Corps de l’article

La lutte contre les violences sexuelles constitue un enjeu fondamental des regroupements et mouvements féministes au Québec. Au cours des dernières années, l’attention accordée à cette problématique a mené à la publication de nombreux rapports et documents dénonçant sa prévalence et les conséquences qu’elle engendre dans les vies de celles et ceux qui en sont victimes (Baril et Laforest, 2018). Au-delà de ces données essentielles, nous n’en savons cependant encore que très peu sur les caractéristiques des violences vécues par les femmes et il n’existe actuellement pas de portrait complet de ce type de victimisation au Québec (Secrétariat à la condition féminine, 2016). Malgré la volonté accrue des organismes communautaires de la province de brosser un portrait détaillé de leur clientèle, peu d’entre eux disposent des ressources nécessaires pour mener à bien ce projet. Les démarches de centralisation des données interrégionales sur les caractéristiques des femmes fréquentant les centres d’aide sont encore plus rares. Le présent article vise à répondre en partie à cet important besoin en offrant un portrait approfondi des violences sexuelles dévoilées par des femmes fréquentant les Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), comprenant une comparaison entre les situations de violences sexuelles intrafamiliales et extrafamiliales.

Les mouvements de dénonciation des violences sexuelles ayant eu lieu au cours de la dernière décennie et se poursuivant encore aujourd’hui ont permis de constater à quel point les statistiques judiciaires concernant ce type de crime ne représentent en réalité que la pointe de l’iceberg. Les enquêtes et sondages sur les violences sexuelles autodéclarées indiquent en effet des taux de victimisation beaucoup plus élevés que le nombre de plaintes reçues par les autorités (Baril et Laforest, 2018). En effet, la violence sexuelle est moins susceptible de faire l’objet d’une plainte à la police que les autres types d’agression ; dans un récent sondage canadien, seulement 5 % des femmes ont affirmé avoir dénoncé l’agression sexuelle la plus grave dont elles ont été victimes à la police, comparativement à 26 % d’entre elles pour l’agression physique la plus grave (Cotter et Savage, 2019). À l’international, la prévalence estimée de la victimisation sexuelle avant l’âge de 18 ans se situe entre 8 % et 31 % chez les filles et entre 3 % et 17 % chez les garçons (Barth et al., 2013). Au Québec, 22 % des femmes et 10 % des hommes rapportent avoir vécu une agression sexuelle avant l’âge de 18 ans (Hébert et al., 2009). Les agressions touchent également un grand nombre de femmes adultes : des données canadiennes estiment à plus d’un demi-million le nombre d’agressions sexuelles commises à l’endroit de femmes âgées de 15 ans ou plus lors de l’année 2014 seulement (Conroy et Cotter, 2017). Les données issues de cette même enquête confirment que les femmes, les jeunes, les Autochtones, les personnes célibataires, les personnes s’identifiant comme homosexuelles ou bisexuelles et celles ayant une « moins bonne santé mentale », de même que les personnes ayant vécu de l’itinérance ou ayant été victimes de mauvais traitements dans l’enfance, sont les plus à risque d’être victimes d’agression sexuelle. Il est bien documenté dans la littérature sur les violences sexuelles que ces dernières ont des répercussions dans plusieurs sphères de la vie des personnes victimisées (relations interpersonnelles, santé mentale, santé sexuelle, etc.) (Jina et Thomas, 2013 ; Amado, Arce et Herraiz, 2015 ; Bigras et al., 2020).

Les données des enquêtes sur les taux de prévalence des violences sexuelles varient en fonction des définitions utilisées (par ex. : utilisation de la définition plus restrictive du Code criminel ou inclusion d’autres formes comme le harcèlement sexuel). Les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) aux États-Unis recommandent de prendre en compte diverses formes de violence en plus des agressions sexuelles avec contact (Basile et al., 2014). Pour rendre compte de cette diversité, l’utilisation de l’expression « violence sexuelle » sera privilégiée au sein de cet article. Le terme « agression sexuelle » est utilisé pour rendre compte des résultats d’études ayant eu recours à la définition légale plus restreinte.

Le dévoilement d’une situation de victimisation sexuelle peut représenter un événement particulièrement difficile et préoccupant pour les personnes affectées et leur entourage. Plusieurs ressources viennent en aide aux personnes ayant subi ces violences au Québec. Parmi celles-ci, les CALACS sont une figure de proue tant du point de vue des services d’aide directe offerts aux femmes et aux adolescentes que de celui de leur présence sur la place publique et politique.

