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Écrivains engagés du xxe siècle, René Depestre et Sonny Rupaire font partie d’une génération de poètes qui ont, dans le sillon de Jacques Roumain ou d’Aimé Césaire, mis leur poésie au diapason des luttes sociales de leur époque. Comme Élie Stéphenson, Joseph Polius, Max Jeanne, Auguste Macouba, Alfred Melon Degras ou Georges Desportes, ils thématisent l’actualité sociale et politique : la misère matérielle et psychologique, les discriminations raciales, le mercantilisme, le (néo) colonialisme. Mais, écrire de la poésie, est-ce un choix pertinent dans un contexte d’urgence sociale ? Qu’est, ou que doit être la poésie dans un espace traversé par des problèmes socio-politiques ? Que peuvent et que doivent la poésie et le poète ? Ces interrogations affleurent au sein même des oeuvres par le biais de la métatextualité. Nous nous appuyons ici sur la définition initiale de Gérard Genette dans Palimpseste (1982), à savoir que la métatextualité est la relation qu’entretient un texte avec un autre qu’il commente en s’y référant explicitement ou implicitement. S’interrogeant sur la portée de ce commentaire, Jeanne Devoize (2002) montre qu’il vise un des éléments qui constituent la chaine de communication qu’est le texte littéraire. Ici en l’occurrence, Depestre et Rupaire réfléchissent aux pouvoirs et aux fonctions du poète par le biais du métatexte. Dans ce dernier, une image du poète se construit, que nous proposons d’identifier et d’analyser en nous appuyant sur les notions d’éthos et de postures développées diversement par Dominique Maingueneau (1993, 2014) ou Jérôme Meizoz (2004).

Pour le présent article, nous avons choisi de mettre en relation deux recueils qui, à travers des textes à portée métatextuelle, mettent a priori en avant deux images différentes du poète. Le premier recueil est Gerbe de sang de René Depestre. Publié en 1946[1], il donne à lire un « Avant-propos » poétique à partir duquel le poète adopte la posture traditionnelle du poète-démiurge, revêt l’éthos d’un poète puissant, force de création. Le second recueil est Cette Igname brisée qu’est ma terre natale du guadeloupéen Sonny Rupaire. Publié en 1971, il offre à l’inverse un « Avertissement au lecteur » qui relativise le rôle du poète dans les luttes sociales.

La lecture que nous proposons ici, met au jour une tension dynamique entre métatexte et texte par laquelle se construisent des postures plus équivoques et complexes que ce que ces seuls métatextes laissent paraitre.

1. Gerbe de sang de René Depestre

Après la présidence en Haïti de Vincent Stenio (1930-1941) qui s’était battu contre l’occupation américaine[2] (1915-1931), la présidence d’Élie Lescot est particulièrement impopulaire et vient renforcer le mécontentement des élites noires et des nationalistes. On lui reproche de reproduire, à la suite des Américains, un favoritisme envers les métis, mais aussi sa campagne contre les pratiquants du vaudou. Ainsi, en 1945, Gérard Chenet, René Depestre, Gérard Bloncourt et Jacques Stéphen-Alexis fondent la revue littéraire d’influence surréaliste La Ruche qui s’oppose ouvertement au président en place. La revue appelle à une insurrection alors que dans le même temps, des étudiants se mettent en grève et sont rapidement rejoints par les travailleurs.

Gerbe de sang parait seulement un an après Étincelles, premier recueil de Depestre, alors âgé de vingt ans, qui faisait déjà de l’urgence sociale un thème central. Bien que généralement associés (d’ailleurs publiés dans le même recueil sous le titre Étincelles, suivi de Gerbe de sang), le premier marque une confiance inconditionnelle du poète dans la lutte contre les injustices politiques observées sous le régime Lescot, tandis que le deuxième, encore animé par la flamme de la révolution qu’il accompagne, est davantage marqué du sceau de la désillusion. C’est d’une désillusion que semble naitre le recueil Gerbe de sang si l’on se fie au premier poème du recueil, « Avant-propos ». Par son titre rhématique[3], celui-ci annonce un commentaire du poète sur le recueil qui s’ouvre.

1.1. « Avant-propos » – posture du poète démiurge

Dans Gerbe de sang, la désillusion donne le ton dès le premier poème. Le poète montre sa déception face à un réel qui n’est pas conforme à ce qu’il attendait. Ainsi, à son commencement, dans un avant-propos qui n’en est pas tout à fait un, il énumère sous forme de liste lapidaire, des mots, des concepts tout d’un coup méconnus :

AVANT-PROPOS

La morale : connais pas

la justice : connais pas

les nuages : connais pas

le péché : connais pas

la gloire : connais pas

le sable : connais pas

le houmfort : connais pas

l’enfer : connais pas

la radio : connais pas

l’émeraude : connais pas

la bible : connais pas

napoléon : connais pas

le boa : connais pas

la brise : connais pas

les coquilles : connais pas

les seins : connais pas

les fous : connais pas

la raison : connais pas

le verbe être : connais pas

les fleurs : connais pas

le sang a trahi chaque battement de mon coeur

le soleil s’est rendu sans tirer un coup de fusil

la lune est une ivrogne la pureté une légende

la mer n’est qu’un piège le ciel un mensonge

l’amour a passé dans le camp ennemi

n’en parlons plus

je recommence la vie

avec mes seules ressources.

