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Dès les premières pages de la pièce de théâtre Le Petit Frère du rameur, publiée en 1995 par l’écrivain togolais Kossi Efoui, une réflexion sur la condition de l’exilé marquée par l’invisibilité se mêle à un questionnement des enjeux de la représentation théâtrale. Kossi Efoui met en scène trois personnages, tous originaires du même pays en guerre, au cours d’une nuit passée dans un ancien studio de cinéma. Marcus, Maguy et Le Kid, dont l’une des amies s’est suicidée, attendent le rameur qui ramènera le corps de leur amie dans leur pays d’origine, jamais nommé. Cette courte pièce en trois scènes s’ouvre sur un dialogue entre Maguy et Marcus. Maguy lit les journaux de façon obsessionnelle, à la recherche de mentions de son amie décédée, Kari. Cette représentation – du reste, inexistante – dans un journal constituerait une trace de sa vie. Or, comme le constate Maguy : « Depuis trois jours, on ne parle pas de Kari dans un seul journal » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 5). Parallèlement, Marcus parle d’un film qu’il souhaite créer : « Mais le film, il y a longtemps que j’avais envie de l’écrire pour qu’il raconte que je suis bien né là-bas d’où je suis venu » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 7). L’oeuvre débute, ainsi, par l’expression d’un désir de représentation. Pour Maguy, sa représentation dans un journal permettrait à la défunte de s’extraire de l’invisibilité. Pour Marcus, la représentation dans un film révèlerait des préoccupations identitaires intimement liées à ses propres expériences et déplacements dans le monde. Dans les deux cas, les personnages sont préoccupés par leurs propres troubles de la représentation : Maguy lit et réfléchit dans l’effort de faire « apparaître une absence » – celle de Kari et de son empreinte sur le monde –, « par le recours à des signes qui en tiennent lieu » (Gagnon : en ligne) ; Marcus répète dans l’objectif d’« exhiber » une présence, à savoir sa propre présence au monde (Gagnon : en ligne).

Le Petit frère du rameur est le quatrième texte dramatique publié par le dramaturge et romancier dont les oeuvres traitent de l’oppression de la dictature et de l’aliénation vécue par ceux et celles qui quittent leurs pays en raison de violence dictatoriale ou de guerre. Efoui lui-même a dû quitter le Togo dû à son opposition au président Gnassignbé Eyadéma. Il s’est installé en France en 1992 où, depuis, il mène une carrière d’écrivain. L’auteur dit avoir « intériorisé 30 ans de dictature », qu’il décrit comme « cette chose immonde », impossible à « évacuer » (Makhélé 1993 : 33). Efoui précise, sur la dictature, cadre qui nourrit son oeuvre :

C’est une structure. On existe, on vit et on parle dans la rue, dans le café d’à côté, à la maison ou à l’école, on affronte tous les risques et dangers quotidiens, mais on demeure des survivants. On ne peut pas dire : « Je suis intelligent, ce que j’ai vécu ne m’a pas atteint ». C’est faux. Tu es atteint jusque dans les os et il faut fabriquer ton quotidien avec ça.

Makhélé 1993 : 33-34

En effet, plusieurs personnages d’Efoui fabriquent leurs quotidiens soit dans les milieux étouffants de sociétés sous dictature, soit dans des lieux d’exil, géographiquement loin de l’oppression politique, mais socialement et psychologiquement étouffants. À titre d’exemples, sa première pièce, Le Carrefour, pour laquelle il a remporté, en 1989, le prix interafricain de Radio France Internationale, met en scène un poète qui se fait arrêter, une femme qui tente de le libérer, un policier et, aussi, un souffleur qui rappelle aux personnages les mots de leurs textes qu’ils risquent d’oublier. La scène finale révèle que toute la pièce relève de la mémoire du poète, emprisonné depuis 20 ans, qui se rejoue « le même spectacle » soir après soir (Efoui 1990 : 98), et qui en dépend « pour rester vivant, c’est-à-dire pour continuer à exister malgré la censure qui cherche à le réduire au silence » (Barbolosi : en ligne). La pièce Concessions, parue en 2005, met en scène des personnages qui ont tout vendu, y compris leurs noms, pour pouvoir quitter leur pays et qui se retrouvent dans « L’Interzone » où ils restent confinés dans l’attente d’un passeur censé les aider à atteindre l’« Ailleurs » (Efoui 2005 : 10 ; 11). La détresse de ces personnages devient l’objet d’un spectacle, tout particulièrement d’une émission de télé-réalité destinée à une société qui consomme la souffrance des autres pour son simple divertissement. Comme ces brefs résumés l’illustrent, l’écriture d’Efoui se met au service d’une mémoire douloureuse qui est pourtant menacée par l’oubli. Elle prend en charge l’identité présentée comme étant difficile à préserver due à l’aliénation en situation d’exil ou à l’oppression vécue en contexte dictatorial. De façon tragique, elle bâtit une tension entre l’individu et les sociétés qui l’écrasent, qui ignorent son vécu ou qui s’en amusent.

Comme l’affirme Pénélope Dechaufour, la dramaturgie d’Efoui est généralement ancrée dans une pratique métathéâtrale (2018 : 254), qu’on pourrait définir comme « tout procédé de théâtre dans le théâtre, et tout questionnement explicite du théâtre par lui-même » (Wessler 2009 : 37). Ainsi, le personnage du « Souffleur » dans Le Carrefour expose de façon frontale une pratique théâtrale à l’intérieur de la pièce elle-même. Laurence Barbolosi remarque également avec justesse que « les références directes au théâtre sont nombreuses » (en ligne), comme par exemple lorsque la femme annonce que le poète « restera le temps que dure le théâtre. Un acte de quelques scènes. Ou peut-être deux ou peut-être trois. Il dira que c’est pour cela qu’il est là. Faire du théâtre » (Efoui 1990 : 71). Concessions montre des personnages dans leurs loges qui se préparent pour un spectacle télévisé, remplaçant ainsi la représentation traditionnelle du théâtre dans le théâtre par l’émission dans le théâtre. Lorsque les personnages de l’Interzone affirment qu’ils ne sont pas des comédiens, le spectateur voit, certes, des personnages qui ont fui une société empreinte de violence, mais il voit aussi des comédiens qui jouent dans la pièce de théâtre qui se déroule sous leurs yeux et donc des personnages qui, de façon ironique, « dévoilent leur identité en tant que comédiens[1] » (Frese Witt 2012 : 15). La métathéâtralité produit chez Efoui des dramaturgies profondément préoccupées par leur propre réalisation ainsi que par le cadre social – généralement oppressif – d’où elles émergent.

Le Petit Frère du rameur s’inscrit dans une pratique métathéâtrale dans le sens où elle problématise la mémoire traumatique, le travail mené en vue de contrer l’oubli, ainsi que le processus de reconstruction identitaire permettant de négocier un passé violent et un présent caractérisé par l’aliénation. Efoui creuse la question de l’altérité en ancrant la pièce dans un cadre social où les personnages issus d’un pays rongé par la guerre ne sont pas reconnus par leur société dite d’accueil, sur laquelle le lecteur ou spectateur sait très peu. Dans ce contexte où peu d’informations nous sont données sur la ville et le pays où la fable se déroule, l’absence totale de représentation de la mort de Kari dans un journal sert de preuve à l’indifférence de la société dominante à l’insu de ces personnages et de leur communauté d’exilés qui souffrent et qui sont en deuil. Laurence Barbolosi n’en dit pas moins lorsqu’elle affirme que « [n]ous sommes ainsi en présence d’une absence totale de représentation de l’événement tragique […] Aussi, n’est-ce plus l’événement en soi qui est tragique mais son absence, son inexistence, et par extension, l’indifférence dont il fait désormais l’objet » (en ligne).

