relative et particulièrement formatée au début des années 1970.

Notre étude des magazines et des reportages télévisés tente de remonter les traces médiatiques d’une « nécrose du colonialisme[9] », révélatrices, dès 1969, d’une société portugaise en crise et annonciatrices des événements du 25 avril 1974. Nous éclairons ainsi une sélection de documents produits et diffusés sur l’ORTF de 1969 à 1974, et analysons le kaléidoscope des dispositifs médiatiques par lesquels ils traitent de la crise au Portugal. Au travers des archives audiovisuelles, nous interrogeons la manière dont la presse française dite « libre » perçoit et décrypte au présent les soubresauts de l’histoire sociopolitique du Portugal censuré. Nous sommes attentifs aux formalités des pratiques de productions des journalistes, et appuyant la formule de Michel de Certeau, notre réflexion sur les représentations médiatiques explore « les discours dans leurs dispositifs mêmes, leurs articulations rhétoriques ou narratives, leurs stratégies persuasives ou démonstratives » (cité par Chartier 1998, 82). Nous interrogeons les regards et les partis-pris portés et retransmis par les journalistes sur les questions coloniales portugaises et les luttes anticoloniales en cours, de l’Angola à la Guinée-Bissau et au Cap-Vert. Nous observons l’interaction des documents filmés avec l’histoire en cours et l’écriture médiatique d’une contre-histoire des événements portugais qui modifie le paradigme colonial du dominant/dominé.

Résistance et nécrologie du colonialisme

Les stigmates de la seconde période du salazarisme sont mis en lumière de façon parcellaire par les médias de l’information française dans le courant de l’année 1969. Parmi les rares archives visuelles sur le sujet, nous retenons les documents diffusés le 11 novembre 1969 sur la 2e chaîne dans le magazine mensuel Point-contrepoint. Coproduite par René Puissesseau – lauréat du prix Albert Londres en 1957 pour une série de reportages dessinant le portrait des descendants d’anciens colons et planteurs blancs survivant sur les îles anglaises des Caraïbes dominées par la ségrégation – et par Jean-François Chauvel, l’édition évoque la situation de l’occupation portugaise dans les colonies du Mozambique et de la Guinée-Bissau. Tout d’abord, Guerre au Mozambique, un reportage réalisé par Jean Baronnet et le journaliste Jean-François Chauvel, présente la conjoncture sous tensions dans le pays qui relie l’Afrique australe et la côte. Le journaliste énumère d’abord, sous la forme d’une cartographie géopolitique, l’ensemble des possessions coloniales. Après l’Angola, rappelle Chauvel, le Mozambique, sur la côte est de l’Afrique, s’ouvre à la porte de l’Orient. La surface du pays, 783 000 km2, représente une fois et demie la France pour 8 millions d’habitants, en 1969. Les premiers comptoirs portugais s’y installent au xvie siècle. La province portugaise du Mozambique, devenue successivement une colonie sous la république, puis de nouveau une province sous Salazar en 1954, constitue une zone d’échanges entre l’Afrique centrale et la côte. À l’écran, suivant le procédé ancien de l’édition des reportages dans la presse imprimée, le film s’ouvre sur la reproduction d’une carte géographique de la côte est de l’Afrique, permettant au spectateur de situer la province du Mozambique, entourée par la Tanzanie, le Malawi, la Zambie, la Rhodésie et l’Afrique du Sud. Les images se déploient ensuite en un portrait du Mozambique au travers d’une vision fragmentée de la ville de Lourenço Marques (Maputo), présentée au moyen de différentes échelles de plans montés en alternance. Un mouvement panoramique surplombe un pan de la ville, valorisant les effets de la modernisation urbaine où pointent tous ses immeubles. D’autres plans filmés au ras du sol introduisent le spectateur au coeur de l’agitation des piétons et de la circulation routière. La ligne générale des premières séquences compose, au moyen d’un entrelacement de fragments d’images, un éloge au rôle économique joué par l’administration coloniale. L’important port portugais de Maputo comprend un centre ferroviaire et une gare de triage « où aboutissent les lignes des chemins de fer du Swaziland, d’Afrique du Sud, de Rhodésie », souligne Chauvel sur un ton didactique. Le spectateur découvre des ouvriers africains postés sur des grues électriques, dans les hangars des dépôts de sucre ou le long des docks, affairés à charger et à décharger les cargaisons exportées d’Europe. La caméra survole aussi le Zambèze, quatrième fleuve du continent africain, sur lequel doit s’étendre, dès 1974, le barrage de Cahora Bassa. La construction monumentale veut développer l’industrialisation du Mozambique, son irrigation, et surtout lui fournir l’électricité jusqu’en Afrique du Sud. L’ensemble des images actualise la politique d’exploitation du pouvoir colonial. Le second épisode du reportage rejoue les codes anciens d’une mission civilisatrice fardée d’exotisme au moyen de deux régimes d’images médiatiques. Premièrement, dans un village de cases posées en terre ocre, des villageois parés de peaux de fauves chantent et tournoient au rythme de la danse du léopard. Au son des tam-tams, le documentaire s’empare des dispositifs ethnographiques initiés par Jean Rouch pour conduire un message procolonialiste : à l’écran, colons, militaires et autochtones colonisés se mêlent, visages souriants, au cercle de l’assistance. Pour consolider la stratégie argumentaire, des insertions d’articles de journaux enrichis de photographies énoncent, en gros titre, l’entente cordiale « MUITAS RAÇAS : TODOS PORTUGUESES ». Depuis 1964, la zone frontalière de la Tanzanie du Nord est embrasée par les luttes indépendantistes, et la dernière séquence du reportage embarque le spectateur à bord d’une Jeep, auprès de combattants proportugais. Le véhicule s’achemine dans le pays Macomb, à la frontière du Tanganyika, où les troupes de l’armée sont mobilisées. Les pistes sont déminées et les combats aériens semblent imminents.