Depestre, Gerbe de sang : 43

Deux strophes s’opposent ici par leur style. La première est une accumulation, sous forme de liste, au style oral familier (le « ne » et le « je » sont omis). L’emploi des deux points impose un rythme binaire qui marque une séparation entre les concepts qui régissent les sociétés et le poète qui ne les (re)connait pas, formulant en quelque sorte un aveu d’incapacité. La seconde commence, à l’inverse, par une énumération poétique ordonnée par l’emploi systématique d’une personnification qui induit une relation intime, personnelle, entre les idées et le poète. Finalement, c’est d’une trahison du réel, portée par le champ lexical de la défection (« trahi », « s’est rendu », « ivrogne », « légende », « piège », « mensonge », « passé dans le camp ennemi ») dont il est question. Cette défection explique les méconnaissances énumérées par le poète dans la première strophe et justifie l’action présentée dans les derniers vers : « je recommence la vie/avec mes seules ressources ». Par ce « je », enfin visibilisé, le poète, devenu comme aurait pu le dire Dominique Combe un « personnage d’une fiction allégorique de la création poétique » (1989 : 162), place son expérience personnelle au commencement du recueil.

En titrant son poème-incipit « Avant-propos », Depestre met l’accent sur sa dimension explicative. Rappelons d’abord que, situé dans le paratexte[4], un avant-propos compose habituellement un commentaire de l’auteur sur son oeuvre, en marge mais tout en étant proche de celle-ci. Comme dans une préface, l’auteur y explicite ses intentions. Dans Gerbe de sang, Depestre récupère la charge sémantique du terme « avant-propos » en jouant avec les frontières textuelles qui lui sont inhérentes. Selon nous, l’intitulé choisi par le poète haïtien ne laisse pas le choix au lecteur qui accueille ce premier poème comme un contrat de lecture. Par celui-ci, le poète haïtien énonce les raisons de sa prise de parole (sa méconnaissance d’un monde qui l’a trahi) et son dessein (recommencer la vie). Ainsi la formulation de ce projet de recommencement révèle-t-elle d’entrée de jeu l’ambition démiurgique du poète.

La puissance créatrice qui la sous-tend est maintes fois confirmée dans le recueil d’une part via les répétitions lexicales[5] et les références symboliques[6] renvoyant à la création, d’autre part, via les références intertextuelles à la Genèse[7]. Par ces différents procédés discursifs, le recueil tout entier fabrique l’éthos d’un poète-divin, accréditant la parole créatrice et prophétique qui s’y déploie. De même, le poème « Pour annoncer l’aurore », dans lequel le poète joue de la polysémie du terme « annoncer » (qui veut dire « faire connaitre une nouvelle » mais aussi « indiquer quelque chose par avance »), fournit un exemple éloquent d’une superposition des pouvoirs du poète. Entre autres, la strophe suivante tirée du poème signale son aura démiurgique en jouant du système de temps :

que le vent du soir emporte

tes sens au pays des malheurs

couve tes rêves de couteaux

aux poitrines des ennemis

couve la fureur de ton sang

la liberté chante dehors

Depestre, Gerbe de sang : 44

C’est la dimension créatrice du langage poétique même qui est posée ici. En recourant au subjonctif à valeur d’injonction (qu’on retrouve par exemple dans l’expression « que la lumière soit ») et en employant le présent de l’indicatif à valeur d’actualité (la formulation « la liberté chante dehors » fait état d’une victoire alors que, rappelons-le, dans la société hors texte, le contexte politique est défavorable aux revendications de Depestre et ses pairs), le poète semble donner à ses énoncés une valeur performative : la parole se fait acte.

On peut dire en somme que le premier poème encadre la compréhension du recueil en pré-énonçant une posture du poète que les poèmes relaient de manière répétée. Le dieu-poète crée dans la société du texte un monde d’images à la fois consolantes et inspirantes, un refuge au milieu des malheurs qui rythment une société réelle surgissant au travers de métaphores qui reposent sur l’idée d’oppression (« saison des rois et des vautours » [Depestre, Gerbe de sang : 45], « vie en proie aux ténèbres » [Depestre, Gerbe de sang : 51], « temps de loup » [Depestre, Gerbe de sang : 51] par exemple).

