Corps de l’article

Les romans sansaliens sont des métafictions postmodernes, dont ils ont toutes les caractéristiques. S’y déploient les « jeux sur les franchissements des niveaux narratifs, la saturation des formes et des structures jusqu’au vertige, la massive mobilisation de réseaux intertextuels, la dénudation de l’artifice » (Ryan-Sautour 2003 : 71). On y reconnaît également la « mise en relief du signifiant » et « la déstabilisation des catégories conventionnelles de la fiction » (Lepaludier 2003 : 35-36). Ceci étant dit, la métafiction postmoderne, bien loin de se limiter à l’autoréflexivité et de se replier sur elle-même, s’aventure volontiers dans le champ politique. Elle établit en effet une analogie entre l’espace fictionnel et les idéologies, dans la mesure où ces dernières correspondent elles aussi à un discours, à un « système de représentations », à un « ensemble de structures codées » (Sohier 2003 : 42-43).

Dans ce sens, les romans de Boualem Sansal s’appuient sur une sollicitation permanente du « lectant[1] », ce lecteur intellectuellement investi que l’auteur entend appeler à « cultiver une attitude de vigilance critique » (Ryan-Sautour 2003 : 72). La dimension politique de l’oeuvre sansalienne, mise en avant par les médias aussi bien que par l’auteur lui-même, n’est dès lors pas incompatible avec ladite métatextualité explicite. Car, pour Sansal, le lecteur est aussi, et même avant tout, un citoyen[2]. À ce titre, il doit être accompagné et encouragé dans l’exercice de sa citoyenneté par une invitation permanente à exercer ses capacités d’analyse, son autonomie intellectuelle et son esprit critique. En cela, la métafiction postmoderne paraît tout indiquée.

Cependant – et c’est là où réside toute la difficulté –, Sansal entend obtenir de son lecteur une attention et une vigilance qui ne doivent pas pour autant compromettre intégralement la réception de sa propre démonstration engagée. L’enjeu est d’autant plus crucial que le propos de l’auteur, parce qu’il est clivant, court toujours le risque de devenir littéralement inaudible[3]. Sansal se trouve en fait confronté à ce paradoxe : comment promouvoir son idéal démocratique[4] sans l’imposer[5] ? Malgré un désir revendiqué de « retrouver l’engagement des écrivains d’antan » (Sansal 2013), il semble difficile de renouer avec le genre tant décrié du roman à thèse parce que celui-ci suppose une trop grande passivité du lecteur. Il faut donc composer avec deux logiques apparemment inconciliables : la remise en question postmoderne des idéologies et un discours engagé qui se veut universel. Il s’agira alors de voir comment Boualem Sansal utilise l’espace romanesque pour dépasser la déconstruction postmoderne des systèmes en reconstruisant un engagement littéraire qui permette de convertir le lecteur en citoyen actif. À cette fin, le présent article s’attachera d’abord à mettre en évidence la façon dont l’auteur cherche à repenser l’autorité des narrateurs homodiégétiques, invitant par là son lecteur à trouver la bonne distance entre une adhésion unilatérale et un soupçon trop radical. Cette réflexion sur l’axiologie narrative sansalienne s’ouvrira aux autres dispositifs par lesquels Sansal requiert de ses lecteurs un effort de déchiffrement vigilant et exigeant, les invitant de plus en plus explicitement au fil de son oeuvre à se regrouper, à dialoguer et à interagir.

1. Les autorités narratives sansaliennes : le cas des romans homodiégétiques

Comme le rappelle Jacques Sohier, l’un des paradoxes de la métafiction est qu’il est « idéologiquement ambigu » de « remettre en cause les structures signifiantes » tout « en pensant échapper à la détermination idéologique de son propre discours, fût-il littéraire » (2003 : 43). Le paradoxe est d’autant plus appuyé quand la démonstration ne se borne pas à être littéraire, et se veut explicitement engagée. Boualem Sansal semble avoir d’emblée pris acte de cette contradiction et avoir réfléchi sans discontinuer à la manière d’atteindre un statu quo original. Certes, il cherche, dans une démarche spécifique de la modernité et de la postmodernité littéraires, à amener le lecteur à prendre ses distances vis-à-vis de ses figures narratives. Cependant, il n’est pas question pour autant d’en arriver aux fameux narrateurs non-fiables dont la crédibilité serait entièrement compromise. Dans une large mesure, Sansal utilise ses narrateurs homodiégétiques pour relayer ses propres idées, et il ne peut donc pas les disqualifier totalement. Il faut problématiser les voix narratives, mais pas suffisamment pour que cette problématisation en vienne à remettre intégralement en question l’adéquation de l’auteur au discours tenu par ses narrateurs. Pour atteindre ce fragile équilibre, l’auteur s’attache à la construction de personnalités narratives complexes et singulières, vraisemblables en ce qu’elles se caractérisent par d’importants défauts. Ainsi, les narrateurs sansaliens, même porte-paroles de l’auteur, sont tous, sous certains aspects, antipathiques ou irritants. Au fil de ses narrations homodiégétiques, Sansal attire successivement l’attention sur deux grands travers : la mégalomanie et la passivité plaintive. On s’attachera particulièrement ici à la première, la mégalomanie, qui affleure chez des narrateurs dont les actions sont pourtant admirables[6]. Ces failles, que le lecteur-citoyen est invité à repérer et surtout à ne pas ignorer, doivent l’amener à une réflexion concrète sur ce que signifie l’engagement démocratique.