En contrepoint au reportage de Baronnet et Chauvel est présenté celui réalisé par Isidro Romero, en collaboration avec le journaliste José Dias, à partir d’extraits du film L’opposition portugaise et le maquis de Guinée. Au cours des années 1960, Romero mène différentes enquêtes sur le terrain des guerres en Angola et en Guinée. Journaliste engagé, il collabore, la décennie suivante, au groupe de Sochaux, le dernier mouvement activiste formé autour de Pol Cèbe et de Bruno Muel pendant l’expérience Medvedkine. D’une manière générale, les séquences du film confrontent les critiques de l’opposition à celles de la résistance au Portugal, d’une part, mais elles éclairent également la condition de vie des immigrés portugais en France, « installés » dans les bidonvilles de Nanterre. Le reportage introduit le spectateur in medias res de l’enquête en cours, mais en donne aussi le ton au moyen de trois interviews de personnalités. Un premier portrait présente Amílcar Cabral, le leader du PAIGC (le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, fondé en 1956), lors de son exil en Guinée-Conakry, interrogé hors champ par Romero sur la situation politique, après 7 années de combats, et sur les raisons qui animent les luttes indépendantistes. Ignacio Ramonet rappelle que le rôle historique et le fonctionnement du PAIGC ont été « de lever, de recruter, d’enrôler des paysans, soit la majorité de la population » dans l’objectif de « libérer l’homme guinéen du colonialisme, mais aussi de l’exploitation en se donnant pour bases théoriques une réflexion, à la lumière du marxisme, sur la situation concrète en Guinée-Bissau », et plus largement, « des expériences et des luttes des peuples libérés[10] ». Avec clarté, Cabral synthétise, face à la caméra, la portée d’un combat soutenu par le désir de libération de tous les peuples colonisés :

L’indépendance, pour quoi faire ? Pour nous d’abord, pour être nous-mêmes. Pour être des hommes africains, avec tout ce qui nous caractérise, mais en marche pour une vie meilleure et qui puisse nous identifier, chaque jour davantage, avec les autres hommes dans le monde. Salazar disait que l’Afrique n’existe pas sans les Européens. C’est une exagération et les Français sont bien placés pour le savoir. Nous considérons que notre indépendance nous permettra de développer notre propre culture, de nous développer nous-mêmes et de développer nos pays en délivrant nos peuples de la misère, des souffrances, de l’ignorance.

Amílcar Cabral

Le dispositif de retransmission du message de Cabral alterne de longs plans le cadrant de face avec des plans brefs d’opérations militaires ou de guérillas en cours. Par le biais du montage alterné, le spectateur observe la ronde guerrière des avions filmée en contre-plongée, suivie d’affrontements dans le maquis, enregistrés la caméra au poing, tandis que la voix incarnée du leader du parti africain de l’indépendance de Guinée et du Cap-Vert dirige l’écoute, superposée sous la forme du commentaire en voix off sur les images qui se déroulent au loin. Le travail cinématographique d’Isidro Romero tend à rendre ainsi visibles différentes strates de la résistance anticolonialiste à partir desquelles le spectateur peut se faire une opinion. Le portrait suivant présente le poète Manuel Alegre, opposant au régime autoritaire de Salazar et à la guerre coloniale en Angola, et membre de la commission nationale du Front populaire de libération nationale. Romero l’interroge sur la praxis poétique qui dirige son oeuvre. À l’instar de celle de René Char sous l’occupation nazie, la poésie de Manuel Alegre trouve une unité dans son action politique. Puis, le document revient sur les circonstances de ses engagements : en 1963, durant son service militaire, mobilisé en Angola, il participe à un mouvement de rébellion contre la guerre, mais la révolte échoue et il est arrêté sur place par la police politique, la PIDE. Quels événements ont pu conduire Alegre à la révolte ? Il confie aux journalistes qu’il avait déjà une conscience politique du problème colonialiste, mais que ses actes ont été dirigés par le sens de l’honneur et une volonté de prestige pour son pays. Manuel Alegre, aujourd’hui homme politique démocrate, relate quelques-uns des actes criminels dont il a été témoin en Angola, dans les rangs de l’armée, et qui le hantent : « j’ai vu un Africain crucifié au bord de la route. Pour moi, l’Angola, c’est toujours cette image-là. » Dans un esprit « sportif », poursuit Alegre, un sous-lieutenant coupait au matin la tête de prisonniers. À l’écran, le montage des images éclaire la réalité du propos par une insertion de photographies en noir et blanc d’un Africain mutilé, empalé, et d’officiers portugais posant au côté du trophée humain.

