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L’abus sexuel chez les garçons: un enjeu de santé publique négligé

Entre 2009 et 2014, les Canadiens ont rapporté plus de 635 000 agressions sexuelles vécues avant leur majorité. Or, pendant la même période 117 238 agressions sexuelles seulement ont été déclarées à la police (Statistique Canada, 2017). Les études indiquent une prévalence d’hommes ayant été victimes d’agression sexuelle durant leur enfance ou leur adolescence variant entre 7 et 37 % (Vaillancourt-Morel et al., 2016). La majorité de ces enfants connaissaient leur agresseur (p.ex., membre de la famille, connaissance, figure d’autorité, etc.) (Collin-Vézina et Turcotte, 2011; ministère de la Sécurité publique du Québec, 2022). La victimisation sexuelle des enfants est aussi étroitement liée à d’autres formes de mauvais traitements, tels l’abus physique ou la négligence parentale (MacMillan, Tanaka, Duku, Vaillancourt et Boyle, 2013), susceptibles de causer différents types de traumatismes (Godbout, Canivet, Baumann et Brassard, 2019). La majorité des auteurs d’agressions sexuelles envers des garçons sont des hommes (80 %) (Negriff, Schneiderman, Smith, Schreyer et Trickett, 2014). Il s’écoule en moyenne 42 ans entre le moment de l’agression et le moment de son dévoilement par les hommes (Dorais, 2010).

Le faible dévoilement de la part des hommes victimes est lié à des niveaux plus élevés de détresse et de stress post-traumatique (Hébert, Tourigny, Cyr, McDuff et Joly, 2009). La honte inhérente à l’agression sexuelle durant l’enfance est doublée de la honte causée par l’influence des stéréotypes traditionnels masculins (Dorais, 2010 ; Gagnier et Collin-Vézina, 2016 ; Sivagurunathan, Orchard, MacDermid et Evans, 2019). En effet, le fait d’avoir été agressé sexuellement est vécu ou porté comme un signe de faiblesse, d’une défaillance sur le plan identitaire (Kia-Keating, Grossman, Sorsoli et Epstein, 2005). De plus, dans les cas où l’agresseur est un homme, le caractère homosexuel de l’agression génère parfois des doutes sur l’orientation sexuelle des victimes masculines (McGuffey, 2008). Lors d’agressions sexuelles commises par des femmes, les hommes ont moins tendance à rapporter ces événements comme étant des agressions sexuelles, notamment en raison du mythe voulant qu’un homme ne puisse pas être abusé sexuellement par une femme (Vaillancourt-Morel et al., 2016). De plus, certains ressentent la peur d’être perçus comme des agresseurs potentiels, ce qui freine le dévoilement, mais aussi, possiblement, leur engagement dans leur rôle paternel et dans les soins à l’enfant (Salter et al., 2003 ; Sivagurunathan et al., 2019).

Les victimes masculines présenteraient des symptômes particuliers à leur genre, dont des conséquences externalisées telles que l’agression tournée vers autrui (Brassard, Darveau, Péloquin, Lussier et Shaver, 2014 ; Gartner, 2005) et l’évitement (Godbout, Canivet, Baumann et Brassard, 2019), ainsi qu’une surconformité (Gartner, 2018). En ce qui concerne plus précisément les répercussions relationnelles de l’agression sexuelle durant l’enfance ou l’adolescence, on répertorie l’évitement de l’intimité, l’insatisfaction conjugale, les difficultés à maintenir des relations intimes et la méfiance envers autrui (Dugal, Godbout, Bélanger, Hébert et Goulet, 2018). Une relation à long terme entre l’agression sexuelle, un attachement insécurisant, de la détresse psychologique et des difficultés conjugales ont également été documentées chez les hommes victimes par l’étude de Godbout, Sabourin et Lussier (2007). Ce trauma interpersonnel rend les victimes plus sensibles à la perception de signaux de rejet, d’abandon ou de perte. Elles auront alors tendance à se percevoir comme étant abîmées et indignes d’amour, et à percevoir les autres comme indignes de confiance (Alaggia et Millington, 2008). L’anxiété d’abandon ou les craintes face à l’intimité, cumulées au besoin de connexion humaine des victimes, les amènent à vivre de la détresse conjugale, des relations intimes ambivalentes, éphémères, conflictuelles ou marquées par la violence (Godbout et al., 2019).

Les écrits scientifiques révèlent deux principales trajectoires sur le plan des effets de l’abus sur la sexualité d’hommes victimisés : l’évitement et la compulsion (Vaillancourt-Morel et al., 2015). L’évitement sexuel peut prendre la forme de l’aversion sexuelle, d’attitudes sexuelles négatives ou d’une vaste gamme de dysfonctions sexuelles (Staples, Rellini et Roberts, 2012). Inversement, la compulsion réfère plutôt aux préoccupations sexuelles excessives, aux relations sexuelles à un âge précoce, aux comportements sexuels à risque (Vaillancourt-Morel et al., 2015, 2016).

Les conséquences des abus sexuels vécus durant l’enfance ou l’adolescence sont également fréquemment associées à une trajectoire d’exclusion sociale, à un fonctionnement social et scolaire difficile, incluant la probabilité de recevoir un diagnostic de trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, de trouble obsessif compulsif ou de trouble du comportement (Romano, Moorman, Ressel et Lyons, 2019), ou encore d’avoir un parcours scolaire compromis. Cela à son tour a des effets à long terme non seulement sur les conditions socio-économiques des personnes, mais sur leur parcours social (Bastien, Samson, Deslauriers, Godbout et Saint-Georges, 2021).

En somme, les répercussions des abus sexuels vécus durant l’enfance ou l’adolescence sont nombreuses, complexes et affectent des dimensions de la vie extrêmement variées : sur le plan identitaire (estime de soi, honte, masculinité, connaissance de soi, conformité), de la santé mentale (détresse, gestion des émotions, traumatismes), sexo-relationnel (insécurité d’attachement, satisfaction conjugale, sexualité, échanges d’affection, relation parents-enfants), et du parcours social (relations avec les autres enfants et les adultes, parcours scolaire, parcours comme travailleur, conditions socio-économiques, rapport avec l’autorité, réseau social – présent ou absent –, affirmation de soi dans les différentes sphères de la vie). La formule proposée pour le travail de groupe en rapport avec cette problématique devait donc prévoir des façons d’agir sur ces nombreuses répercussions, particulièrement sur le plan identitaire, relationnel et social. Enfin, la littérature met de plus en évidence que le soutien des pairs est un élément-clé du parcours vers un mieux-être (Ellis, Simiola, Mackintosh, Schlaudt et Cook, 2020). En effet, ces relations avec d’autres survivants et des professionnels sont cruciales et constituent un tournant dans leur parcours, davantage que les informations elles-mêmes sur la problématique (Easton, Leone-Sheehan, Sophis et Willis, 2015). Dans cette ligne de pensée, les travaux de Fradkin et Struve (2018) indiquent que le travail de groupe basé sur une prise de parole des hommes crée un sentiment d’espoir ; collectivise un problème vécu très longtemps individuellement ; permet aux participants de s’informer mutuellement ; de faire preuve d’altruisme les uns envers les autres ; de développer un nouveau regard sur leur famille comme premier groupe d’appartenance ; de développer de nouvelles habiletés sociales ; de s’échanger des expériences de vie ; de vivre une catharsis en se rendant disponibles aux émotions profondes ; d’effectuer des apprentissages interpersonnels ; d’échanger sur les effets des abus sur l’ensemble de leur parcours de vie.

Groupe d’aide basé sur l’aide mutuelle ou manualisé? Données probantes ou savoir expérientiel des membres des groupes?

