Corps de l’article

1. Introduction

Les années 2000 ont été marquées par un déclin de la démocratie industrielle face à la montée du pouvoir des actionnaires (Gomez, 2001). La gestion stratégique de l’entreprise a été reprise en main par les actionnaires, réduisant ainsi l’importance des relations et des négociations syndicales : de nouvelles formes de subordination caractérisent alors progressivement le travail et son organisation (Groux, 2021). De fait, la démocratie industrielle est aujourd’hui confrontée à des obstacles et à des difficultés inédits (Degryse, 2020) tout en étant de moins en moins porteuse d’espoir de transformation de l’entreprise et de sa gestion (Baudry & Charmettant, 2020). Devant ce constat, démocratiser l’entreprise et le travail demeure cependant une option toujours bien présente pour répondre aux enjeux sociaux et écologiques contemporains (Battilana et al., 2022), mais qui doit se concrétiser dans une forme renouvelée (Chassagnon & Hollandts, 2019; Groux, 2021). En particulier, en raison d’une fragilisation du travail, ce projet démocratique passe par l’expérimentation de pratiques d’organisation innovantes, autonomes et spontanées (Degryse, 2020) et d’un management qui accroit la responsabilité et l’empowerment des travailleurs (Chassagnon & Hollandts, 2019). Dans ce cadre, l’approche communautaire est considérée comme un moyen, à l’intérieur de l’entreprise, pour démocratiser les relations de pouvoir par une nouvelle souveraineté sur le travail (Adler, 2015) tout en encourageant une nécessaire innovation (Rampa & Agogué, 2020).

Les communautés de pratique (CoP), théorisées par Lave et Wenger (1991), et objets de recherche de la présente étude, répondent à ces nouvelles formes d’organisation. Elles désignent des groupes professionnels engagés dans une praxis commune de travail : « an activity system about which participants share understandings concerning what they are doing and what that means in their lives and for their community. Thus, they are united in both action and in the meaning that that action has, both for themselves, and for the larger collective » (Lave & Wenger, 1991 : 98). Cependant, la pérennité de leur existence auto-organisée et de leur qualité alternative est remise en question par la littérature : les CoP semblent vouées à dégénérer soit par pression de la structure managériale, soit par banalisation organisationnelle interne. Dans cet article, une relecture d’une telle approche déterministe est alors suggérée par l’utilisation de la théorie des communs. Cette dernière propose en effet un cadre renouvelé pour étudier la possibilité et la pérennité d’une action collective auto-organisée.

Dans une optique compréhensive et par analogie avec le cadre théorique des communs, cet article identifie les conditions organisationnelles qui favorisent la pérennité d’une CoP. Pour ce faire, nous nous appuyons sur une étude mixte qualitative/quantitative au sein d’une même entreprise, MUTUALIS. L’article est structuré en cinq parties. La première propose une revue de littérature sur les caractéristiques organisationnelles des CoP, et en particulier les causes de leur dégénérescence (Partie 1). Elle est suivie par une présentation du cadre théorique des communs (Partie 2). Par la suite, le design méthodologique et le modèle conceptuel (Partie 3), puis les résultats sont exposés (Partie 4). Enfin, nous proposons une discussion des résultats (Partie 5).

2. Revue de littérature : les communautés de pratique

2.1. Définition et principes

Les CoP ouvrent la voie à des innovations, rendues impossibles dans le cadre d’organisations classiques tant les outils et dispositifs managériaux sont déconnectés de la réalité du travail et des pratiques professionnelles (Wenger, 1998). Dans ce but, elles sont caractérisées par trois dimensions (Wenger et al., 2002 : 29) : un engagement mutuel, une mission commune et un répertoire partagé.

Émergences spontanées des salariés et auto-organisées (Wenger, 1998), les CoP participent à échanger entre pairs des savoirs et des apprentissages. Elles soulignent le caractère interactif et localisé de la production du savoir (Iverson & McPhee, 2002; Kuhn, 2002). Lieux de pratique, d’apprentissage et d’innovation (Cook & Yanow, 1993; Mørk et al., 2008), les CoP sont alors considérées comme des sources de créativité. Ainsi, les CoP se définissent à la fois par un lieu de participation et de création par une réappropriation de l’activité de travail et un partage de connaissances nouvelles (Cohendet et al., 2006).

2.2. Un organizing singulier

Les définitions initiales décrivent et conçoivent les CoP comme « a virtuous circle, where the more people participate, the more they learn, and the more they identify with and become prominent within a group, becoming more motivated to participate even further, and so on » (Thompson, 2005 : 152). Elles semblent pour autant adopter une démarche bien plus originale en s’inscrivant dans une « political and participative dynamic » (ibid). On observe ici une conception processuelle des CoP. Moins qu’une entité installée, une organisation, la CoP se rapproche davantage d’un organizing alternatif, c’est-à-dire d’un processus de création de connaissances (Iverson & McPhee, 2002), un lieu pour être ensemble, un « thinking together » (Pyrko et al., 2017).

