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Abondamment commentée par la critique dans une diversité d’imaginaires et de langues, l’oeuvre plurielle d’Édouard Glissant ne cesse de susciter un vif intérêt auprès de la critique. Lecteurs, commentateurs, écrivains, biographes, philosophes, historiens, artistes et critiques littéraires continuent d’alimenter la réflexion sur une oeuvre scriptible et riche en interprétations. Afin de situer notre recherche et d’établir ce qu’elle apporte par rapport aux études existantes, nous voudrions retracer tout d’abord les grandes tendances du discours critique sur l’oeuvre de Glissant puis sur La lézarde, pour ensuite définir et examiner les lieux de surgissements et les manifestations du métatexte dans l’écriture du premier roman de l’auteur récompensé du prix Renaudot. Trois orientations caractérisent le discours critique sur l’oeuvre d’Édouard Glissant : les études de contenu sur l’Histoire, celles d’obédience socio-culturelles qui s’intéressent à l’histoire littéraire antillaise, et celles qui reconduisent les concepts glissantiens de la Relation, du Tout-Monde, de la créolisation, du divers ou de la diversalité élaborés par l’auteur au sein de leurs études (Colin 2006).

Dans les débuts de l’histoire littéraire francophone, la littérature est conçue comme un témoignage attestant de la souffrance d’un peuple. Ainsi en est-il des littératures africaines, antillaises et maghrébines, anciennement colonisées par la France. Jacques Chevrier s’intéresse à la fonction de document et de témoignage de ces littératures. Il relève, à propos de La Lézarde, un caractère poétique en un court paragraphe qui se passe de toute analyse (1984). Jacques Corzani s’intéresse aux écrits de Glissant dans leur dimension socio-politique. Sa lecture des textes est contextuelle. Il propose de lire La Lézarde dans la veine d’enthousiasme que suscite l’ère des indépendances dans les années 1950 (1978). Une décennie plus tard, le discours critique sur Glissant se tourne vers les romans en les examinant sous l’angle de l’histoire littéraire antillaise. La tendance à plaquer les mouvements littéraires de la Négritude, de l’Antillanité, de la Créolité ou de la Poétique de la Relation sur l’histoire des îles a pour effet de privilégier l’analyse contextuelle et sociale au détriment d’une lecture des textes (Anderson 1995 ; Picanço 2000). Une tendance analogue voit le jour lorsque les textes de Glissant sont lus sous l’angle des théories post-coloniales et des stratégies de résistance face à l’oppression et à la domination occidentale (Britton 1999). Parmi les études historico-littéraires qui émergent dans le tournant des années 2000, Cilas Kemedjio étudie la multiplicité des voix de La Lézarde en rapport avec le concept d’antillanité qui sera formulé par Édouard Glissant dans ses essais (1992). Françoise Simasotchi-Bronès examine l’espace en relation avec la violence de l’histoire et le problème de la non-référence, compte tenu d’une rupture de filiation aux Caraïbes liée à la traite et à l’esclavage (2004). Dans le prolongement des relations problématiques du sujet antillais face à son Histoire, Katell Colin soutient que le projet global de Glissant dans l’ensemble de sa production romanesque et essayistique est de refonder un monde après les affres de la traite et de l’esclavage, compte tenu de « cette absence de filiation qui le taraude » (2006 : 7). La Lézarde ferait partie de l’étape fondatrice du cycle de refondation du monde. Colin identifie une présence du métatexte dans La Lézarde qui serait une manière pour Glissant d’imposer une orientation de lecture à son roman et à son lecteur (2006 : 7). Glissant envisage lui-même l’utilité d’un métatexte dans une oeuvre complexe comme celle de William Faulkner, qui tente de « réaliser l’impossible » (Glissant, Faulkner, Mississipi : 207), autrement dit « de dire l’impossible du Sud sans avoir à le dire, d’en donner une écriture qui remonte patiemment à tout l’inexprimé de cet impossible » (Glissant, Faulkner, Mississipi : 207). Le métatexte de La Lézarde revient précisément à interroger les lieux troubles de l’identité, comme nous le montrerons.