Efoui éclaire à nouveau cette indifférence vers la fin de la pièce, lorsque Marcus et le Kid lisent plusieurs extraits de journaux par bribes, ayant pour effet celui « d’une radio qui changerait sans arrêt de stations » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 22). Le dramaturge évoque une société contemporaine qui consomme sans cesse les histoires et le désespoir des autres, sans pour autant encourager le développement d’empathie. En effet, la comparaison à une radio qui change perpétuellement de stations signale un intérêt superficiel pour les histoires de vie racontées et dépeint une société ignorante de la souffrance qui a pourtant une place majeure dans la pièce. Le fait que l’histoire de Kari n’est jamais mentionnée souligne l’invisibilité de certaines communautés qui peuplent la société dans laquelle vivent Marcus, Maguy et Le Kid.

Guillaume le Blanc, dans L’Invisibilité sociale, propose de « parler de la vie comme d’un processus de mise en oeuvre » (2009 : 3). Il insiste sur le lien intime entre la visibilité sociale et « la capacité de faire oeuvre » (Le Blanc 2009 : 3). Dans le cas de l’invisibilité, souvent causée par « le discrédit des expériences minoritaires » (Le Blanc 2009 : 6), « un processus mortifère de désoeuvrement » s’installe (Le Blanc 2009 : 3). Le Blanc précise, toutefois, que « la vie désoeuvrée n’est […] pas la vie en laquelle toute réalisation est annulée mais la vie dont la mise en oeuvre ne va plus de soi » (Le Blanc 2009 : 5). Comme la scène d’exposition du Petit frère du rameur le montre, la pièce d’Efoui interroge l’invisibilité des personnages dans les représentations médiatiques, mais elle interroge aussi l’écriture et l’écrivain dans ce même contexte d’invisibilité : Marcus écrit un scénario de film qui témoigne de ses expériences vécues dans son pays d’origine, qu’il a fui à cause d’une guerre. Non seulement les figures de l’écrivain et de l’écrit instaurent-elles un niveau métathéâtral dans l’oeuvre, car le geste créateur donnant lieu à la dramaturgie se trouve mis en abyme, mais elles problématisent tout particulièrement les possibilités de mettre en oeuvre une histoire de vie à partir de la position sociale marginale qui est celle de Marcus. Bien que le Blanc n’entende pas forcément « la mise en oeuvre » comme la capacité à créer une oeuvre littéraire (ou cinématographique), le lexique employé pour parler de l’invisibilité sociale permet d’opérer un rapprochement avec la littérature et notamment avec la pratique métathéâtrale, à savoir le « retour du théâtre sur lui-même » qui a généralement pour effet d’attirer l’attention sur l’acte créateur (Vuillemin 2009 : 119). En fait, les études sur la métathéâtralité et d’autres notions connexes, telles que la réflexivité, la métatextualité et la spécularité, se sont souvent attardées sur la représentation de processus de mise en oeuvre littéraire qui « ne vont [pas] de soi » (Le Blanc 2009 : 5). À titre d’exemples, Josias Semujanga commente « la métaphore de l’oeuvre impossible » (2018 : 13) dans les romans africains, tandis qu’Éric Wessler, dans son analyse de la spécularité chez Beckett, souligne « l’effort de l’écrivain moderne […] pour avancer péniblement à travers ce désert poussiéreux qu’est le langage, ou la littérature » (2009 : 29). La métathéâtralité met ainsi l’accent sur l’écriture dramatique en tant que processus, ce dernier étant généralement caractérisé par sa difficulté. Dans la mesure où elle se focalise sur la complexité de toute réalisation, la pratique métathéâtrale est utile pour donner à voir et à comprendre l’invisibilité sociale qui, elle aussi, peut se comprendre sous l’angle de la mise en oeuvre difficile.

L’association dans le texte du métathéâtre et du cadre social génère une double interrogation : l’une sur l’invisibilité sociale vue comme « un processus dont la conséquence ultime est l’impossibilité de la participation à la vie publique » (Le Blanc 2009 : 1) – et l’autre sur l’auteur et les capacités de l’oeuvre théâtrale de rendre compte d’une condition d’exil qui fait preuve d’une relation complexe à la mémoire, à l’identité, aux lieux, à autrui et à la prise de parole. Si l’oeuvre attire l’attention sur sa propre création et son propre fonctionnement, elle le fait en tant que dramaturgie prenant en charge un contexte caractérisé par l’exil, l’aliénation et la marginalisation. Les personnages dans Le Petit Frère du rameur n’ont pas de place « ici » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 7), c’est-à-dire dans la société où ils habitent un espace confiné, dans lequel ils réfléchissent au suicide puis à l’indifférence à leur insu et rêvent de voyages et de célébrité. N’ayant plus de place « là-bas » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 7), c’est-à-dire dans leur pays d’origine, Marcus, Maguy et Le Kid vivent la difficulté de participer à un monde qui ne leur accorde aucun espace dans lequel créer et se créer.

Au vu de ce qui précède, nous examinerons en quoi Kossi Efoui, dans sa pièce de théâtre, entremêle réflexions sur l’exil et réflexions sur la représentation, la métathéâtralité s’imposant, dans ce contexte, comme un outil de connaissance sur les pouvoirs et les limites du théâtre face à la vie et, tout particulièrement, face à des « vies invisibles », « condamné[s] à errer » et dont l’invalidation prend « valeur d’effacement » (Le Blanc 2009 : 1-2). Cet article explorera ainsi les formes métathéâtrales de ce texte dramatique et leur rapport aux thèmes de l’identité et de la mémoire en contexte d’exil. Il s’agira également de souligner les manifestations de deux figures voisines du métathéâtre, tout particulièrement la métatextualité, à savoir la conscience critique que le texte opère vis-à-vis « de lui-même ou d’autres textes » (Lepaludier 2002 : 10) et la mise en abyme ou « toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’oeuvre qui la contient » (Dällenbach 1977 : 18). Bien entendu, certaines pratiques textuelles et théâtrales peuvent apparaître à la fois comme mise en abyme, métatexte et métathéâtre. Il est toutefois utile de distinguer ces figures, tout en en éclairant les interactions qui dynamisent la dramaturgie d’Efoui. Tout particulièrement, dans Le Petit Frère du rameur, ces trois figures participent d’une pratique théâtrale qui critique ses propres capacités représentationnelles, examine d’autres types de représentations (comme le journalisme, la chanson et le cinéma), exhibe son existence en tant qu’oeuvre théâtrale et interroge son propre rapport à la société. Nous tâcherons de montrer en quoi, à travers l’incompréhension et l’interprétation, le film et la chanson à l’intérieur du théâtre et le « chantier d’écriture » – tous des motifs qui participent de la métathéâtralité et de la métatextualité de l’oeuvre –, Efoui expose la violence de l’invisibilité sociale et, parallèlement, les possibilités créatrices qui émergent des marges.