C’est dans L’Enfant fou de l’arbre creux (2000) et Dis-moi le paradis (2003), respectivement ses deuxième et troisième romans, que Sansal explore la question de la mégalomanie et du leadership en démocratie. Leurs narrateurs respectifs, Pierre Chaumet et le docteur Tarik, sont a priori des figures très positives qui relaient la plupart des convictions sansaliennes. Le lecteur, en très large part, est incité à reconnaître leur courage, leur charisme et leur capacité à fédérer les autres autour de leur combat démocratique. Or, force est de constater que leur propos déraille parfois, de sorte qu’il est difficile, pour le lecteur, de se laisser bercer sans ciller par leur voix. Pierre affiche ainsi une tendance marquée au préjugé racial, décrétant par exemple à Farid, son codétenu algérien : « Tu es jeune, arabe et en cela porté sur le pessimisme et la fainéantise. Et bien entendu, tu n’admets pas l’optimisme chez les autres » (Sansal, L’Enfant fou de l’arbre creux : 463). Par ailleurs, sa conception de l’amitié est pour le moins douteuse, comme en atteste le message plus que misogyne qu’il adresse chaleureusement à son ami Salim : « Si tu as besoin d’un pied-à-terre pour violer des filles ou planquer des paquets, mon appartement est à ta disposition » (Sansal, L’Enfant fou de l’arbre creux : 511). Quoique de façon moins spectaculaire, la misogynie de Tarik est également suggérée. Le médecin se fait le chantre de la cause féminine et pourfend l’obscurantisme patriarcal de ses concitoyens, mais ses beaux discours ne se traduisent pas en actes. Dans les faits, Tarik considère sa propre épouse avec une indifférence, une condescendance et un mépris gênants, lui préférant Romyla et Farida, ses séduisantes cousines occidentalisées :

En préparant la chambre de Farida, j’eus un pincement à l’aine. Le froufrou des draps, le galbe de l’oreiller, les rideaux tirés de cette façon qui fait de l’intimité un scandale me tournèrent la tête. À dire vrai, maman est une bonne fille, si j’insistais avec ma façon de dire les mots, je la vois fermer l’oeil sur ce qui pourrait se produire à son insu.

Sansal, Dis-moi le paradis : 538

Plus loin dans le roman, apparaît nettement le hiatus entre le discours émancipateur que Tarik tient sur les femmes et la façon dont il traite la sienne, sans penser apparemment à connecter les deux :

[…] maman souffre de méfiance morbide, elle voit des assassins partout. Quelquefois, elle me regarde de loin, les yeux mi-clos, puis quitte précipitamment le salon. Elle déteste mes amis, abhorre notre bar, ferme tout à double tour et ne me dit jamais où elle va. Plusieurs de ses copines ont été égorgées par leurs maris ou les frères de ceux-ci, et combien d’autres ont été dépouillées de leurs biens et répudiées aussitôt. Je sais aussi que celles qui se disent heureuses en ménage en parlant de leurs jules passent en vérité la nuit à trembler. Je la comprends, il n’y a plus de morale dans le pays.

Sansal, Dis-moi le paradis : 671-672

Le décalage est criant : ce narrateur pourtant progressiste n’applique pas ses généreux préceptes à sa propre épouse et ne se remet pas lui-même en question. Si les femmes dont il parle passent « la nuit à trembler », c’est parce qu’elles sont cantonnées à la sphère domestique pendant que leurs maris ont le loisir de s’évader toutes les nuits au « bar[7] », les laissant seules au domicile avec leurs enfants, en plein conflit meurtrier, redoutant de possibles représailles visant leurs époux. Cela peut paraître un moindre mal en comparaison des atrocités énumérées par Tarik. Cependant, par sa banalité même, le phénomène contribue dans une large mesure à entretenir l’inégalité des genres. Ces comportements sont d’autant plus inquiétants qu’ils sont impensés et perpétués par des hommes qui s’imaginent de bonne foi acquis à la cause des femmes. D’où la nécessité, discrètement signifiée par l’auteur, de s’approprier pleinement une réflexion qui restera sinon exclusivement conceptuelle et donc inapplicable en l’état. Avant de se lancer dans de fabuleux combats à la « Don Quichotte » (Sansal, Dis-moi le paradis : 686), il faut commencer par une introspection intransigeante, et à plus forte raison quand on se sent l’âme d’un leader.

Or, le problème est que Pierre et Tarik partagent un penchant marqué pour le commandement. Jugeons-en par cette déclaration de Pierre : « Mon silence olympien emporta l’adhésion de ma troupe cassée par ma détermination. […] C’est formidable la vie de général en chef ! Bon, j’avais aussi à organiser l’évasion de ma mère et penser mon futur gouvernement » (Sansal, Dis-moi le paradis : 477). Plus encore, Tarik, qui se montre de plus en plus directif à mesure qu’il s’affirme en tant que chopef de son expédition humanitaire, tient des propos qui frappent par leur autoritarisme : « Pas de vote, pas de courte paille, je dirigerai l’expédition. Qui l’ouvre le premier emporte le morceau ! Le plus ancien dans le grade le plus élevé, ça compte aussi. Ça marche comme ça. Ils baissèrent la tête » (Sansal, Dis-moi le paradis : 644).