1.2. Le poète et son métier

Dans son « Avant-propos » poétique, Depestre a énoncé son projet : chaque poème doit contribuer à sa réalisation. Mais, chemin faisant, il s’arrête sur son expérience, commente les difficultés rencontrées durant son entreprise. Il raconte par exemple dans « Le métier de poète », sur un mode narratif, comment « Gladys et son paradis norvégien […] offrent tout un royaume à [s]a plume » (Depestre, Gerbe de sang : 55), soulevant par le truchement du topos de la femme comme muse poétique, la question de l’inspiration. Mais c’est dans « Détresse » qu’il se penche plus intensément sur son expérience de poète. « Ma pensée est en panne » dit-il, procédant à un retour sur le processus créateur. Il dépeint alors un mal bien connu des écrivains :

DÉTRESSE

Ma pensée est en panne

parmi les débris de mon naufrage

que dire que chanter

quand la nuit en mon être

est proche du vide et de la folie

il est trop tard pour mes années

de s’abreuver à d’autres sources

la saison des vaincus coupe les ailes

à l’esprit d’enfance de ma poésie.

Depestre, Gerbe de sang : 50

« Détresse » de même que le premier poème du recueil est en son principe un constat d’échec. Alors que le poète constatait dans « Avant-propos », une faillite des concepts, comptant sur ses « seules ressources » pour un nouveau départ, il se confronte à sa tribulation personnelle. Le souffle de l’inspiration l’a quitté (« Que dire que penser »), donnant l’impression qu’il échoue dans sa propre fonction. Le poète se présente ici vulnérable, une caractéristique qui nuance la figure assurée du poète démiurge développée dans le premier poème. Ce second excusatio propter infirmitatem (aveu d’incapacité) authentifie l’éthos d’un poète sincère qui se laisse submerger par les malheurs du monde. On pensera ici aisément à l’arétè aristotélicienne, type d’éthos par lequel « l’orateur persuade par le fait même que son énonciation est perçue comme brute, sans apprêts, sincère » (Maingueneau, 2014 : en ligne).

Mais de ce constat d’impuissance nait un paradoxe : Depestre soutient qu’il ne sait pas quoi dire tout en disant. Suivant la logique du vers introducteur « ma pensée est en panne », le manque d’inspiration aurait dû le conduire au silence. Pourtant l’exact contraire se produit et un flot de pensée spontanée se déploie, dévoilant le subterfuge de la prétérition. L’expérience du traumatisme de la page blanche, topos éculé, stéréotypé, devient par le biais du métatexte un objet poétique à travers lequel le poète attire le regard du lecteur sur sa situation d’écriture. Lancé comme un appel à l’aide, le poème « Détresse » se présente ainsi comme le commentaire d’un poète entravé par un contexte social, l’expression « la saison des vaincus » figurant notamment l’écrasement des mouvements populaires par les forces policières de 1946 rappelé dans notre présentation du recueil.

1.3. « Au temps des flamboyants », une re-présentation

Finalement, le poème de fermeture, qu’on pourrait qualifier de prologue, semble être la résolution des problèmes énoncés dans « Avant-propos » et « Détresse » :

AU TEMPS DES FLAMBOYANTS

Le poète retrouve soudain sa route

un matin tout ensoleillé à la Gladys

il se remet à croire au soleil des hommes

des flamboyants se hissent à son espoir

avec le bonjour du camarade Lénine

il se laisse aussitôt prendre à leurs pièges

il se confie volontiers à leur bonne étoile

il lui devient doux de faire le don de soi

en jetant bas masques et armures de la foi

il est le boucanier de plusieurs fers au feu

il a beaucoup de femmes au plus chaud de la vie

après les zigzags entre les récifs des croyants

sa joie de vivre à la courbure d’un gros sein nu.

Depestre, Gerbe de sang : 56

Le caractère réflexif de ce dernier texte ressort de l’objectivation du poète par lui-même. En choisissant de recourir à la 3e personne au lieu de la 1re personne jusque-là utilisée, le poète se prend littéralement pour objet et se re-présente[8] : tel le reflet d’un miroir, le texte projette ce qu’il perçoit ou voudrait qu’on perçoive finalement de lui.

Usant de la mise en abime, il semble quitter un lyrisme (compris comme l’expression exacerbée des émotions d’un sujet qui s’exprime à la première personne) qu’il remplace par plusieurs marqueurs propres au récit (l’apparition de la 3e personne, le choix du présent de narration, l’emploi de « aussitôt » et « soudain »). Placé dans le premier vers du poème, le terme « soudain » annonce l’irruption d’une nouvelle action dans une situation préalablement énoncée. En effet, l’adverbe de temps invite à une lecture diachronique du recueil en gommant définitivement la discontinuité énonciative induite par le découpage en poèmes et en mettant fin au sentiment de ressassement qu’impliquait l’utilisation répétée des titres synonymes de « renaissance ».