Chez Isidro Romero, l’emploi de l’archive photographique s’inscrit dans le sillage des procédures de représentations et de dénonciations des dérives du colonialisme en Afrique engagées par Albert Londres, dès 1928, lors de son enquête sur le scandale de la traite orchestrée par la Société de construction des Batignolles pour construire le chemin de fer Congo-Océan (Cappi 2022, 93-105). Albert Londres relate la progression de l’enquête et son approche du sujet se fait de façon graduée. Sur le ton de la chose vue, entendue et vécue, son témoignage se mêle à ceux des protagonistes qu’il rencontre et dont il retransmet les points de vue. Dans les pages du Petit Parisien, le dispositif photographique employé par le grand reporter de l’entre-deux-guerres constitue l’outil « d’un positionnement politique de l’observation » et de l’écriture du récit dont « le motif de la dénonciation nourrit la dynamique principale » (93, 94). Lorsqu’il relate la maltraitance des porteurs et des travailleurs dans le Mayombe, Albert Londres indique le caractère réaliste et l’importance qu’il attribue à la fonction de ses images de terrain dans une adresse publique au gouvernement : « si cela peut intéresser M. le ministre des colonies, j’ai pris à son intention quelques photographies » (103). Malgré le courroux de la presse coloniale et celui du gouvernement de l’Afrique occidentale française qui lui intente un procès avant la parution des articles, Albert Londres expose à ses contemporains une lecture politico-sociale des dysfonctionnements du colonialisme. À la suite de ce retentissant reportage, le pamphlet cinématographique réalisé par René Vautier, Afrique 50 – censuré pendant quarante ans –, se classe parmi les rares voix médiatiques françaises qui s’opposèrent avec virulence aux actions coloniales et à leurs dérives. Comme Albert Londres, ou plus tard René Vautier – toujours censuré à l’époque de la diffusion du magazine sur l’ORTF –, Manuel Alegre et Isidro Romero prennent le parti-pris de faire entendre les voix des opprimés. Il s’agit pour ces derniers de reconnaître au peuple angolais le droit à l’indépendance. Après son arrestation, enfermé dans une prison aux murs de forteresse, Alegre entend les cris de prisonniers torturés. En 1964, condamné à l’exil, l’Algérie devient sa terre d’accueil. Il reçoit des témoignages de solidarité intellectuelle, dont une lettre amicale écrite par l’écrivain angolais Luandino Vieira depuis le camp de concentration où il purge une peine de quatorze années de prison. Lors de l’entretien avec Romero et Dias, Alegre en partage un fragment de mémoire : « Du courage, compagnon, tu n’es pas seul, notre lutte est commune, nos peuples vaincront, vive le Portugal libre, vive l’Angola libre. » Sur cette période, le langage poétique chez Alegre démystifie une certaine concession du Portugal issue du temps des grandes conquêtes par la voie des mers. Au-delà des positionnements anticolonialistes, le poète s’engage au côté du peuple des travailleurs, des ouvriers obligés de s’expatrier. Manuel Alegre ne retourne au Portugal qu’en 1974, après la révolution des Oeillets.

Plus loin, le reportage d’Isidro Romero partage le témoignage de José Ervedosa, ex-officier commandant de l’aviation portugaise en Angola. Le portrait éclaire les alliances militaires mises en place entre le Portugal et l’Afrique du Sud à partir de 1962 afin de soutenir une guerre « de défense », une guerre procoloniale. José Ervedosa fut un opposant aux « guerres de pacification » dirigées dès 1961 par le régime de Salazar afin de maintenir la colonisation portugaise en Angola, au Mozambique, en Guinée-Bissau et au Cap-Vert. Face à la caméra, Ervedosa affirme :

Il y a actuellement une liaison, une alliance d’objectifs très concrets qui se produit entre l’Afrique du Sud, raciste, régie par l’apartheid, et le Portugal qui dit être le pays du mélange racial et de l’entente, de l’apport d’une certaine civilisation. Et cette alliance est sur place. Je l’ai vue déjà naître en février 1962, quand je suis allé à Salisbury avec l’état-major de l’aviation et où les premières mises en place de ce schéma étaient engagées. […] À Salisbury, Marcelo Caetano a proposé le lancement du Pacte d’Atlantique du Sud. Il y a l’Afrique du Sud qui achète des avions de recherche anti-sous-marine. Donc, le grand patrouillage se déploie dans des zones de mer pour contrôler toute cette navigation dans l’Afrique du Sud, au sud du Cap. Il y a toute cette série d’armements, il y a une industrie qui est en train de se créer en Afrique du Sud qui soutiendra et qui fera vivre une guerre de défense en termes, mais aussi une guerre d’aviateur, une guerre d’aviation.