Adler (2015; 2008) approfondit cette conception. Il met en effet en exergue dans quelle mesure les CoP se traduisent par l’émergence d’une nouvelle forme d’organisation du travail qui autorise l’innovation et participe à l’émancipation de ses membres. Elle se définit par de nouvelles pratiques internes (Adler, 2015 : 452) : les valeurs, les capacités d’agir internes, les nouvelles formes d’autorité et une organisation interne singulière. De telles communautés peuvent ainsi constituer des espaces d’auto-organisation qui insufflent une dynamique d’émancipation dans et par le travail collectif (Adler, 2015). Les salariés se réapproprient l’activité quotidienne, les objectifs et l’organisation du travail (Wenger et al., 2002). Les CoP peuvent être considérées comme offrant une nouvelle souveraineté sur le travail et sur la gestion de l’entreprise. Elles témoignent en effet de l’existence d’un processus d’auto-organisation des modalités d’exercice du pouvoir et d’élaboration d’une gestion indépendamment des managers et de la direction. En ce sens, elles pourraient participer à une nouvelle configuration démocratique et politique dans l’entreprise (Haas & Abonneau, 2021).

2.3. La dégénérescence des CoP

Si les CoP s’appuient sur un rapprochement et une volonté spontanés des salariés, « leur valeur tient précisément au fait qu’elles possèdent la compétence, la perspective et l’expérience pratique dont elles ont besoin pour se charger de leur propre gouvernance » (Wenger, 2005 : 11). Elles proposent ainsi une nouvelle conception de l’activité de travail, de son organisation et de sa pratique. Cependant, si les CoP ont été initialement pensées comme poches indépendantes et auto-organisées (Cohendet et al., 2006), elles constituent aujourd’hui un objet managérial ambigu (Bootz, 2009). Leur pérennité est remise en question face au risque de dégénérescence identifiée par la littérature.

2.3.1. Le cycle de vie naturel

Une première source de dégénérescence identifiée est interne au fonctionnement des CoP. Dans une approche processuelle, cinq stades de développement ont été relevés, caractérisant le cycle de vie d’une CoP (Wenger et al., 2002) :

  1. Le potentiel, phase durant laquelle une communauté s’instaure sur une thématique et de premiers questionnements

  2. L’unification, le groupe est créé : il développe alors une vision particulière

  3. La maturité, son domaine d’intervention et ses frontières sont clairement identifiés et de nouveaux membres adhèrent à la CoP

  4. Le momentum, le groupe devient expert et reconnu dans son domaine d’activité et d’intervention

  5. La transformation, soit la CoP dégénère, soit celle-ci se transforme, en particulier celle-ci peut être formalisée comme service ou département de l’entreprise

Le temps devient un facteur contingent de dégénérescence : les CoP sont vouées in fine à disparaitre par la dégénérescence de leur fonctionnement auto-organisé. La linéarité de ce processus considérée comme naturelle a été remise en question : le fonctionnement des CoP serait bien plus complexe (Dameron & Josserand, 2007; Gongla & Rizzuto, 2001).

2.3.2. La cause managériale

Une seconde cause identifiée dans la dégénérescence des CoP est externe. En effet, si leur existence s’appuie sur une volonté d’échapper et de s’émanciper du contrôle de la structure managériale (Koliba & Gajda, 2009), certains auteurs soutiennent que les CoP peuvent et doivent être contrôlées explicitement par celle-ci comme un outil de knowledge management. Elles s’alignent sur les stratégies managériales de l’entreprise (Bolisani & Scarso, 2014; Probst & Borzillo, 2008). Or, cet usage risque d’altérer leur nature autonome et donc leur pérennité (Cohendet et al., 2010). La relation entre structure managériale et CoP peut être ainsi comprise en matière de pressions de la première sur la seconde (Munier, 2009). C’est pourquoi de nombreuses contributions insistent sur l’impossibilité de manager des CoP (Pyrko et al., 2017) et d’une disjonction entre membres salariés des CoP et direction managériale (Demers & Tremblay, 2021). Elles deviennent un « dispositif rhétorique » avec les risques d’instrumentalisation afférents et d’atténuation de la portée émancipatrice (Contu & Willmott, 2000).

Ainsi, la littérature propose une conception déterministe de la pérennité des CoP : celles-ci sont vouées soit par pressions managériales extérieures, soit par banalisation organisationnelle interne à disparaitre. Si cet article ne nie pas ce processus d’altération organisationnelle, cette loi d’airain semble problématique d’un point de vue conceptuel. Plus précisément, cette conception de l’action collective auto-organisée est remise en question depuis quelques décennies par un nouveau cadre théorique : le commun. Dès lors, il est pertinent de se pencher à nouveau sur la question de la vitalité et de la pérennité des CoP à l’aune de cette nouvelle approche.

3. Cadre théorique : du commun au commoning

Principalement étudiés en économie, sciences politiques et philosophie, les communs se manifestent depuis peu en sciences de gestion à travers quelques ouvrages (Bommier & Renouard, 2018; Eynaud & Carvalho de França Filho, 2019) et articles (Aufrère et al., 2019; Fournier, 2013). Ils ont permis de relire, voire de dépasser les conceptions classiques en entrepreneuriat, en responsabilité sociale des entreprises ou encore en gouvernance d’entreprise. Par ailleurs, certains auteurs (Crosnier, 2018; Fallery, 2016; Goglio-Primard & Soulier, 2018; Hegarty & Maubrey, 2020; Jullien & Roudaut, 2020) ont envisagé un rapprochement entre CoP et cette thématique du commun pour souligner leur caractère auto-organisé et collectif dans la création de connaissances et de savoir-faire. En particulier, loin de tout déterminisme organisationnel, ce cadre des communs donne les clés pour une exploration des conditions d’auto-organisation et de pérennité de l’action collective auto-organisée.