1. L’incompréhension et l’interprétation : fonctions existentielles, fonctions métatextuelles

Le Petit Frère du rameur, qui met en scène une nuit d’attente et de réflexion, laisse planer le doute sur certains aspects de la fable qui restent imprécis et énigmatiques. Par exemple, le lecteur ne sait pas d’où viennent les personnages, ni dans quel pays ou quelle ville ils se sont installés. Ces derniers évoquent un « ici » et un « là-bas » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 7) qui, comme le souligne Bassidiki Kamagaté, constituent des « signes explicites d’un espace évoqué qui laisse poindre en filigrane l’exil et l’errance » (2011 : 73). Le personnage du « rameur » est lui-même opaque, alors qu’il figure dans le titre de la pièce et est objet de plusieurs dialogues entre Maguy, Marcus et Le Kid. « Qui est-il ? » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 14), se demande Maguy en référence à l’homme qui facilite le passage entre le pays d’origine et le pays d’exil, ce « grand homme [qui] va et vient, entre ici et là-bas » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 11). Si l’accent est mis sur la grandeur de l’homme qui a parcouru le monde entier (l’Indochine, le Massachussetts, Paris, le Brésil, le Sénégal, entre autres), sa description ne correspond à aucun personnage concret : « Le Kid : Si tu entends qu’un type a tâté de la basse avec Marley à ses débuts, a failli être président de plusieurs républiques et a fini grand prêtre vaudou à Paris, c’est lui./Marcus : Ou si ce n’est pas lui, il le connaît… Si tu lui réponds ça, il te tue d’un mot » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 16). Le rameur prend des proportions légendaires dans la bouche de Marcus et du Kid et ne doit son existence qu’à son statut d’objet du discours des trois personnages qui passent la nuit à l’attendre. À l’image d’En attendant Godot de Samuel Beckett, le rameur constitue un personnage in absentia.

De même, le petit frère du rameur, qui donne son nom à la pièce, est davantage assimilable à une allégorie plutôt qu’à un personnage précis. En effet, il n’est jamais explicitement question d’un petit frère dans le texte, le statut de ce dernier provenant, de manière implicite, de l’existence d’un « grand frère ». Pour Maguy, quand une personne n’a pas sa place dans la société, elle rêve « de devenir grand frère du monde » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 19). Lors des multiples éloges adressés au rameur, Maguy rappelle que « le président lui-même l’appelle grand frère au pays » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 16), tandis que Le Kid répète : « Santé, old brother » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 14) et « Santé, grand frère » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 17). Au vu de ces multiples évocations du « grand frère », il est légitime de se demander si le petit frère du rameur ne représenterait pas les trois personnages de la pièce, chacun s’associant à l’idée du rameur, cet être doté d’une grande liberté de mouvement et d’un statut social distingué. Le rameur jouit ainsi d’un certain prestige du fait de son rôle de passeur dans la fiction, alors que son petit frère n’existe qu’à travers sa relation avec ce dernier. Quel est le sens d’une vie définie par le lien qu’elle entretient avec une légende elle-même construite par le discours et les rêves d’individus marginalisés, dépourvus de mobilité géographique et sociale ?

Le caractère énigmatique qui définit les personnages et le contexte référentiel de la pièce est encore renforcé par la présence de dialogues inachevés et répétitifs et de répliques qui ne se succèdent pas de façon logique, comme par exemple : « Voix de Marcus : Tu vas à la veillée ?/Maguy : Au procès, le treizième apôtre…/Voix de Marcus : Le groupe s’avance dans les ruines de la ville. Rien derrière. Rien devant […] » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 5). Si ces dialogues ne semblent pas susciter de véritables interactions, il ne s’agit pourtant pas d’une incohérence générale puisque que chaque personnage est présenté comme étant absorbé par ses propres préoccupations. Cela dit, la parole chez Efoui est tellement hétérogène dans ses formes qu’il est légitime de la rapprocher des pratiques contemporaines d’un « théâtre des humains aux prises avec la parole – ses stratégies, ses tragédies, ses drames, ses pouvoirs, ses coquetteries, ses faux-semblants » (Ryngaert 2008 : 106). Dans cette optique, la deuxième scène du Petit Frère du rameur débute par un monologue et se termine par son contraire, à savoir de multiples brefs échanges contenant des phrases simples, voire non verbales :

Maguy : Quelle heure est-il ?
Le Kid : (à la fenêtre) R.A.S.
Marcus : C.Q.F.D.
Le Kid : T.S.V.P.

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 24

On ne peut pas dire qu’Efoui refuse entièrement la caractérisation des personnages ou affaiblit ces derniers à travers les dialogues énigmatiques, comme c’est parfois le cas dans les dramaturgies contemporaines[2]. Maguy est préoccupée par l’heure car elle craint le moment où le rameur emportera le corps de Kari, tandis que Le Kid surveille la fenêtre pour signaler l’arrivée du rameur, comme il le fait tout au long de la pièce. Néanmoins, cet échange qui finit par se réduire à des abréviations semble appartenir davantage à « une volonté manifeste de l’auteur qui envahit l’espace de la parole, à peine masqué par le prétexte d’une figure » (Ryngaert 2008 : 105-106). En effet, l’abréviation « T.S.V.P. », tournez s’il vous plaît, prend tout son sens dès lors qu’on en saisit l’injonction autoréférentielle écrite par un auteur dans le texte dramatique : elle clôt la scène et la page sur laquelle elle se trouve dans le texte.

Si les pratiques esthétiques de l’oeuvre suscitent l’incompréhension, c’est toutefois l’incompréhension des personnages devant la mort et devant leur propre existence en tant qu’exilés qui est surtout mise en jeu. La défunte n’a pas laissé de note avant son suicide : « Maguy : D’habitude, les gens écrivent. Ils s’excusent en quelques mots au moins… Ils s’expliquent un peu… » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 12). Face à cette mort sans explication, les personnages avancent des hypothèses : « Kari a eu peur de faire des fautes. Elle a dû avoir honte de laisser des fautes » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 12) ; « Kari est trop timide pour laisser quelque chose traîner derrière elle » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 12) ; « Kari, on ne sait pas… On ne sait pas ? … Ou on se tait ? » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 6). Il est impossible de connaître avec certitude la raison du suicide, mais aussi du silence de Kari qui n’a laissé aucun message.

Si les paroles de Marcus – « on sait et on se tait » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 6) – suggèrent une certaine compréhension de ce qui a poussé Kari au suicide, l’absence d’explication satisfaisante incite les personnages à vouloir en savoir plus, notamment Maguy. Cette dernière évoque une conversation qu’elle a eue avec deux femmes qui « semblaient tout comprendre » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 6) : « Mademoiselle, mon amie et moi, nous voulons vous parler de la signification des événements actuels » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 5). Les femmes qui s’approchent de Maguy pour lui parler le jour où elle a appris la mort de Kari ne connaissent rien de Maguy, de Kari ni des « événements actuels » qui préoccupent le personnage. Il semble, en réalité, s’agir de missionnaires désirant partager leurs croyances avec Maguy. À travers cette conversation, la pièce interroge différents points de vue sur le sens de la vie, dans un contexte où le suicide de Kari plonge Maguy dans une réflexion inquiétante sur sa propre existence ; elle interroge son lien d’appartenance à un ailleurs qu’elle a visité une seule fois et à une société qu’elle habite mais qui ne lui accorde aucune importance. Selon les deux femmes, il est possible dans la vie de tout expliquer, tandis que Maguy représente à la fois le désir de comprendre la vie et la mort et l’absence dévastatrice d’éclaircissements à ce sujet. Cette confrontation des points de vue met en exergue l’acte qui consiste à interpréter le sens de la réalité et les possibilités de compréhension qui s’offrent à l’individu, de la certitude de la croyance en Dieu, à l’absurdité d’une vie atteinte d’une immobilité et d’une invisibilité mortifères. L’obsession de Maguy cherchant à décrypter le sens de la vie et des événements qui la composent semble correspondre à une prise de conscience encore timide de l’impossibilité de sortir de la condition d’exil.