Ces constats orientent vers le travail de groupe centré sur l’aide mutuelle. Cependant, les bailleurs de fonds ou les institutions imposent de plus en plus l’application de programmes d’intervention diffusés sous forme de guides, dits « pratiques manualisées » (Letendre et Mogro-Wilson, 2016), dans lesquels le contenu et la démarche à suivre sont préétablis (Galinsky, Terzian et Fraser, 2006 ; Couturier et Carrier, 2003). C’est aussi le cas en matière d’aide aux victimes d’abus sexuels durant l’enfance (Heard et Walsh, 2021). Cette façon de faire peut présenter plusieurs différences avec les groupes centrés sur l’aide mutuelle (Letendre et Mogro-Wilson, 2016 ; Gitterman et Knight, 2013). D’ailleurs, les points de vue sur l’utilisation de l’une ou l’autre tendance sont souvent polarisés.

D’une part, les défenseurs des pratiques manualisées considèrent que celles-ci bonifient leur pratique, en la systématisant, en assurant un contenu basé sur les connaissances scientifiques. Le fait qu’elles s’appuient sur des résultats de recherche portant sur la symptomatologie documentée auprès de populations cibles permet de cerner en amont les besoins transversaux (Weller, Huang et Cherubin, 2015), ce qui a pour avantage de se focaliser sur le problème et d’augmenter la validité de l’intervention. Cette façon de faire incite à plus de rationalité dans l’intervention et la présence fréquente d’indicateurs d’efficacité concentre l’attention sur le résultat (Galinsky, Terzian et Fraser, (2006). Enfin, les données générées par la recherche peuvent aider à mettre des mots sur leur vécu, à inspirer de nouvelles pistes de questionnement, et aider à devenir plus sensible à certaines manifestations de troubles liés aux abus (Gitterman et Knight, 2013).

D’autre part, ceux qui promeuvent le travail de groupe centré sur l’interaction, le soutien et l’aide mutuelle considèrent que les pratiques manualisées sont en contradiction avec les valeurs fondamentales du travail de groupe. Selon eux, ce type de pratique prend peu en considération la complexité et la diversité des situations (Giterman et Knight, 2013), par exemple les situations vécues par les hommes (Sivagurunathan et al., 2019). En effet, malgré la présence d’éléments communs, chaque membre d’un groupe rapporte des événements distincts et uniques, et certains présentent des caractéristiques peu ou pas documentées par la recherche car les parcours de victimisation et de guérison sont extrêmement variés (Easton et al., 2015). Il peut s’agir, par exemple, des liens variés avec l’agresseur.euse, des contextes, ou des répercussions liées aux agressions sexuelles vécues. De plus, certaines de ces approches accordent peu d’importance à l’analyse sociale des problèmes vécus par les populations en mettant l’accent sur la symptomatologie, ou pourraient ne pas tenir compte des besoins particuliers ou de l’unicité de chaque groupe et de chaque individu (Letendre et Mogro-Wilson, 2016). Une autre critique est le fait que souvent les pratiques manualisées sont imposées aux intervenants (Gitterman et Knight, 2013). Ces mêmes auteurs déplorent aussi le manque de flexibilité de ces guides de pratique, qui laissent parfois peu de place à l’intuition clinique et à l’intervention à partir de ce qui se passe en cours d’intervention.

Dans une pratique de groupe basée sur les pratiques manualisées, les besoins des participants, les aspects relationnels et émotifs, le processus de groupe et les possibilités d’aide mutuelle risquent d’être mis de côté au profit d’un contenu à diffuser et d’une compatibilité avec l’utilisation de certains indicateurs de mesure (Letendre et Mogro-Wilson, 2016 ; Gitterman et Knight, 2013). Ce qui est en porte-à-faux avec les principes (ou pratiques) centrés sur le processus et l’interaction, et plus particulièrement pour les groupes centrés sur l’aide mutuelle, qui visent redonner la parole et le pouvoir à des personnes qui en ont été privées. De plus, Gitterman et Knight (2013) notent aussi une différence dans la conception du rôle du membre et de l’intervenant. Ainsi, dans une pratique centrée sur l’aide mutuelle, le membre est considéré comme détenant un savoir d’expérience, pouvant devenir une ressource pour le groupe et l’intervenant, comme un facilitateur qui partage son expertise et son autorité. À contrario, dans une pratique manualisée, le membre est plutôt vu comme un apprenant qui a besoin de l’expertise de l’intervenant, et ce dernier comme un expert de contenu. Malgré tout, cette pratique d’intervention manualisée est une tendance lourde, souvent imposée par les gestionnaires, à la recherche d’indicateurs susceptibles de justifier les budgets alloués aux interventions, ainsi que par les tenants d’une approche issue du milieu médical, dont la pratique est essentiellement axée sur la symptomatologie (Weller, Huang et Cherubin, 2015).

Cadre d’analyse : le modèle de travail de groupe axé sur l’aide mutuelle

Gitterman (2005, p. 39) définit l’aide mutuelle comme « la capacité de donner et de recevoir en cours d’interaction » et Steinberg (2014, p. 9) comme « un ensemble de dynamiques permettant aux personnes de s’apporter de part et d’autre une forme de soutien ». Labra et Castro (2021, p. 31) considèrent qu’il y a aide mutuelle lorsque « les membres s’aident eux-mêmes tout en aidant les autres ». L’aide mutuelle est à la fois un processus et un résultat (Roy et Lindsay, 2017). Elle est un processus, puisque l’aide mutuelle est la raison d’être du groupe et que c’est à travers l’aide mutuelle que se feront progressivement ces changements. Elle est aussi un résultat du travail du groupe, puisqu’elle entraine ultimement la prise de conscience de préoccupations communes chez les membres du groupe (Lafond et Roy, 2020), la découverte de solutions à la suite d’un effort commun, la présence d’une empathie dans le groupe et la prise de conscience de la force collective (Steinberg, 2014). Ce modèle s’inspire de trois sources théoriques : systémique, humaniste et soutien social (Roy, Turcotte, Lindsay, Bédard et Turgeon, 2013).

Dans ce modèle, le travail de groupe s’exerce via trois fonctions primaires ou préoccupations (Steinberg, 2008, 2014). La première, la canalisation des forces, consiste à reconnaître ou faire resurgir les ressources des membres ainsi que leurs compétences naturelles en matière d’écoute et de résolution de problèmes (Cohen et Graybeal, 2007). Ces mêmes auteurs ainsi que Labra et Castro (2021) considèrent que la canalisation des forces ouvre la voie à de nouvelles façons de travailler ensemble, ainsi qu’à la réalisation d’objectifs psychosociaux individuels et/ou collectifs. L’expérience, les compétences naturelles, la sagesse et les connaissances des membres sont donc au centre de l’action (Steinberg, 2014). Dans ce modèle, les membres du groupe sont perçus comme des personnes expertes de leur expérience et susceptibles d’aider les autres tout en s’aidant elles-mêmes (Gitterman et Knight, 2013).

La seconde fonction/préoccupation de ce modèle est l’importance accordée à la formation du groupe. Établir un climat de sécurité et de confiance, de collaboration et de soutien et parvenir à un sentiment du Nous sont des incontournables pour la création d’un climat propice à l’aide mutuelle (Labra et Castro, 2021 ; Steinberg, 2014). Pour cette dernière, la formation du groupe requiert que les membres du groupe puissent interagir directement les uns avec les autres de façon libre et spontanée. La communication croisée est donc privilégiée. Les membres du groupe peuvent ainsi exprimer leurs idées et leurs émotions en toute franchise, dans le respect des uns et des autres (Steinberg, 2014).

La troisième fonction/préoccupation de ce modèle est l’enseignement de l’utilisation consciente de soi, qui est constituée : 1- du processus d’autoréflexion (retour sur sa vie et sur ses expériences), qui permet une réflexion sur les manières propres à chacun de réfléchir et d’éviter de toujours se centrer sur l’autre, et 2- du processus d’autoréférence (c.-à-d., récits de vie et d’expérience) qui contribue à la découverte des façons de s’aider les uns les autres (Steinberg, 2014).