Les CALACS, des ressources spécialisées à travers le Québec

Il existe actuellement près de 40 CALACS sur le territoire québécois, dont 26 sont membres du Regroupement québécois des CALACS (RQCALACS)[1]. Les CALACS membres de ce regroupement sont des organismes féministes à but non lucratif. L’intervention féministe, privilégiée dans les CALACS, place les femmes et les adolescentes au coeur de leur démarche et vise à les soutenir dans une relation d’aide non hiérarchique pour qu’elles reprennent du pouvoir sur leur vie. La mission des CALACS s’articule autour de trois volets : aide directe, prévention/sensibilisation et lutte. Les services offerts en aide directe varient d’un centre à un autre, mais incluent généralement le groupe de soutien, l’intervention en suivi individuel, l’accompagnement dans les processus sociojudiciaires et l’intervention auprès des proches d’une victime.

Il y a plus de quinze ans, le profil de 64 femmes bénéficiaires des services d’aide a été dressé dans le cadre de l’évaluation d’une intervention de groupe menée dans trois CALACS. Les données révèlent une situation préoccupante pour les femmes victimes, notamment un taux de revictimisation sexuelle élevé, 71,9 % des femmes ayant subi deux situations de violence sexuelle ou plus au cours de leur vie (Bergeron et Hébert, 2006). Face à ces résultats, il importe de mieux documenter les violences sexuelles, leurs caractéristiques et leurs impacts sur les femmes et les adolescentes victimes à l’échelle de la province, particulièrement dans un contexte où l’information à ce sujet est limitée.

Contexte et objectifs de l’article

En partenariat avec le RQCALACS, deux chercheures ont développé un outil standardisé visant à mieux documenter les caractéristiques des violences sexuelles subies par les femmes et les adolescentes sollicitant les services d’aide des CALACS. Depuis 2016, cette grille informatisée facilite la compilation des données à l’échelle provinciale pour ces organismes, rendant ainsi possible la construction d’un portrait des expériences de violences sexuelles rapportées par les femmes et les adolescentes.

Le présent article[2] vise à documenter les caractéristiques des situations de violence sexuelle dévoilées par les femmes et les adolescentes bénéficiaires des services des CALACS. L’article permet également de comparer certaines caractéristiques selon la nature de la situation de violence vécue (intrafamiliale ou extrafamiliale). La violence sexuelle intrafamiliale est généralement définie comme une agression commise par un membre de la famille ou par une figure parentale (Selvius et al., 2018). La violence extrafamiliale est commise par toute autre personne, étrangère ou non à la personne victime.

Méthodologie

La collecte de données s’est effectuée à l’aide de cette nouvelle grille standardisée prenant la forme d’un questionnaire en ligne, utilisée par 26 CALACS participants entre les mois d’avril 2015 et de mars 2016 dans 16 régions administratives du Québec.

La grille standardisée sous forme de questionnaire en ligne

Le questionnaire comprend deux sections. La première section vise à recueillir les informations sur la situation de violence sexuelle ayant incité la personne victime à contacter le CALACS (nommée « situation motivant la demande d’aide »). La deuxième section est remplie lorsque les personnes victimes dévoilent aux intervenantes une ou plusieurs autres situations de violence sexuelle vécues (la grille permet un maximum de trois autres situations).

Définition opérationnelle d’une situation de violence sexuelle. Une situation de violence sexuelle fait référence à un ou des événements commis par un.e même agresseur.e ou un même groupe d’agresseur.e.s et peut impliquer plusieurs gestes à des moments différents, peu importe la fréquence et le lieu. Cela signifie qu’une seule situation de violence sexuelle peut compter un ou plusieurs épisodes étalés dans le temps, ainsi qu’un.e ou plusieurs agresseur.e.s (par ex. : le cas de plusieurs agressions sexuelles perpétrées par un parent sur plusieurs années est considéré comme une situation). Une situation de violence sexuelle est considérée comme distincte si elle est commise par un individu ou un groupe d’individus différent.

Une série de questions permet de colliger les caractéristiques de chaque situation de violence sexuelle dévoilée. Pour l’ensemble des résultats présentés dans cet article, des analyses descriptives et bivariées ont été effectuées, ainsi que des analyses à réponses multiples (« multiple response analysis »). Cette procédure est une analyse de fréquences pour des données qui comprennent plus d’une réponse par personne participante. Une variable distincte est ainsi créée pour chacune des réponses valides pour la question. Les variables sont décrites dans les prochaines lignes.