Un trait unanime de la critique glissantienne apparaît dans le réinvestissement d’une Histoire dont les Antillais furent dépossédés. De fait, la critique s’intéressera au mythe, à la genèse, à la refondation du monde (Webb 1992 ; Colin 2008), à la figure du Nègre marron, dans des approches littéraires, psychanalytiques, sociologiques (Cailler 1988) et thématologique[1] (en examinant l’île, la cale, le bateau, le vent, l’arbre, la terre, la mer, la plantation) (Madou 1996). L’angle thématique à la manière de Barthes, Michelet ou Jean-Pierre Richard, où le thème apparaît comme un élément formel structurant de l’oeuvre (Barthes 1975 ; Richard 1956), n’est que très rarement abordé. Michaël Ferrier tente, toutefois, une analyse stylistique des romans, mais comme son titre l’indique, il s’en tient à des « notes » sommaires d’une demi-page sur la ponctuation de La Lézarde, comme la parenthèse et le tiret, qu’il identifie et associe, sans les analyser stylistiquement, aux concepts de « mise-en-relation » (Ferrier 2018 : 56) d’éléments juxtaposés, de « court-circuit de la description habituelle » que désignera la réalité du « Tout-Monde » (Ferrier 2018 : 57), sans autre commentaire formel sur la question. Christian Uwe, en revanche, consacre une monographie à l’étude « énonciative » de l’oeuvre de Glissant en se concentrant sur les romans Malemort (1975), Mahagony (1987), Sartorius (1999) et Ormerod (2003). « Chez Glissant, affirme-t-il, l’énonciation qui porte la quête de connaissance de soi et du monde est constamment amenée à se réfléchir, à se connaître elle-même tout en se donnant à connaître » (Uwe 2017 : 32). Uwe relève donc la présence d’une énonciation qui s’autoréfère par la voie du métatexte pour réfléchir sur elle-même et se dévoiler progressivement, de façon herméneutique. Véronique Bonnet a montré que la littérature antillaise moderne s’est construite à partir d’un réseau intertextuel entre les auteurs qui se citent et se cooptent les uns les autres dans leurs oeuvres (Bonnet 2001 : 136). Une première incursion significative de l’intertexte puis du métatexte apparaissent, où l’on commence à prendre en compte le commentaire du romancier, cédant trop souvent le pas à une critique d’humeur proche du « panégyrique[2] ». Les actes de colloque récents dont est issu l’article de Ferrier tentent de renouveler le discours critique sur l’oeuvre de Glissant en abordant le rapport de l’auteur à l’art et aux artistes (Berthet 2018 : 195-206). Mais là encore, la plupart des articles reconduisent les mêmes orientations de lecture sur la créolisation, le Tout-monde, l’engagement, la rencontre et les entretiens avec l’écrivain.

Utiles et fécondes dans leur ensemble, les études critiques sur l’oeuvre de Glissant forment un réservoir très riche en significations. Néanmoins, elles se focalisent surtout sur le contexte, le concept et l’aura d’Édouard Glissant. Le contenu épistémologique dans et autour de son oeuvre ne peut, selon nous, faire l’économie d’une lecture poétique et énonciative du texte, si l’on veut comprendre son mode de fonctionnement.

Nous partons de l’hypothèse que le métatexte, en tant que commentaire essayistique d’un personnage dans le roman, n’a pas pour seule fonction d’orienter la lecture. Il s’enracine dans un désir de filiation (historique et poétique) et de profondeur du sens. Il unit deux plans de signification : l’énoncé et l’énonciation, la fiction et le commentaire, l’histoire singulière et collective, l’Afrique et la Martinique, Césaire et Glissant. Son effet serait de produire une « écriture différée » (Glissant, Faulkner, Mississipi : 205), pour reprendre le terme de Glissant, qui amène le texte vers un au-delà du texte. Le procédé consiste à déplacer le sens de l’intrigue et de l’énoncé vers son énonciation et sa signifiance, vers ce qui dit, sans dire, tout en disant. La lecture dialogique et métatextuelle conditionne, selon nous, la maîtrise de la textualité.

Cadre conceptuel

Le métatexte dans La Lézarde contamine la diégèse au point d’en constituer un élément focal du récit. Pour en prendre la mesure, il convient de dresser un bilan théorique de la notion, ce qui nous permettra, dans un premier temps, de poser les balises définitionnelles et identificatoires du terme. Gérard Genette définit le métatexte comme l’une des cinq catégories de la transtextualité[3] qu’il assimile à une fonction de commentaire. Jacques Dubois conçoit le commentaire métatextuel comme un vouloir-dire qui marque une rupture par rapport au texte et amène un danger de répétition (Dubois 1973 : 8). Toutefois, il reconnaît qu’il « est de la nécessité du texte de s’allier un métatexte, d’élaborer sa signification sur un réseau double […] La question, au total familière est alors de savoir ce qui s’investit et ce qui se joue dans cet écart entre les deux plans » (Dubois 1973 : 11), ce que nous voudrions examiner dans cet article.