3.1. De la ressource commune à l’institution/organisation du commun

Ostrom propose dans ses différents travaux de réétudier les dilemmes sociaux et organisationnels qui se jouent autour de Common Pool Resources, traditionnellement conceptualisés autour de la « tragédie des communs » (Hardin, 1968) qui énonce que toute auto-organisation de ressource collective est vouée à l’échec. Ostrom (2010) propose une critique d’une telle tendance supposée naturelle. Une communauté est capable non seulement de soutenir la renouvelabilité d’une ressource commune, mais aussi de s’auto-organiser autour d’institutions uniques et adaptées. En ce sens, elle identifie les conditions organisationnelles, « de meilleurs outils intellectuels » (Ostrom, 2010 : 14), pour assurer la pérennité de la gouvernance auto-organisée.

C’est in fine une théorie alternative de l’action collective à rebours des conceptions classiques qui est proposée. Par la suite, une seconde vague de travaux élargit l’horizon des ressources communes analysées, en s’intéressant en particulier aux ressources informationnelles (Hess & Ostrom, 2007).

3.2. Le commun comme activité

Si cette perspective par les ressources a réussi à dépasser certaines conceptions classiques de l’action collective, le cadre ostromien ne saisit qu’une partie de ce qu’est le commun (De Angelis & Harvie, 2013). Les communs ne peuvent être réduits à un type de ressource ou d’organisation, mais doivent être entendus comme une pratique sociale particulière (Bollier & Helfrich, 2015; Linebaugh, 2008) : le commoning.

Cette conception processuelle est portée par une littérature de plus en plus abondante qui étend la conception ostromienne des communs autour d’une approche davantage pratique, détachée de modèles abstraits. Le commoning devient la condition sine qua non de la pérennité du commun par un processus circulaire de reproduction (Figure 1). En effet, si l’organisation du commun (Cs) est un cadre pour utiliser durablement une ressource commune (CW), matérielle (C) et/ou immatérielle (NC), seul le commoning (cm) permet à la communauté (A) de développer les compétences, les connaissances et les pratiques qui permettent de la maintenir en tant que commun (De Angelis, 2017).

Figure 1

La circularité du commun

La circularité du commun
De Angelis, 2017 : 193

-> Voir la liste des figures

Ainsi, le commoning est plus qu’une simple mise en acte du commun, il en est la condition de (re)production. De surcroit, le commun étant en relation permanente avec son environnement, le commoning est une force de transformation pratique de son milieu. Cette approche élargit le paradigme du commun à de nombreuses entités d’action collective auto-organisée : elle permet une relecture d’un ensemble de réalités par leur organisation, leurs pratiques et leur relation dans leur milieu.

4. Cadre méthodologique

4.1. Contexte de la recherche

MUTUALIS est un groupe mutualiste français qui réunit une cinquantaine de mutuelles de santé et plusieurs milliers de salariés. À la suite de la création de l’entité Groupe, l’enjeu est de créer les conditions d’un « faire Groupe ». Pour y parvenir, MUTUALIS s’est appuyée sur un certain nombre de leviers, en particulier en encourageant la création de « communautés » intra et interentités pour favoriser la collaboration entre les différentes entités. Les CoP sont devenues parties du paysage quotidien des salariés, qui peuvent en créer de nouvelles ou en rejoindre des existantes. MUTUALIS engage un projet de transformation globale du Groupe, y compris l’évolution des pratiques managériales. En effet, la DRH souhaite mettre en place un management plus participatif et moins vertical, en cohérence avec ses valeurs mutualistes. La mise en place des CoP est pensée comme étant un levier permettant d’y parvenir.

4.2. une méthodologie mixte

Cet article cherche à comprendre les conditions d’auto-organisation et de pérennité d’une CoP. Dans cette optique, nous avons suivi une méthodologie mixte qualitatif/quantitatif. Cette démarche est en effet souvent utilisée à des fins exploratoires, lorsque le sujet ou le cadre d’analyse est peu stabilisé (Beaudry et al., 2019; Coron, 2019). Par ailleurs, cette démarche présente plusieurs avantages (Anadón, 2019), dont la triangulation des données.

Au sein de cet article, deux études se succèdent. Une première étude qualitative inductive mobilise des entretiens semi-directifs, des observations et une étude documentaire. En outre, cette étude a permis de souligner l’importance d’un organizing particulier des CoP pour leur pérennité. On trouve ici les développements récents de la théorie des communs qui démontrent que la pérennité d’un commun (organization) est conditionnée par une pratique quotidienne de commoning (organizing). Ensuite, une analyse quantitative davantage déductive a été effectuée par la passation d’un questionnaire à choix fermés. Celui-ci s’est en particulier appuyé sur l’analogie avec le cadre théorique des communs (Figure 2). Cette étude a ainsi permis d’approfondir la compréhension de la pérennité d’une CoP par l’identification de ses conditions organisationnelles internes (CoPing).