Ces trois fonctions/préoccupations sont, dans un premier temps, fortement déployées par l’intervenant. Peu à peu, celui-ci incitera le groupe à utiliser son système d’aide mutuelle. L’intervenant vise en effet à devenir une des multiples sources d’aide, et non la seule source d’expertise dans le groupe. Par ses habiletés et ses connaissances, il tend à devenir un membre spécialisé (Berteau, 2006).

Le processus d’aide mutuelle se déploie en phénomènes observables appelés aussi dynamiques d’aide mutuelle (Steinberg, 2014). À partir d’une adaptation de la grille de Berteau et Warin (2017), voici un bref aperçu de chacune.

Tableau 1

Dynamiques d’aide mutuelle

Dynamiques d’aide mutuelle

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Description de l’intervention de groupe

Le groupe pour hommes ayant été victimes d’abus sexuels durant leur enfance dont il est question ici a été mis en place sous l’égide d’un organisme communautaire québécois spécialisé en matière d’aide aux victimes d’abus sexuels. Des informations furent transmises via la télévision, la radio et le journal local afin d’informer la population masculine au sujet de cette démarche de groupe pour hommes.

Objectifs du groupe

  • Diminuer le sentiment d’isolement, de culpabilité

  • Comprendre les effets des abus sur le plan du fonctionnement social (interactions, solitude, honte), cognitif (p. ex. flash-back), psychologique (hypervigilance, perceptions sur le monde), sexuel

  • Identifier les forces que les membres du groupe ont développées à travers leurs difficultés, les stratégies qu’ils développées pour composer avec les effets de l’abus

  • Améliorer l’estime de soi

  • Favoriser une réflexion sur les effets des stéréotypes masculins (être fort, invulnérable) sur le dévoilement de l’abus et la honte

  • Accompagner les hommes dans la redéfinition de leur projet de vie pour eux et leurs proches

  • Améliorer la gestion des émotions

  • Augmenter les habiletés relationnelles.

Structure du groupe

  • Groupe fermé d’une durée de 16 rencontres hebdomadaires

  • 8 participants maximum

  • Le plan d’intervention initial prévoyait une première partie thématique de type éducatif (8 séances), suivie d’une deuxième partie basée sur les sujets amenés par les membres du groupe.

Cette formule fut modifiée après avoir pris connaissance des besoins des hommes lors d’entrevues pré-groupe. Nous y reviendrons au cours des paragraphes qui suivent.

Comme les recherches l’indiquent, les hommes qui consultent au sujet des abus sexuels subis sont très réticents à demander de l’aide, sous quelque forme que ce soit, même s’ils souhaitent une réponse à leur détresse. Tout comme les normes de pratique en travail social de groupe l’indiquent (Berteau et Warin, 2017), il est donc d’autant plus nécessaire de prendre le temps de faire connaissance avec chaque membre du groupe à venir pour tisser un lien de confiance, de prendre connaissance de son parcours de vie et, surtout, de les aider à formuler les changements qu’ils souhaitent effectuer dans leur vie et auxquels le groupe pourrait contribuer.

Les hommes interrogés ont identifié différents besoins et objectifs avant de se joindre au groupe : « mieux prendre ma place, oser parler, dire mes idées », « exprimer ma colère au bon moment et comme il faut », « mieux m’affirmer », « arrêter d’avoir honte d’avoir été abusé (retrouver ma dignité, ma fierté) », « arrêter de me sentir coupable quand je mets des limites, que je m’affirme », « j’ai besoin d’entendre d’autres gars en parler », « réapprendre à avoir une relation amoureuse (faire confiance, cesser d’être effrayé si ma conjointe me fait sentir son désir) ».

En somme, les besoins exprimés par les participants touchaient principalement au besoin de briser l’isolement et la honte, et d’améliorer leurs relations interpersonnelles dans différents contextes ainsi que leur prise de parole. Ce qui rejoint d’ailleurs les constats de la recension des écrits sur le sujet.

L’analyse des besoins requérait donc une réponse axée sur le pouvoir d’agir des membres du groupe, la valorisation de leurs forces et de leurs connaissances, plutôt qu’un groupe axé sur les aspects éducatifs. Un modèle centré sur l’utilisation des savoirs expérientiels des membres, basé sur l’interaction et l’aide mutuelle entre eux a été retenu et mis en pratique dans cet esprit dès la première rencontre. Ce choix amène une pratique complètement différente où le groupe devient l’expert du contenu et l’intervenant un expert du processus.

Méthodologie

Les résultats rapportés dans le présent article reposent sur les témoignages de 8 hommes qui ont participé à des rencontres hebdomadaires de l’un ou l’autre de deux groupes fermés, rencontres s’étant étalées sur une période de 16 semaines. Un des deux groupes était animé par un travailleur social seul et l’autre par ce même professionnel pairé avec une travailleuse sociale, ayant travaillé tous deux pendant quinze ans avec des hommes aux prises avec différentes problématiques.

En 2017-2018, 8 hommes âgés de 58 à 68 ans (M = 62,5 ; ET = 4,8) ont participé à des entrevues individuelles et rempli un questionnaire sociodémographique après avoir suivi une démarche de groupe pour hommes victimes d’agression sexuelle durant leur enfance ou leur adolescence. Les réponses indiquent que trois hommes ont terminé des études universitaires de premier cycle (baccalauréat), trois hommes des études collégiales/professionnelles et le septième a terminé son primaire. Cinq hommes étaient à la retraite et les deux autres étaient travailleurs/salariés au moment du groupe. La majorité du groupe rapportait un revenu annuel personnel entre 40 000 $ et 59 000 $ par an. Concernant le statut conjugal, trois hommes étaient célibataires sans partenaires, trois étaient célibataires avec des partenaires occasionnels et deux hommes étaient en relation, dont un en situation maritale. Quatre hommes avaient des enfants (entre un et trois enfants). Enfin, sept hommes s’identifiaient comme hétérosexuels et un comme homosexuel. 

L’objectif de la recherche était de documenter l’aide que les hommes estimaient avoir reçue, notamment en comparant les besoins qu’ils exprimaient au début de leur démarche et leur point de vue après leur participation au groupe. Les questions d’entrevue portaient sur les besoins qu’ils avaient au début de leur démarche, sur leurs craintes, sur ce qu’ils estimaient avoir été aidant, sur les changements réalisés (ou non) à l’extérieur du groupe, dans leur vie, entre leur état au début de leur démarche et l’entrevue post-groupe.

Toutes les entrevues d’une durée moyenne de 45 minutes ont été transcrites, puis ont fait l’objet de lectures répétées. Ce procédé, désigné comme la « lecture flottante » (Mayer, Ouellet, Saint-Jacques, Turcotte et coll., 2000), a permis d’établir une première liste de catégories, ou d’unités de sens, repérées parmi les principaux thèmes abordés. Ces catégories ont été dégagées à partir des mots ou des idées qui revenaient le plus fréquemment. Les lectures suivantes ont permis de vérifier la validité des catégories ainsi créées et d’identifier d’autres catégories et sous-catégories (Mayer, Ouellet, Saint-Jacques, Turcotte et coll., 2000).

En étudiant les catégories générées par une méthode de théorisation ancrée, les chercheurs ont constaté qu’elles coïncidaient avec les repères théoriques de l’aide mutuelle. Il fut donc décidé de classer l’ensemble des extraits d’entrevues sur l’expérience de groupe des participants selon les dynamiques d’aide mutuelle auxquels ils se rapportaient ainsi que ses effets. Cette méthode constitue une analyse de contenu fermé « où les catégories sont déterminées dès le départ par une théorie dont on veut tester les prédictions ou hypothèses » (Landry, 1993, p. 343). La théorie que l’on souhaitait mettre à l’épreuve était la présence de dynamiques d’aide mutuelle. Une grille d’évaluation des dynamiques d’aide mutuelle était donc toute désignée. S’appuyant majoritairement sur les définitions de cette grille (voir tableau 1), les auteurs ont recodé, chacun de leur côté, des extraits d’entrevues portant sur l’expérience vécue en groupe et ont mis en commun leurs résultats. Les extraits ont fait l’objet d’un accord interjuge, et un consensus a été établi après discussion.