Par son optimisme, « Au temps des flamboyants » répond au premier poème du recueil en s’opposant à lui. On relève, par exemple, les nombreux termes connotés positivement (« matin », « ensoleillé », « doux », « don de soi », « joie de vivre »). Le lexique de la confiance (« croire », « espoir », « confie », « bonne étoile », « don de soi ») a remplacé celui de la défiance. Le poète revêt ici la posture d’un épicurien en figurant la joie de l’inspiration retrouvée, le bonheur des retrouvailles amoureuses, sa sympathie pour le communisme (« camarade Lénine »). Mais, il ne s’agit pas seulement de quitter ses réserves pour retourner à l’acceptation naïve de son environnement. Cette attitude est encore rejetée (« en jetant bas masques et armures de la foi », « après les zigzags entre les récifs des croyants »), une troisième voie est revendiquée, celle de l’agitateur qu’incarne le « boucanier », figure traditionnelle de la piraterie haïtienne.

La recréation dont le poète se fait l’artisan depuis le début du recueil grâce à la posture du poète-divin semble impliquer une transformation totale : le poète doit se dépouiller de lui-même. Si dans « Avant-propos », il disait recommencer avec « mes ressources », « moi-même », il renonce à la fin du recueil au « je » (forme explicite de l’ego). Comme s’il considérait « moi-même comme un autre » (Ricoeur, 1990), le poète fait peau neuve pour reprendre le chemin de la lutte.

Il faudrait ainsi lire le recueil comme la réflexion d’un poète sur son propre parcours, d’un poète désillusionné qui veut refaire le monde (« Avant-propos »), qui s’arrête sur son manque d’inspiration et ses conséquences (comme pour le topos de la muse féminine, Depestre revisite le topos de la page blanche en le corrélant aux pressions sociales dans le poème « Détresse ») mais qui, en dépit de tout, persiste, retrouve espoir et se « remet à croire » dans le poème final « Au temps des flamboyants ». Aussi, l’irruption d’un métatexte qui montre le poète en train d’écrire, butant dans son propre processus créateur, ajustant son écriture au contexte qui l’oppresse, signale un poète qui se construit aussi à mesure d’écriture.

Dans le recueil Cette igname brisée qu’est ma terre natale de Sonny Rupaire, la figure du poète semble tout aussi mobile.

2. Poète-militant dans Cette igname brisée qu’est ma terre natale de Sonny Rupaire

En 1946, Aimé Césaire, alors jeune député d’Outre-mer, rapporte à l’Assemblée nationale, la loi d’assimilation, dite plus tard loi de départementalisation. Cette dernière veut mettre fin au statut de colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane et de la Réunion, apporter l’égalité de droits entre les ressortissants de celles-ci et les Français de la Métropole et, par là même, permettre « l’urgente amélioration des conditions de vie » (Dumont, 2010 : emp. 2545). Réclamée en réalité depuis la fin du xixe siècle[9], la modification du statut politique des anciennes colonies tarde néanmoins à apporter les changements sociaux espérés[10].

Ainsi, l’état de précarité sociale aux Antilles et en Guyane se mesure à l’aune des nombreuses manifestations ouvrières qui s’y déroulent dans les années 50 et 60. En Guadeloupe, par exemple, en janvier 1952, la grève des ouvriers agricoles des bananeraies et des champs de canne à sucre connait un fort retentissement. Le 14 février 1954, des ouvriers et paysans de l’industrie sucrière font grève au Moule ; les forces de police, plus singulièrement les CRS[11], interviennent. Quatre manifestants trouvent la mort. Le 31 mars 1962, les coupeurs de canne manifestent aux Abymes, les CRS et les gendarmes tirent sur eux et blessent gravement le vice-président du syndicat des ouvriers agricoles. En mai 1967, les ouvriers du bâtiment se mobilisent et manifestent contre le patronat qui leur refuse une augmentation de salaire. Les CRS interviennent dans un climat d’émeutes. Les manifestants font face à une forte répression policière. La première enquête fait état de sept morts, mais en 1985, une seconde enquête parle d’au moins 85 victimes.

2.1. Un recueil explicitement dédié aux révoltes sociales

Ces manifestations sociales entrainent la création des groupes et mouvements autonomistes[12] qui subissent la censure du gouvernement français[13]. Ainsi, la départementalisation qui devait signifier une rupture historique, symbolise finalement la rémanence du pouvoir colonial, une révolution manquée. Les 22 et 23 avril 1961 a d’ailleurs lieu à Paris le congrès du Front des Antillais et Guyanais pour l’autonomie : l’écrivain Édouard Glissant (lauréat en 1958 du prix Renaudot pour son roman La Lézarde) préside la première séance. On y retrouve des représentants de travailleurs antillais, d’association d’étudiants, des partis communistes des Antilles (Selbonne, 2013 : 85). Albert Béville (ou Paul Niger), chargé du rapport politique, conclut :

Les Antilles et la Guyane ont jusqu’à présent subi leur destin. Elles ne l’ont pas construit. […] Qui aujourd’hui, après 15 ans d’expérience de ce régime, oserait soutenir qu’il a permis la moindre solution de nos problèmes fondamentaux ? […] Le colonialisme est avant tout une technique d’expansion, hors du territoire national, du capital industriel et monétaire à l’étroit dans ses frontières naturelles […] de toutes les formes d’impérialisme, l’assimilation est celle qui permet la plus complète domination.