Figure 2

L’analogie entre commun et communauté de pratique

L’analogie entre commun et communauté de pratique

-> Voir la liste des figures

4.3. Récolte et analyse des données

4.3.1. Une première démarche qualitative

Une étude qualitative de treize mois a été réalisée au sein de la direction des ressources humaines de MUTUALIS par l’un des auteurs, chercheur salarié au sein de cette direction. Sa position à l’intérieur de l’entreprise, en particulier dans une équipe dédiée à la mise en place de projets RH dans le cadre du projet de transformation stratégique, nous a ouvert un accès privilégié aux différentes CoP du groupe mutualiste.

Une CoP A d’émergence managériale. L’un des auteurs, membre de cette dernière grâce à son rattachement à une équipe de la Direction RH Groupe, a pu analyser cette communauté à travers trois types de données : une participation-observante d’une année (qui a conduit à la constitution d’un dossier de notes d’observation équivalant à une trentaine de pages), sept entretiens semi-directifs d’une heure chacun avec des membres et six documents internes de la CoP.

Une CoP B d’émergence spontanée. Nous avons également eu accès à cette communauté pendant 9 mois en tant que membre observateur. Nous y avons effectué une observation dialoguante (quarante pages d’observations), quatre entretiens semi-directifs auprès de membres et douze documents internes analysés.

4.3.2. Une seconde démarche quantitative

La seconde phase quantitative s’appuie sur l’étude de sept CoP, identifiées au sein de MUTUALIS. Les CoP ont été contactées par l’auteur membre salarié, qui a pu avoir un contact privilégié avec les sponsors et autres coordinateurs des communautés. La passation du questionnaire a été effectuée en ligne, principalement par courriel. 76 réponses ont été retenues et analysées avec SMART PLS.

À noter que l’identification des CoP et de leurs membres respectifs s’est révélée complexe puisque toutes les CoP créées chez MUTUALIS ne sont pas connues de tous. Il a donc été nécessaire de contacter plusieurs directeurs de département ou des chefs de projet pour pouvoir les identifier. Sept CoP ont répondu au questionnaire sur la dizaine identifiée au sein de MUTUALIS. Néanmoins, nous soulignons l’homogénéité qui caractérise ces CoP : (1) toutes sont composées de 8 à 20 membres, (2) toutes peuvent être caractérisées comme « supportées » (Saint-Onge & Wallace, 2002) et (3) toutes font partie d’une même entité-groupe, MUTUALIS. Bien qu’appartenant à des familles de métiers différentes, elles bénéficient donc des mêmes outils et moyens et vivent les mêmes aléas organisationnels.

Le taux de réponse par CoP est acceptable (il ne descend jamais en dessous de 50 %). Au total, 81 membres de CoP ont répondu au questionnaire. Cinq de ces questionnaires ont été éliminés du fait de réponses redondantes. Chin (1998) et Hair et al. (2012) préconisent de multiplier par 10 le nombre d’indicateurs ou d’items retenus, pour la variable en comprenant le plus ; soit, dans notre modèle, un échantillon minimum de 50 individus. Notre étude porte sur un échantillon final de 76 individus. Par ailleurs, l’utilisation du logiciel SMART PLS est recommandée pour les recherches dont le cadre théorique est encore peu établi (Fernandes, 2012).

Le questionnaire a été construit en déclinant par analogie le cadre théorique du commun/commoning au prisme des CoP.[1] La formulation des hypothèses de recherche à explorer suit le cadre d’analyse présenté en Figure 3. Nos questionnaires se sont appuyés sur des échelles de mesure existantes et qui ont fait l’objet d’une validation scientifique (Tableau 1). Nous les avons choisies, car celles-ci correspondaient le mieux à la description des CoP donnée par la littérature et par les résultats qualitatifs en amont.

Figure 3

Cadre d’analyse entre CoPing et CoP

Cadre d’analyse entre CoPing et CoP

-> Voir la liste des figures

Pour caractériser ce qu’est le CoPing, nous avons repris la description effectuée par Adler (2015) qui caractérise l’organizing particulier d’une CoP. Les dimensions mesurées par les échelles (Tableau 1) relatives au CoPing sont les suivantes :

  • les valeurs ; évaluées par l’échelle de mesure Spreitzer (1995), cette mesure permet de comprendre dans quelle mesure chacun des membres s’approprie les valeurs d’une CoP.

  • la capacité d’agir et l’empowerment des membres sont mesurées par les items de Spreitzer (1995).

  • les formes d’autorité et ses normes d’organisation sont évaluées par les items relatifs aux « pratiques de coopération » selon Charbonnier-Voirin (2011).

Pour identifier la vitalité des CoP, nous avons utilisé les dimensions définies par Cohendet et al. (2006), à savoir la création d’un collectif par la participation des membres, puis l’apprentissage et les connaissances produites :

  • La reproduction des communautés a été évaluée par l’échelle de Hoegl et Gemuenden (2001), concernant la cohésion des membres.

  • La production de connaissances a quant à elle été mesurée par les items relatifs à la satisfaction au travail et à l’apprentissage (Hoegl & Gemuenden, 2001).

Tableau 1

Échelles et items de mesure

Échelles et items de mesure

-> Voir la liste des tableaux

5. Résultats

Nous commençons par mettre en évidence les résultats obtenus lors de l’enquête qualitative, avant de détailler ceux provenant de l’enquête quantitative finale.