Notons que cette recherche présente certaines limites. D’abord, le nombre de participants ne permet pas de généraliser les résultats à l’ensemble de la population d’hommes qui consultent pour des abus sexuels subis, ou qui s’abstiennent de demander de l’aide. De plus, les points de vue des intervenants n’ont pas été documentés, la voix des participants étant l’objet de la recherche. De ce point de vue, une recherche pourrait porter sur l’ensemble du processus et présenter des regards croisés sur ce parcours. Également, cette recherche rapporte les perceptions des hommes sur leur parcours, en comparant leur situation avant le groupe, leur expérience de groupe et ses retombées par la suite. Ce regard rétrospectif n’est pas aussi précis que si des propos avaient été recueillis au cours même de la démarche. Néanmoins, les résultats des entrevues étaient d’un niveau de convergence très élevé, s’accordant sur un soutien reçu de la part du groupe, ainsi qu’une satisfaction quant aux relations interpersonnelles vécues et aux effets de celles-ci sur leur vie.

Résultats

C’est particulièrement le soutien obtenu entre membres du groupe qui a été au coeur des propos recueillis auprès des hommes au sujet de leur expérience de groupe. Ce thème principal a été abordé par les participants sous différents angles qui peuvent être regroupés selon les dynamiques d’aide mutuelle. Les catégories de propos des participants sont ici présentées par ordre selon leur fréquence d’occurrences parmi les témoignages recueillis.

Le soutien mutuel qu’ils rapportent, la compassion des autres membres, constitue en soi une expérience déterminante dans leur parcours. Tout comme faire l’expérience d’être acceptés tels qu’ils sont, avec les difficultés qu’ils ont connues, s’offrir du soutien, se dévoiler et se sentir en sécurité :

C’est d’être entre hommes puis de parler de ce qui nous fait mal… que souvent t’en parleras pas avec personne d’autre que du monde qui comprennent un peu ce que t’as vécu.

Paul

Passer d’un sentiment de solitude et de honte à un partage est un premier pas. Cette révélation de « je ne suis pas seul » crée le désir d’être en contact. De se retrouver entre hommes ayant vécu la même chose constitue un dénominateur commun dans les propos recueillis chez les participants. Le fait de rencontrer des hommes ayant vécu une situation similaire a été une expérience marquante. En effet, des hommes ont parlé pour la première fois des abus sexuels vécus, d’autres en avaient déjà parlé, mais souvent en restant sur l’impression de ne pas avoir été vraiment écoutés, ce qui avait augmenté leur impression d’être seuls, « seuls au monde » comme ont témoigné certains d’entre eux :

On est porté à s’encabaner en pensant qu’on est le seul à avoir vécu ça… pis oups, on apprend qu’y en a un, deux, trois et plus… Ça brise l’isolement. Ça fait du bien de parler, ça [...] avec des personnes, qui ont vécu à peu près les mêmes choses que toi…

René

Le groupe m’a apporté de m’ouvrir les yeux sur d’autres expériences que la mienne et de voir d’autres souffrances que la mienne.

Albert

Cette proximité ou l’impression d’être tous dans le même bateau crée « […] l’esprit de corps, le fait d’être avec d’autres gens qui ont subi la même chose, j’dirais… » (Rémi). En ce sens, les témoignages sont convergents : les hommes ont confié avoir vécu un soulagement du fait de pouvoir se dévoiler graduellement en se sentant en sécurité, dans le sens où non seulement aucun jugement ne serait porté sur eux, qu’on ne banaliserait pas ni ne dramatiserait leur expérience, mais qu’ils seraient accueillis, soutenus et acceptés :

Se révéler devant eux, ça donne l’impression, [...] que t’es normal t’sais, c’est comme au lieu que ça soit un secret honteux que t’as jamais osé dire, pis que si tu l’dis, tu vas être encore plus honteux, tu l’as dit, puis le monde t’ont aimé pareil… les gens t’ont aimé pareil… ça, j’pense que c’est énorme.

Éric

Ce dévoilement peut être graduel, partiel tout en ayant beaucoup de valeur pour les participants.

Ainsi, le fait de « partager [avec] des gens qui comprenaient, qui [ne] jugeaient pas » est fondamental dans l’expérience rapportée par les membres des deux groupes.

Une autre remarque convergente est le sentiment d’appartenir à un groupe. L’engagement des participants a créé une forme de cohésion basée sur le partage de points communs, mais aussi sur la reconnaissance de la variété des expériences et des différences malgré les apparences :

Ç’que j’voyais dans l’groupe c’est qu’on est tous à différents niveaux, y avait un docteur, comme moi qui est sur la construction, qui a pratiquement pas d’éducation… mais quand on allait au groupe on était tous au même niveau.

Paul

Pour plusieurs, le groupe leur a permis de s’ouvrir pour l’une des premières fois par rapport aux agressions sexuelles subies ; ce qui illustre la présence de la dynamique et catégorie sujets tabous abordés permet de sortir de l’isolement, de se sentir normal, de se défaire de la honte :

Le groupe m’a beaucoup aidé parce que ça m’a permis de sortir de l’isolement, d’être entendu pour une première fois. Parce qu’au moment des événements j’avais 9-10 ans.

Jocelyn

Le fait de pouvoir aborder ce secret a atténué le sentiment de solitude, de honte des hommes interrogés. Ils mentionnent qu’ils se sont sentis compris, acceptés et soutenus :

À quelques reprises, j’ai pu sentir qu’ils étaient sincèrement émus, lors de certains moments de nos rencontres, où les échanges étaient intenses. Ça contribuait à un sentiment, chez moi, d’être une personne acceptée et digne d’amour.

Éric

Les discussions en groupe ont également permis de normaliser leurs actions au lieu de perpétuer les sentiments de honte et d’incompréhension face à eux-mêmes :

Le groupe m’a apporté beaucoup, pis de voir que j’étais pas tout seul, puis de reconnaître que c’était tout à fait normal. De normaliser un p’tit peu où j’en étais face à mon rapport aux relations d’intimité.

Albert

En effet, certains ressentaient de la honte non seulement face aux agressions subies, mais aussi face à certains comportements et attitudes qu’ils avaient adoptés. Des hommes ont donc gardé tout aussi longtemps le silence sur ces agressions et sur les problèmes qui en découlaient. Les informations partagées par les professionnels et l’écoute que les membres du groupe ont eue les uns envers les autres ont normalisé ces conséquences des agressions subies :

Mieux comprendre par exemple mes comportements, par exemple de ne pas avoir parlé du problème pendant des années, puis de voir que, que les autres qui ont vécu les mêmes choses ont développé aussi des comportements qui sont… qui sont peut-être un p’tit peu semblables aux miens.

Jocelyn

Le fait d’être soi-même, l’intégrité, l’ouverture et l’écoute sont mentionnés comme faisant partie de la confiance réciproque. Cette réciprocité rejoint la notion d’attentes et de demandes mutuelles dans le sens où les membres s’offrent mutuellement un niveau de dévoilement, de franchise, de présence constante. Ainsi, quelques hommes témoignent du fait que d’avoir partagé les événements passés avec transparence a donné la force à d’autres de s’exprimer : 

En parlant avec transparence, en faisant des efforts pour partager ce qui n’est pas facile, et en étant ouvert à écouter les autres avec respect. Ce sont des ingrédients importants et utiles. Déjà, dans une grande mesure, une expérience nouvelle et un peu importante. Ceux qui nous écoutent sont honnêtes, par ricochet, soi aussi.