Type de violence sexuelle. Le questionnaire distingue l’agression sexuelle avec contact (attouchement, frottement, pénétration orale, vaginale, anale), l’agression sexuelle sans contact (exhibitionnisme, voyeurisme, message ou image obscène par téléphone ou autre moyen technologique), le harcèlement sexuel (paroles ou actes à connotation sexuelle répétés et non désirés) et l’exploitation sexuelle (contraindre une personne à la prostitution, danse nue, pornographie ou traite sexuelle afin d’en soutirer de l’argent).

Répétition (nombre d’épisodes). Pour chaque situation de violence sexuelle dévoilée, le nombre d’épisodes est précisé avec les choix suivants : une seule fois (1 épisode), à quelques reprises (2 à 10 épisodes) ou de manière chronique (plus de 10 épisodes).

Lieux où se sont produites les violences sexuelles. Le lieu réfère à l’endroit où la situation de violence sexuelle a principalement eu lieu. Dans les cas où une situation s’est déroulée dans plusieurs lieux, seul l’endroit le plus significatif selon les propos de la personne victime a été colligé. Un choix de réponses est offert, avec la possibilité d’inscrire un autre lieu.

Caractéristiques des individus commettant les agressions. Des informations sur les individus responsables des agressions sont recueillies auprès des personnes victimes (maximum de trois agresseur.e.s par situation de violence sexuelle). Les variables sont le nombre, le sexe (féminin ou masculin), l’âge au moment des gestes de violence sexuelle commis (< 18 ans ou ≥ 18 ans), ainsi que le lien entre la personne victime et l’individu agresseur. Pour cette dernière variable, différents choix de réponses sont offerts, tels que : famille immédiate (parent, fratrie, conjoint d’un parent, enfant du ou de la conjoint.e), famille élargie (oncle, tante, cousin.e, grand-parent, conjoint.e d’un membre de la famille, parent d’accueil), partenaire amoureux/intime, personne de l’entourage ou personne inconnue. Pour les fins d’analyse du second objectif, ces choix ont été regroupés en deux ensembles : intrafamilial (famille immédiate et famille élargie) et extrafamilial (tous les autres choix).

Âge au début de la situation de violence sexuelle. Cette variable fait référence à l’âge de la personne victime au moment où a débuté la situation de violence sexuelle. Les choix de réponses possibles sont présentés sous forme d’intervalles (5 ans et moins, 6 à 11 ans, 12 à 17 ans, etc.).

Durée. Pour chaque situation de violence sexuelle dévoilée, le temps écoulé entre le premier et le dernier événement est indiqué.

Dévoilement antérieur à la demande au CALACS. Les questions portent sur le dévoilement antérieur de la situation de violence sexuelle motivant la demande (oui/non), les personnes à qui la personne victime a dévoilé sa situation et le délai entre le dernier événement de violence sexuelle et le premier dévoilement.

Délai entre la demande au CALACS et le dernier épisode de violence sexuelle qui motive la demande. Ce délai correspond au nombre de mois ou d’années s’étant écoulés durant cette période.

Procédure de collecte des données

Les questionnaires ont été remplis par les intervenantes des CALACS en fonction des réponses fournies par les femmes et les adolescentes sollicitant des services à leur organisme, et ce, peu importe si la demande a mené à une intervention psychosociale ou non. Dans les cas où une personne victime aurait fait plus d’une demande d’aide au cours de la même année, un seul questionnaire a été rempli.

Il était suggéré aux intervenantes de remplir les questionnaires pendant ou immédiatement après la demande d’aide, qui peut se tenir au téléphone ou en personne. Les informations obtenues ultérieurement pouvaient être ajoutées au questionnaire en ligne entamé à l’aide d’un code unique. Afin d’assurer un degré d’uniformité optimal entre les données recueillies par les CALACS de la province, l’équipe de recherche a fourni un guide explicatif aux équipes d’intervention. Ce guide fournit certaines définitions opérationnelles, des précisions sur les choix de réponses ainsi que des exemples à partir de mises en situation.