5.1. Une première enquête qualitative

La position de salarié-chercheur tenue par l’un des auteurs a permis, dans une logique exploratoire et inductive, la collecte de données riches et variées concernant deux CoP de MUTUALIS. Nous proposons ici d’en exposer une synthèse centrée autour de deux résultats principaux qui ont contribué à cadrer l’étude quantitative suivante.

5.1.1. Résultat 1 : une pratique et un organizing particuliers à l’origine du caractère alternatif des CoP

La CoP B a été lancée en novembre 2018 par une chargée de veille qui souhaitait rassembler les personnes de MUTUALIS également intéressées par cette activité. La CoP se concrétise d’abord sous la forme d’une chaîne « Veille » dans le réseau social d’entreprise. Elle regroupe à ses débuts une dizaine de membres. La chaîne est complétée par la suite par un rendez-vous régulier, « le café de la veille », qui se tient une à deux fois par mois, de manière encore informelle, à une salle de pause de MUTUALIS. Son audience interne progressant, l’instigatrice de cette démarche, que nous avons interrogée, a préparé un séminaire dans un tiers-lieu, dans le but de prendre un temps pour apprendre à se connaître et sortir du virtuel.

Pour soutenir cette pratique commune qu’est la veille, les membres de la CoP décident ensemble d’un mode d’organisation original, pensé comme différent d’une structure hiérarchique traditionnelle, car non managérial. Plus précisément, au sein de la CoP, chaque membre abandonne ses attributs et sa posture qu’il peut avoir dans la structure managériale. Il y a une égalisation des relations organisationnelles par la mise en place de pratiques alternatives quotidiennes, avec par exemple une attention portée à la répartition du temps de parole et de la charge de travail ou encore à l’accès aux différents outils. Concrètement, ce projet se matérialise dans une organisation et une division du travail non hiérarchiques autour de quatre rôles pensés par les membres de la CoP :

  • Les veilleurs aident les membres à utiliser plateforme digitale de veille commune

  • Les relais partagent de manière régulière les activités et les nouvelles du Groupe dans la CoP

  • Les facilitateurs co-animent la communauté et les réunions de travail qui s’y déroulent

  • Les porte-paroles relaient et publicisent les activités de la CoP dans MUTUALIS

Par le biais de cette division du travail singulière, les membres tissent des liens étroits et amicaux. Les observations quotidiennes de la CoP soulignent l’importance de l’informel, des échanges et du relationnel sur le lieu de travail via les séances de travail et les moments davantage conviviaux. Cela se traduit par une connaissance et une reconnaissance mutuelle manifeste sur le plan professionnel, puis extra-professionnel. Les membres interrogés précisent d’ailleurs que participer à cette CoP génère un sentiment d’appartenance — « Ça fait du bien d’avoir une vraie identité à nous » — et un processus d’empowerment individuel et collectif qui concourt à faire de la CoP un espace participatif et dynamique.

Le fait d’avoir pu co-établir les rôles et les missions autorise les membres à s’y engager plus facilement et plus durablement : ils s’en sentent « capables » et « compétents ». En outre, la liberté d’expression est facilitée. Nous avons en effet pu observer cette dynamique participative. Par exemple, un membre a montré comment son implication et sa montée en compétence progressaient en proposant, lors d’une rencontre, d’endosser les rôles de relais, puis de veilleur. L’animatrice de la CoP B déclare ainsi : « Les personnes disposent d’une grande liberté dans leur contribution à la communauté : et en ce sens nous avons beaucoup de flexibilité dans notre mode de fonctionnement. »

Cette agilité d’organisation et d’expression est présentée comme un facteur déterminant du dynamisme de la CoP par les personnes interrogées. La CoP B est pérenne du fait de la mise en place d’un organizing qui lui est propre.

La CoP A, d’émergence managériale, n’a pas, elle, d’organizing singulier : elle reproduit en interne une organisation hiérarchique traditionnelle. En particulier, chaque membre garde ses attributs managériaux quotidiens. Et pour cause, la CoP A a été lancée par la directrice d’un département, qui confie que l’objectif était alors de « fédérer les équipes et insuffler une dynamique nouvelle ». Cependant, l’animation de la communauté a été de facto confiée à la directrice, ce qui n’a pas autorisé l’émergence d’un organizing alternatif et co-construit par les différents membres.

Questionnés sur leur expérience de la CoP A, les membres interrogés ont raconté ne pas se sentir faire partie d’une communauté à proprement parler : « Oui, “communauté” c’est l’emballage, concrètement on se réunit parce qu’on est obligé parce que c’est notre boss qui la pilote, donc bon ». La CoP A s’inscrit de plus en plus dans la structure managériale. Il n’y a pas d’effort particulier pour tenter de créer des conditions organisationnelles différentes de la structure managériale : par exemple les invitations pour participer aux séances sont envoyées aux adresses courriel professionnelles et visibles dans les agendas des différents membres, l’espace de stockage des comptes rendus étant celui de la direction des ressources humaines. Étant donné que chacun est considéré par son statut et son poste relatifs à la structure hiérarchique de l’organisation, le sentiment d’appartenance y est complètement absent. Notre participation observante relève d’ailleurs qu’au fur et à mesure des séances, toujours animées par la directrice, avec le même ordre du jour et la même configuration, une routine s’engage chez les participants.