Éric

Dans cet ordre d’idées, l’engagement graduel de chacun dans les discussions fut important, même si chacun avait une contribution spécifique, selon son niveau d’aisance à parler en groupe, à mettre en mots ses expériences.

Les entrevues ont clairement révélé la présence d’un partage d’idées et d’informations, de valeurs, de croyances. Les réactions des autres, les réflexions communes ont fait en sorte qu’ils sont devenus des personnes-ressources les uns pour les autres. Les discussions ouvertes sur plusieurs sujets ont généré des occasions de partage d’expériences personnelles, d’expression de points de vue divers, parfois opposés. Un contexte d’espace de parole sécuritaire s’en dégageait. Ceux qui niaient ou rationalisaient la gravité des gestes subis pouvaient de la sorte bénéficier du point de vue des autres pour reconnaître les difficultés qu’ils avaient vécues :

C’était clair dans la façon que, qu’ils étaient soit peinés… ou fâchés… [au moment où il a dévoilé les agressions] Ça m’a ramené à mieux comprendre que j’avais, que j’avais diminué la gravité de ce que j’avais vécu. Puis, c’était bon que je sache ça pour que je puisse… que ça fasse sortir les émotions. J’me sentais tout pogné avec ça cette journée-là.

Albert

Le groupe a ainsi offert un reflet sur les événements, qui a aidé à valider leur souffrance, leur honte et leurs craintes et parfois, à reconnaître la gravité de ce qu’ils avaient subi. Sentir les autres émus par ce qui est confié amène les uns et les autres à se sentir soutenus, appréciés, dignes d’amour.

On retrouve parmi les récits recueillis des extraits qui s’apparentent à la confrontation des idées, le groupe offrant l’occasion aux membres d’entendre un autre son de cloche sur certains sujets. On parle ainsi d’un partage de points exprimés librement, qui évoluent dans le groupe, en toute sécurité. Les observations des participants à ce sujet portent notamment sur les effets positifs que peut comporter le fait de réviser des idées, des convictions sur les abus vécus suite à des chocs d’idées, d’opinions :

Je me suis senti à l’aise de partager, puis à l’aise d’avoir des opinions différentes, des conflits et être moi là-dedans. Pour moi c’est pas juste pour ici ; c’est quelque chose qu’on doit avoir pour la vie de tous les jours.

Albert

Certains se sentaient coupables d’avoir subi des abus et ont eu besoin de se faire dire avec conviction par d’autres qu’ils n’étaient que des enfants. Les participants interrogés ont fait un cheminement face à la honte qu’ils ressentaient du fait de ces abus :

Définitivement, quelque chose a changé, dans le regard que je porte sur moi-même. Un gain en dignité. Comme d’autres ont dit : le fardeau de la honte est maintenant sur les épaules de l’agresseur et de ses complices tacites. Il n’est plus sur les miennes.

Éric

Le fait de valider entre hommes les émotions liées aux agressions et de se confirmer que « c’est pas correct ce qui m’est arrivé » est une source de mieux-être. Ayant dans la plupart des cas vécu dans le secret les effets des abus subis, les réactions des autres leur ont permis de valider leurs émotions ou de revoir certaines croyances concernant leur « participation » ou leur « consentement » face à la personne qui avait posé ces gestes sur eux. Parfois, la culpabilité et la honte demeuraient présentes et les interventions des autres membres du groupe étaient précieuses pour revoir des tendances de certains à se juger encore pour les abus subis :

Le groupe ça m’a permis d’exister avec ce que j’vivais, ce que j’portais, mais qui venait par moments donnés, t’sais, c’est des périodes creuses.

Jocelyn

T’sais, t’es pu en train de subir la chose, t’es en train de t’occuper de la chose, c’est déjà différent, t’es pu une p’tite bête traquée.

Éric

Les perceptions et sentiments de « culpabilité ou d’avoir mal agi » peuvent être ainsi modifiés.

Les tendances autodestructrices peuvent aussi être atténuées lorsque les membres constatent qu’elles sont partagées par d’autres. Par exemple, un homme avait toujours cru que ses difficultés à faire face à son agression s’expliquaient par un manque d’intelligence. En participant aux discussions, il a compris que c’était normal de ressentir de la tristesse et de vivre des conséquences des abus pendant longtemps :

 J’vais avoir moins tendance à me taper d’sus… Ouais j’pensais qu’j’avais une barrière puis à cause de mon intelligence, que j’étais pas assez intelligent pour dealer avec, régler ç’te mal-là… pis là… c’est pas une question d’intelligence c’est… c’est quelque chose de grave qui est arrivé là, c’est pas tout l’monde qui peuvent dealer avec ça.

Arnaud

Pour d’autres, les rétroactions des autres membres du groupe ont permis de sortir d’une certaine banalisation ou rationalisation des événements et de se rapprocher de leurs émotions.

Les hommes mentionnent que le groupe les a amenés à mieux comprendre les conséquences des agressions sur leur vie. Faire des liens entre les abus subis et leurs réactions a participé à leur changement et constitué une aide à la résolution de problèmes. Des participants rapportent que le travail de groupe les a aidés à mieux se comprendre et, par le fait même, à trouver de nouvelles façons de résoudre leurs difficultés :

Les rencontres comportaient un volet de discussion sur les conséquences de l’agression et le mécanisme de ces conséquences. Acquérir une telle compréhension change ma propre image. Mieux comprendre, c’est devenir plus compétent. C’est devenir un peu plus maître de ce que je suis.

Éric

Des participants ont aussi nommé des avantages indirects de leur travail de groupe, comme celui d’en être venus à réfléchir à certaines difficultés rencontrées dans l’ensemble des relations qu’ils ont nouées sur le plan amoureux, familial, social. Ces réflexions sur leurs relations leur ont permis de faire le bilan, mais aussi d’atténuer ou de résoudre certaines difficultés :

On redéfinit avec les événements de la vie nos priorités, puis j’pense que ça, ç’a peut-être eu une influence sur des choix d’amis… des fois t’arrives pis tu dis : j’ai tu besoin de ces amis-là ?… y me reste peut-être dix ans à vivre pis je sais pas si j’veux avoir c’te monde-là dans mon environnement. Ça fait que tout ça, en tout cas moi de ma part, me ramène à un paquet de questionnements. C’est un peu comme si t’embarques dans une thérapie.

Vincent

Le travail de groupe a encouragé les hommes à poursuivre une réflexion sur la façon d’être en relation en général dans leur vie et d’améliorer leurs perceptions d’eux-mêmes et des autres. Par exemple, certains pouvaient ressentir un malaise à intensité variable en présence de proches, ou en public, jusqu’à développer une phobie sociale. Le fait d’être régulièrement en groupe et de faire face au malaise d’être en groupe leur a permis, avec l’aide des autres membres, d’atténuer ce problème :

[Comparativement à avant] j’suis plus ouvert... Plus ouvert à mettons… avant je… j’suis quelqu’un qui sort pas beaucoup. Mais, je sors un peu plus. Rencontrer du monde, c’était ma peur. J’avais toujours peur, pareil comme si je l’avais marqué dans le front [qu’il avait été victime].

Paul

L’empathie et le soutien des autres membres du groupe permettent à chacun d’expérimenter de nouvelles façons de faire et d’être. Notamment, « d’accepter [ses] sentiments d’une manière nouvelle » :

Oui le groupe m’a aidé. C’est sûr que quand on... on vit des choses difficiles, d’en parler puis de vivre ça puis que y a d’autres gens qui ont vécu des problèmes similaires, ça… ça aide toujours [...] mais ça l’a aidé de comprendre peut-être la souffrance des autres, peut-être se situer par rapport à ce qu’on a vécu puis ce que les autres ont vécu aussi...