Pour procéder à l’évaluation d’une demande d’aide, plusieurs intervenantes abordaient déjà la majorité des aspects intégrés dans l’outil standardisé. Ainsi, la conversation entre l’intervenante et la personne victime lors de la demande d’aide permettait d’obtenir ces informations de manière fluide, sans donner à la personne l’impression de répondre à un questionnaire. Il importe de préciser que le bien-être et le confort de la personne victime prédominaient sur la collecte des informations, c’est pourquoi des intervenantes s’abstenaient de poser certaines questions lorsque la situation l’imposait (détresse importante, impression que la personne ressentait un inconfort marqué, etc.). Par conséquent, les taux de réponse diffèrent d’une variable à une autre, puisqu’il pouvait arriver que les intervenantes ne posent pas une question (non demandé) ou que la personne victime ne connaisse pas la réponse ou préfère ne pas répondre (non divulgué). Ce projet a obtenu une approbation éthique de la part du Comité institutionnel d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université du Québec à Montréal.

Profil sociodémographique des participantes

Des 1 851 questionnaires remplis, 27 ont été retirés en raison d’une absence d’information sur les situations de violences sexuelles subies. Ainsi, l’échantillon compte 1 824 participantes. Au moment de remplir le questionnaire, la majorité d’entre elles se situaient dans les tranches d’âge de 18 à 34 ans (38,2 %) et de 35 à 49 ans (24,7 %), alors que 16,8 % d’entre elles étaient âgées de moins de 18 ans, 17,6 % avaient entre 50 à 65 ans et un petit nombre étaient âgées de plus de 65 ans (2,7 %). La majorité d’entre elles s’identifient comme hétérosexuelles (93,5 %) et 6,5 % comme faisant partie de la diversité sexuelle (lesbienne, bisexuelle, pansexuelle ou autre). Une faible proportion de femmes et d’adolescentes s’identifient comme immigrantes ou réfugiées (4,2 %), comme personnes racisées (5,4 %) ou comme Métisses, Inuites ou Autochtones vivant au sein d’une réserve en communauté ou hors communauté (3,4 %). Par ailleurs, 3,6 % des personnes de l’échantillon déclarent vivre avec un handicap physique et 2,7 % avec un handicap intellectuel.

Résultats

Les analyses des 1 824 questionnaires colligés durant une année procurent un portrait général de l’ensemble des situations de violence sexuelle dévoilées par les personnes victimes faisant appel aux services d’aide d’un CALACS. Nous présentons tout d’abord les caractéristiques de l’ensemble des situations de violence sexuelle rapportées par les femmes, puis les caractéristiques des individus ayant commis les gestes de violence sexuelle telles que décrites par les participantes. Ensuite, nous produisons un portrait plus détaillé de la situation de violence sexuelle ayant motivé la demande d’aide de la part des personnes victimes, en comparant les situations intrafamiliales et extrafamiliales. La dernière section traite du dévoilement.

Caractéristiques des situations de violences sexuelles rapportées

Pour les 1 824 femmes et adolescentes ayant contacté les CALACS durant la période visée, un total de 3 039 situations de violence sexuelle ont été dévoilées par celles-ci : 60,6 % des femmes rapportent une seule situation de violence sexuelle, 21,0 % d’entre elles en dévoilent deux, 9,6 % ont divulgué trois situations de violence sexuelle et 8,8 % ont subi quatre situations de violence sexuelle ou plus (cf. la définition opérationnelle d’une situation de violence sexuelle dans la méthodologie).

Les informations sur les caractéristiques détaillées plus bas font référence aux 2 971 des 3 039 situations rapportées pour lesquelles ces informations sont disponibles (Tableau 1). De ces situations, 91,4 % sont catégorisées comme une agression sexuelle avec contact physique et 4,5 % comme une agression sexuelle sans contact physique, 2,1 % comme du harcèlement sexuel et 2,0 % comme une situation d’exploitation sexuelle. Dans 57,1 % des cas, l’agression constitue un événement unique, survenu à une seule occasion. Dans les autres cas, 18,0 % des situations sont dites répétitives, c’est-à-dire qu’elles comptent entre 2 et 10 événements, et 24,9 % sont dites chroniques puisqu’elles comptent plus de 10 événements commis par une même personne ou un même groupe de personnes. En forte majorité, les situations de violence sexuelle sont survenues dans une résidence ou une propriété privée (80,7 %), dont le domicile familial (résidences où cohabitent la personne victime et l’individu agresseur), le domicile de la personne agressée et celui de l’individu agresseur. Dans une plus petite proportion (11,6 %), les femmes identifient un lieu public (intérieur ou extérieur).