Le motif de l’incompréhension contient une critique de cet état de marginalisation que la pièce dépeint : quel sens donner à la vie lorsque l’individu n’a pas de place légitime dans la société, est invisible et peut mourir de « timidité[3] » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 19) ? Les multiples zones d’incompréhension de la pièce renvoient au désarroi des personnages qui, après le suicide de Kari, continuent à habiter ce contexte d’invisibilité sociale. En effet, Efoui réfléchit sur le suicide, qu’Albert Camus définissait jadis comme l’unique « problème philosophique vraiment sérieux » (1942 : 17). Alors que Camus s’interroge sur le choix qui consiste à vivre ou bien à mettre fin à une vie dénuée de sens, Efoui réfléchit à ce qu’est l’existence lorsque l’on est exclu de la société, lorsque l’on rêve de se forger une place « là où on ne vous en laisse pas » et lorsque l’on traine avec soi en terre d’exil la mémoire d’une violence féroce vécue dans un ailleurs auquel l’on est attaché à jamais (Chalaye 2018 : 16).

Si l’incompréhension est l’un des éléments centraux de la pièce, elle imprègne également d’autres thèmes qui ressortent de notre analyse. La mort de Kari place ainsi les personnages face à leurs propres conditions d’exilés et les contraint à se poser des questions existentielles, intimement liées à l’appartenance et à l’identité. Premièrement, Kari devrait-elle être enterrée « ici » ou « là-bas » ? Marcus, qui est né « là-bas », insiste sur le fait que « c’est là-bas chez elle » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 14), alors que Maguy, qui est née « ici », pense au contraire qu’« [i]l faut l’enterrer ici » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 15). Leurs opinions divergent lorsqu’il s’agit du lien d’appartenance avec la terre et la culture d’origine. Deuxièmement, après la mort, quelle trace les individus laissent-ils de leur vie ? Les individus condamnés à l’exil risquent-ils d’être totalement effacés, sans qu’aucune trace de leur passage sur terre ne perdure ? La seule empreinte laissée par Kari sur la société prend la forme de statistiques à travers lesquelles « mille inconnus laissent des traces » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 21). Troisièmement, quelle place occupent ces personnages dans la société de leur vivant et quels en sont les enjeux ? La petitesse de l’espace scénique, l’absence de représentation de la défunte dans les journaux et le « manque de contact avec le monde extérieur » suggèrent une place extrêmement réduite (Kamagaté 2011 : 77). Comme le dit Maguy elle-même, « [q]uand on n’a plus sa place, on se sent timide. C’est ça qui a tué Kari : la timidité. C’est quand tout ton corps flotte. Et tu finis par penser à tout ce qui est pratique. Pratique de ne pas avoir de peau du tout, pas d’histoire. Point. » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 19) L’absence de place dans la société semble aiguiser le sentiment de décalage entre l’individu et le monde, à tel point que la question de savoir s’il existe une raison de continuer à vivre se pose.

À la fois esthétique et existentielle, l’incompréhension rend compte de l’expérience de l’individu devant la mort, devant les questions d’appartenance et l’absence de représentation symbolisant l’insignifiance sociétale d’un être cher. Dans Le Petit Frère du rameur, l’insistance sur l’incompréhension a également une fonction métatextuelle, dans la mesure où l’effort requis pour déchiffrer le monde et le sens des événements met en abyme l’acte de déchiffrage inhérent à la lecture. Dans ce cadre, « le spectateur ne peut manquer de reconnaître sa propre posture face à l’oeuvre » (Wessler 2009 : 22). Plus précisément, lire et comprendre le monde sont sources d’incompréhension, tout comme la tentative de lire et de comprendre une oeuvre. Le métatexte qui a trait à l’acte d’interpréter et à la manière de représenter ce dernier conjugue l’interrogation sur les possibilités de comprendre le monde à celle sur l’intelligibilité de l’oeuvre qui le dépeint. L’oeuvre, en réfléchissant au divorce entre les individus marginalisés et le monde qui les entoure, est renvoyée non seulement à son propre pouvoir d’interprétation et de représentation, mais aussi à la manière dont elle peut être interprétée. Nous l’avons vu, l’accent mis sur la « signification des événements actuels » rend compte d’un questionnement sur l’existence (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 5), mais il est aussi autoréférentiel, métatextuel et métathéâtral. Il transforme la pièce de théâtre en un événement se déroulant en temps réel et dont l’enjeu est de s’interroger sur son propre sens. Née dans l’invisibilité et créée sous la pression étouffante d’un exil politique, géographique et psychologique, la pièce interroge la complexité de sa propre mise en oeuvre. À travers l’autoréférence, Efoui scrute à la fois le monde de l’écrivain contraint d’écrire dans les marges d’une société éloignée de son pays d’origine et la représentation de ce même monde, le vécu des personnes en situation d’exil et le vécu théâtral de personnages qui doivent leur existence à un auteur. Les possibilités de connaître le monde de l’exilé politique et du texte dramatique qui témoigne de sa condition se voient renforcées par d’autres procédés métatextuels et métathéâtraux, tels que la référence au cinéma et à la musique, le commentaire critique, l’oeuvre dans l’oeuvre et la mise en scène du chantier de l’écrivain, comme nous allons le voir à présent.

2. (Auto)construction et (auto)création : pratiques métatextuelles et métathéâtrales

Les procédés métatextuels et métathéâtraux déployés dans la pièce d’Efoui sont importants à la fois par leur fréquence et par leur pertinence par rapport à l’histoire racontée, à l’esthétique et aux thèmes abordés. Tout d’abord, l’espace scénique d’un ancien studio de cinéma, ainsi que le film dont parle sans cesse Marcus confirment l’importance de la production cinématographique dans la pièce. En plus de ces allusions au cinéma et au processus créatif, des paroles de chansons entretenant des ressemblances avec les problématiques de la pièce sont intégrées au sein des dialogues. La chanson Graceland de Paul Simon figure ainsi dans les répliques que s’échangent Maguy et Marcus : « Maguy : We have reason to believe / We all we’ll be received / In Graceland » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 24) ; « Marcus et Maguy : Graceland, Graceland / Memphis Tennessee/ I’m going to Graceland » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 24). La chanson met en abyme les thèmes de la pièce de théâtre en exprimant le rêve d’être accueilli dans un lieu et en faisant référence au passage entre deux lieux. Le chanteur américain raconte ainsi un voyage entrepris le long du fleuve Mississipi, ce lieu de passage qui « a alterné entre libérateur et oppresseur[4] » pour les communautés africaines américaines en raison du rôle qu’il a joué dans l’esclavage, la guerre civile et le mouvement des droits civiques (Zeisler-Vraslsted 2019 : 81). Le personnage du Kid évoque également le Mississipi comme un lieu de passage dans ses éloges au rameur : « Santé old brother/Du Sénégal au Congo/Passant par le Mississipi/ Passant par le Mississipi » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 15). Les références musicales sont brèves mais fréquentes et ont pour effet de tisser des liens entre la situation des personnages de la pièce d’Efoui et d’autres oeuvres et contextes, sans pour autant les explorer en profondeur. L’intertextualité, dans ce cas, prend une valeur métatextuelle et aussi métathéâtrale puisque les références répètent et mettent en abyme les thèmes de la pièce, soulignant de ce fait la conscience critique que l’oeuvre a d’elle-même.