Selbonne 2013 : 85

Les militants inscrivent leur lutte dans un contexte global d’émancipation contre toutes les formes de colonialisme. La décolonisation des pays africains, la révolution castriste, la fédération des îles antillaises anglophones, la guerre de décolonisation en Indochine, la guerre d’indépendance d’Algérie ponctuent l’actualité internationale. Plusieurs écrivains des Antilles et de la Guyane parmi lesquels Sonny Rupaire témoignent de cette frustration[14] liée à la situation politique et sociale des Antilles et de la Guyane.

Son unique recueil, Cette igname brisée qu’est ma terre natale, est marqué du sceau de cette actualité sociale et politique. Pour preuve, plus d’un tiers des poèmes qui le composent est directement motivé par la thématique des luttes syndicales et des révoltes sociales : sur les 22 poèmes du recueil, huit ont pour motif principal et explicite les grèves de travailleurs et la révolte sociale (« Hommage à Auguste Sainte-Luce », « L’oeil », « À Max Lancrerot », « Matouba », « 97-1/5/6/1967 », « Grève », « Lambi », « À mon père »). Les autres poèmes mobilisent, entre autres, les thèmes de l’esclavage, de la misère sociale et de l’aliénation.

Était-il besoin d’une préface pour souligner que la poésie de Rupaire est « au service de la lutte de [son] peuple contre l’exploitation et l’oppression coloniales » et qu’elle vise « à insuffler davantage de courage et de détermination aux travailleurs de la Guadeloupe dans leur lutte » (Rupaire, Cette igname brisée : 15) ? Le métatexte qu’est l’« Avertissement au lecteur », sous couvert de présenter la genèse et la finalité du recueil poétique, a pour visée de ménager l’éthos de militant de Rupaire.

2.2. Un métatexte au service de l’éthos militant

La création et la publication du recueil Cette igame brisée de Sonny Rupaire se font dans des conditions particulières. Dans son « Avertissement au lecteur » (Rupaire, Cette igname brisée : 12-15), Rupaire retrace la genèse du recueil. Dans ce paratexte, il exprime de manière privilégiée ses intentions. Il apprend au lecteur que ce n’est pas une motivation interne, un désir profond de publier qui le pousse à faire paraitre Cette Igname brisée. Sa première phrase porte sur ceux qui l’ont motivé et débute par une contextualisation temporelle :

Depuis trois ans bientôt, l’Association Générale des Étudiants Guadeloupéens (AGEG) a entrepris, plus systématiquement qu’auparavant, de se lier et s’intégrer aux masses laborieuses de notre pays. […] Parallèlement à ce travail d’étude au sein des masses travailleuses, les étudiants les plus déterminés de l’AGEG ont fait quelques expériences destinées à apporter leur concours positif dans le domaine culturel […].

Pensant que dans la partie littéraire et artistique nous pouvions contribuer à leur travail en fournissant une base matérielle (des textes), les étudiants de l’AGEG nous ont fait part de leur projet d’éditer certains poèmes que nous avons écrits au cours des treize dernières années.

Rupaire, Cette igname brisée : 12

La demande de l’AGEG, précise-t-il, se heurtait alors à ses principes. Considérant que la littérature est un pilier de l’émancipation de la population et que l’engagement de l’écrivain est une nécessité (il affirme : « nous pensons que la poésie, la peinture, la littérature et l’art en général ont un rôle à jouer dans la vie de notre peuple »), Rupaire soutient néanmoins que « son rôle est secondaire et sa portée limitée » (Cette igname brisée : 12). La littérature de manière générale et de surcroit sa poésie (« écrits d’un intellectuel petit-bourgeois (honnête et sincère sans doute) qui s’est durant des années adressé surtout à d’autres intellectuels » (Rupaire, Cette igname brisée : 13), d’après lui, ne pourrait être un médium privilégié de son militantisme dans le contexte social et culturel guadeloupéen. De fait, le public qu’il faudrait viser dans le cadre de la lutte est analphabète et ne peut se permettre le luxe de l’achat d’un livre :

[…] compte tenu des conditions matérielles misérables dans lesquelles survit notre peuple, du prix de revient élevé des diverses plaquettes de poèmes déjà éditées ici, du niveau intellectuel, en général bas (en dépit des statistiques officielles), de la majorité de la population, les oeuvres éditées sont surtout lues par un secteur relativement aisé en Guadeloupe (étudiants, fonctionnaires, intellectuels petits-bourgeois). Et ce n’est pas ce secteur qui nous intéresse en priorité.