José Ervedosa

Si José Ervedosa témoigne, depuis son expérience du terrain de la guerre de pacification, du processus de durcissement militaire en cours par les acteurs du colonialisme, il souligne aussi que les moeurs de cette guerre se façonnent sur le type de celle faite en Rhodésie, c’est-à-dire avec des populations africaines se situant dans des conditions semblables, soumises à la ségrégation économique et sociale. L’ancien officier dénonce à son tour, face à la caméra, les dérives subies par les colonisés dont il a été témoin, précisant : « ils vivent comme des animaux […] ils sont traités comme des animaux, j’ai vu ça ». Les mouvements indépendantistes anticolonialistes apparaissent donc désormais comme une « nécessité », traduisant une volonté et la « force de vivre comme des hommes », précise-t-il. Aux portraits de Cabral, d’Alegre et d’Ervedosa se conjuguent ensuite les témoignages de jeunes Portugais de la seconde génération. Romero tresse à l’écran une polyphonie de voix : celles de déserteurs, et d’autres pas encore mobilisés, mais qui souhaitent se soustraire par tous les moyens aux guerres colonialistes. Certains témoignages transmettent une vision sombre des pratiques à l’oeuvre. Un soldat, immigré et démobilisé, évoque le recours à la torture dans les rangs de la police portugaise. La sélection des figures interrogées et la construction filmique dont l’ensemble des séquences véhicule des discours en résistance, situés à la marge des puissants et des discours politiques majoritaires, traduisent le positionnement idéologique de Romero et Dias. En 1969, la diffusion de leur reportage, dont le discours s’oppose à celui de Baronnet et Chauvel sur la guerre au Mozambique, invite le spectateur à s’interroger sur la légitimité des combats anticoloniaux. La même année, Romero prolonge son travail d’édification de la lutte pro-indépendantiste avec des portraits filmés de Kateb Yacine et de Pablo Neruda, écrivains et poètes engagés pour la libération des peuples.

En 1973, Jean-François Chauvel, Eugène Mannoni et Steve Walsh créent, sur la 3e chaîne, l’hebdomadaire Magazine 52 consacré à la diffusion de longues enquêtes en heure de grande écoute, favorisant une large audience en début de soirée. La rédaction souhaite « emporter les téléspectateurs à l’autre bout du monde par le biais de grands reportages fouillés », en lien avec les actualités et soutenus par une analyse profonde de la part des journalistes. Dans ce cadre, deux documents filmés, diffusés le 10 août 1973, retracent l’escalade des faits politiques en Guinée-Bissau, l’une des trois colonies portugaises en Afrique. Le programme, composé en face à face, propose aux téléspectateurs un éclairage de l’affrontement idéologique en cours à partir de versions opposées des faits ; l’un des reportages est tourné du côté portugais, l’autre du côté adverse. En ouverture du plateau, la rédaction rappelle les dix années de lutte armée du PAIGC contre 45 000 soldats portugais en Guinée-Bissau, dans l’objectif d’atteindre son indépendance. Le premier reportage, réalisé par Dominique de Roux, journaliste partisan d’un État africain portugais, présente les objectifs du général António Spínola, chef civil et militaire des troupes envoyées par Lisbonne, pour combattre ce qu’on appelle au Portugal « la rébellion ». Le second reportage, réalisé par Tobias Engel, journaliste qui épouse les thèses des nationalistes guinéens du PAIGC, dénonce avec virulence le règne du colonialisme. Étienne Lalou précise à son propos : « plus qu’un reportage, son film apparaît comme un film de combat ». Nous analyserons les deux documents, rediffusés en 1974, dans la suite de notre étude. L’édition du 1er novembre 1973 du Magazine 52 reprend le thème de la crise au Portugal afin d’évoquer les choix politiques du conservateur Marcelo Caetano (1906-1980), président du conseil de l’Estado Novo depuis le 28 septembre 1968. De ce fait, nous observons que la fréquence du traitement télévisé des événements portugais apparaît en crescendo dès 1969 en France, puis de manière récurrente dès 1973.