Tableau 1

Caractéristiques des situations de violence sexuelle rapportées (n = 2 971)

Caractéristiques des situations de violence sexuelle rapportées (n = 2 971)

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Caractéristiques des individus ayant commis les gestes de violence sexuelle

Le questionnaire comporte des questions concernant les personnes ayant commis les gestes de violence sexuelle. Notons que certaines situations de violence sexuelle impliquent plusieurs agresseurs. Dans l’échantillon, 89,7 % des situations de violence sexuelle rapportées impliquaient un seul individu agresseur et 10,3 % plus d’un agresseur (pour un total de 3 367 agresseur.e.s). Ces individus sont quasi exclusivement identifiés comme des hommes (97,6 % comparativement à 2,4 % de femmes). Au moment des gestes, 19,8 % d’entre eux étaient âgés de moins de 18 ans et 80,2 % étaient des adultes (18 ans et plus). La forte majorité des violences sexuelles rapportées par les femmes ont été perpétrées par des individus connus d’elles, seulement 10,7 % étaient des inconnus. Parmi les individus identifiés comme les responsables des agressions, 33,5 % sont une personne de l’entourage (par ex. : une connaissance, un ami de la victime, un ami de la famille), 23,9 % sont un membre de la famille immédiate et 15,1 % sont un partenaire amoureux ou intime. Parmi les autres liens cités, 12,8 % sont des membres de la famille élargie et 3,0 % sont un proxénète ou un client (autres réponses = 1 %).

Comparaison des situations de violence sexuelle intra- et extrafamiliales

Cette section concerne exclusivement la situation de violence sexuelle ayant motivé les femmes à demander des services d’aide à un CALACS. Le questionnaire fournit des informations supplémentaires pour cette situation de violence sexuelle. À des fins comparatives, l’échantillon a été divisé en quatre groupes mutuellement exclusifs qui tiennent compte de l’âge des personnes victimes au moment où ont débuté les événements et de leur lien avec l’individu agresseur : violence sexuelle intrafamiliale perpétrée à l’endroit d’une personne mineure (Intra < 18 ans), violence sexuelle intrafamiliale perpétrée à l’endroit d’une personne majeure (Intra ≥ 18 ans), violence sexuelle extrafamiliale perpétrée à l’endroit d’une personne mineure (Extra < 18 ans) ou violence sexuelle extrafamiliales perpétrée à l’endroit d’une personne majeure (Extra ≥ 18 ans). En raison de la faible fréquence des violences sexuelles intrafamiliales commises envers une personne majeure (n = 36), le groupe « Intra ≥ 18 ans » a été exclu des analyses subséquentes. Les résultats qui suivent sont donc basés sur un échantillon de 1 664 femmes et adolescentes (Tableau 2).

Pour ces 1 664 personnes victimes, la situation de violence sexuelle a débuté alors qu’elles étaient âgées en moyenne de 13,6 ans (écart type [ét] 12,8) ; l’âge moyen au moment de contacter le CALACS est de 28,9 ans (é.t. 12,5). Comme le questionnaire prévoit des choix de réponses sous forme de tranches d’âge, les choix de réponses catégoriels ont été transformés selon la valeur la moins élevée de chaque catégorie (par ex. : 6 ans pour la catégorie 6-11 ans) afin de calculer les moyennes. Les analyses ont permis d’observer que l’âge au début de la situation de violence sexuelle varie selon que la violence est intra- ou extrafamiliale, concernant les épisodes ayant débuté dans l’enfance ou à l’adolescence : 5,2 ans pour le groupe « Intra < 18 ans » et 9,4 ans pour le groupe « Extra < 18 ans ». Au moment de contacter le CALACS, les femmes du groupe « Extra < 18 ans » sont significativement plus jeunes (moyenne de 24 ans) que celles des deux autres groupes dont l’âge moyen se situe près de la mi-trentaine.

La durée des situations de violence sexuelle se révèle significativement plus longue dans les cas de violence sexuelle commise en contexte intrafamilial sur une personne d’âge mineur. En effet, les situations s’étalant entre deux et cinq ans et celles durant plus de cinq ans sont significativement plus fréquentes dans le groupe « Intra < 18 ans » (respectivement 24,5 % et 39,3 %), en comparaison des deux autres groupes. À l’inverse, une différence significative est observée pour les situations correspondant à des épisodes uniques, avec la plus grande proportion dans le groupe « Extra ≥ 18 ans » (71,6 %), suivie par le groupe « Extra < 18 ans » (55,4 %) et, finalement, par le groupe « Intra < 18 ans » (15,5 %).