Rupaire, Cette igname brisée : 13

Face à ces réalités sociales, Rupaire, en justifiant l’existence de son premier recueil par les sollicitations extérieures répétées d’un groupe d’étudiants militants (l’AGEG), se façonne l’éthos d’un militant attentif au peuple. Si la nécessité de publier son premier recueil émane de l’extérieur, celle d’être simplement un auteur engagé aussi. En effet, il soutient : « il nous faut écrire […] pour résister à l’agression culturelle […] et détruire les idées néfastes propagées par les ennemis de notre peuple et leurs valets de bouche et de plume […] » (Rupaire, Cette igname brisée : 15). L’emploi du « nous » de modestie bannissant l’égo du locuteur est renforcé par l’utilisation de l’injonction absolue et de la formule impersonnelle « il faut ». Le sujet désirant est ainsi évincé à la faveur d’une image transcendantale d’un devoir qui rend inévitable l’engagement, littéraire a minima, poétique a maxima.

Cette posture, nous semble-t-il, provient d’un constat lucide des réalités socio-économiques de la Guadeloupe en 1971, mais fait aussi écho à un discours idéologique répandu. Il faut succinctement rappeler que le débat sur l’engagement en poésie a été relayé et tranché par Mikhaïl Bakhtine (1978) et Jean-Paul Sartre (1948) en défaveur de leur alliance. Et ce, même si le second auteur est contemporain de la poésie de la Résistance et préface Orphée Noir, recueil de poésie noire et Malgache (1945) de Léopold Sédar Senghor. Dans ce dernier recueil, on peut lire plusieurs poètes de la Négritude, comme Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Paul Niger, qui loin des considérations sartriennes, embrassent simultanément carrière politique et carrière artistique, sans jamais mettre en doute leur compatibilité. Pourtant, on remarque que l’idéologie dont Sartre s’est fait un relais puissant dans les années 40 avec « Qu’est-ce que la littérature ? » se retrouve dans les discours des poètes qui succèdent à la génération de la Négritude. Ainsi, la place de la poésie dans l’engagement de la nouvelle génération à laquelle appartient Sonny Rupaire est questionnée et parfois relayée au statut de témoignage, contre des prises de position a priori plus concrètes dans l’espace social, comme nous l’avons vu dans l’« Avertissement au lecteur ».

Dans ce dernier, Rupaire formule implicitement la question séculaire de la légitimité de la parole poétique et de ses finalités. Ayant posé dès les premiers paragraphes que la poésie n’est pas une priorité, il consacre l’autre partie de son avertissement à justifier la publication de Cette igname brisée. Le texte prend alors l’allure d’une dissertation qui suivrait un plan dialectique (nous rappelant que Rupaire est enseignant de Lettres). Après avoir fait la liste des arguments contre, il concède à mi-parcours : « Bien que nous n’ayons pour l’essentiel pas modifié notre point de vue sur le principe de l’édition d’oeuvres artistiques, nous avons donné notre accord à l’AGEG […] » (Rupaire, Cette igname brisée : 13). Après cet aveu, mais de manière générale dans tout l’avertissement, Rupaire use d’un attirail rhétorique substantiel : le nous de modestie d’abord (que nous avons déjà évoqué), pronom privilégié du discours scientifique, des connecteurs logiques, un excusatio propter infirmitatem (aveu d’incapacité), des anaphores, des phrases emphatiques, la concession ou encore des syllogismes ponctuent le texte.

Finalement, les premières réticences énoncées, la préface vire au plaidoyer en faveur de la publication. Au passage, le poète s’est fabriqué l’éthos d’un cartésien, complétant sa posture de militant qui croit fermement en l’utilité sociale d’un engagement littéraire mais qui est aussi conscient de l’élitisme dont souffre l’art qu’il voudrait pratiquer.

Cet exercice quasi scolaire de la dissertation appelle une synthèse en troisième partie. L’analyse du poème d’ouverture intitulé « Poésie » nous invite à concevoir celui-ci comme le « dépassement » d’une thèse et d’une antithèse énoncées dans l’avertissement au lecteur.

2.3. « Poésie » ou une définition en acte de la poésie militante

Comment interpréter la place que Rupaire accorde à un poème qu’il choisit d’intituler « Poésie » et qui est de surcroit le seul texte de sa production portant sur son genre[15], seule trace d’un retour sur la forme poétique en son sein même ? L’analyse laisse penser qu’en l’intitulant ainsi, Rupaire le relie subrepticement à son discours préfaciel. Nous montrerons ici que si les deux textes s’ouvrent sur la même question de l’origine et posent la question de la légitimité, ils divergent néanmoins par leur conclusion. Avec « Poésie », le poète militant répond à la pression sociale qu’il présente en ouverture dans l’« Avertissement au lecteur » : la poésie qui y était désavouée dans sa fonction militante est réhabilitée dès son premier poème. Le poète guadeloupéen s’offre alors une échappatoire au problème a priori insoluble qu’il a lui-même énoncé dans son avertissement cartésien : une définition en acte de la poésie militante. Cette igname brisée semble alors au confluent de deux idéologies qui sont mises en tension grâce au métatexte : celle de Rupaire (le cadre idéologique de référence qui le gouverne plus ou moins et qui parait dans l’avertissement au lecteur) côtoie l’idéologie du texte, qui est issu du travail du texte, c’est-à-dire du travail d’« esthétisation », pour reprendre la terminologie de Régine Robin (1992 : 118).