La participation est décrite comme une énième lourdeur bureaucratique, qui n’atteint pas les objectifs initiaux. Le dynamisme des séances s’éteint ainsi progressivement puisque la présence des membres est irrégulière. En recréant une structure managériale, la CoP A n’est ainsi pas perçue comme une communauté de pratique et entre dans le processus de dégénérescence.

5.1.2. Résultat 2 : La CoP dégénère lorsqu’elle intègre et reproduit les pratiques managériales à l’oeuvre dans la structure formelle

Lorsque la CoP B a commencé à être connue et reconnue au sein de MUTUALIS, la directrice de la veille stratégique et de l’innovation (VSI) a décidé d’en devenir le sponsor. De fait, progressivement, elle en a orienté les activités. Autrement dit, les fruits de l’organizing de la CoP B ont attiré l’attention de la structure managériale. La direction du Groupe a souhaité saisir l’opportunité de l’utiliser pour répondre à la feuille de route de la direction VSI sans pour autant changer l’organisation interne de la CoP ni en y intervenant directement – la directrice demeure extérieure à la communauté. Une des membres de la CoP nous confie que c’est à ce moment-là que « ça commence à s’essouffler ».

La dynamique d’alternative portée par l’organizing est mise à mal. La perception et le vécu de la CoP B changent radicalement :  

« On est plus sur un format qui vise à traiter les sujets stratégiques, un format plus contraint : ce n’est pas l’exercice de départ en fait. On est moins dans le “comment faire ensemble” : on traite des sujets, on est plus dans un groupe de travail. ».

Notre participation-observante relève que la cohésion s’effrite entre les membres dans la mesure où ils ne se sentent plus libres d’agir comme avant. La présence de la Directrice VSI introduit des obligations de résultat et des délais à respecter. Elle remet en question le pouvoir d’agir et l’engagement des membres dans le travail collectif. Le partage et la production de connaissances effectuées autour de la veille dans le répertoire en ligne diminuent. En effet, si les facilitateurs mettaient un point d’honneur lors des débuts de la CoP à publiciser les documents de travail dans le répertoire en ligne, dans les canaux de discussion et d’une présentation durant les séances de travail de la CoP, l’arrivée du sponsor bouscule cette organisation. Ce temps de présentation et de partage collectif n’est plus pris. En outre, la présence de certains membres commence à devenir irrégulière et à interférer dans la cohésion interne : « Au bout d’un moment, j’avais moins envie de venir, moins envie de les voir dans ce cadre-là, c’est clair ».

La CoP B dégénère peu à peu en devenant le lieu dans lequel s’exercent les pratiques de la structure formelle, du fait de la mainmise managériale.

L’étude qualitative exploratoire menée a donc mis en évidence deux résultats : (1) la qualité alternative, collective et innovante des CoP est conditionnée par une pratique et un organizing particuliers qui entre en contradiction avec le fonctionnement managérial de la structure organisationnelle et (2) la dégénérescence se produit lorsque la CoP tend à s’organiser sur le modèle hiérarchique mais aussi plus subtilement lorsqu’elle devient au service de la structure managériale.

Devant ces deux constats, associés à nos lectures sur le cadre des communes, l’intuition suivante a été formulée : la pérennité d’une CoP est conditionnée par la persistance d’un organizing propre, que nous avons nommé CoPing. Ce sont ces prises de hauteur qui nous ont permis d’élaborer le cadre théorique présenté dans la Figure 3 et la mise en oeuvre de l’étude quantitative présentée ci-après.

5.2. Une seconde enquête quantitative

Les résultats proposés par SMART PLS sont présentés après validation de la fiabilité et de la validité (discriminante et convergente) du modèle externe.

5.2.1. Fiabilité externe du modèle

Tous les loadings (saturations) inférieurs à 0,7 ont été supprimés du modèle. La fiabilité du modèle externe a été confirmée par l’analyse des alphas de Cronbach supérieurs à 0,6 (Peter, 1979) ainsi que les taux de composite reliability des variables, tous supérieurs à 0,7 (Tableau 2).

Tableau 2

Analyse de la fiabilité externe du modèle

Analyse de la fiabilité externe du modèle

-> Voir la liste des tableaux

5.2.2. Validité discriminante et convergente du modèle

Le Tableau 3 permet d’évaluer la validité discriminante du modèle en examinant les Cross Loading, la saturation la plus élevée devant correspondre à la variable mesurée (Hair et al., 2012), ce qui est le cas pour les deux modèles étudiés. Les AVE (Average Variance Extracted), compris entre 0,588 et 0,780, sont supérieurs au seuil recommandé de 0,50. Ceci indique une bonne validité convergente des variables latentes (Tableau 3).

Tableau 3

Validité convergente du modèle de recherche

Validité convergente du modèle de recherche

-> Voir la liste des tableaux

Finalement, les analyses effectuées confirment la bonne validité et fiabilité du modèle externe. Après avoir testé le modèle externe, nous étudierons les contributions de chacun des items sur les différentes dimensions testées.