Laurent Lepaludier inventorie cinq procédés métatextuels qui vont du plus explicite au moins explicite : la dénotation par le concept est le processus mental par lequel s’établit un lien de référence clair entre le discours critique et son objet. « Il peut s’agir d’un commentaire (texte source) qui constitue son objet (texte cible), par exemple un article de critique littéraire » (Lepaludier 2002 : 26-27) ; la logique hyperonymique rapproche un élément et une catégorie qui le contient et se situe sémantiquement à un degré supérieur de généralisation (Lepaludier 2002 : 27). L’analogie (comparaison, intertextualité, métaphore métatextuelle filée) « rapproche le domaine de la production littéraire d’une image que le texte développe » (Lepaludier 2002 : 28). Le questionnement, de même que la métalepse, sont propres à déclencher une distanciation (Lepaludier 2002 : 26). Enfin, le métatexte désigne les relations entre les éléments du récit et des aspects de l’acte de communication littéraire. Par exemple, un personnage, un narrateur ou un narrataire, considérés comme figures de l’écrivain, ou du lecteur, peuvent provoquer une réflexion sur l’écriture ou sur la lecture, sur la production comme la réception, sur l’esthétique ou le statut de l’écrivain, voire du lecteur. Le métatexte renvoie alors aux sentiments de ces instances narratives face à l’écriture, la lecture ou le roman.

Il peut mettre en parallèle différentes instances narratives à différents niveaux (extradiégétique, [intra]diégétique et éventuellement métadiégétique ou hypodiégétique) (Genette 1972 : 225-243). L’effet créé est une distanciation du lecteur par rapport aux constructions narratives, ce qui déclenche un arrêt sur les mots. Les écrivains de la modernité jouent sur la multiplicité de ces niveaux (Hel-Bongo et Faulkner 2016), et Glissant n’y échappe pas. La Lézarde de même que l’oeuvre romanesque de Glissant en général impose un arrêt fréquent sur les mots, qui dérivent du genre romanesque vers le mode essayistique[4]. La métalepse, en tant que transgression des niveaux narratifs, figure parmi les procédés de distanciation qui déclenche une attention accrue du lecteur, non sur l’intrigue, mais sur l’écriture, sur l’artifice du discours et/ou sur l’acte de création. Le jeu ainsi créé entre le narrateur et le narrataire fait primer l’échange verbal au lieu de l’intrigue. « Il s’agit de relater alors l’aventure de l’écriture plutôt que l’écriture de l’aventure » (Genette 1972 : 11).

En somme, les domaines de prédilection de la métatextualité touchent l’auteur, le lecteur, le genre, la focalisation, les pensées d’un personnage ou de l’écrivain, et la discussion à l’intérieur du roman. La métatextualité aurait pour effet général selon Lepaludier d’instaurer un jeu de connivence entre les sujets du récit et les objets de discussion à l’intérieur du roman au point que les personnages s’avèrent eux-mêmes déstabilisés, comme le lecteur parfois, ce qui les invite à remette en question leur propre vision du monde. Nous avons montré par ailleurs que le métatexte, plus qu’un genre propre à l’essai à l’intérieur du genre romanesque, est aussi une façon d’être au monde (Hel-Bongo 2019). Une lecture énonciative et poétique du texte permetttra de faire voir comment personnages et lecteurs quittent fréquemment l’intrigue pour réfléchir sur les mots, dans un geste où l’énonciation se retourne sur elle-même, en une méta-énonciation qui se concentre sur la politique nationale martiniquaise et sur l’écriture énoncée. La Lézarde accentue sa dimension métalinguistique en questionnant le pouvoir du langage, des mots, leur opacité, les pièges et les risques de non-signifiance pour les personnages, en quête d’eux-mêmes et de leur histoire. L’un des personnages du roman, Mathieu Béluse, est écrivain. Il est enclin à parler d’écriture, de mots, de phrases, d’où la présence d’un registre métalinguistique. Sur le plan sémantique, la filiation apparaît comme le noeud, l’élément fédérateur de tous les fils du récit. Nous montrerons que le méta-texte désigne le commentaire des personnages et des voix sur le passé antillais, le présent, le devenir et l’écriture. Il désigne également un au-delà du texte qui entraine ce dernier dans des digressions méditatives, métadiégétiques, poétiques, philosophiques. Personnages et narrateur y ont souvent recours. Ils sortent de l’histoire pour émettre un discours filial en rapport avec soi et l’image d’un père, d’une mère, des Antilles et de l’ancêtre africain, de Césaire, père fondateur de la Négritude, et de ce qui unit le groupe d’amis révolutionnaires. Le métatexte revêt par ailleurs plusieurs formes. Il s’insère dans le texte par la question (des personnages), par l’analogie et plus précisément la métaphore métatextuelle filée unissant deux écritures, celle de Césaire et de Glissant et enfin, par la mise en abyme entre personnage et écrivain et par divers jeux spéculaires unissant les plans de significations. Si les interrogations des personnages portent sur la quête d’identité individuelle ou collective[5], le fil intertextuel a lieu dans une réécriture du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. L’analogie intertextuelle impliquera une comparaison de type sérieuse entre le texte lu et son hypotexte.