La mégalomanie de ces personnages transparaît également dans leur fantasme messianique. C’est très clair chez Pierre Chaumet, qui se perçoit sans équivoque comme un messager et un sauveur : « Je suis venu vous dire : qui manque à un enfant insulte Dieu ; qui tue une femme détruit la vie ; qui arrache un arbre démembre la terre. En leur nom, je vous ordonne de voiler votre face et de déguerpir » (Sansal, L’Enfant fou de l’arbre creux : 416). De la même manière, s’adressant à ses comparses du bar, Tarik reprend à son compte le célèbre leitmotiv christique : « En vérité, je vous le dis, mes frères » (Sansal, Dis-moi le paradis : 583). En bravant la loi pour venir en aide aux cholériques du M’cif, Tarik commet une action particulièrement courageuse. Néanmoins, Sansal laisse entendre que les actions de cet ordre risquent fort d’être portées par des égos proportionnels à leur démesure. Or, en cas de triomphe, comment gérer, ensuite, de tels égos ? Bien sûr, il entre avant tout dans ces dissonances une part d’humour et d’ironie. Mais l’auteur insiste suffisamment pour qu’on puisse supposer qu’il pousse son lecteur à s’interroger : qui suis-je en train d’écouter ? Puis-je laisser le message démocratique être porté par cette voix-là ? Dans un contexte où le gouvernement a compris qu’il était plus habile de récupérer les opposants les plus charismatiques que de leur nuire frontalement[8], comment ces opposants se comporteraient-ils s’ils obtenaient une once de pouvoir ? Sans attaquer directement ses narrateurs, Sansal procède par touches discrètes. Il laisse entrevoir des défauts que le lecteur doit repérer du fait qu’ils assombrissent possiblement l’horizon démocratique du roman.

Encore ne faut-il pas que le lecteur, amené à se méfier du messager, en vienne à suspecter le message lui-même. C’est sans doute la raison pour laquelle Sansal a plus récemment ajusté ces expérimentations narratives en optant pour la folie douce plutôt que pour des dissonances misogynes ou xénophobes. Ainsi, dans Le Train d’Erlingen ou La Métamorphose de Dieu (2017), la narratrice de la première partie, qui dit se nommer Ute Von Eberg, se présente comme la riche et puissante héritière d’une dynastie d’industriels allemands. Elle apparaît sous les traits d’une authentique résistante qui parle haut et tient tête aux autorités de la petite ville d’Erlingen, condamnant ouvertement leur lâcheté face à un mystérieux envahisseur qui s’apprête à entrer dans la cité. Le problème, c’est que sa fille, qui prend le relai dans la deuxième partie, révèle que tout ce qui précède n’est autre que le délire post-traumatique de sa mère, Elisabeth Potier, professeure d’histoire à la retraite, qui est une « victime collatérale du 13 novembre 2015 » (Sansal, Le Train d’Erlingen : 13). En effet, au lendemain des attentats, Elisabeth est allée manifester contre le fanatisme religieux à Paris avec quelques amis. Portant encore banderoles et pancartes dans le RER qui les ramène dans leur banlieue, le groupe est agressé par deux jeunes islamistes. Elisabeth tombe alors sur les rails et reçoit un coup à la tête qui la plonge dans le coma. À son réveil, elle est sujette à de longues absences pendant lesquelles, de manière somme toute plutôt pitoyable, elle s’imagine être Ute, cette meneuse combattive, puissante et redoutée – qui par son orgueil et son propos souvent politiquement incorrect se rapproche d’un Pierre ou d’un Tarik. Ce coup de théâtre narratif a de quoi inciter le lecteur à problématiser la question des relais du message démocratique. Cependant, il n’est plus du tout possible, comme cela l’était pour Pierre et Tarik, de condamner moralement ce personnage de femme blessée et de rejeter du même coup le message démocratique dont Elisabeth/Ute est porteuse.

2. Un interprète exigeant

Boualem Sansal module sa stratégie narrative originale à l’échelle textuelle. En recourant à des procédés qui contraignent le lecteur à un examen attentif, il lui demande d’être un interprète exigeant et de cultiver des compétences qu’il pourra réinvestir dans sa pratique citoyenne. C’est la raison pour laquelle, dans ses trois premiers romans, il s’attache de manière significative à briser dès l’incipit la mauvaise dynamique d’une lecture trop rapide, avertissant d’emblée le lecteur qu’il ne lui sera pas possible d’aller « droit aux articulations du texte » (Barthes 1973 : 22). Privilégiés par l’auteur, les énoncés cataphoriques sont ainsi particulièrement déstabilisants lorsqu’ils font office d’entrée en matière, comme c’est le cas dans Dis-moi le paradis. Le roman, en effet, s’ouvre sur ces mots énigmatiques : « Je le rencontrais entre deux voyages, au Bar des Amis. Il avait le coeur à rien, je me traînais une tête vide à donner le vertige » (Sansal, Dis-moi le paradis : 519). S’ensuit tout un chapitre qui retrace l’histoire du bar sans que l’identité de celui qui se voit désigné par ces deux pronoms ne soit élucidée. Le mystère demeure dans les premières pages du chapitre suivant. Et même lorsqu’elle survient, l’élucidation est partielle : « Le problème est ailleurs. D’avoir tant côtoyé le Doc, j’ai perdu le fil de mes idées, j’ai épousé les siennes » (Sansal, Dis-moi le paradis : 523). Une page plus loin, l’écrivain fait enfin les présentations officielles : « Tarik est son nom. L’un des nôtres, une victime de la télé, l’a baptisé Doctaric, nous l’appelions plutôt Ricky-la-Gangrène en considération de ce qu’il oeuvrait en qualité de rebouteur au service traumato du CHU Mustapha-Pacha » (Sansal, Dis-moi le paradis : 521). Cinq pages séparent le pronom de son conséquent. Entretemps, le lecteur risque fort d’avoir oublié jusqu’à l’existence de ces pronoms liminaires. Le procédé a de quoi court-circuiter dès l’abord une lecture diagonale que l’Écrivain juge indécente :