5.2.3. Modèle interne, test et discussion des hypothèses de recherche

Le modèle interne a été évalué en analysant les R2 et les effets de taille f2 des variables endogènes. Les relations entre les variables ont été mesurées en contrôlant que les paramètres ou path coefficient étaient au-dessus du seuil recommandé de 0,200 ; que la valeur de t était supérieure à 1,96 et que la valeur p, mesurant la significativité, était inférieure à 0,05 ; et ainsi, l’hypothèse nulle pouvant être non rejetée. La procédure de Blindfolding a été mobilisée pour mesurer la validité prédictive du modèle en analysant les Q2 (Cross-Validated Redundancy). Tous les Q2, supérieurs à 0, indiquent une bonne validité prédictive du modèle. Enfin, l’indice de qualité (Goodness of Fit) à 0,41(modèle 1) et à 0,63 (modèle 2) confirme que ces modèles sont de très bonne qualité. Selon Latan et Ghozali (2012), un Goodness of fit sous SmartPLS de 0,10 indique une qualité faible du modèle, 0,25 une qualité moyenne et 0,36 une qualité élevée.

5.2.4. Synthèse des résultats

Les analyses statistiques ont permis de valider ou non les hypothèses de recherche (Tableau 4) et ainsi de mettre en évidence une circularité partielle dans notre modèle théorique (Figure 4).

Figure 4

Synthèse des résultats et des modèles produits

Synthèse des résultats et des modèles produits

-> Voir la liste des figures

Tableau 4

Analyse du modèle interne de recherche

Analyse du modèle interne de recherche

-> Voir la liste des tableaux

6. Discussion

6.1. Le travail collectif : un pont pour la reproduction de la CoP

La démarche qualitative a illustré la capacité d’une CoP à produire un organizing alternatif par rapport à la structure formelle. Les membres de la CoP B, en faisant émerger des rôles atypiques et en s’engageant sur des principes coconstruits, créent les conditions favorables à la pérennité de celle-ci. Finalement, la pérennité d’une CoP semble bien conditionnée par sa reproduction organisationnelle. La pérennité d’une CoP peut être comprise dans une conception circulaire : une communauté de pratique est un processus constant de production et reproduction organisationnelle. On trouve finalement la définition de Thompson (2005 : 152) considérant ces organisations alternatives comme un cercle vertueux.

Les résultats quantitatifs confirment cette approche circulaire et en précisent les conditions organisationnelles. En particulier, ils soulignent tout d’abord la centralité du travail collectif comme condition de réussite d’une CoP, notamment la cohésion entre les membres (0,448 ; R2=521) et la production de connaissances par la satisfaction (0,318 ; R2=516) et l’apprentissage (0,576 ; R2=540). Cette analyse confirme la CoP comme lieu d’un « thinking together » (Pyrko et al., 2017). Réciproquement (CoP -> CoPing), ce travail collectif participe directement à la production de connaissances (0,338 ; 0,418 ; R2=501). Ainsi, le modèle illustre de manière empirique la définition de Thompson (2005 : 152) : une CoP est un cercle vertueux de participation collective et d’apprentissage collectif. La reproduction d’une CoP est ainsi bien conditionnée par une dynamique collective et quotidienne. Cependant la circularité demeure partielle entre le travail collectif quotidien et la vitalité de la CoP (Figure 5).

Figure 5

Une circularité partielle CoP/CoPing

Une circularité partielle CoP/CoPing

-> Voir la liste des figures

6.2. Une pratique instrumentale, une reproduction partielle

L’étude qualitative illustre bien comment la CoP B, d’émergence spontanée, finit par dégénérer. L’arrivée d’une sponsor bouscule en effet l’organizing atypique mis en place jusqu’alors, en orientant les activités de la CoP. La CoP devient progressivement un outil au service d’objectifs stratégiques du groupe élaborés et pilotés par la seule direction. De fait, cet événement précipite l’essoufflement du collectif qui était pourtant une caractéristique importante de la CoP. En outre, il ouvre la voie à l’intégration d’une rationalité organisationnelle par l’importation de pratiques ayant cours dans la structure formelle au sein de la CoP.

On trouve finalement ce résultat dans l’étude quantitative qui met en évidence une reproduction partielle (Figure 5). Si la CoP demeure autonome et non pilotée par la structure managériale, in fine la communauté de pratique existe avant tout pour et donc par la production de connaissances (Iverson & McPhee, 2002) : la circularité existe exclusivement à travers la dualité travail collectif <-> production de connaissances. Malgré les efforts pour ne pas diriger directement les CoP (MUTUALIS ne met pas en place de manager, mais plutôt des sponsors), cette analyse souligne une circularité CoPing <-> CoP limitée. Ainsi, s’il existe une circularité travail collectif <-> production de connaissances, la reproduction de la communauté en est exclue. De fait, le risque est que la reproduction de la CoP soit partielle. Les CoP négligent la question de la cohésion sociale et organisationnelle des membres, car elles sont davantage tournées vers la production de connaissances. De même, un tel fonctionnement tend à négliger la production et l’usage d’une capacité d’agir autonome des membres. Cette situation ne favorise pas l’auto-organisation et l’auto-orientation de la CoP.

Cette recherche, par l’usage et l’analogie à travers le cadre des communs, apporte ainsi un nouvel éclairage sur la dégénérescence des CoP. Au-delà des tensions liées à leur managériabilité ou à leur cycle de vie, approches déterministes de leur dégénérescence, notre analyse souligne que leur pérennité est compromise par une reproduction organisationnelle partielle.