Apparitions et formes du métatexte dans La Lézarde

Le métatexte apparaît tout d’abord au seuil du texte. La quatrième de couverture relate avec concision l’intrigue du roman de même que le réseau métaphorique textuel et intertextuel qui se tisse autour des lézardes du sens. La rivière de La Lézarde apparaît comme un adjuvant pour les personnages dans leur quête identitaire.

Dans une île tropicale, de jeunes révolutionnaires décident de tuer l’homme chargé de réprimer les soulèvements populaires. Leur premier acte de liberté est un meurtre. La Lézarde, rivière qui unit les montagnes secrètes à l’océan, accompagne, dans sa traversée, les étapes dramatiques que vivent Mathieu, Thaël et leurs amis, leur montrant le chemin du monde.

La quête existentielle des personnages se voit marquée par l’angoisse de l’inconnu, de l’incertain, et du désir de changer leur destin. Ils désirent abolir les temps anciens pour inaugurer une ère nouvelle en vue de fonder une nation antillaise, soucieuse de se libérer du poids du passé esclavagiste et colonial. Le thème de la filiation leur sert d’ancrage, de point d’enracinement pour refonder une nation. Plusieurs axes ou fils narratifs et métanarratifs s’enchevêtrent dans le récit et touchent à la thématique du lien comme à l’écriture (Richard 1955 ; Barthes 1953). Ces axes thématiques sont la naissance et la mort (perceptibles dans les motifs d’enfantement et d’avortement), le retour et le détour[6] (perceptible dans la remontée à l’origine puis à ses méandres, métaphorisés par les sillons de la lézarde), le meurtre de l’ancêtre africain (Papa Longoué), et la filiation avec la figure du père (Papa Césaire), de la mère (associée à la mer) et du fils (Glissant/Mathieu). Le méta-récit contient des réflexions sur ces thématiques qui s’entremêlent à la fiction narrative et poétique. L’alternance entre les plans et les modes d’écriture (fiction et métafiction, roman et essai) est une preuve de la manifestation du métatexte dans le roman. L’insertion métatextuelle se manifeste principalement par les trois voies interreliées que sont le questionnement, l’analogie et la mise en abyme.

Le déclenchement du questionnement de Thaël, protagoniste du roman, surgit au moment où il semble reprocher à son amie Myrta de vouloir le percer à jour, avec « toujours la même force qui dépouille la victime sans enrichir le bourreau » (Glissant, La Lézarde : 29). Ce désir de contrôle, qui ne lui convient pas, donne lieu à une première réflexion où il s’interroge sur le voeu de se connaître. Myrta agit alors comme un miroir de lui-même, elle qui désire autant que lui, le cerner, sans trop savoir comment. Le jeu spéculaire entre eux engendre une série de questions dans le monologue intérieur de Thaël :

Ne sommes-nous pas à essayer de nous connaître, nous qui couchons dans le champ de la nuit ? Ne sommes-nous pas à fouiller dans nos coeurs, et à vouloir deviner ce que nous serons demain ? […] Et comment s’étendre, mesurer le calme des jours, baigner dans le soleil, quand se dresse sur la chaleur, invisible et pourtant si palpable, l’apparition incertaine, la menace délétère, cette absence ?

Glissant, La Lézarde : 29

L’absence dont il est question ici ne réfère à aucun élément de l’intrigue qui précède ou qui suit, mais à un questionnement plus grand et plus profond qui agit comme un fil conducteur du roman, et comme le fondement de tous les questionnements à l’oeuvre sur l’identité méconnue des jeunes de Lambrianne. L’habileté de Glissant consiste à insérer de manière systématique un lien entre l’intrigue et le métarécit par un motif qui assure la transition entre les deux niveaux narratifs. Le lieu et le moment de la métalepse (Genette 2005) passe par une mention faite au paysage, à travers les motifs du bain et du soleil. Glissant opère ainsi un lien entre les éléments de la description des personnages pris dans leur environnement paysager, et un commentaire digressif sur l’identité. Une narration antithétique prend en charge les préoccupations intérieures des personnages, épris d’un même trouble face au passé généalogique et à l’avenir. « Couple témoin. Mycéa, offerte aux expiations futures ; Mathieu, résolument opposé au passé qui l’avait durci. » (Glissant, La Lézarde : 26) Le point d’ancrage du métatexte est l’expression d’un trouble qui vient hanter les personnages et déclencher leurs nombreux questionnements. À partir de leur voix, Glissant embraye fréquemment sur un commentaire général sur les Antilles. Le glissement des points de vue s’opère entre des indicateurs d’un « ici » faisant écho à l’univers singulier du roman (Lambrianne, les amis, leur combat contre Garin pour accéder à l’indépendance de l’île). « Tout est vague, tout est diffus par ici ! », pense Thaël » (Glissant, La Lézarde : 31) et à un ailleurs touchant le collectif Antillais : « Mais c’est tant que nous n’avons pas pénétré le courant souterrain, le noeud de la vie ! » (Glissant, La Lézarde : 31). Le « nous » a une valeur métadiégétique alors que le déicitique ici s’inscrit dans la diégèse. Le pronom sort de la diégèse dans la mesure où la pensée de Thaël rejoint un destinateur collectif que l’on peut aisément associer au lecteur supposé, ou au peuple antillais, désireux de se connaitre et de percer le mystère de ses origines.