On ne s’étonnera pas que cette horrible histoire, Dis-moi le paradis, sortie chaude d’un bar, soit quelque part sans queue ni tête. Bien entendu, on aura du mal à la lire sinon ça voudrait dire quoi, que tout va bien dans le meilleur des mondes pour nous, or ce n’est pas le cas.

Sansal, Dis-moi le paradis : 521

Dans le premier chapitre de L’Enfant fou de l’arbre creux, on voit Sansal recourir au procédé inverse : il sépare d’une page un nom de sa reprise pronominale (328-329). Là encore, tout paraît devoir décourager une lecture cursive rapide, quitte à ce que le lecteur qui refuse l’effort n’abandonne immédiatement le roman – ce qui peut s’apparenter, en réalité, à une stratégie d’écrémage de l’auteur. Il y a derrière la volonté de malmener et de rebuter le lecteur, un raisonnement d’ordre éthique sur le rôle de la fiction. Ces deux romans sont une réflexion sur l’Algérie, mais nullement des ouvrages de vulgarisation. De toute évidence, l’auteur refuse d’utiliser la fiction pour combler les attentes documentaires d’un lecteur qui s’attend confusément à être diverti en même temps qu’éclairé sur les drames complexes qu’affronte le pays[9].

Le travail de brouillage ne se limite pas aux seuls incipit. Dans les trois premiers romans abondent les reprises anaphoriques qui sont ambiguës parce que plusieurs antécédents sont possibles. Considérons, dans cet extrait du Serment des barbares (1999), le groupe nominal « le bâtiment » et les reprises anaphoriques dont il est l’antécédent :

À moins d’être un coquin, on ne peut réussir dans le bâtiment. Dans la profession, on s’emploie à passer pour des victimes de l’ordre mondial, ce qui suppose une totale méconnaissance de ce qu’est l’ordre chez soi. On déploie une telle autre variété d’efforts qui, s’ils étaient mis au service de la cause, rendraient le logement abondant et à la portée des nomades tout en laissant un gentil profit à ces méchantes gens. Ainsi n’est pas, le système tourne à l’envers et ses hommes n’ont pas le sens du bien. Le regard innocent n’entrave que pouic. Son remue-ménage est indescriptible et sa finalité obscure : voyez : il exploite près de deux millions de bras, avale bon an mal an six à sept millions de tonnes de ciment, autant de fer et de bois et une quantité invraisemblable de clous.

Sansal, Le Serment des barbares : 88, nous soulignons

C’est le sens qui permet finalement l’identification de l’antécédent, placé en concurrence avec deux autres substantifs masculins au singulier le séparant de ses reprises anaphoriques. Ainsi, pour Sansal, la lecture ne doit pas être une fuite en avant vers le dénouement, et ne se saurait se restreindre à un simple survol[10].

Il est vrai qu’à partir de Harraga, le style s’épure et se simplifie, mais la volonté d’empêcher une lecture fluide paraît toujours aussi nette. Que l’on pense par exemple à 2084 (2015), et à ces prénoms monosyllabiques inconfortablement ressemblants. Du héros Ati à Abi, l’incarnation absolue du mal, il n’y a qu’une lettre qu’il faut bien se garder de confondre au risque d’aller vers de fameux contresens. C’est de cette vérité que s’approche le journaliste Philippe Gildas lorsqu’il fait à l’auteur le reproche suivant : « Et d’ailleurs, votre héros pourquoi est-ce qu’il s’appelle Ati par rapport à Abi ? […] c’est la merde, après pour s’y retrouver on est obligé de relire, pour savoir lequel est en train de faire l’andouille » (Poincaré 2015 : en ligne). Et c’est très précisément ce que semble viser Sansal : qu’un lecteur sérieux soit « obligé de relire ». Cette injonction à la relecture culmine dans Le Train d’Erlingen ou La Métamorphose de Dieu, une métafiction complexe où l’on entre dans la fabrique du roman de Léa, chargée de rassembler les notes de sa mère et de poursuivre son récit. À partir du moment où l’identité de la première narratrice est révélée, les 143 pages qui précèdent sont, idéalement, à relire intégralement. Sans cela, certains éléments du récit d’Ute resteront privés de leur signification et définitivement perdus, comme par exemple ces considérations sur les faux résistants manipulés d’Erlingen :

Ce n’est pas tout, le lendemain, ils ont franchi la ligne : ILS ONT COMMIS UN ATTENTAT ! C’était à la une. Erlingen s’est réveillé groggy, si on peut dire. Un commando a nuitamment investi la gare et déversé plusieurs litres de sang dans l’enceinte.