L’année 1974 marque un temps expérimental sur le plan de la politique française de diffusion des images, de la production et de la conception de magazines télévisés, cela jusqu’au printemps 1975. Le magazine Au Rendez-vous des grands reporters, diffusé le 12 avril 1974, retient notre attention, car il propose une constellation de documents confrontant des points de vue opposés. Construite en complément de 24 heures sur la Une (1972-1975), l’édition du Rendez-vous des grands reporters offre une vision de la crise au Portugal par le moyen d’un journalisme international produit et diffusé sur la 1re chaîne française. Réalisé et enregistré en direct, le plateau télévisé articule le modèle d’une salle de rédaction où peuvent interagir des journalistes français et étrangers. Différentes spécialités médiatiques sont représentées : les journaux quotidiens et périodiques, la radio, les agences de presse, les agences de film, les agences de photographie et de télévision. Les invités, reporters, cameramen, photographes et techniciens, tous sélectionnés en amont, présentent les documents qu’ils ont élaborés sur les lieux des événements et en précisent les circonstances. D’une manière générale, les reportages mêlent habilement les techniques du commentaire – interviews, portraits et directs, ou formules combinées – en la présence du reporter sur les lieux, accompagnées d’une interview sur le vif. L’émission s’inscrit dans le sillage de Cinq colonnes à la Une qui initia, selon Jacques Chancel, « une entrée du grand journalisme sur le petit écran » en 1959 (Brusini et James 1982, 41). En avril 1974, la crise au Portugal alimente de nombreux journaux en France. Les principaux sujets traités portent sur le général António Spínola, son limogeage, et sur la marche avortée sur la capitale Lisbonne. L’ensemble des articles de presse donne du relief à une crise latente depuis quelques années.

L’émission du Rendez-vous des grands reporters du 12 avril 1974 apparaît aujourd’hui comme prémonitoire de la crise du 25 avril portugais. Sur le plan scénique, le magazine articule un jeu alterné des différentes caméras retransmettant la diffusion des reportages sur un écran « totem » qui domine le plateau de télévision et les échanges des auteurs présents. Le dispositif traduit une volonté de mise en abîme constante de l’information, couplée d’un essai d’analyse de celle-ci au présent. L’écran de projection valide, dans un même espace-temps, une volonté kaléidoscopique de surveillance et d’observation du monde à distance. Simultanément, souligne Rudolf Arnheim, le téléspectateur devient témoin immédiat des différentes opérations journalistiques et « de ce qui se passe autour de lui » (cité par Jost 1997, 159). Le choix de la confrontation des regards engage des discussions parfois très animées, voire houleuses, sur le plateau de spécialistes. Construit en trois temps et sur trois modes, le magazine présente d’abord des reportages réalisés à Lisbonne, puis il remonte le temps et déroule l’histoire des colonies portugaises à l’appui de reportages anciens qui dessinent le contexte et désignent les symptômes « prérévolutionnaires » de l’histoire immédiate. La dernière partie expose un face-à-face avec les guerres de libération en cours, à partir d’une confrontation de reportages.

Le Portugal par le Portugal

Le premier reportage actualise la crise prérévolutionnaire portugaise en situant la temporalité de l’action à partir d’un premier commentaire : « Lisbonne. C’était il y a quelques jours après le limogeage des généraux. » Après un rapide panoramique des toits de la ville, la scène introduit le spectateur dans le studio d’enregistrement du journal télévisé portugais, où le reporter français Ladislas de Hoyos interview le journaliste José Mensurado de la RTP (télévision portugaise). Un premier plan d’ensemble évoque la présence du reporter français échangeant avec son confrère portugais sur la question de la censure politique à la télévision. La scène cadrée ensuite dans un champ-contrechamp témoigne du malaise provoqué par Ladislas de Hoyos chez son interlocuteur. Néanmoins, les réponses spontanées de José Mensurado abordent de biais les apories de la dictature sous Marcelo Caetano :

HOYOS — Monsieur Mensurado, le journal du soir est terminé et je n’ai rien entendu sur l’Amiral Baguyo. Pourquoi ?
MENSURADO — Je crois que c’est parce que nous diffusons seulement les nouvelles officielles…
HOYOS — Est-ce qu’il y a une censure politique à la télévision portugaise ?
MENSURADO — Oui, oui.
HOYOS — Est-ce que vous l’approuvez ?
MENSURADO — Non. Je suis journaliste, je ne peux approuver quelque sorte de censure.

L’orchestration visuelle du travail d’investigation du journaliste français entrelace divers dispositifs. Dans une interview en micro-trottoir, Ladislas de Hoyos interroge António Spínola sur ses aspirations politiques. La déférence du journaliste traduit une admiration pour le haut militaire. Le général sort d’abord de chez lui, chapeau à la main et portant le monocle, puis il pénètre dans un véhicule officiel. À travers la vitre baissée, le général déclare : « Je n’ai plus d’aspiration politique. » Ladislas de Hoyos s’entretient ensuite avec Rui Patricio, ministre des Affaires étrangères, sur le moral de l’armée portugaise, puis il questionne un soldat du contingent sur la démocratie au Portugal, lequel répond habilement : « Je ne sais pas ce que c’est la démocratie. » Le rapprochement des interviews polarise les tensions et les divisions qui sous-tendent les mentalités portugaises.