S’il est vrai que les personnages souhaitent accéder à une vérité sur leur être par la voie du questionnement, ce dernier agence des moments de doute et de confusion identitaire : l’absence et le manque se font sentir, au lieu d’une clarté espérée et de la transparence d’un dire dans l’écriture du roman. La lucidité versus l’aveuglement se distribuent en des images solaires, de transparence et de nudité (le soleil, le bain) puis en des images lunaires (la brume, la pénombre). Le soleil, par exemple, coïncide avec les moments de bonheur amoureux, alors que l’ombre est consécutive aux déceptions amoureuses. Le mouvement poétique de La Lézarde oscille constamment entre l’ombre et la lumière, entre l’antithèse et l’oxymore qui apparaissent comme des figures micro- et macro-structurantes du récit. Ce schéma se reproduit dans la relation de Thaël avec les femmes comme Margarita, Mycéa et Valérie.

Ce fut alors qu’il rencontra Margarita. […] Ce fut alors qu’une folie d’amour lui fit connaître la ville, dans sa transparence même. Si haut, si haut, n’était-il pas vrai que les pierres s’estompaient, qu’il n’y avait plus que la charpente lumineuse, les rues marquées par le feu sur leurs rives, les maisons de verre prodigieux, où la lumière béait ?

Glissant, La Lézarde : 30

L’adverbe trébuchant sur lui-même « si haut, si haut » signale le rêve du personnage formulé dans un au-delà des mots, mais aussi dans l’opacité du sentiment assimilé à une « folie d’amour ». Lorsque Margarita le quitte, Thaël se projette dans des images confuses qui ramènent le doute sur son identité. Le récit suit alors un mouvement ascendant puis descendant.

mais elle était partie. Elle s’était éloignée, lentement, portant des voiles et des ombres resplendissantes, qui trainaient sur la ville à nouveau. Et la ville avait repris son corps quotidien, de façades muettes, de bonhomies lassées, de mensonges couvés sous les sourires et les morts souriants. « Comment ferez-vous ? » […] Sa seule pensée : les affûts hors du temps, l’attente imperceptible, le frisson. Et Margarita s’en alla, faible et douce parmi la ville.

Glissant, La Lézarde : 31

La pensée « hors du temps » indique que le texte s’autoréfère dans une échappée métafictionnelle, à chaque étape de l’incertitude identitaire, historique, amoureuse. Les divagations du personnage et du récit sont prises en charge par Thaël, ou par des voix qui se superposent à la sienne. Dans les nombreux passages de surgissement du métatexte, la figure d’un personnage contemple la femme, l’île, dit son attachement à la terre, énonce un mystère pour lui-même, s’émerveille d’une beauté dans une expérience poétique du monde. Ce faisant, il agit comme un double de l’écrivain imprimant ses préoccupations poétiques de l’écriture. Glissant relie trois autres éléments essentiels dans la vie de ses personnages : le mouvement du corps, de la pensée, pris dans leur environnement. Il en est ainsi de Mycéa, dont l’absence du regard

semblait voiler les désordres d’une âme plus que nulle autre sensibilité aux perturbations de l’époque, à la mue forcenée de la terre, dont elle souffrait. À côté d’elle, Mathieu était une cascade de lumières, un grand corps clair que le soleil isolait. C’était la même tourmente, c’était le même charroi de révoltes et d’espoirs, mais apaisés, diffusés.