Sansal, Le Train d’Erlingen : 132

L’interprétation de ce passage ne peut plus être la même lorsque l’on sait que celle qui parle a été agressée dans une station de RER le 14 novembre 2015.

Sur un mode moins dramatique, dans Abraham ou La cinquième Alliance (2020), l’auteur laisse fugitivement entrevoir une possibilité troublante : le roman n’est peut-être pas exclusivement à considérer sous l’angle du réalisme merveilleux. Le narrateur éponyme se présente en effet comme la réincarnation du prophète Abraham, élu pour reproduire à la lettre le parcours de ce dernier dans le contexte de l’éclatement de l’Empire ottoman. C’est une prémisse que le lecteur, habitué aux réflexions postmodernes sur l’Histoire, admet sans difficulté. Mais un rapide dialogue entre Abraham et sa jeune épouse offre la possibilité d’une autre lecture plus prosaïque : le narrateur serait en vérité le meneur illuminé d’un groupe de marginaux bizarres qui ne comprend rien à ses élucubrations :

— Pourquoi tu m’appelles Saraï ? Mon nom est Safia, tu as oublié ?
— Non, mais c’est un prénom entre nous… Tu vois mon père, Tahar, mes frères Hassan et Nasser, mon neveu Ali, Séghir, notre précepteur Zoubir ont aussi des surnoms : Terah, Haran, Nahor, Loth, Seroug, Naïm, Sekkal, Eliezer… Les autres ne le savent pas, c’est entre nous.

Sansal, Abraham : 91

Le passage est très bref. Il n’empêche que tout doit être relu à l’aune du soupçon qu’il introduit tardivement. Encore faut-il pour cela avoir repéré ce court dialogue noyé dans les considérations un brin grandiloquentes du narrateur.

De cette façon, l’oeuvre sansalienne prend souvent des allures de questionnaire de lecture. Ainsi, dans Harraga, Lamia, la narratrice, s’interroge :

Et pourtant, elle me faisait peur, cette solitude. Jalouse, vindicative, elle me voulait tout à elle, ses murs ne cessaient de se rapprocher en fronçant du sourcil. Me laissera-t-elle une fenêtre ouverte ?

Sansal, Harraga : 736

Il s’agit là d’une question dont un lecteur exigeant, entraîné à garder la mémoire du texte, connaît la réponse, donnée dès le prologue : « Le mieux est d[’]écouter [Lamia] dire elle-même son histoire, ce qu’elle fait en quatre actes, correspondant aux quatre saisons, et bien sûr un épilogue qui entrebâille une fenêtre de l’avenir » (Harraga : 721). On retrouve un procédé du même type dans 2084, où le lecteur doit, en principe, être en mesure de répondre à la question d’Ati, à condition toutefois qu’il ait fourni un travail de mémorisation du texte :

Serait-ce cette chose... cette personne... Démoc... Dimouc ? Ati était sûr d’avoir entendu le mot, ou quelque chose qui y ressemblait... mais c’était une élucubration de malade... Quelqu’un avait parlé de... démo... démoc... démon ?... Il avait aussi parlé de torture... mais ne savait pas ce que ce mot signifiait...

Sansal, 2084 : 172

Ati a bel et bien entendu ce mot, dans la bouche d’un vieillard rencontré au tout début du roman, au sanatorium :

Le mot « torture » avait été prononcé par un vieillard convulsé mais il n’en connaissait pas le sens, il l’avait oublié ou ne voulait pas se le dire, ce qui ajouta à l’effroi. Il s’en alla à reculons en marmottant des choses : « ... conjurer... démoc... contre... Yölah nous préserve. »

Sansal, 2084 : 38

Ces contrôles de lecture ne sont pas à considérer sous l’angle du simple jeu intellectuel et, pour Sansal, les enjeux sont cruciaux. Dans un contexte contemporain marqué par une saturation paralysante de l’information – ce que l’hypotaxe sansalienne reflète bien souvent – exercer sa mémoire devient indispensable. Le lecteur-citoyen, submergé par l’information en continu, peut ainsi reprendre pied, faire le tri, repérer les contradictions et les palinodies des uns et des autres, et se mettre à l’abri des manipulations les plus grossières. Car pour Sansal, celui qui sait déchiffrer la fiction sait déchiffrer le monde et peut opérer ses choix de citoyen en connaissance de cause. C’est pour cela qu’il propose de mettre à la disposition de son lecteur-citoyen un terrain d’entraînement pratique.