Enfin, la métatextualité se manifeste également à travers des commentaires critiques prenant pour objet les pratiques esthétiques de la pièce, rejoignant de ce fait la métathéâtralité de l’oeuvre. Lorsque Marcus parle « de petits bouts d’histoires sans fin, jamais » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 28) et que Maguy évoque « [c]ette histoire de Kari, dans les petits détails » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 8), leurs répliques se transforment en énoncés métatextuels qui interprètent la fragmentation et l’inachèvement caractéristiques de la pièce. À travers les multiples références à l’auteur, aux thèmes et aux pratiques formelles de l’oeuvre, la pièce renvoie sans cesse à sa propre création et à ses propres procédés. L’identité de l’entre-deux, le rêve de mobilité – sociale et géographique –, ainsi que la fragmentation de l’écrit et de l’être se trouvent renforcés par les pratiques métatextuelles et métathéâtrales que sont les représentations d’un processus créatif, l’intertextualité musicale et le commentaire critique. En nous concentrant sur l’espace constitué par un ancien studio de cinéma et sur le film à l’intérieur du théâtre, examinons à présent les fonctions de la métatextualité et de la métathéâtralité en lien avec l’exploration de la vie et de la mort, mais aussi l’invisibilité en situation d’exil.

2.1. L’espace scénique : un chantier interdit

L’intégralité de l’action scénique se déroule dans un seul lieu, en l’occurrence un ancien studio de cinéma :

Maguy : Difficile à croire qu’il y a eu ici un vrai studio de cinéma avec de grands chevaux et des milliers de figurants qui traversent les rues, qui dansent et se bagarrent.
Marcus : Ce sont des restes. Il reste à peine assez de place pour un studio photo. La première fois que je suis passé devant, il y avait marqué « Chantier interdit », etc. C’est toujours marqué. J’ai posé ma valise, mon cul et tout dedans.

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 7

L’espace de la pièce se présente comme un lieu de création – un studio – et de construction – un chantier. Or, ce lieu, autrefois digne et spacieux, ne subsiste que sous la forme de « restes » (Efoui, Le Petit Frère du rameur) et sert de squat aux personnages. Désormais qualifié de « Chantier interdit » (Efoui, Le Petit Frère du rameur), l’espace est toujours un lieu de création – le scénario de film de Marcus s’y développe –, mais il est caractérisé par sa marginalité et sa petitesse. L’adjectif « interdit » suggère l’absence de légitimité du lieu occupé par les personnages et devient la métaphore de la clandestinité d’une oeuvre qui s’opère sous le coup d’une double oppression : celle d’un pays d’origine rongé par la violence et celle d’une société qui repousse les exilés dans les marges. Le film de Marcus – mise en abyme de l’oeuvre théâtrale – est placé sous le signe de l’interdiction, voire de l’illicite.

Seul Le Kid entre et sort de l’espace scénique qui fonctionne autrement comme un huis clos. Alors que Maguy et Marcus évoquent la possibilité de sortir de cet espace pour assister à la veillée de Kari, ils ne le font jamais. Au contraire, il semblerait que ces deux personnages soient à peine capables de regarder par la fenêtre. Aucune interdiction ou impossibilité n’est expliquée ni confirmée, mais tout se passe comme si Le Kid était le seul à pouvoir voir le monde hors de cet espace clos et à le quitter pour participer à la vie qui se déroule à l’extérieur. On le trouve ainsi à plusieurs reprises posté à la fenêtre pour voir si le rameur arrive : « La Petite avenue : rien à signaler. Le pont : rien à signaler. La Grande avenue : rien à signaler » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 13). C’est lui qui décrit à Marcus et Maguy ce qu’il voit par la fenêtre, ces derniers le suppliant de les tenir au courant de l’arrivée du rameur. Au cours de la scène finale, lorsque la fourgonnette emporte le cadavre, Le Kid affirme : « on voit mieux de la fenêtre » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 32), comme pour encourager les autres à s’en rapprocher. Or, les didascalies suggèrent que le Kid est le seul à le faire. Maguy et Marcus, de leur côté, sont présents dans la pièce, mais ne sont pas vus par la société qui les entoure et dont ils ne semblent pas faire partie. L’espace en huis clos renforce l’invisibilité des personnages marginalisés et le fossé qui les sépare de la société, tout en leur accordant une visibilité scénique importante. Il évoque aussi un geste créateur qui ne peut se réaliser que dans un lieu exigu et clandestin car les deux oeuvres qui s’y énoncent – le film de Marcus et la pièce elle-même – le font dans le confinement.

L’espace scénique délabré, minuscule et en construction duquel Marcus et Maguy ne semblent pas pouvoir s’échapper constitue une « frontière étendue qui menace » et qui les emprisonne dans l’attente (du rameur) et dans l’errance de leur condition d’exilés en marge de la société (Barthes 2002 : 27). L’espace scénique, selon Barthes, « n’est pas le lieu où se débat quelqu’un, mais le lieu par où il entre quelque chose » (Barthes 2002 : 27). Maguy et Marcus amorcent ainsi une réflexion sur l’inquiétante petitesse de leur existence, tout en entamant, parallèlement, un processus de construction. En effet, dans cet espace réduit, les personnages se construisent perpétuellement à travers des tentatives de (re)présentation. Par exemple, Marcus se présente à plusieurs reprises sous des formes différentes :

« M’appelle Ras Marcus
J’ai des rêves buissonniers »

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 10

« M’appelle Ras Marcus
Ça tombe sous le sens »

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 11

« M’appelle Ras Marcus
Révise mon profil »

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 11

« M’appelle Ras Marcus
Révise mon profil »

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 23

« M’appelle Ras Marcus
Révise mon profil »

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 24

Les multiples répétitions représentent le personnage de Marcus en train de répéter, comme pour préparer le tournage de son film ou bien la mise en scène d’une pièce de théâtre. Dans ce « Chantier interdit » création scénique et construction identitaire se conjuguent. Non seulement Marcus s’auto-représente en jouant son propre personnage, mais il se re-présente littéralement en répétant « M’appelle Ras Marcus ». La répétition de « Révise mon profil », ainsi que les légères variations sur le même thème rendent compte non pas d’« une identité fixée » (Kamagaté 2011 : 14), mais d’un processus de construction de soi retravaillé sans cesse à travers des tentatives d’auto-(re)présentation.