Glissant, La Lézarde : 26

Les fonctions du métatexte

Le métatexte exprime la quête des personnages quant au désir de vouloir comprendre leur histoire (amoureuse, existentielle, familiale, nationale) en vue de se libérer d’un passé traumatique, et d’un présent de domination. Thaël, Mathieu, Myrta, Mycéa, Valérie, souhaitent se réaliser en premier lieu dans des rêves individuels : vouloir se connaître, conquérir leur terre, découvrir l’amour enfoui dans leur coeur qu’exprime souvent un discours intérieur métatextuel. Tous fusionnent dans le voeu collectif d’unir et d’assoir leur pensée dans l’action commune et dissidente de tuer Garin pour voir émerger une nation libre de l’oppression qu’il exerce sur le peuple. « Je vais vous dire. Il faut reconquérir la terre », déclare Mathieu à ses amis. « Il faut prendre racine. Alors, on peut partir » (Glissant, La Lézarde : 68). Lorsque Mycéa se questionne, ses considérations vont au-delà de l’individu et touche une génération. Il en est ainsi dans l’absence de son regard qui

semblait voiler les désordres d’une âme plus que nulle autre sensibilité aux perturbations de l’époque, à la mue forcenée de la terre, dont elle souffrait. À côté d’elle, Mathieu était une cascade de lumières, un grand corps clair que le soleil isolait. C’était la même tourmente, c’était le même charroi de révoltes et d’espoirs, mais apaisés, diffusés.

Glissant, La Lézarde : 26

Mathieu a beau être solaire et Mycéa, lunaire, tous deux sont unis dans une « même tourmente ». La tension du récit (la nécessité du crime de Garin) s’exprime dans une dérive vers un méta-récit sur des considérations existentielles. Le métatexte se lit par exemple dans une simple question : « Suffisait-il de tuer cet homme pour aussitôt accéder à la sérénité ? » (Glissant, La Lézarde : 60). La question se prolonge en une métaphore filée de la quête, perceptible dans le questionnement, la « recherche », le lexique interrogatif et méta-énonciatif du personnage :

Pour se lever droit et solide ? Bien sûr, le renégat ordonnerait encore et encore des iniquités, par quoi le peuple souffrirait. Et la misère encore plus drue comme une brume de haute mer qu’on voit venir, noierait tout le pays. Cela, il fallait l’empêcher. C’était le travail essentiel. Mais cette grande clarté en lui ? Et l’ivresse de Mathieu, sa recherche frénétique ; le maëlstrom qui les écrasait, les rejetant l’un contre l’autre ? Ce tourbillon insensé qui était bien la calamité de toute une génération ! […] Voilà. Il avait compris que cette terre qu’ils portaient en eux, il fallait la conquérir. Non pas seulement dans la force des mots, mais concrètement, chaque jour, qu’ils en aient l’usufruit, le bénéfice, qu’ils en fassent l’inventaire et en disposent librement.

Glissant, La Lézarde : 60. Nous soulignons

Outre le projet littéraire de la quête (« la recherche ») en train de s’écrire dans un lexique interrogatif (les questions qui figurent dans le passage ci-dessus) et méta-énonciatif (l’indication de « la force des mots »), Mahieu et ses amis s’inscrivent dans un projet politique dont l’urgence se fait sentir dans la nécessité d’exprimer un mal plus grand qui taraude leur univers social. La quête des personnages se double d’un désir social, collectif d’autonomie et de décolonisation. À la fin du chapitre, les amis sont heureux et soulagés que Mathieu accepte sa mission de tuer Garin. Son acceptation signifie un pas vers leur liberté. À ce titre, on ne peut que mesurer l’importance proleptique de la dédicace du livre de Glissant à sa mère, qui contient l’essentiel des éléments méta-énonciatifs du livre : « Quel est ce pays ? demanda-t-il. Et il lui fut répondu : « Pèse d’abord chaque mot, connais chaque douleur. » La phrase dit le lien entre le questionnement sur la nation et le questionnement sur les mots ; elle relie la question à sa réponse. La dédicace posée ainsi au seuil du texte appose un pacte de lecture : il faut creuser la langue pour savoir ce qu’elle cache et révèle comme douleur. Il importe de nommer cette douleur, si l’on veut espérer la transcender.