3. Rechercher, comparer, interagir

La poétique sansalienne sollicite en permanence le lecteur et l’invite à des pratiques de réception responsabilisées et actives à même d’être réinvesties sur le terrain de la citoyenneté. Face aux séductions simplificatrices des extrémismes, il importe de pousser le lecteur à acquérir un esprit critique et de l’amener à confronter les discours et à croiser des sources médiatiques toujours plus profuses. La spécialisation croissante de l’analyse du réel, perçue comme le domaine exclusif d’experts dont les médias relayent en permanence la parole, risque de décourager le citoyen. Les extrémismes populistes misent sur cet abattement et discréditent toute lecture complexe du réel, présentée comme une manoeuvre d’intimidation émanant d’une caste politico-médiatique qui parvient à exclure le citoyen de la sphère politique. En réaction, les discours qui « proposent une explication simple et accessible à tous de la complexité du monde » (Todorov 2008 : 50) remportent un succès dont il faut se méfier. C’est la raison pour laquelle Boualem Sansal, qui craint pour l’avenir de la démocratie, cherche à ouvrir une troisième voie en poussant son lecteur à acquérir quelques réflexes méthodologiques simples. Il ne s’agit pas de transformer tout lecteur en analyste spécialiste, mais bien de lui fournir quelques outils de base qui lui permettent de résister à la tentation de céder au confort qu’offrent les démonstrations univoques et prêtes à l’emploi. Puisque la tâche paraît ardue, et donc dissuasive, l’auteur convie son lecteur à s’entraîner sur son propre corpus, en commençant à l’échelle réduite du roman.

Le premier outil que promeut Sansal, c’est la recherche. Dans ses essais, il appert sans équivoque qu’il attend de son lecteur que, loin de se contenter de recevoir son propos de façon passive, il complète sa lecture par des recherches personnelles. Ainsi, dans Gouverner au nom d’Allah : islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, son essai sur l’islamisme, l’auteur dit explicitement privilégier « un lecteur avisé […] qui cherchera plutôt à compléter sa connaissance pour rester maître de son jugement » (26). Sansal est d’autant plus exigeant que des attentes documentaires investissent la littérature algérienne francophone, attentes que des glossaires et des notes viennent généralement combler. Mais pour l’auteur, il s’agit là d’une réception déviante et passive qui constitue une menace pour la démocratie. Si le lecteur se comporte de cette manière avec des fictions romanesques, il le fera à plus forte raison en abordant sans la moindre méfiance tout autre texte qui se présenterait comme une source objective d’information – et la problématique déborde évidemment le seul cadre algérien. Dans la mesure où le lecteur est aussi un citoyen, ce rapport dysfonctionnel à la fiction révèle donc qu’il se trouve dans une situation de forte vulnérabilité face à n’importe quel énoncé lui promettant de satisfaire, sans effort de sa part, son désir d’être éclairé et guidé. Or, à l’heure où Internet permet en quelques clics d’accéder facilement à une documentation synthétique et relativement sûre, cette inertie n’a plus vraiment d’excuse. C’est pourquoi Sansal s’autorise à écrire des romans où il appartient au lecteur, que ce raisonnement implique plus particulièrement, de rédiger l’appareil de notes. La pratique permanente de l’allusion oblige ainsi constamment le lecteur à aller chercher des informations au-delà du texte. Dans Le Serment des barbares par exemple, tout est fait pour décourager un lecteur qui compterait utiliser le roman pour s’informer sur l’Algérie :

La 6e flotte existe-t-elle maintenant que Lénine est mort ? L’armée a-t-elle bétonné la frontière ouest ? Lui n’hésitera pas à envahir la maison sitôt qu’il aura fini de nous égorger ; il le désire depuis si longtemps, c’est un rapace. Certes, mais à bien voir, l’invasion d’un roi qui a ses qualités n’est-elle pas préférable à celles des mollahs de Téhéran et des mabouls de Kaboul ? Dites, si on lui livrait le Polisario qui nous revient cher et qu’on lui abandonne Tindouf et qu’en sus on ferme l’oeil sur son commerce de drogue à la frontière, hein ?

Sansal, Serment des barbares : 171-172

L’énonciation est instable, et le premier pronom « lui » est introduit sans antécédent. Les données référentielles sont partielles, filtrées par l’allusion, et ne sont pas glosées. Le lecteur qui cherche à recevoir le texte comme un documentaire sommé de l’instruire est définitivement laissé de côté. Pour celui qui refuse, en revanche, d’être impuissant face au texte, il suffit, en vérité, de taper « Tindouf » et « Polisario » dans un moteur de recherche ou d’accéder sur Internet à une carte de l’Algérie. À partir de là, les allusions s’éclairent, « la frontière ouest » est celle qui sépare l’Algérie du Maroc, le « roi » est celui du Maroc, et il est question ici du conflit territorial qui oppose les deux pays, sur lequel le lecteur peut aujourd’hui aisément se documenter, fût-ce succinctement.