Ces extraits orientent la pièce vers une métathéâtralité qui interroge le sens de la répétition et celui de la représentation. Au sens littéral du terme, la répétition consiste à utiliser la même expression à plusieurs reprises, tandis qu’au sens figuré, elle s’apparente à une pratique scénique, voire théâtrale grâce à laquelle les comédiens perfectionnent leur jeu avant la mise en scène. La « représentation » dont il est ici question revêt trois sens différents. Dans un premier temps, Efoui mentionne la représentation théâtrale dans laquelle « il y a présence et présent : ce double rapport à l’existence et au temps constitu[ant] l’essence du théâtre » (Gouhier 2002 : 2). Dans un deuxième temps, la représentation est à entendre « dans le sens de “parler pour”, comme en politique » (Spivak 2009 : 23). Dans ce cas, Marcus s’efforce de parler en son nom propre, même si son énonciation est répétitive, fragmentaire et hors du cadre de la société. Enfin, Marcus évoque la (re)présentation à travers laquelle l’individu se fait connaître à autrui et énonce son nom. Ces différentes facettes de la représentation s’entremêlent dans ce contexte de double oppression où la violence liée au pays d’origine et l’absence de reconnaissance de la société d’exil complexifient la tentative de (se) créer et de rendre cette création visible et audible.

Plusieurs enjeux découlent de ce travail de mise en scène de soi représenté sous un angle métathéâtral. Tout d’abord, Efoui dépeint un processus de construction identitaire auquel les personnages – exilés et marginaux d’une part, prisonniers d’un huis clos d’autre part – ne peuvent pas échapper. Le dramaturge semble suggérer qu’il n’existe aucune échappatoire possible à la condition de l’exilé, mais qu’un processus créatif peut s’enclencher là où une présence existe, même si cette dernière est marginale, marginalisée ou rendue invisible. Marcus, par exemple, tente d’affirmer sa présence au monde malgré la petitesse de l’espace qu’il occupe, mais ne parvient pas à sortir de cet état de répétition et de construction perpétuelles. Quant à l’espace en huis clos qui renferme de nombreuses références aux pratiques théâtrales, il rappelle l’autonomie de l’oeuvre qui constitue un monde en soi et qui détient « le pouvoir de représenter sa représentation » (Vuillemin 2009 : 123).

Efoui décrit un processus de création qui relie la représentation de l’être à celle de l’oeuvre théâtrale. En éclairant les multiples significations de la répétition et de la représentation, l’auteur suscite une réflexion sur le fonctionnement du théâtre en tant que représentation qui affirme sa présence au monde lors de la mise en scène, toutefois seulement après de nombreuses répétitions faites généralement en huis clos. La réflexion sur l’exil et l’invisibilité sociale se développe ainsi à l’intérieur d’un cadre métathéâtral, voire métafictionnel, dont Patricia Waugh souligne le fonctionnement et les objectifs : « la métafiction s’opère en explorant les règles de la fiction afin de découvrir le rôle que jouent les récits fictionnels dans la vie. Elle a pour objectif de découvrir comment chacun “‘joue”’ ses propres réalités[5] » (1984 : 35). En effet, la fiction qui s’attarde sur la mise en scène de l’individu et de l’oeuvre, et les difficultés qui leur sont attachées, problématise la réalisation dudit individu et sa participation à la vie publique qui, là encore, ne se font pas sans heurts. Les tentatives d’autoreprésentation de Marcus, toutes inachevées, fragmentaires et répétitives, sont toujours circonscrites à ce « chantier interdit », cet espace de construction dépourvu de légitimité et isolé de la société et qui est aussi le lieu de la création d’un scénario de film.

2.2. L’oeuvre dans l’oeuvre

Marcus commente son projet d’écriture cinématographique dans les termes suivants :

L’idée du film que j’écris, c’est une autre histoire. Ça m’est pas venu quand j’ai posé ma valise. C’est après que j’ai vu la coïncidence. Cette histoire de studio et les restes. C’est toujours marqué « Chantier interdit », etc. Mais le film, il y a longtemps que j’avais envie de l’écrire pour qu’il raconte que je suis bien né là-bas d’où je suis venu ici.

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 7

Le film de Marcus met en abyme les problématiques centrales de la pièce de théâtre, à savoir l’identité, l’entre-deux, les rapports d’appartenance à une culture et une terre d’origine et le désir de représentation pour rendre compte d’une trajectoire singulière et ainsi éviter l’effacement. Une deuxième mise en abyme – celle du créateur – est annoncée à travers la soi-disant « coïncidence » qui consiste à mettre en scène un scénariste en train d’écrire un film dans un ancien studio de cinéma.

En sus des explications qu’offre Marcus sur le film, le personnage répète des bribes du scénario tout au long de la pièce : « Le groupe s’avance dans les ruines de la ville. Rien derrière. Rien devant. Il y a silence dans la ville. Musique dans le film. » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 5) ; « Le groupe avance dans les ruines de la ville. Rien, ni derrière ni devant. Il y a silence dans le film et soudain… » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 27). Comme ces deux extraits le montrent, les mêmes fragments de scénario sont répétés à différentes reprises, avec de légères modifications, rapprochant ainsi le film d’un projet d’écriture en construction. L’effet de « déjà lu » s’accompagne d’un sentiment d’étrangeté car les dialogues entre Marcus, Maguy et le Kid sont émaillés de récitations du scénario sans qu’il y ait toujours une transition logique dans la conversation.

Le statut de l’écrit est remis en cause lorsque Marcus affirme qu’il écrit un film, alors qu’en réalité il n’écrit rien, comme le souligne cet échange entre Maguy et Marcus :

Maguy : Tu dis « dans le film »… Toujours ce que tu dis : dans le film. On ne sait jamais dans quel film. Tu ne dis pas le titre. On ne voit aucun papier.
Marcus : Je ne suis pas comme toi qui n’arrêtes pas de lire. Je ne retiens pas les signatures, etc. Je retiens des histoires. Je me les raconte d’abord.

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 19

Les variations sur les mêmes scènes du film renvoient donc à l’absence d’un texte écrit qui figerait le scénario dans une seule version cohérente. C’est le texte dramatique – difficile à énoncer et à achever –, qui se voit mis en jeu. D’une part, l’absence de titre, de papier et d’écriture symbolise l’absence de légitimité de l’oeuvre et constitue une autre forme d’invisibilité qui marque le geste créateur ainsi que les expériences des personnages. D’autre part, la démarche est d’une grande cohérence dans le cadre de cette pièce de théâtre qui interroge les possibilités de créer et de s’autoreprésenter à partir d’une position clandestine caractérisée par l’invisibilité.

Mais que raconte ce film au juste ? « Dans le film, tu cours » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 26), explique Le Kid qui semble avoir assisté à plusieurs répétitions du scénario sur lequel travaille Marcus. Le commentaire du Kid pousse Marcus à raconter ses souvenirs du jour où il a fui son pays d’origine en guerre.

Un jour, « En avant ! »… c’est tout ce que j’ai entendu soudain, et la peur m’a fait réviser toute ma vie. La course, et vite et tout de suite dans le mystère de l’athlétisme, du centimètre près… loin de la balle perdue envoyée dans le décor pendant qu’on court et qu’on est dribblé droit au but, en plein coeur. On court en zigzag. Les balles volent droit… donc courir en zigzag, ventre à terre et se plaquer au sol ; ramer sans mourir si l’on peut faire des mains et des genoux.