Vincent

D’autres exemples de retombées ont été documentées, aider un autre homme à prendre conscience de ses ressources personnelles, s’entraider à redonner la responsabilité des abus à l’agresseur, s’entraider à faire face au désespoir, parfois à des idéations suicidaires. Le sentiment d’avoir été utiles a été valorisant pour les participants rencontrés et a induit chez eux un sentiment de compétence face à leurs propres difficultés. Enfin, le groupe a permis à chacun d’expérimenter à la fois la position d’aidant et d’aidé, en étant écouté, soutenu, tout en offrant aussi cette écoute et ce soutien.

Ainsi, même si le travail de groupe n’a pas nécessairement eu d’effets visibles directs sur leurs relations pour tous les participants, il leur a permis de poursuivre une réflexion sur la façon d’être en relation en général dans leur vie :

Au niveau des femmes, j’suis moins… j’suis moins misogyne qu’avant. Parce que moi j’ai été agressé par une femme. Fait que… je les aime puis j’ai peur… quand que c’est eux autres qui me désirent ben là c’est comme la panique, choc post-traumatique. Je suis plus serein qu’avant, j’suis moins en… c’est comme… c’est moins gros comme problématique, malgré que y a beaucoup de choses encore de terrain à voir.

Rémi

Ça fait que tout ça, en tout cas moi de ma part, me ramène à un paquet de questionnements. C’est un peu comme si t’embarques dans une thérapie.

Vincent

Également, certains pouvaient ressentir un malaise en public. Le fait d’être régulièrement en groupe et de parler de ce malaise en groupe a permis d’atténuer ce problème en expérimentant la prise de parole et en s’exposant à des situations, en groupe.

Les propos recueillis indiquent que la force du nombre a constitué une source de motivation à se mobiliser vers l’atteinte des objectifs de groupe et des objectifs personnels :

Y a aussi la force du groupe : tu es plus fort en groupe que tu ne l’es seul. Seul… trop longtemps seul, je trouve qu’on peut s’écraser. On a besoin d’être compris, puis de comprendre. On a marché ensemble.

Albert

Le groupe c’est… un élan pour m’avancer… y a des journées où j’arrivais au groupe où j’étais un petit peu à terre, ça me disait pas. Puis là, oups, j’entendais quelqu’un parler et ça me motivait.

René

Ils passent d’une posture d’aidé à aidant :

Tu passes de « tu subis » à « agir », t’sais. Pis tu passes de t’faire aider à peut-être faire quelque chose qui va en aider d’autres… c’est positif.

Éric

Des participants ont rapporté comme autre effet de leur participation au groupe leur motivation à répondre à des besoins spécifiques par une démarche individuelle auprès d’autres professionnels. Le groupe peut donc être aussi un tremplin vers d’autres démarches par la suite.

Discussion

Bien que le guide d’entrevue ait été constitué de questions générales sur leur parcours de demande d’aide, les observations des participants à la recherche ont surtout porté sur le processus de groupe et sur les bénéfices qu’ils en ont retirés. D’emblée, l’expérience partagée par les participants recoupe plusieurs dimensions de l’aide mutuelle, telles que décrites par Steinberg (2014), justifiant le choix de ce cadre d’analyse. La présence de tous les phénomènes d’aide mutuelle identifiés dans les propos recueillis témoigne de la contribution de ce modèle à un mieux-être chez les hommes ayant été abusés sexuellement dans l’enfance. En effet, l’aide mutuelle comme processus, c’est-à-dire au travers des interactions par lesquelles les membres d’un groupe s’apportent du soutien, a été au coeur de la démarche des deux groupes fréquentés par les participants à la recherche. Ces résultats remettent en question la tendance à l’imposition d’une approche manualisée.

Aide mutuelle comme modèle de travail de groupe auprès d’hommes victimes d’abus sexuels

Les résultats obtenus convergent avec ce que Steinberg nomme les fonctions primaires du groupe, soit la canalisation des forces, la formation du groupe et l’utilisation consciente de soi, lesquelles se sont exprimées en dynamiques d’aide mutuelle telles que décrites précédemment. La canalisation des forces a été rendue possible, comme les participants en ont témoigné, par le fait de se sentir accueillis de façon inconditionnelle, valorisés dans leur prise de parole et dans leurs compétences personnelles. Cette reconnaissance de leurs forces les a incités à partager leurs idées, leurs opinions, de l’information et les a amenés à devenir des ressources les uns pour les autres. Ainsi, les propos des participants concordent avec le modèle de Steinberg selon lequel la prise de conscience de la force collective est une des retombées du travail de groupe. Cette fonction augmente la confiance de chacun et sa détermination à poursuivre les changements à l’extérieur du groupe sur une base régulière. Gitterman (2017) ajoute que cette collectivisation du problème permet d’élargir les perspectives des membres d’un groupe sur leurs difficultés en prenant en compte les contextes externes de leurs problèmes.

Selon Steinberg (2008 et 2014) et Gitterman (2017), la prise de conscience des réalités similaires constitue un résultat du processus d’aide mutuelle. Les hommes interrogés ont souvent témoigné de leur étonnement devant les bénéfices tangibles qu’apportait le seul fait de se retrouver entre pairs. Partager des expériences de vie semblables devient une forme de soutien social qui concourt à réduire un sentiment d’isolement et favorise le soutien mutuel entre pairs (Cohen et Graybeal, 2007 ; Gitterman, 2017). Cette prise de conscience des similarités dans le vécu d’abus sexuel contribue aussi à redonner de l’espoir, aide à retrouver un élan pour amorcer des changements, tels que prendre le risque de se dévoiler à l’intérieur de leur groupe (Gitterman, 2017).

Les participants ont fortement insisté sur l’importance d’évoluer dans un climat de groupe respectueux, transparent, où la confiance et la collaboration sont au rendez-vous, ce qui dans une perspective d’aide mutuelle correspond à la formation du groupe, une autre des fonctions primaires du modèle d’aide mutuelle (Steinberg, 2008). Cette fonction associée au développement d’une communauté d’intérêts et d’un sentiment d’appartenance constitue une autre condition au développement de l’aide mutuelle (Labra et Castro, 2021). Pour les participants, le groupe a constitué un laboratoire social ou une microsociété (Gitterman, 2017), au sein de laquelle ils ont pu vivre des expériences sociales porteuses de changements, comme s’engager dans le groupe, écouter les autres, recevoir du soutien, prendre le risque d’expérimenter le dévoilement de soi de même que de discuter de sujets très intimes. Autrement dit, avoir expérimenté la formation d’un groupe semble avoir constitué un résultat en soi.

Steinberg (2008) considère que l’utilisation de soi permet d’éviter un processus individuel trop intellectuel (p. ex., échanges de conseils) ou sans empathie. De plus, les récits mettent en évidence la présence d’une bienveillance, d’une écoute mutuelle, d’une compréhension profonde et personnelle des situations vécues et/ou des émotions exprimées. Ce résultat semble avoir favorisé chez les participants l’acceptation d’eux-mêmes (émotion, attitude, cognitions, etc.), sous une nouvelle perspective (Shulman, 1999). Dans le cas des victimes d’abus sexuels, l’utilisation de soi permet d’atténuer le sentiment de culpabilité, de honte, ainsi que des perceptions erronées qui ont besoin d’être partagées, telles que l’impression d’être responsable des abus subis. De plus, par cette utilisation de soi, les hommes ont pu vivre une position aidant-aidé et une réciprocité au sein du groupe, ce qui constitue le noyau central du modèle d’aide mutuelle (Gitterman, 2017 ; Steinberg, 2008, 2014 ; Cohen et Graybeal, 2007 ; Berteau, 2006).

Les participants témoignent abondamment de la découverte de solutions à la suite d’un effort commun (Steinberg, 2014). Ils rapportent que le groupe a offert l’occasion de réfléchir ensemble à de nouvelles habiletés à intégrer dans leurs relations avec leur milieu proximal et distal et de se soutenir mutuellement dans l’application de ces nouvelles habiletés à l’extérieur du groupe, ce qui constitue d’autres effets de l’aide mutuelle.