Dans un appartement, un dernier entretien met en scène les échanges entre Ladislas de Hoyos et le médecin Afonso de Albuquerque, résumant l’atmosphère :

HOYOS — J’ai l’impression qu’il y a dans l’air, comme cela, un mouvement de révolte ?
ALBUQUERQUE — Pas de révolte. Mais peut-être de prérévolution.

Si l’entretien se poursuit sur l’éventuelle relève politique portugaise, d’un point de vue médiatique, le témoignage du médecin sur le climat de terreur que connaît le Portugal demeure essentiel. Exprimé sans langue de bois, il dénonce la pratique de la torture et évoque comment la police portugaise emploie « la privation de sommeil sur plusieurs jours, voire sur plusieurs mois ». De plus, Albuquerque déclare posséder des listes de centaines de personnes ayant été torturées. À l’écran, la scène de l’entretien est tressée avec des plans divers de la prison politique de Caxias. Le montage donne à lire l’idéologie d’enquête, comme une tentative d’analyse de l’histoire officielle. La codification du réel s’efforce d’observer à distance les événements. Le processus de construction s’ancre sur une enquête ouverte et se poursuit par une succession de témoignages-interviews. Au milieu des années 1970, le traitement du sujet pose d’emblée l’affirmation du regard journalistique et correspond à une évolution du rapport filmé sur la réalité événementielle. Loin des premiers reportages télévisés, il s’agit, dans Cinq colonnes à la Une, de « survoler son sujet pour l’approcher peu à peu », rappelle François Jost (1997, 160) ; ici, la construction de la représentation par les images est étroitement liée à celui qui filme ou à celui qui parle. Le reporter orchestre le champ ciné-journalistique et, puisque les films de reportage ne font pas disparaître ceux qui observent pour rendre compte du sujet, la vision réaliste de chacun n’est lisible qu’à partir de l’art du montage.

Après un retour sur le plateau et de nombreux échanges sur les thèmes précédemment abordés, la projection du travail du reporter Henke Venema, de la télévision hollandaise (IKOR), boucle la première partie de l’émission. Venema rapporte un sujet socioreligieux engagé : l’expérience de pèlerins portugais lors de la célébration de la fête de Notre-Dame de Fatima. Le reportage dénonce les pouvoirs de l’Église et son influence sur le rôle du gouvernement. Venema démantèle succinctement la collaboration de l’Église avec le système d’oppression du peuple. La pertinence du montage réside dans l’agencement alterné et subversif entre de nombreuses et superbes séquences de la célébration de Fatima – plans d’ensemble ou gros plans sur des visages de pèlerins, de foule, sur des actions rituelles, sur des pieds nus écorchés et des genoux pliés au sol faisant pénitence dans la poussière –, puis par l’interprétation dénonciatrice qu’en propose un prêtre dominicain lors d’un entretien avec le reporter. Les images du pèlerinage exposent la puissante dichotomie entre les pauvres – le peuple – et les puissants lors de leur participation en grand apparat à la célébration de Fatima. Le prêtre dominicain dénonce : « [Les puissants] assistent au spectacle de la misère du peuple, pendant que les paysannes prient pour que leur fils, leur mari, leur fiancé puissent rentrer en bonne santé des colonies d’Afrique. » Pour ce dernier, la prière est devenue « un instrument anti-communiste ». La conscience de l’histoire (Ferro 1987, 100), formulée au montage par Venema, répercute des visions mineures du Portugal qui se superposent aux événements en cours, laissant présager, à rebours, la dynamique du 25 avril 1974. De ce fait, la première partie d’Au Rendez-vous des grands reporters engage le ton résolument indépendant d’un journalisme relativement autonome, constituant le lieu privilégié d’une contre-histoire. Nous reprenons le concept de contre-histoire défini, en 1987, dans L’Histoire sous surveillance de Marc Ferro, ouvrage considéré comme une écriture de la conscience historique :

Ce sont les peuples à qui le vainqueur déniait tout droit à l’histoire qui ont résisté le plus à la Vulgate qui leur était imposée, les peuples ex-colonisés par conséquent. […] Devenus libres, leur contre-histoire est devenue histoire officielle et elle a gardé quelques-uns des traits de ses origines. […] Les grandes oeuvres filmiques de la contre-histoire proviennent naturellement des sociétés où le régime politique ne laisse pas à l’histoire sa liberté et où, pour s’exprimer, elle prend une forme cinématographique.