Tout comme l’« avertissement au lecteur », le premier poème de Rupaire commence par une contextualisation :

Au détour de mes silences

j’ai trouvé une éternité.

Je suis la mangue qui prépare

à la saison des orgies.

Je viens mûri aux ardeurs du soleil.

J’ai craché mon latex à l’oreille du vent.

Curieux regards cherchez-vous à savoir

Comment j’ai pu quitter si vite mon espoir ?

Lourde de cette fleur blanche

de murmures d’abeilles

et subtil ce poison fermenté dans son sein.

La nuit a incrusté dans mon front de foetus

deux étoiles couvant cette igname brisée

qu’est ma terre natale.

Je suis la sapotille

roulant dans le dédale

des sentiers où l’on craint trop souvent de marcher.

J’ai craché mon latex à l’oreille du vent

 en suivant la tête crépue

de mon astre

 plaquée sur la voute céleste

 comme un énorme sexe

dans la virginité monastique d’un mur.

Je suis cette surette ocré

par des atomes de lumière.

[…]

Je suis une primeur de verger de poètes.

De la fumure des souffrances

jaillira le fleuve d’espoir

avec des cliquetis de chaines qui se brisent.

Contradicteurs pleurez, ma vérité offense.

Regrets abandonnés au volcan de ma force

j’ai craché mon latex à l’oreille du vent.

Ma lave affermira les douleurs qui abattent.

Au sein de l’Atlantique

Mon igname brisée

Ancrera ses racines.

Rupaire, Cette igname brisée : 18

Ici, ni le thème, ni la forme ne composent l’amorce de « Poésie ». Les premiers mots du premier vers de Sonny Rupaire sont synonymes de passage, de parcours. Par l’embrayage sur l’isotopie de la quête et du voyage achevés (« au détour », « trouvé », « je viens », « quitter »), Rupaire se détourne des départs poétiques conventionnels et attire notre attention non pas sur sa parole mais sur le contexte d’émergence de celle-ci : « mes silences ». Du fait de l’emploi du possessif de première personne « mes », la genèse de la poésie prend, à l’inverse de ce qui était présenté dans l’« Avertissement au lecteur », un caractère personnel et même intime. Les premiers vers réhabilitent alors le sujet désirant.

Alors que l’avertissement se voulait cartésien (par sa structure dialectique et par son sujet, c’est-à-dire les réalités économiques du peuple), le surgissement du mot « éternité » projette le lecteur dans des sphères spirituelles nous rappelant le topos du poète comme intermédiaire divin. Et même s’il n’accèderait qu’au stade de « demi-dieu » (2000 : 215), comme le soutient Monchoachi, ce poète à la posture introspective, qui plonge au-dedans de lui-même et trouve non pas l’éternité des dieux mais « une éternité », ce poète donc, par ces deux premiers vers, semble s’éloigner des préoccupations du peuple. De plus, l’emploi du substantif « orgies », qui de surcroit connote au pluriel les festivités antiques en l’honneur du dieu Dionysos, implique une abondance qui tranche avec les conditions misérables décrites dans l’avertissement. Enfin, l’association du silence et des fruits murs dans les vers de Rupaire est l’amplification intertextuelle (Jenny 1976 : 273) des vers de Paul Valéry « chaque atome de silence/est la chance d’un fruit mur » (Valéry, Charmes : emp. 1543), absorption intertextuelle qui pourrait échapper à l’oeil non averti.

Rupaire anticipe la réaction d’un lecteur qui serait décontenancé par son entrée en matière déconcertante, par l’invective « Curieux regards » et l’interrogation « cherchez-vous à savoir/comment j’ai pu quitter si vite mon espoir ? ». Pour Monchoachi, le poète « suspect de non-appartenance au commun » va alors « multiplier les gages de non-désertion » (2000 : 215). Ce faisant, il fait selon nous de « Poésie » la preuve par l’action d’un nouveau possible pour la poésie et pour le militant.

En intitulant son premier poème « Poésie », Rupaire compose un horizon d’attente. On pourrait supputer, du fait de la position liminaire du poème, qu’il s’apprête à y exposer son « art poétique », qu’il va y présenter des règles formelles, thématiques. Conscient de ces mêmes attentes, Ronald Selbonne fait remarquer dans Sonny Rupaire fils inquiet d’une Igname brisée (Guadeloupe, Algérie, Cuba, Gwadloup), que « Rupaire “joue” avec le lecteur » en invoquant en lieu et place de considérations sur l’écriture, des « choses qui relèvent plus du réel » (2013 : 31). Mais le titre du poème n’est que partiellement décevant. L’anaphore « je suis », dont le « je » ambigu peut aussi bien renvoyer à la personne du poète qu’à l’allégorisation du poème, et la répétition d’images identificatoires peuvent être lus comme des outils au service d’un acte définitoire et pas seulement comme la « carte d’identité existentielle » (Selbonne 2013 : 31) du poète.