La quête de sens

Les personnages de Glissant cherchent quelque chose sans trop savoir quoi, façon pour Glissant de mettre en scène le processus même de la quête, la pensée en mouvement, en train de se faire et de s’écrire, pour que l’objet de la recherche puisse émerger, s’auto-engendrer, comme le narrateur démiurge qui rêverait de fonder une nation, libérée de la gangue du passé et de l’Afrique. Ainsi, dans un flux de conscience, Pablo se dit : « je sais qu’on est pour trouver quelque chose » (Glissant, La Lézarde : 70), mais sans parvenir à dire quoi, exactement. Mycéa « se demande pourquoi elle est partie, et elle rit parfois (se demandant pourquoi) » (Glissant, La Lézarde : 62). L’explication qu’en donne Thaël est liée à une absence de filiation : « Car elle n’a pas de passé ni d’attaches ! (…) Son ignorance est mon ignorance » (Glissant, La Lézarde : 43). Les personnages se mirent l’un l’autre dans leur malaise. La spécularité n’aide pas vraiment dans l’entreprise de connaissance de soi : « Et qui sommes-nous, et quoi, si nous ne le disons pas, ici, à la face des mornes ? » (Glissant, La Lézarde : 44). Le retour frénétique du déictique « ici » semble revêtir deux fonctions : pointer le paysage alentour dans l’environnement narratif, bien que le morne renvoie au sujet l’image d’un vide, d’une absence. Au même moment, il s’agit de déchirer le voile de la représentation pour passer de l’autre côté du décor, à travers ce commentaire métadiégétique de la prise de conscience du personnage : « Voici ce qui m’attache à elle : un silence qui se hait, le muet tumulte » (Glissant, La Lézarde : 44). Plus proche du « vers » poétique que de la phrase romanesque, Glissant semble ici substituer, par jeu phonique, le t pour le h. Un silence se tait plutôt qu’il ne hait, contournant la tautologie. Mais le silence revient comme un boomerang avec l’adjectif « muet », qui s’efface aussitôt par la venue de l’oxymore « le muet tumulte » (Glissant, La Lézarde : 44). L’instabilité du « vers » poétique mime le trouble de la conscience du personnage. L’oscillation entre le cri et l’oxymore (« le muet tumulte ») semble exprimer une douleur si grande pour le personnage qu’elle en demeure enfouie, générant de l’angoisse. La vérité du métatexte apparaît précisément dans le non-dit du texte, dans l’énonciation affirmant que la peur, l’inconnu, crée l’angoisse, mais cette angoisse, loin de se dire dans le mot, apparaît plutôt dans la chose, soit dans la turbulence énonciative de la séquence verbale. La distribution des images tresse le décor poético-diégétique à l’univers métadiégétique du roman. Elle n’est pas sans rappeler une séquence de Cahier d’un retour au pays natal où le poète, adulte, se posait la même question identitaire que les personnages de Glissant : « Qui et quels nous sommes ? Admirable question ».

Poétique et critique, l’oeuvre de Glissant est métatextuelle, à commencer par son titre référentiel, et sa démarche d’écriture, adepte de détours et de contours. À l’opposé de Thaël qui suit scrupuleusement Garin à la trace le long de la rivière jusqu’à son delta, espérant saisir le moment propice pour le tuer, le lecteur cherche son chemin dans les méandres du sens du livre. Certaines techniques d’écriture analogues à celles de Faulkner complexifient la compréhension du texte, comme le flux de conscience et la polyfocalisation, qui nous ramènent au flou de la situation d’énonciation (qui parle, quand, de qui et à qui, dans quel contexte ?). Cette opacité fait partie intégrante de la stratégie d’écriture de Glissant qui montre à dessein le chemin tâtonnant des personnages vers la difficile sinon impossible connaissance d’eux-mêmes. Le chemin passe par une phase de méconnaissance tragique. Le texte simule la difficulté des personnages de se comprendre dans une topique de la complexité. Le rôle du métatexte apparaît alors implicitement formulé dans le désir de comblement des lacunes. En d’autres termes, le métatexte sert de relais, d’adjuvant. Il complète le texte, sans le dupliquer. Il lui apporte une dimension spéculative, poétique et philosophique, une épaisseur textuelle qui passe par le questionnement et par une multiplicité de genres et de modes d’écriture. Sans nécessairement répéter le texte premier, comme le suggère Jacques Dubois dans son brillant essai (Dubois 1973), il déploie ses énergies dans le récit au second degré. En tant que moyen d’accéder à l’être enfoui du sujet, il pointe du doigt le motif du chemin qui devient un enjeu capital de la traversée énigmatique des personnages en quête d’eux-mêmes, tandis que l’intrigue feint de se concentrer sur les intentions meurtrières du groupe d’amis. Mais le texte et le métatexte convergent vers un même but : annihiler les obstacles (Garin) qui mène à la libération du sujet dans le présent et dans la géographie de l’île, plus que dans son Histoire.