Ferro 1987, 68

Le Portugal aux colonies : sur le terrain des guerres de libération

La seconde partie du magazine remonte le temps et éclaire les zones d’ombres d’une histoire en cours. Un premier film révèle le travail de terrain des reporters Claude Smadja et André Gazut pour la télévision suisse (SSR), à l’appui d’images tournées dans les colonies en Angola en 1969. Réalisé sur une plantation de café du nord du pays, le document dénonce l’exploitation des enfants d’ouvriers ; dans une séquence, un contremaître surveille, le fusil à l’épaule, les activités des jeunes travailleurs sur les plantations militarisées. Les reporters soulignent les différences d’ethnies entre les classes de travailleurs et expliquent que « le Portugal applique la tactique de la division ». Le temps de l’enquête, lors de la visite des domaines, ils assistent à une mascarade du fonctionnement des plantations par les propriétaires fermiers : des vêtements propres ou neufs sont fournis aux ouvriers les jours de tournage officiel. De la même façon, la nourriture, filmée à l’improviste, diffère de celle distribuée habituellement. Sont dénoncées les conditions de vie, proche de l’esclavage, des petits serveurs noirs des colonies. L’aspect de forteresse militaire des domaines est rythmé par la cérémonie aux couleurs du Portugal ou de la plantation ; chacun détient sa propre milice composée d’une quarantaine d’hommes. Le film témoigne également des « harkis » de l’Angola défendant la colonisation au Portugal. Le commentaire en voix off, majoritairement exprimé au temps présent, particularise ce travail d’enquête et le différencie du film de fiction – des phrases clés adressées directement aux téléspectateurs le dynamisent. L’usage de la description traduit aussi une volonté de voir et de montrer en simultané. Les images et les paroles tressent le langage de l’enquête audiovisuelle et rendent l’événement en cours intelligible.

Le dernier axe de l’émission remploie des documents du Magazine 52 du 10 août 1973, réalisés par Dominique de Roux et Tobias Engel sur la Guinée-Bissau et le Cap-Vert. Le premier reportage, « La Guinée rebelle », coréalisé par Dominique de Roux et Michel Honorin, adopte le point de vue procolonialiste de la Guinée portugaise. Les reporters accrédités suivent des combats du côté des forces portugaises. Leurs déplacements avec les militaires confèrent au document une diversité des prises de vues : en plongée depuis un hélicoptère ou des panoramiques depuis un bateau à moteur. Le discours adopté est celui du consensus politique. Une des séquences illustre, sur un ton élogieux, l’arrivée scénarisée du général António Spínola sur une base militaire. Sur le plateau d’Au Rendez-vous des grands reporters, des divergences éclatent entre les deux reporters et Tobias Engel qui se trouvait du côté des « rebelles ». Son reportage, filmé du côté des forces du PAIGC, conclut le magazine. Le montage tresse des séquences tournées à deux moments de la lutte du peuple de Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert contre le colonialisme portugais. Les images en noir et blanc sont extraites de No Pincha, long documentaire réalisé en 1971 en Guinée-Bissau. Les séquences en couleurs datent de 1973. En voix off, Engel rappelle l’assassinat d’Amílcar Cabral par des agents du colonialisme portugais, survenu le 20 janvier 1973. Une séquence de rencontre à Conakry, à l’école des cadres du PAIGC, illustre le propos. Un orateur guinéen rend hommage à Cabral pendant que de jeunes élèves, chemisés de blanc, l’écoutent avec attention :

Camarades, avant la création de notre grand parti, les enfants de chez nous ne pouvaient aller à l’école ni apprendre à lire et à écrire, car il n’y avait pas d’école. Aujourd’hui, des écoles sont apparues, chaque année davantage. Nous, enfants de Guinée et du Cap-Vert, vengerons la mort de Cabral. Nous étudierons chaque jour davantage, avec plus de courage, pour devenir les fleurs du parti.

L’épisode suivant évoque un moment paroxystique du tournage, enregistré caméra au poing et portée à l’épaule, témoignant de l’attaque d’une des écoles. Des plans au cadrage tremblé, envahis de fumée, traduisent la panique et la course pour évacuer le lieu cible. En son diégétique, les échanges de tirs rythment l’événement. Engel a enquêté deux mois en Guinée-Conakry, après avoir passé la frontière par le Sénégal. Tourné du côté de la lutte armée, le reportage retrace l’avancée dans le maquis et l’activité de l’armée rebelle dans les marécages, les transports d’armes légères, de bazookas, de fusils mitrailleurs. À son côté, le téléspectateur sillonne les feuillages de la jungle. Le reportage donne à voir l’organisation stratégique : de la communication par radio, dont le morse, aux moyens d’approvisionnement. Des villageois mobilisés fournissent les combattants. Pour rompre le système économique du monopole portugais, souligne Engel, le PAIGC a créé des magasins du peuple, où les paysans troquent leurs marchandises contre des objets de première nécessité. Après une attaque du camp portugais d’Enxale, Engel relate les affrontements de la guérilla et énumère le matériel jusqu’aux équipements endommagés : « Hélicoptère Alouette. Camion Berliet. Le matériel de guerre utilisé par les colonialistes provient essentiellement des États-Unis, de l’Allemagne de l’Ouest, de la Grande-Bretagne et de la France. » Le film permet d’entrevoir, par fragments, la structure guerrière de l’organisation du parti de la révolution pour l’indépendance. À la suite de René Vautier et d’Isidro Romero, le cinéma de Tobias Engel s’inscrit dans une écriture de la conscience historique telle que définie par Marc Ferro. Pour reprendre la pensée de Roger Chartier face à l’histoire dominante en faveur du colonialisme, les dispositifs de l’enquête et leur mise en forme audiovisuelle composent aussi, chez Engel, une contre-histoire éclairant les luttes des populations colonisées pour leur liberté et relayant leurs témoignages. En 2003, Engel revient sur l’expérience des mouvements de libération des colonies portugaises d’Afrique, d’Angola, du São Tomé, du Cap-Vert et de la Guinée-Bissau dans deux articles publiés par Le Monde diplomatique : « Au Cap-Vert, la seconde mort d’Amílcar Cabral » et « Instable Guinée-Bissau[11] ».