Tableau 2

Caractéristiques des situations de violence sexuelle motivant les demandes d’aide au CALACS, selon l’âge de la victime lors des événements et le lien avec l’agresseur (n = 1 664)

Caractéristiques des situations de violence sexuelle motivant les demandes d’aide au CALACS, selon l’âge de la victime lors des événements et le lien avec l’agresseur (n = 1 664)

Note : Les lettres présentées en indice (a, b, c) qui sont différentes indiquent que les proportions des groupes diffèrent significativement les unes des autres (p < 0,05). La comparaison des lettres doit être effectuée horizontalement.

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Des différences sont également notées pour le dévoilement. Dans les trois groupes, une forte majorité de femmes avaient déjà dévoilé la violence sexuelle subie avant de contacter le CALACS, mais cette proportion est significativement plus élevée dans le groupe « Intra < 18 ans » (94,2 %), en comparaison du groupe « Extra ≥ 18 ans » (89,7 %). Il est à noter qu’il y a des différences significatives dans le délai entre la fin de la situation de violence sexuelle et le dévoilement à une personne selon les groupes : les femmes du groupe « Extra ≥ 18 ans » sont plus nombreuses à avoir dévoilé la situation de violence sexuelle moins d’un mois suivant la fin de la situation (65,7 %), comparativement aux deux autres groupes (20,0 % pour « Intra < 18 ans » et 40,4 % pour « Extra < 18 ans »). À l’autre extrême, le groupe « Intra < 18 ans » présente une proportion significativement plus élevée de femmes ayant dévoilé la situation 11 ans et plus après le dernier épisode (35,6 % comparativement à 15,5 % pour le groupe « Extra < 18 ans » et à 4,7 % pour le groupe « Extra ≥ 18 ans »).

Les délais entre la fin de la situation de violence sexuelle et la demande d’aide faite au CALACS varient aussi de manière significative d’un groupe à un autre. Notamment, 41,5 % des femmes du groupe « Extra ≥ 18 ans » ont fait une demande d’aide moins d’un mois suivant la fin de la situation (14,4 % du groupe « Extra < 18 ans » et 2,9 % du groupe « Intra < 18 ans »). À l’inverse, la demande de service auprès d’un CALACS est faite 11 ans ou plus après le dernier épisode de violence sexuelle pour 72,6 % des femmes du groupe « Intra < 18 ans », comparativement à 40,9 % des femmes du groupe « Extra < 18 ans » et à 11,2 % des femmes du groupe « Extra ≥ 18 ans »[3].

Les personnes qui reçoivent le dévoilement de la situation de violence sexuelle

La section précédente précise que plus de 90 % des femmes et des adolescentes ont dévoilé la situation de violence sexuelle subie. Le dévoilement est plus fréquemment fait auprès d’une personne de l’entourage personnel. En effet, parmi les femmes de l’échantillon total, 54,7 % ont parlé de la situation de violence sexuelle à un.e membre de leur famille et 37,9 % l’ont fait auprès d’une personne intime de confiance (ami.e ou conjoint.e). Un nombre considérable de femmes ont dévoilé la situation de violence sexuelle à des ressources plus formelles : 37,3 % à un.e intervenant.e dans le domaine psychosocial, 15,3 % aux forces policières (cela n’implique pas nécessairement une plainte) et 12,3 % à un.e professionnel.le de la santé (par ex. : un médecin). À noter que seulement 0,3 % des femmes ayant fait un dévoilement ont partagé leur vécu de violence sexuelle sur les réseaux sociaux.

Discussion

Les données présentées dans cet article permettent de brosser un portrait détaillé des situations de violence sexuelle rapportées par 1 824 femmes et adolescentes qui ont fait une demande d’aide auprès d’un CALACS au Québec. D’abord, les résultats révèlent un taux élevé de revictimisation sexuelle : plus de 4 femmes sur 10 disent avoir subi au moins deux situations distinctes de violence sexuelle au cours de leur vie, et près d’une femme sur 10 rapporte au moins quatre situations distinctes. Ces résultats concordent avec la récente méta-analyse de Walker et al. (2019) dans laquelle les chercheur.e.s concluent que près de la moitié des victimes d’agression sexuelle sont revictimisées.