C’est ce même type de frustration qui doit conduire tout lecteur non germanophone à taper dans un moteur de recherche une phrase sur laquelle Malrich Schiller s’interroge, sans s’efforcer toutefois de la décrypter : « Il y a cette phrase en allemand, je ne sais pas ce qu’elle veut dire, [Rachel] ne l’a pas traduite, elle sonne comme une condamnation : Vernichtung lebensunwerten Lebens » (Sansal, Le Village de l’Allemand : 925, en italique dans le texte). Sansal attire l’attention sur cette phrase pour montrer que Malrich a de bonnes intuitions. Mais, complexé par son ignorance, il baisse les bras, partant du principe que le savoir est inaccessible. Dans la logique de Sansal, il a évidemment tort de ne pas se renseigner. Le lecteur qui ne maîtriserait pas l’allemand est bien entendu incité à le faire à sa place, et s’aperçoit que cette recherche rapide aurait économisé au personnage du temps et des efforts d’interprétation à vide. L’auteur cherche ainsi à montrer que le décryptage du monde ne doit pas être rendu plus complexe qu’il ne l’est déjà, quand quelques petites recherches permettent de clarifier rapidement certains aspects pour consacrer son énergie aux vrais problèmes[11]. Ne pas chercher à éclaircir ce qui peut pourtant facilement l’être, c’est entretenir l’idée d’une incompréhension irrémédiable des supports qui ont prétention à s’exprimer sur le réel, et dont l’analyse serait la prérogative des seuls spécialistes. Ces recherches, Sansal invite à les mener justement parce qu’elles permettent de sortir d’une dynamique néfaste d’auto-exclusion. Rapidement et aisément récompensées par des résultats, elles stimulent le lecteur, encouragé à en poursuivre la pratique et à la généraliser. En effet, le lecteur ne doit s’interdire aucun domaine, pas même ceux qui sont réputés les plus hermétiques. C’est ce que sous-entend Sansal lorsque, à la fin d’Abraham, il retranscrit in extenso les versets 11 à 25 de la Genèse. Cela constitue un appel évident à les comparer avec la réécriture qu’il en propose. Par ce dispositif, le lecteur se transforme tout naturellement en exégète et se mesure par la force des choses à un texte que les archaïsmes rendent bien souvent étonnant et obscur, et dont l’analyse approfondie paraît de prime abord réservée aux seuls érudits[12].

Ayant établi que la recherche ne doit pas être le seul apanage des spécialistes, Sansal veut faire de même pour la confrontation des sources, dans la mesure où le bon lecteur-citoyen « se gardera de généraliser et de prendre pour vérité vraie les assertions des uns et des autres » (Sansal, Gouverner au nom d’Allah : 32). Là encore, il s’agit d’offrir au lecteur un terrain d’entraînement concret et stimulant puisque, à l’intérieur de l’oeuvre, il dispose de toutes les connaissances dont il a besoin pour évaluer les différents documents qui lui sont soumis. De cette façon, l’auteur se plaît à insérer dans ses romans de faux articles de journaux. Lorsqu’ils sont placés à la fin, comme c’est le cas dans Le Serment des barbares et dans L’Enfant fou de l’arbre creux, ces articles demandent évidemment à être confrontés à l’intrigue par un lecteur qui dispose de toutes les clés pour en déceler les inexactitudes et les travestissements. Encore pourrait-on penser que l’exercice, ici, risque plutôt de dissuader purement et simplement le lecteur de lire la presse. Dans 2084, Sansal corrige donc cet aspect et perfectionne son dispositif d’entraînement en mettant à la disposition du lecteur un dossier de presse complet : huit articles au total, que le lecteur a tout le loisir de confronter, dans un parcours guidé par les indications du narrateur. Or, il est frappant de constater que tous les articles correspondants, même ceux dont le narrateur signale qu’ils sont à manier avec la plus grande précaution, comportent des éléments de vérité aisément identifiables pour celui qui a lu le roman. Ainsi, La Fraternelle des Civiques, qualifiée d’« immonde torchon » et de « feuille de chou » (Sansal, 2084 : 268), rapporte-t-elle très exactement l’entretien d’Ati et de Buk, relaté plus haut dans le corps du roman. C’est une manière de dire que, s’il est illusoire et naïf d’attendre d’un article de presse qu’il donne toutes les clés de la compréhension du réel, il ne convient pas pour autant d’en rejeter unilatéralement la lecture au motif que, de toute manière, les informations y sont toutes fausses et orientées. C’est dans l’indispensable confrontation des articles que se découvrent, non pas la vérité elle-même, mais les conflits internes qui permettent de circonscrire avec précision les lignes de force d’affrontements politiques qui évoquent ici explicitement la situation algérienne[13]. De cette manière, Sansal donne au lecteur des pistes méthodologiques et un petit corpus qui lui permet de les essayer. Le dossier de presse proposé évoque suffisamment le réel pour inciter le lecteur à poursuivre l’exercice en dehors de la fiction.

La démarche est encore plus flagrante quand elle permet de mettre en abyme le rapport aux institutions démocratiques elles-mêmes. Dans Le Train d’Erlingen, l’auteur restitue les comptes rendus des réunions tenues en urgence par le conseil municipal à l’approche des mystérieux envahisseurs. Avant de consigner tel quel le procès-verbal de la réunion dans une lettre à sa fille, Ute prend soin de décliner l’identité complète de chacun des intervenants principaux, désignés dans le document par de simples initiales. Le lecteur peut être tenté de ne pas tenir compte de ces précisions. Pourtant, une comparaison minutieuse de la présentation de la narratrice au verbatim révèle que la première n’éclaire pas totalement le second. D. H., dont Ute précise qu’il s’agit d’un certain Dieter Hesse, est appelé Dan dans le compte rendu (Sansal, Le Train d’Erlingen : 30). De plus, l’écrasante majorité des membres du conseil n’a pas été introduite par Ute, y compris un certain H. R., dont les suggestions finales, très directives, cyniques et manipulatrices (Sansal, Le Train d’Erlingen : 32), seront finalement appliquées. Par-là, Sansal semble avertir son lecteur : il est vrai que la documentation abondante que produisent les institutions démocratiques est souvent ennuyeuse, saturée d’informations apparemment inintelligibles, d’initiales et de sigles, mais il ne faut cependant pas l’ignorer. Là encore, un déchiffrement attentif doit permettre de repérer les contradictions et les manquements les plus évidents, et de savoir qui parle et qui propose quoi, ce qui est la moindre des choses pour un citoyen appelé à choisir ses représentants par le vote. Renoncer à ces vérifications est politiquement dangereux, et cette menace résonne quelques pages plus loin, au moment où Ute déplore le flou qui entoure l’histoire de son aïeul : « Tout cela était à vérifier mais personne n’a cru devoir le faire, foin de la vérité et de l’exactitude, les histoires ne s’écrivent pas avec des précisions et des petites virgules mais avec des approximations et de gros mensonges » (Le Train d’Erlingen : 71).