En effet, dans l’ensemble du poème, Rupaire compose avec une tradition archétypique du poète. Il reprend le topos de l’association du poète à la nature, de surcroît abondante et généreuse (« saison des orgies », « ardeurs du soleil »). Par l’expression anaphorique « Je suis » qui scande le poème, il se pose comme personnage d’une fiction allégorique, les différents fruits qu’il incarne renvoyant à la végétation antillaise. Toutefois, la répétition du lexème « briser » force le rapprochement de l’expression reprise deux fois « cette igname brisée » (titre du recueil et métaphore pour représenter la Guadeloupe), et du vers « avec des cliquetis de chaines qui se brisent » en référence à la fin de l’esclavage. Ceci et l’emploi de « fumure » (connotant l’idiolecte agricole) invitent à remplacer le couple poète/nature par la triade poésie/ouvrier agricole/histoire de l’esclavage. Sans hiérarchiser ces trois aspects de sa vie, il les mêle dans un même discours. Ainsi, il fabrique sa propre image textuelle, à rebours de l’étiquette d’« intellectuels petit-bourgeois » (Rupaire, Cette igname brisée : 13) qu’il s’était lui-même apposée. Il nous rappelle qu’il s’enracine dans un lieu chargé d’histoire, celle de l’esclavage, fait référence à son engagement le plus actuel puisqu’il sort à peine d’une campagne auprès des agriculteurs avec lesquels il a créé le premier syndicat guadeloupéen d’agriculteurs, et porte le tout par une parole poétique qui se définit en s’écrivant.

3. Du métatexte à l’analyse posturale

En conclusion, nous dirons que la lecture des textes introducteurs « Avant-propos » et « Avertissement au lecteur » met en lumière le rôle du métatexte qui, sous couvert de fonction explicative, balise la lecture en reprenant des traits caractéristiques des recueils poétiques. Au-delà, il est intéressant d’y analyser l’image que le poète, sous-entendant une certaine transparence (l’écrivain parle à visage découvert dans son « avant-propos » ou dans son « avertissement ») donne de lui à travers son discours. Dans Gerbe de sang et Cette igname brisée, les deux textes liminaires montrent un poète qui tantôt s’élève tantôt se désavoue dans sa fonction. On décèle toutefois une tension entre métatexte et texte révélant d’une part que Depestre désacralise sa posture de poète-démiurge pour mieux attirer l’attention du lecteur sur un contexte d’écriture qui l’amène à se définir comme poète engagé (un « boucanier »), et d’autre part que Rupaire ménage sa posture de militant pour mieux introduire celle du poète-militant pour qui virtuosité et vertu se confondent.

« Où a-t-on pris que ce qu’il est convenu d’appeler “‘la politique”’ dessèche [la poésie] ? ». Cette question de Césaire n’est-elle pas l’épée de Damoclès suspendue au-dessus du poète qui se risque à une « poésie de circonstance » ? Il nous semble même que cette tension n’est pas réductible au genre poétique. Selon nous, elle est symptomatique de l’« inconfort » que Lise Gauvin perçoit aussi quand elle étudie la métatextualité dans les romans francophones de cette même période trouble. Pour elle, cette pratique démontrerait « une certaine intranquillité quant à la fonction même de l’écrivain et quant à son statut » (2019 : 10).

Enfin, nous pensons que cette analyse des éthè de poètes à partir des textes à portée métatextuelle dans Cette Igname brisée et Gerbe de sang, n’est qu’une étape parmi d’autres d’une analyse posturale plus approfondie de leurs auteurs qui tiendrait compte de l’ensemble de leur production écrite, de leurs interventions dans l’espace public et considérerait la place sociale attribuée ou attribuable à chacun dans l’ensemble du champ qui l’accueille.

Nous pourrions notamment pour Rupaire faire l’hypothèse que l’évolution de l’éthos du poète dans les deux textes étudiés (rédigés selon leur auteur à dix ans d’intervalle) est « l’expression posturale » (Meizoz 2004 : en ligne) d’une place qu’il tente de se faire dans le champ littéraire antillais alors qu’il est déjà dans le champ politique une figure incontournable du syndicalisme guadeloupéen. De même, il faudrait réfléchir à la portée de la crédibilité que se construit Depestre en adoptant la posture stéréotypée de poète démiurge tout en se montrant vulnérable aux troubles sociaux qui traversent sa société. La mise en scène d’une telle tension entre tradition poétique et engagement politique, n’est pas sans rappeler la polémique autour de la poésie nationale qui, quelques années plus tard, fera du poète haïtien le malheureux adversaire d’Aimé Césaire[16].