En ce qui concerne les types de violences, la très forte majorité des situations rapportées représentent des agressions sexuelles avec contact (91,4 %). Près du quart des situations de violence sexuelle dévoilées par les femmes de l’échantillon correspondent à des situations chroniques avec de multiples épisodes d’agression (plus de 10 épisodes), démontrant ainsi le caractère répétitif des violences subies.

D’autre part, les résultats obtenus confirment les caractéristiques des individus responsables des violences sexuelles documentées dans la littérature scientifique : la quasi-totalité des individus responsables sont des hommes (97,6 %), en majorité des adultes (80,2 %), et ils sont très fréquemment des personnes connues faisant partie de l’entourage immédiat des personnes victimes. Ces résultats concordent avec les dernières statistiques canadiennes disponibles quant aux agressions sexuelles autodéclarées (Conroy et Cotter, 2017), hormis une différence concernant la proportion plus élevée d’agresseur.e.s inconnu.e.s (44 %) dans l’échantillon canadien en comparaison de notre échantillon (10,7 %). Cette différence peut partiellement s’expliquer par le fait que les situations de violence sexuelle commises par des partenaires amoureux sont exclues de l’enquête canadienne. Il est aussi à noter que les auteur.e.s de l’enquête jugent que les données concernant les agressions sexuelles commises par un membre de la famille sont trop peu fiables pour être publiées alors que dans notre étude, près du quart des situations de violence sexuelle impliquent un membre de la famille.

L’analyse comparative entre les situations de violence sexuelle intrafamiliales et extrafamiliales motivant la demande d’aide au CALACS révèle plusieurs différences entre les trois groupes suivants : situations intrafamiliales avant 18 ans (Intra < 18 ans), situations extrafamiliales avant 18 ans (Extra < 18 ans), situations extrafamiliales à l’âge adulte (Extra ≥ 18 ans). D’abord, la moyenne d’âge des femmes victimes dans l’enfance ou l’adolescence est plus basse dans les situations intrafamiliales (5,2 ans comparativement à 9,4 ans pour les extrafamiliales). De plus, une plus grande proportion des situations intrafamiliales sont répétées et se poursuivent sur de plus longues durées. De surcroît, le délai avant la recherche d’aide dans un CALACS est particulièrement long chez les femmes du groupe « Intra < 18 ans ».

Ces observations concordent avec ce qui est constaté ailleurs dans la littérature (Fischer et McDonald, 1998 ; Magalhães et al., 2009 ; Ventus, Antfolk et Salo, 2017). Les principales différences répertoriées selon que la violence est intra- ou extrafamiliale montrent en effet que les violences sexuelles intrafamiliales débutent à un âge plus jeune pour les victimes, durent plus longtemps et entraînent de plus grands délais dans la recherche d’aide ou dans la détection par une tierce partie. Ces différences sont généralement attribuées, entre autres, à la plus grande accessibilité des jeunes victimes pour les agresseur.e.s en contexte intrafamilial, ainsi qu’à leur proximité émotionnelle, rendant le dévoilement plus difficile. Contrairement aux femmes victimisées alors qu’elles étaient enfants ou adolescentes, la majorité des femmes de l’échantillon agressées à l’âge adulte ont fait une demande d’aide dans un CALACS moins d’un mois suivant l’événement de violence ou le dernier épisode d’agression. La rapidité avec laquelle les femmes vont maintenant chercher de l’aide constitue une nouvelle encourageante, de même que la moyenne d’âge relativement jeune des femmes fréquentant les CALACS, puisque la recherche d’aide tardive (plus d’un mois après une agression sexuelle) est plus fortement associée à de la détresse psychologique, à de l’anxiété et à de la peur (Stewart et al., 1987).

Une autre différence entre les trois groupes concerne le dévoilement. Si la proportion de femmes victimes ayant dévoilé la ou les situations de violence sexuelle vécues est similaire dans les trois groupes (plus de 9 sur 10), les résultats montrent que les situations vécues à l’âge adulte (Extra ≥ 18 ans ; 84,1 %) sont plus rapidement dévoilées que celles vécues dans l’enfance et l’adolescence (61,7 % pour le groupe « Extra < 18 ans » et 32,6 % pour le groupe « Intra < 18 ans »). Les femmes du groupe « Intra < 18 ans » font donc un dévoilement après un plus long délai que celles des deux autres groupes, et plus du tiers l’ont fait plus de 10 ans après l’événement. Ces résultats mettent en relief l’importance de la prévention des violences sexuelles dès la petite enfance et tout au long du parcours scolaire au primaire et au secondaire, le rôle essentiel des parents et adultes interagissant au quotidien avec ces enfants, ainsi que l’importance de la formation des professionnel.le.s sur la problématique et les façons appropriées pour y faire face (Bergeron et Hébert, 2011). Au sujet de la prévention, notons que le programme Lanterne, offrant des outils et des formations destinés aux adultes qui entourent les enfants de 0-5 ans, a donné des résultats prometteurs lors de son évaluation (Hébert et al., 2019). Il en va de même pour le programme Empreinte, dispensé par les CALACS, qui a des effets positifs sur le plan des connaissances, des attitudes, des habiletés et du sentiment d’autoefficacité chez les élèves du secondaire, le personnel scolaire et les parents (Bergeron et al., 2018).