Sansal le sait néanmoins : chercher et comparer ne sont pas toujours suffisants pour affronter seul la complexité du monde réel et parvenir à déjouer les tentatives de manipulation de ceux à qui profitent « les Destructeurs »[14]. C’est pourquoi il propose une troisième et dernière clé, la plus essentielle : la coopération. Les lecteurs-citoyens désireux de contribuer à l’instauration d’une réelle démocratie doivent s’unir et croiser leurs efforts. Tout chez l’auteur invite à ces interactions, à commencer par le fait qu’il multiplie lui-même les projets collectifs[15]. Dans ses romans, les quêtes les plus réussies sont menées en groupe, alors que les narrateurs et/ou personnages isolés, même lorsqu’ils sont pourvus de qualités remarquables, échouent et disparaissent dans la mort ou l’exil. Trois des romans de Sansal – Dis-moi le paradis (2003), Le Village de l’Allemand (2008) et Le Train d’Erlingen (2017) – imposent l’idée d’une collaboration jusque dans leur structure même, quasiment identique : deux voix narratives, la première écrivant à partir de sa lecture de l’autre pour mieux la compléter, la rectifier, y réfléchir et la comprendre. Et là encore, Sansal réplique son idée à l’échelle textuelle. Pour ce faire, il procède de manière ludique, multipliant dans ses romans les restitutions partielles de dialogues que le lecteur est appelé à compléter. Ce sont les fameux points de suspension, que l’auteur utilise dans la plupart de ses romans, comme ici dans Harraga :

— Intéressant. Comment entourlouper le gogo, dis-moi vite, un peu d’argent me ferait du bien !
— … … …, … … … … … ! … ?
— Voyez-vous ça !
— De mieux en mieux !
— … … !

Sansal, Harraga : 835-836

C’est une manière plaisante de rappeler que le texte n’est pas la propriété exclusive de son seul créateur, et que le lecteur, en le recevant, se l’approprie. Le lecteur doit prendre conscience qu’il est aussi un acteur, impliqué dans un « système relationnel » (Starobinski 1978 : 12). En retour, s’il accepte de coopérer, il n’est plus perçu dans un rapport de transmission verticale. Il est un pair et un ami[16], avec lequel il devient possible de discuter et de débattre. On sera à cet égard frappé par la proposition à laquelle arrive Sansal dans sa dernière lettre ouverte, et qui sonne comme l’aboutissement de toutes les stratégies textuelles et épitextuelles qu’il a entreprises jusque-là :

Je ne développerai pas le calcul qui m’a permis d’identifier ces catégories, le lecteur le trouvera bientôt sur le site que j’ai l’intention de créer dans le but d’y loger ma feuille de calcul ainsi que les références bibliographiques qui m’ont permis de documenter ma lettre. Il sera invité à faire des commentaires auxquels je ne manquerai pas de répondre. Je vous rappelle, si vous l’avez oublié, que le but de ma lettre est qu’elle soit le préambule de la constitution d’un monde nouveau, à inventer, où vous, nous, peuples et nations de la terre, serons rois éternels en nos demeures. Vos avis ont force de loi dans la recherche conjointe de la vérité.

Sansal, Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre : 61

On ne saurait expliciter plus clairement le désir sansalien de collaborer avec son lecteur. Par cette invitation directe à coécrire et à mener une « recherche conjointe » sur ce fameux site web à venir, Sansal esquisse les contours d’un espace expérimental où l’implication du lecteur pourrait enfin devenir concrète.

L’analogie établie dès ses débuts par Sansal entre lecteur, citoyen et partenaire s’est exprimée, au fil des années, de manière de plus en plus nette. C’est finalement cette redéfinition de la place du lecteur qui semble permettre de sortir de l’impasse dans laquelle se trouve l’engagement littéraire. Sansal refuse l’autoritarisme du roman à thèse parce qu’il a conscience d’être lui-même, nécessairement, univoque. Mais son originalité consiste à parvenir à stimuler l’autonomie du lecteur sans pour autant frapper de caducité ses convictions et ses analyses à force de trop relativiser son propre positionnement. La métafiction postmoderne ainsi réaménagée traduit alors l’espoir sansalien d’agir sur le monde en compagnie d’un lecteur-citoyen apte à déconstruire les systèmes certes, mais pour tenter de mieux (re) construire la démocratie.