L’approche non déterministe, adoptée ici, souligne l’importance des conditions organisationnelles internes qui participent directement à la pérennité des CoP. Cependant, cet article souligne également l’impératif de penser les conditions externes qui influencent les CoP, et plus largement tous groupes autonomes dans l’entreprise. Ainsi, au-delà du simple soutien de la structure managériale vis-à-vis des CoP, nos résultats soulignent l’impératif de penser l’auto-organisation dans une conception multiniveaux.

6.3. L’invitation à une entreprise polycentrique

Cette recherche invite in fine à comprendre les CoP dans leur environnement organisationnel. L’approche non déterministe que nous proposons tend à renverser l’analyse des CoP face à la structure managériale, et plus largement aux relations industrielles de l’entreprise. Nous soulignons que deux analyses sont possibles. La première déterministe, traditionnellement utilisée, considère les CoP, et finalement toute forme d’auto-organisation des salariés, comme variable d’ajustement de la structure managériale (Demers & Tremblay, 2021; Munier, 2009), présumée fixe. De fait, la CoP ne peut que dégénérer en acceptant les décisions stratégiques et intégrant la structure managériale. Une seconde, que nous proposons ici, souligne au contraire les conditions organisationnelles internes et externes de la pérennité de ces communautés auto-organisées. Nous avons montré que les communautés de pratique se pérennisent par leur reproduction quotidienne. Cependant, nos résultats soulignent également l’impératif d’une transformation démocratique de l’entreprise pour la vitalité d’espaces auto-organisés des travailleurs, c’est-à-dire d’une souveraineté du travail sur le travail, son organisation et sa gestion.

Ainsi, cet article propose de ne plus penser les CoP comme des entités disparates et au service de l’entreprise. Tout autrement, il invite à intégrer les CoP dans un cadre démocratique plus large pour penser les conditions d’une auto-organisation dans et de l’entreprise. Dans cette optique, la théorie des communs nous donne des pistes de réflexion pour envisager l’entreprise en tant que commun. En effet, Ostrom (2010) souligne l’importance d’une gouvernance collective polycentrique, c’est-à-dire constituée d’arènes locales de discussion pour résoudre des problèmes de gestion et des conflits. Construites sur des principes de subsidiarité, les CoP pourraient ainsi devenir un maillon d’une démocratisation plus large de l’entreprise, condition organisationnelle d’une reproduction de communautés auto-organisées. En outre, les CoP, et autres espaces auto-organisés des travailleurs, ne sont plus dispersés dans l’entreprise, mais deviennent une unité de base d’une entreprise démocratique et polycentrique. On observe ici une conception démocratique et pluraliste de la gestion stratégique de l’entreprise liant différents niveaux de l’entreprise. Le cadre des communs donne ici des clés pour concrétiser les difficultés à établir des liens entre le micro- et le macro-organisationnel (Rouleau et al., 2007).

7. Conclusion

Le premier apport de cette recherche est théorique : les résultats et leur discussion montrent qu’au-delà du contrôle et de la coordination de la CoP, c’est bien son usage qui conditionne sa reproduction et donc de fait sa dégénérescence et sa portée émancipatrice (Contu & Willmott, 2000). Plus celui-ci est instrumental, plus la CoP minimise l’importance de la reproduction de la communauté et de son auto-organisation autonome au profit d’une concentration sur la production de connaissances et de compétences. De surcroit, celles-ci serviront principalement à l’extérieur de la CoP, vers l’organisation de l’entreprise, et ne seront donc pas réinvesties au sein du groupe. Cet article n’évacue pas la place de la structure managériale dans la dégénérescence : elle en précise les contours. En effet, nous montrons que même sans contrôle direct des CoP (Créplet et al., 2001; McDermott, 2004), le fonctionnement des CoP s’aligne sur les intérêts et la rationalité organisationnels de la structure managériale au détriment de sa propre reproduction et donc pérennité. Pour dépasser cette contradiction, le cadre du commun propose une approche intégrative de l’organisation d’une action collective auto-organisée qui nous amène à penser la démocratisation à une échelle multiniveaux.

Le second apport est pratique : les résultats soulignent la limite d’une transformation de l’entreprise par les CoP seules. Elles constituent difficilement une bulle émancipatrice au coeur de l’entreprise (Adler, 2015). Finalement, cette étude démontre l’impératif d’une transformation organisationnelle plus générale de l’entreprise qui ne peut être réduite à des dispositifs ou des communautés sporadiques. En outre, cette recherche invite les entreprises à se diriger vers une transformation plus large de leur organisation et à une remise en question des fondements de la structure de l’organisation et de travail (Diefenbach, 2020). Finalement, un dispositif de ressources humaines ne peut être effectivement pérenne sans une conception et une transformation intégrale des relations de travail de l’entreprise. Ainsi, si cette recherche ouvre la possibilité de comprendre plus en détail les conditions organisationnelles de dégénérescence et de reproduction des CoP, il pourrait être pertinent de répliquer l’analyse dans différentes entreprises. En particulier, de futures recherches pourraient être menées dans des entreprises avec une gouvernance plus démocratique (e.g. coopérative de travail, entreprise à mission).