Implications pour l’intervention psychosociale

Les résultats de notre étude illustrent que la trajectoire des femmes recherchant de l’aide à la suite d’un passé de victimisation sexuelle est souvent marquée par de multiples traumatismes, notamment la persistance de situations de violence sexuelle s’échelonnant sur des mois ou des années, et la revictimisation sexuelle. Cette potentielle multiplicité des événements traumatiques vécus est à considérer lors des interventions. Il est également important de garder à l’esprit que la recherche de soutien psychosocial par ces femmes est rarement immédiate, particulièrement chez les femmes agressées dans l’enfance qui peuvent prendre plusieurs années avant de dévoiler leur expérience à un.e professionnel.le. Ces longs délais entre les événements et le dévoilement impliquent que les femmes gardent le silence sur la violence sexuelle vécue, ce qui peut être préjudiciable pour leur santé mentale. De plus, la littérature montre que les personnes ayant recours à des services en santé mentale sont rarement questionnées sur de potentielles expériences de violences sexuelles subies durant l’enfance et que la majorité des cas d’agression sexuelle passent sous le radar des professionnel.le.s de ces services (Read et al., 2018). Dans ce contexte, l’importance d’implanter des approches sensibles au traumatisme est d’autant plus pertinente. Sensibiliser les intervenant.e.s quant aux effets des traumatismes, les outiller pour offrir un contexte de soins où la personne peut se sentir en confiance et en sécurité, tout en l’aidant à développer des sentiments de confiance et d’autonomisation sont des avenues à privilégier (Purkey, Patel et Phillips, 2018).

Limites liées à la collecte des informations

Malgré les contributions intéressantes apportées par cette étude, il faut mentionner que la principale limite dans la présentation des résultats est la variabilité des taux de réponse d’une section à une autre, attribuable à la collecte « en contexte naturel » par les intervenantes lors de la demande d’aide des personnes victimes aux CALACS. De nombreux facteurs peuvent affecter les taux de réponse aux différentes questions : par exemple, un manque de temps, un contexte plus émotif qui incite l’intervenante à limiter les demandes de précisions, un oubli, etc. La grande taille de l’échantillon constitue un point fort pour assurer un grand nombre de réponses pour chaque variable. La deuxième limite concerne le grand nombre de personnes impliquées dans la collecte des informations, puisque ce sont l’ensemble des intervenantes des CALACS qui colligeaient les informations lors de l’entretien d’accueil. La possibilité d’identifier une personne de référence par organisme (une personne pour répondre aux questions des membres de l’équipe) ainsi que la diffusion du guide explicatif constituent deux mesures visant à rehausser la validité des données.

Conclusion

Les résultats présentés dans cet article fournissent un éclairage plus détaillé sur la trajectoire de victimisation sexuelle de plus de 1 800 femmes et adolescentes ayant demandé un soutien psychosocial auprès des CALACS au Québec. En plus de présenter plusieurs variables contextuelles (par ex. : âge, durée, lien avec l’individu agresseur, lieu), l’article offre une comparaison entre les situations intrafamiliales et extrafamiliales, avant et après 18 ans. Cette comparaison constitue un apport intéressant puisqu’elle demeure moins documentée dans la littérature scientifique.

Grâce à la collaboration entre les milieux communautaires et de la recherche, un outil standardisé et informatisé a été développé permettant de colliger des informations encore trop peu documentées au Québec comme ailleurs au Canada. Il serait souhaitable de développer une seconde phase afin de documenter les besoins des femmes, leurs trajectoires d’accompagnement et de soutien au CALACS ainsi que les impacts à long terme de l’intervention féministe visant la reprise de pouvoir des femmes et des adolescentes victimes de violences sexuelles.