Figure 1

No Pincha (Tobias Engel, 1971).

-> Voir la liste des figures

Le 12 avril 1974, entre un journalisme de complaisance, voire de mondanités, et un journalisme de contre-information visuelle, l’édition d’Au Rendez-vous des grands reporters dessine un spectre médiatique prémonitoire de la révolution des Oeillets. La conclusion proposée par le reportage réalisé par Engel retrace les marges politiques et donne du relief aux zones d’ombres. Du 25 avril au 2 mai 1974, les images de la libération de Lisbonne sont présentes, mais discrètes à la télévision française. Le 25 avril, en supplément des journaux télévisés, deux magazines abordent la crise du Portugal décryptée par d’anciens reportages. Puis, le 2 mai, l’édition du Magazine 52, intitulée « Portugal, Liberdade e paz », opère un retour sur les temps forts du 25 avril. Nous constatons que le journaliste envoyé spécial à Lisbonne est Dominique de Roux, dont les anciens documents épousent le colonialisme portugais en Afrique et en Guinée-Bissau. Le 25 avril, il arpente les rues de la capitale, s’entretient avec des militaires et interroge la foule. Le reportage éclaire la prise de pouvoir par les capitaines de l’armée portugaise opposés à la guerre coloniale. L’enquête se poursuit dans la capitale jusqu’au 1er mai 1974, lors du défilé de la fête du Travail – le dernier remontait à 1926. Des séquences exposent les revendications populaires devant la prison de Caxias pour la libération des prisonniers politiques. Roux explique que celles-ci valideraient la chute du régime salazariste. Si le témoignage du capitaine Otelo de Carvalho sur la prise de Lisbonne constitue l’un des points forts du reportage, la conclusion est habilement offerte à deux paysans satisfaits, mais sceptiques quant à la suite politique de ces événements.

Conclusion

Les archives médiatiques et images documentaires françaises que nous avons étudiées se classent aujourd’hui parmi les premières à interroger et problématiser in situ les tensions politiques au Portugal. Dans l’ensemble, les documents télévisés dessinent une France intellectuelle politiquement divisée autour des enjeux coloniaux et des luttes anticoloniales en cours. Parmi les reportages, certains s’inscrivent dans le sillage d’une contre-histoire revendiquant les droits des peuples exploités et favorables à la lutte pour leur émancipation. Ces rares travaux journalistiques poursuivent ceux de grands reporters français de l’entre-deux-guerres, dont Albert Londres et Joseph Kessel, qui relatent respectivement, dans les pages du Petit Parisien et du Matin, la traite des esclaves dans les colonies dirigées par le Gouvernement de l’Afrique française jusqu’aux alentours du bassin de la mer Rouge[12]. Entre 1969 et 1974, alors que le cinéaste français René Vautier demeure censuré pour Afrique 50, se profile à la lecture de ces enquêtes diffusées sur l’ORTF une double issue historique : celle du peuple portugais cheminant vers la révolution du 25 avril 1974 – couplée d’une République démocratique – et celle des colonies lusophones remportant la conquête armée de leur indépendance. Au temps de la commémoration des événements politiques d’avril 1974, de l’abolition des quarante années du gouvernement salazariste et de ses organisations colonialistes par l’entrée du Portugal dans l’ère démocratique, l’écrivain et poète mozambicain Mia Couto revient sur l’histoire de son pays d’origine et relate « la chute de la dictature portugaise vue du Mozambique » dans les pages du Monde diplomatique[13]. L’auteur portraiture l’une des plus grandes colonies lusophones d’Afrique de l’époque où combattaient les mouvements de libération. Considérant le fait que le « régime colonial-fasciste [était] un fardeau pour presque tous les cadres des partis politiques », Mia Couto rappelle la multiplicité des opinions et la réception mitigée des événements révolutionnaires au milieu des années 1970.