Rôle de l’intervenant

Ces résultats sur l’expérience d’hommes agressés sexuellement durant leur enfance ou leur adolescence font s’interroger sur les compétences professionnelles qui permettent l’émergence de l’aide mutuelle. Dans ce modèle, l’intervenant est l’élément mobilisateur des forces, ce qui veut dire qu’il croit au potentiel de chacun des participants et du groupe comme entité (Steinberg, 2008). En effet, les résultats indiquent que son rôle est de créer un contexte favorable à ce que les membres deviennent des ressources les uns pour les autres, plutôt que de se positionner comme un expert de la problématique.

La philosophie de ce modèle situant l’intervenant comme expert du processus et le membre comme expert du contenu touche à un enjeu crucial, celui du pouvoir entre le professionnel et les membres du groupe. Pour redonner le pouvoir aux membres, il est impératif de poser des gestes qui vont en ce sens et d’aider le plus possible le groupe à reconnaître ce qu’il connaît, ses compétences, ses pistes de solution. Dans un groupe d’aide mutuelle pour des personnes qui ont vécu des abus, le professionnel devient l’expert du processus qui s’emploie à favoriser la prise de parole et la reprise du pouvoir, ce qui est crucial pour des victimes qui en ont été privées lors des agressions vécues et par la suite. L’expertise de l’intervenant tient alors, paradoxalement, dans l’objectif d’être graduellement le moins utile possible pour le groupe, concrétisant cette prise de parole et de pouvoir par les membres.

Si on se base sur le principe selon lequel les membres d’un groupe sont les experts du sujet et de la problématique (donc, du contenu), il est crucial d’appliquer un principe de circularité dans les façons de travailler en groupe ou, comme le fait observer Steinberg (2008), de préconiser la communication croisée qui permet aux membres de s’exprimer librement et à leur rythme, générant ainsi une multitude d’interactions entre les membres, le groupe et la personne-ressource, avec comme conséquence de créer des possibilités multiples de relations d’aide au sein du groupe (Berteau, 2006). Cette façon de travailler induit aussi un processus de prise de pouvoir par le groupe plutôt qu’un processus du haut vers le bas (les connaissances professionnelles vers le groupe) qui risque d’écraser, ou de ne pas faire émerger, les connaissances, le pouvoir des membres du groupe. Soit la posture de vie qu’on souhaite induire chez eux.

Cette circularité au sein du groupe offre aussi la prise de conscience des réalités similaires qui favorise la mobilisation du groupe et qui fait que le problème devient porté par l’ensemble de celui-ci. Ce processus a un potentiel expérientiel de partage très élevé et a davantage de portée thérapeutique que les informations ou les conseils offerts (Wodarski et Feit, 2012). D’ailleurs, cette méthode rejoint de près certains les principes d’une approche sensible au trauma. Par exemple celui d’aider les participants à mieux comprendre leur passé et ses répercussions, à partir de leur propre point de vue, et non à partir de Également, reconnaître en groupe que les émotions sont légitimes et valables favorise une reprise du pouvoir des membres pour faire face aux différents défis auxquels ils sont confrontés en lien avec la victimisation subie (Knight, 2015).

Autrement dit, dans cette perspective, le but à atteindre comme professionnel du travail de groupe est de favoriser les interactions entre les membres et de s’accorder graduellement de moins en moins de temps de parole !

Posture selon une approche manualisée : le professionnel est l’expert du sujet et partage de l’information avec le groupe

Posture selon une approche manualisée : le professionnel est l’expert du sujet et partage de l’information avec le groupe

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Posture selon une approche d’aide mutuelle : le professionnel est responsable de faire circuler l’information et les sources de soutien

Posture selon une approche d’aide mutuelle : le professionnel est responsable de faire circuler l’information et les sources de soutien

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Plus un intervenant valorise la prise de parole en faisant émerger les connaissances et les expériences de vie, plus il incarne un message sous-jacent à ses gestes : les membres sont dépositaires de la connaissance de la problématique qui les réunit et des solutions possibles. Bref, en favorisant la mise en oeuvre de ce processus, on favorise l’intégration du constat qu’en tant qu’hommes, ils ont ces forces et ces compétences (Alaggia et Millington, 2008 ; Sivagurunathan et al., 2019).

La combinaison possible entre les approches manualisée et d’aide mutuelle en travail de groupe

L’analyse des résultats obtenus indiquent l’intégration des modèles d’aide mutuelle (basé sur la réciprocité) et manualisée (basée sur les données probantes) dans un même groupe est possible, malgré leurs différences. Comme on l’a présenté précédemment, les pratiques manualisées offrent typiquement une série d’objectifs et de techniques prescrits. Elles se basent sur la symptomatologie, c’est-à-dire les manifestations pathologiques de la problématique, donc des déficits causés par les abus (p. ex., difficultés à comprendre et réguler ses émotions, impacts des traumas sur la perception de soi ou sur son identité comme homme). De plus, dans ces types de pratiques, l’intervenant a pour rôle de relayer l’information, ce qui le place dans une posture de détenteur du savoir, ou d’expert.

Le corollaire de cette posture professionnelle est qu’elle induit chez les hommes victimes une position d’apprenants, clients, patients. Si on n’y prend pas garde, certaines pratiques manualisées, malgré la pertinence des informations transmises, pourraient reproduire un rapport de pouvoir entre le porteur de savoirs (le professionnel) et ceux qui se retrouvent dans une posture d’apprenants (les victimes). Cette posture peut aussi avoir pour conséquence de négliger les interactions et l’aide que peuvent s’accorder les membres. Comme l’indiquent les résultats de cette recherche, les participants expriment des changements qui sont essentiellement basés sur leur expérience de groupe. En ce sens, le processus génère des résultats en lui-même (Gitterman et Knight, 2013; Steinberg, 2008). En effet, passer d’une perception de soi où la personne tend à se dévaloriser, à estimer que ses opinions ne sont pas entendues, peut-être pas valables, à une représentation de soi (renvoyée par les autres membres du groupe) comme expert du contenu, passer de réceptacle d’information à dépositaire d’information, génère une nouvelle posture face à soi et aux autres. Ils sont invités à contribuer aux discussions, ils passent d’une posture d’« aidés » à une d’« aidants ». De « clients », « patients », à experts de la problématique. Cet aspect est également important sur le plan identitaire car le dévoilement et la demande d’aide peuvent générer de la honte chez les hommes (Sivagurunathan et al., 2019). Dans cette perspective, tout en nommant les blessures subies, on met aussi l’accent sur les forces, les expériences individuelles, familiales et sociales tentées à l’extérieur du groupe par les hommes. On tente d’induire un mouvement vers l’action, la dignité comme homme, la reprise de contrôle, la reconstruction de son identité comme contrepoids à la honte (Kia-Keating et al., 2005). Autrement dit, ces résultats indiquent que pour les participants, le fait de vivre des expériences qui touchent différentes dimensions de leur vie grâce à un processus interactif a plus d’impact sur leur trajectoire de vie que le contenu, l’information qui sont transmis par un intervenant.

De plus, une autre façon de redonner du pouvoir à des victimes est de baser le groupe sur les besoins que les participants expriment eux-mêmes avant et au tout début du groupe. De cette façon, on identifie avec chacun quels sont les changements souhaités, que ce soit sur le plan social, relationnel, identitaire, familial, ce qui est douloureux dans leur vie, ainsi que les façons d’évaluer ces améliorations. De cette façon, chacun s’approprie sa démarche et agit directement sur les situations ou états vécus, ce qui se veut également une reprise de pouvoir.