Efoui, Le Petit Frère du rameur : 27

L’extrait est suivi de phrases tirées du scénario du film qui apparaissent dans les pages précédentes, notamment : « Le groupe avance dans les ruines de la ville » (Efoui, Le Petit Frère du rameur). Les détails du film répétés au long de la pièce semblent correspondre aux souvenirs douloureux de Marcus. Ce dernier rejoue « le film » de la guerre et de la fuite dans son esprit de façon obsessionnelle. Le film et la mémoire sont ainsi représentés comme des processus connexes en perpétuelle construction. Tout comme lors d’une répétition pour un tournage – ou une représentation théâtrale –, Le Kid intervient, tel un souffleur, pour rappeler à Marcus une phrase oubliée du scénario, comme pour l’aider à témoigner ou, mieux encore, à réaliser son film : « Pendant ce temps, un groupe avance… » (Efoui, Le Petit Frère du rameur). Marcus replonge par la suite dans son propre récit de vie, qui se confond avec le scénario du film. Lorsque le récit s’intensifie, Maguy le supplie : « On ferme le cinéma, Marcus » (Efoui, Le Petit Frère du rameur). La création du film et le processus de remémoration sont intimement liés par ces références au cinéma et à la pratique scénique de la répétition, ainsi que par la forte ressemblance entre le scénario et les souvenirs. Figure d’auteur, Marcus construit son histoire et se construit, armé de sa mémoire ; mémoire de qui il était « là-bas », mémoire du traumatisme de guerre, mémoire trouée et déformée maintenant qu’il est « ici », d’où les variations sur les répétitions qui ponctuent le texte.

Si la pratique d’Efoui rappelle le conventionnel « théâtre dans le théâtre », souvent décrite comme la « forme la plus aboutie de métathéâtralité » (Vuillemin 2009 : 125), l’emprunt d’un autre médium pour construire « un spectacle interne » rejoint mais aussi modifie les enjeux de ce dernier (Vuillemin 2009 : 121). Le film de Marcus reprend cette structure dramatique qui « consiste dans l’enchâssement d’un spectacle dans un autre afin de donner l’occasion à un personnage au moins de la pièce-cadre de devenir spectateur de la pièce enchâssée » (Vuillemin 2009 : 121). En effet, cette « instance réceptrice interne » est mise en évidence lors des multiples moments où Maguy et Le Kid deviennent spectateurs du film de Marcus (Vuillemin 2009 : 123). Toutefois, les ressemblances entre le scénario de film et la pièce elle-même invitent à une comparaison : le cinéma, tout comme le théâtre, fonctionne par répétitions, engage des comédiens et met en scène des corps et leurs mouvements dans l’espace. Si le théâtre, en tant que représentation jouée devant un public, tient ainsi de l’éphémère, le cinéma, au contraire, est saisi et figé par la caméra. Le cinéma semble de prime abord avoir un avantage sur le théâtre pour la trace permanente que celui-ci permet de créer. Or, la dramaturgie, destinée à être réinterprétée, permet au contraire de témoigner et, parallèlement, de résister à toute finalité du processus créatif et de l’oeuvre qui en résulte. Aussi, le film à l’intérieur de la pièce constitue une forme de truchement à travers lequel les problématiques et procédés de l’oeuvre théâtrale se dédoublent, sans jamais renvoyer de façon explicite au théâtre. Enfin, tout ce à quoi aspire le film fictionnel de Marcus se voit problématisé dans la pièce de théâtre, et ce, en mobilisant les outils, pratiques et possibilités novatrices offerts par ce genre littéraire : la création d’une trace, la réflexion sur l’exil, la plongée dans la mémoire, la prise de parole des marges, sans oublier la participation au monde des représentations.

2.3. Désir de représentation, désir de présence au monde

Pour Marcus, le cinéma constitue une voie d’accès au monde : « Le monde est venu jusqu’à moi. La première fois que je suis allé au cinéma, j’ai vu le monde venir » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 25). Le confinement du personnage dans l’espace restreint du chantier interdit accentue le fait que le geste créateur chez Efoui constitue une forme de marronnage, comme l’affirme Sylvie Chalaye en parlant des dramaturgies afro-contemporaines qui « s’inspire[nt] d’une pratique héritée de l’esclavage, celle du marronnage, c’est-à-dire une aptitude à trouver de l’espace là où on ne vous en laisse pas, à travailler dans le pli, à jouer des masques, à ne jamais être où on vous attend, et à inventer en ne comptant que sur soi, rien dans les mains, rien dans les poches » (Chalaye 2018 : 16). En effet, les possibilités d’ouverture sur le monde offertes par le cinéma semblent être infinies : « Et quand tu entres dans un film, grand comme une ville… » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 7). Le personnage n’achève pas cette phrase. Les trois points sous-entendent l’existence d’un univers vaste et profond englobant des réalités autres que celles connues par le personnage. Si la pièce insiste sur l’absence de mobilité sociale et géographique, ainsi que sur l’invisibilité de ces personnages isolés de la société, le cinéma – et par extension le théâtre –, se présente quant à lui comme le lieu d’un contact possible avec le monde hors de l’espace exigu qu’ils occupent. La création implique le rêve et offre donc une mobilité – quoique imaginaire – à Maguy, Marcus et Le Kid. En effet, chez Efoui, « le rêve est […] souvent l’unique espace de liberté qui permette d’actualiser sa présence au monde » (Dechaufour 2018 : 47).

Pour Maguy, dont le nom complet est « Maguy Natou Mbo Mbo », le cinéma représente également le rêve de sortir de l’invisibilité sociale : « Je ferais bien du cinéma pour rendre mon nom praticable » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 20). Le personnage établit un lien entre son nom, présenté comme difficile à prononcer, et l’absence de visibilité et de reconnaissance dans ses interactions avec la société : « je ne reconnais personne. Et personne ne me reconnait » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 20). Si, pour Emmanuel Levinas, être « devant le visage d’autrui » est le moment ultime de responsabilité, d’amour et d’empathie pour un autre homme (1991 : 173), Efoui décrit, au contraire, un rapport troublant, caractérisé par l’absence de lien et de reconnaissance entre les individus. En effet, même lorsqu’elle est en contact avec d’autres personnes, Maguy ne parvient apparemment pas à être vue. Dans ce cadre, elle parle du cinéma comme d’un rêve de reconnaissance : « Quand tu deviens célèbre, on se rend compte que c’est pas plus difficile à prononcer que le nom d’un écrivain russe » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 20). Pour Maguy, la célébrité offerte par le cinéma présenterait la possibilité de relativiser son altérité au sein de la société dominante et, par conséquent, d’y participer en étant reconnue par celle-ci.

Enfin, le cinéma répond aux désirs de représentation annoncés au début de la pièce, lorsque Maguy cherche une trace de son amie décédée dans les journaux et lorsque Marcus parle du scénario de film qu’il écrit pour raconter qu’il est né « là-bas » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 7). Nous l’avons vu, le cinéma est un moyen pour Marcus de s’autoreprésenter et de réfléchir sur les notions d’identité, en lien avec les deux pays qu’il a habités, et de la mémoire douloureuse que l’on emmène avec soi en terre d’exil. Le cinéma offre à Maguy la possibilité de « déchirer le voile épais de l’anonymat » et de conserver une trace de la vie de son amie qui serait plus importante que celles présentées par « des courbes grossières » (Kamagaté 2011 : 74 ; Efoui, Le Petit Frère du rameur : 21), autrement dit de simples statistiques : « Enterre-la dans ton film » (Efoui, Le Petit Frère du rameur : 31), dit Maguy. « Épouse-la et couche-la dans une petite image ; et si elle passe un jour sur un morceau de percale, quelqu’un verra le monde venir […] » (Efoui, Le Petit Frère du rameur). Face à la peur de l’insignifiance de la vie et de l’effacement du parcours de l’individu, Maguy se tourne vers le cinéma. Elle rêve d’y trouver la visibilité et la participation au monde dont ces personnages sont tous privés. Le film est ainsi présenté comme une forme de marronnage, c’est-à-dire capable de créer de l’espace là où l’espace est restreint ou inexistant, en racontant les histoires de vie et de mort de personnages vivant en marge d’une société d’exil.

Conclusion

La pièce de Kossi Efoui se structure autour de l’invisibilité des personnages dans un contexte social où ils sont immigrants ou fils et filles d’immigrants, où ils ne semblent pas avoir de place nulle part. La mort d’une amie les renvoie à leur condition de marginaux, eux qui portent des noms vus comme difficiles à prononcer et dont le décès ne mérite même pas d’être mentionné dans un journal. Quel est le sens de cette mort ? Quel est le sens de la vie dans ce contexte et quel est l’état d’une société au sein de laquelle les gens passent inaperçus, sans laisser aucune trace ? La fragmentation et l’inachèvement des idées soulevées par la pièce nous laissent souvent sans explications ni solutions définitives car il n’y en a tout simplement pas.

Efoui décrit un monde où certains réussissent à faire partie des classes dominantes, tandis que d’autres en sont exclus, un monde où certains sèment la terreur et d’autres la subissent, un monde où, entre « ici » et « là-bas », il n’existe aucun lieu pour accueillir ceux qui rêvent pourtant de pouvoir participer à la vie sociale et de se faire reconnaître. La métathéâtralité joue un rôle important dans le cadre de cette réflexion sur l’identité et la mémoire en contexte d’exil dans le sens où elle éclaire les tentatives chez le créateur de monter son oeuvre alors même que l’oppression, l’aliénation, le traumatisme et l’invisibilité pèsent sur sa prise de parole. Si, comme le constate Pénélope Dechaufour, la dramaturgie d’Efoui a comme enjeu « de trouver un mécanisme de résilience et de construction » (2018 : 79), la métathéâtralité, selon nous, en constitue l’une des pratiques clé. Le retour de cette pièce de théâtre sur elle-même et sur le genre théâtral se manifeste, notamment, à travers la figure de l’auteur, la répétition des thèmes de la pièce à plusieurs niveaux du texte, l’accent mis sur l’interprétation, ainsi que les références à des pratiques théâtrales et cinématographiques, en tête desquelles la répétition et la représentation. Parmi ces multiples manifestations, l’espace de création du chantier interdit et la présence d’une oeuvre cinématographique se développant à l’intérieur du théâtre constituent la base d’une pratique métathéâtrale qui éclaire, à travers l’accent tiré sur un geste créateur qui ne va pas de soi, l’emprise de l’oeuvre sur l’exil et l’invisibilité sociale. Tout particulièrement, la pièce met en scène un projet d’écriture apparemment sans écriture, qui prend forme dans un ancien studio de cinéma délabré – métaphore de « l’atelier[6] » de l’auteur – (Gauvin 2019), le tout ayant pour effet d’interroger les défis, mais aussi le besoin d’autoreprésentation de ces personnages marginalisés. Cette représentation est vécue de façon vitale pour Marcus, créateur, mais aussi pour Maguy qui se désespère face à l’absence de représentation de Kari dans les journaux. Le geste créateur est ainsi difficilement réalisable en raison du contexte oppressif, mais il est aussi libérateur et nécessaire pour la survie, tout particulièrement dans le cas d’un créateur. Dans ce cadre, le concept du marronage[7] convient pour cerner cette dynamique d’oppression et de libération. Kossi Efoui décrit lui-même son écriture comme un « marronnage », vu comme « la ruse par laquelle on se meut à l’intérieur des contingences et des contraintes d’un système » et aussi comme « la création d’espaces clandestins symboliquement, matériellement à l’intérieur ou à la périphérie d’un système » (Dechaufour 2013 : 52). La pratique métathéâtrale permet dès lors d’examiner la posture du créateur en exil et donne lieu à une réflexion sur les pouvoirs du théâtre et des autres formes de production culturelle, telles que le cinéma, dans le sens où elle contribue à créer un lieu pour la prise de parole et une trace d’une vie singulière là où il n’y en avait pas. Face à l’absence de représentation et de visibilité des personnes exilées, Efoui représente ou, pour le dire autrement, il rend visible des personnages invisibles, audibles des histoires tues et forge des possibilités d’expressions clandestines qui disent leurs propres difficultés à se réaliser.

Rappelons à ce titre que, dans le contexte d’exil dont parle Le Petit Frère du rameur, les personnages s’écrivent et se construisent dans les marges, par fragments et de façon inachevée. Efoui éclaire ainsi la violence de l’invisibilité sociale et de l’aliénation de l’exil. Le métatexte et le métathéâtre signalent la difficulté des personnages de se forger une place dans une société indifférente à la souffrance des exilés en attirant l’attention sur leur rapport avec les représentations, ainsi que sur leur capacité à « faire oeuvre » – cinématographique et théâtrale (Le Blanc 2009 : 3). En même temps que les personnages de la pièce se représentent, la pièce décrit un processus de mise en oeuvre qui ne va pas de soi, ayant été perturbé par des difficultés, telles que l’incompréhension et le choc devant la mort, la mémoire douloureuse, la déconnexion d’avec la culture et la terre d’origine, l’exiguïté de l’espace de la prise de parole, ou encore l’absence de visibilité et de valorisation dans la culture dominante. Bien entendu, il est possible de voir dans les figures de l’auteur et de son atelier que constituent Marcus et le chantier interdit, l’image de l’auteur en exil et de la naissance difficile de son oeuvre. Enfin, en plus de l’accent mis sur la complexité de la représentation de l’être invisible, l’oeuvre, à travers les pratiques métathéâtrales, identifie un rôle possible pour le théâtre face à la marginalisation : dévoiler, de façon critique, les inclusions et les exclusions dans les systèmes de représentation d’une société.

Cette étude a montré que la métathéâtralité chez Efoui évoque constamment la création de l’oeuvre, de ses personnages et de ses procédés. Elle souligne la possibilité non seulement de créer malgré la présence de difficultés importantes, mais aussi la richesse de créer avec des obstacles. Car, si l’oeuvre théâtrale se veut une voie de connaissance du monde, le métathéâtre s’impose comme un outil pour appréhender les pouvoirs et les limites de la dramaturgie face à ce même monde. Dans cet examen de l’invisibilité sociale en contexte d’exil, l’oeuvre, ne pouvant ni se libérer entièrement des défis qui limitent sa réalisation ni libérer l’individu exilé et marginalisé de sa condition, peut malgré tout explorer le poids que constituent ces mêmes obstacles et forger des voies symboliques, à travers le rêve et l’écrit, pour se construire. Ces voies symboliques sont aussi, bien entendu, politiques. Ainsi, l’oeuvre qui scrute la vie invisible participe à « l’actualisation d’une forme de lutte pour la reconnaissance » (Le Blanc 2009 : 2). Le Petit Frère du rameur, cette pièce sombre et étrange qui se nourrit des difficultés posées par l’acte créateur, se révèle à la fois troublée et motivée par l’effacement des expériences de vie singulières de personnes exilées.