À titre d’exemple, si au lieu de se baser sur un guide qui contient des informations sur les nombreuses répercussions possibles des abus sexuels subis, on questionne les membres du groupe à ce sujet, non seulement ce contenu sera aussi exhaustif, mais les hommes auront pris la parole, discuté entre eux de la variété des répercussions vécues. Dans une perspective intégrative des pratiques manualisées et de celles axées sur l’aide mutuelle, il est ensuite possible de compléter l’information générée par le groupe à l’aide d’un guide conçu à partir de données probantes. Ainsi, après avoir mis en valeur le savoir des membres et leur perspective sur les sujets abordés (Weller, Huang et Cherubin, 2015), ces données sont mises au service du groupe. Les réalités vécues par les hommes sont plus complexes que ce qu’un concentré de résultats de recherche peut présenter, qu’il s’agisse des contextes des abus, de la diversité des répercussions et des façons d’y faire face (Ellis et al., 2020 ; Sivagurunathan et al., 2019). Donner la parole aux participants permet donc de rendre compte de l’ensemble des réalités vécues et de coconstruire le problème en groupe.

Cette reprise de pouvoir est un processus et un résultat à la fois, dans le sens où l’expérience offerte incarne, concrétise cette prise de parole. On redonne le pouvoir aux hommes qui ont été contraints au silence par leur agresseur ; ils deviennent maîtres à bord. En ce sens, le modèle d’aide mutuelle rejoint les principes d’une approche basée sur le genre et sensible au trauma (trauma-informed and gender-responsive care) (Alaggia et Millington, 2008 ; Crable, Underwood, Parks-Savage et Maclin, 2013). Selon cette approche, les forces et les compétences des survivants devraient être soulignées et utilisées en intervention, de façon à générer de l’espoir, la reprise de pouvoir et la mise en lumière de leur résilience (Elkins, Crawford et Briggs, 2017 ; Fallot et Bebout, 2012). Dans cette ligne de pensée : « Offering choices throughout service provision should be made a top priority in decreasing issues of power within the therapeutic relationship ( Fallot & Bebout, 2012; Foster et al., 2012; Sorsoli et al., 2008)» (Elkins, Crawford et Briggs, 2017, p. 122).

Cette prise de parole est susceptible de devenir porteuse de métachangements, c’est-à-dire que le changement est vécu, intégré, sans être nécessairement nommé, car il est dans l’agir, dans l’attitude, dans l’expérience. Le groupe devient un tremplin pour relever les changements de chacun dans sa façon d’être, de participer à un « laboratoire social » qu’est le groupe dans lequel on tente des expériences sociales en toute sécurité. Les participants ont donc l’occasion de réfléchir et d’expérimenter des relations sociales de façon variée (Fradkin et Struve, 2018). Cette expérience relationnelle entre membres peut également jouer une fonction réparatrice en réponse aux blessures psychiques telles que les traumas ou les blessures liées à une histoire d’attachement défavorable (Godbout et al., 2019). En effet, de nouvelles expériences relationnelles, dans un contexte sécuritaire, où leur intégrité est protégée, favorise graduellement un sentiment de sécurité et de compétence, ainsi que de nouvelles consolidations d’expériences relationnelles positives (Ellis et al., 2020). Ce qui permet de se mettre au défi, voire se confronter à des peurs, des malaises à un niveau modéré, permettant de vivre des réussites (Turcotte et Lindsay, 2019). Dans cette perspective, l’intervenant est responsable du processus et non du résultat. Et c’est justement le processus qui génère des résultats !

L’écoute des membres et la discussion entre eux permettent une mise en commun des abus vécus, des relations avec les agresseurs, des effets, des façons d’y faire face, créant une somme de connaissances, permettant dans un même temps, un même lieu, la coexistence de réalités multiples, multidimensionnelles. Cet agrégat de connaissances générées par le groupe permet d’éviter le piège de la généralisation ou de la simplification des problématiques que peut générer une pratique basée sur les données de recherche (Gitterman et Knight, 2013). Dans cette perspective, l’expérience vécue par les membres devrait être priorisée, puis complétée par le savoir scientifique. Ainsi, une rencontre entre les deux modèles est souhaitable. Si on priorise les points de vue des membres (et non pas des « clients » ou des « patients », termes qui impliquent une relation d’expert à aidés) en tant qu’experts du sujet et que l’on valorise un processus de prise de parole, les deux types de connaissance peuvent se marier dans une pratique de travail de groupe en évolution (Weller, Huang et Cherubin, 2015 ; Gitterman et Knight, 2013).

En somme, ces deux façons de travailler avec le groupe peuvent se rencontrer et être utilisées simultanément. Alors que le travail de groupe centré sur l’aide mutuelle est méconnu, les pratiques manualisées sont largement utilisées et peu soumises à un examen critique (Galinsky, Terzian et Fraser, 2006 ; Weller, Huang et Cherubin, 2015). Pourtant, une rencontre est possible et souhaitable entre ces deux façons d’intervenir en groupe, sous la forme d’une approche basée sur l’aide mutuelle, éclairée par les données probantes. En effet, les écrits sur les parcours d’hommes victimes d’abus sexuels indiquent la complexité, la diversité des situations vécues et de leurs répercussions. La souplesse d’un modèle hybride et son caractère intégratif des nombreuses dimensions (identitaires, relationnelles et sociales) du problème et des besoins des hommes en font un modèle prometteur.

Conclusion

Les résultats de cette recherche-action apportent des pistes de réponse en matière de pratiques prometteuses auprès d’hommes ayant vécu des abus sexuels durant leur enfance ou leur adolescence. En effet, ces résultats indiquent que l’aide mutuelle sert de catalyseur à une démarche en profondeur permettant d’ancrer l’intervention de groupe dans les objectifs identifiés par les hommes au début du processus. Cette pratique permet de répondre aux difficultés qu’ils vivent, en tenant compte de la spécificité de chaque situation, au-delà des connaissances théoriques qu’un guide d’animation peut contenir. Le groupe devient alors un « laboratoire social » dans lequel le processus devient aussi un résultat : se dévoiler et être accepté, se confier et être écouté, aider les autres à combattre la honte vécue et soigner la sienne. En effet, la construction d’une vie de groupe permet de redéfinir l’identité des membres et de transférer les habiletés développées dans le groupe à l’extérieur de celui-ci, dans leur vie sociale, amoureuse, familiale et de travail. En ce sens, le processus génère des résultats en lui-même. Cette expérience positive génère de la confiance, un sentiment de réussite, d’acquisition de compétences nouvelles susceptible de jouer une fonction réparatrice de traumas ou de blessures liés à un histoire attachement défavorable.

L’analyse des résultats de cette étude a permis de mettre en lumière les retombées d’un groupe centré sur l’aide mutuelle ainsi que la possibilité de créer des passerelles entre ce modèle et les pratiques manualisées, basées sur des données de recherche. En effet, les connaissances sur lesquelles reposent ces dernières viennent en appui aux savoirs détenus par le groupe et non le contraire. Ce faisant, on évite de reproduire dans le groupe une relation de pouvoir à l’intérieur de laquelle le participant est un apprenant face à l’intervenant-expert, reproduisant ainsi un déséquilibre de pouvoir tel que celui propre aux situations abusives. Plus encore, on concrétise notre intention de faire sentir aux membres que la parole est à eux, qu’ils sont maîtres à bord, qu’ils sont les experts de leur situation et qu’ils possèdent, comme hommes, les forces, la capacité de s’offrir du soutien, avec notre aide professionnelle au besoin. Bref, on aide des hommes à s’entraider et l’aide mutuelle correspond aux caractéristiques des pratiques prometteuses qui à la fois tiennent compte de la socialisation masculine et est sensible aux traumas (trauma-informed and gender-responsive care).

Ces conclusions sont valables pour les groupes d’intervention auprès de victimes d’abus sexuels, mais pourraient également l’être pour d’autres clientèles qui ont besoin de retrouver un sentiment de sécurité, d’intégrité, de confiance, de bienveillance, de reprise de la parole après un silence alourdi par la honte et le secret.