L’écologie du récit (ou son romantisme) tient dans la fusion entre le paysage et l’homme. Comme l’affirme Jean Lecointe à propos du style humaniste de la Renaissance (Lecointe 1993), le style, c’est l’homme. Glissant fait précisément du paysage son style. Il humanise le rapport des personnages à l’île par les mots. Le méta-linguisme de l’auteur assure un lien entre l’homme et sa terre, et ouvre par ce biais la conscience des personnages à eux-mêmes et au monde. L’enjeu est « [d’]entrer dans la vérité de son soleil. Ainsi un peuple lentement revient à son royaume » (Glissant, La Lézarde : 55). On notera ici que la voix du personnage n’est pas facilement identifiable dans le récit. Ce pourrait être Thaël comme Mathieu qui s’exprime. La polyphonie de la séquence passe par des phrases au ton général et abstrait, écrit sur le ton de l’essai. Or les énonciateurs dont les voix se confondent ont pour effet de révoquer, de manière subtile, l’idée d’une origine fixe de la parole, l’idée d’un point de départ. Ce point de départ pourrait être symbolisé, représenté, mais tu dans l’énoncé, par l’image de l’Afrique. Autrement dit, le retour à soi implique une éradication symbolique de tout ce qui rappelle la terre d’avant, l’homme d’avant, l’ancêtre : dans le roman, cet avant se rapporte, par voie analogique, à l’Afrique, à Césaire, à Papa Longoué. Et pourtant… la triade revient, comme une métaphore obsédante, parsemant l’oeuvre romanesque subséquente d’Édouard Glissant (Colin 2006). Signe que le tâtonnement identitaire ne se dit pas seulement dans les limites du premier roman, mais sort de son cadre ou déborde de son lit pour rejoindre l’au-delà de la fiction que représentent les romans ultérieurs de Glissant, Le quatrième siècle, Mahagony et Tout-Monde. Par le métatexte qui unit les oeuvres de fictions de manière intra-intertextuelles, Glissant problématise le retour à l’Afrique, inscrivant le sujet antillais dans une Histoire qu’il tente de se réapproprier, mais en voulant interrompre une filiation antérieure au débarquement des esclaves sur les îles antillaises. Pourquoi cette stratégie de contournement face à l’histoire ? Les personnages entrevoient d’un meilleur oeil le chemin de l’arrivée et du débarquement plutôt que de l’origine. Le présent semble être la voie par excellence d’un avenir meilleur, d’une ouverture sur un monde nouveau :

Et qu’importe de dire déjà : où, et comment ? Ceux qui, enfin, reviennent le savent bien. Ils connaissent la route, et qu’importe de dire : voilà, ils sont partis de tel endroit, et c’est ici qu’ils furent débarqués ? Le temps viendra de marquer le port, et le débarquement. Ceux qui, pendant des siècles, furent ainsi déportés (et ils ont conquis cette nouvelle nature, ils l’ont peuplée de leurs cris retrouvés), ils diront une grande fois le voyage, oh ! ce sera une clameur immense, et bonne sur le monde. Pour aujourd’hui, ils lèvent la tête, et se comptent. Ils sont une nouvelle part du monde, ils ont glané partout, ils portent le ferment universel. Et si, accoudé à la case, l’homme obscurément se nourrit d’une autre cassave (lointaine) c’est bien afin de retrouver ici (par l’aliment du songe) l’ailleurs qui est le sien, et de trouver en cet ici toute saveur et toute liberté. C’est afin que l’ici lui appartienne tout cru ; mais ceci n’est pas une démarche consciente.

Glissant, La Lézarde : 55

Le passage est très riche et va bien au-delà de l’origine et de l’arrivée en terre antillaise. Il dit l’urgence d’agir, dans l’écriture, sur le destin collectif des Antilles, en la libérant de la dépendance au passé. Le déictique « Pour aujourd’hui » marque un réel désir de rupture. Les révolutionnaires du roman visés par le passage (« ils lèvent la tête, et se comptent ») sont le symbole de l’avenir ; même en petit nombre (Thaël, Mathieu et leurs amis ne sont pas plus de 10 pour changer les choses), ils doivent agir pour mettre en branle l’utopie politique du roman. Par quelle voie procéder ?

Les méandres de La Lézarde

C’est ici qu’entre la rivière comme acteur principal du récit. Sournoise, parce que complice et adjuvante du meurtre de Garin, la Lézarde leur fait emprunter de nombreux détours dans le paysage de Lambrianne, avant le moment fatidique du crime. Thaël et Garin sillonnent son rivage, et le suspens narratif se double d’une suspension temporelle, d’un retard généré par les digressions métatextuelles des personnages. Ce procédé du retard (Barthes 1970) confère à la Lézarde un caractère mystérieux, dangereux, car le lecteur, à l’instar de Thaël, est en attente du moment où le meurtre sera commis, sans savoir quand, s’il sera commis et s’il aboutira. Le texte file la métaphore entre la lézarde et le mystère de la femme. Thaël, parlant de Myrta, « femme altière » à la « grâce fragile », la compare à la mer, « amante mais sournoise » (Glissant, La Lézarde : 28). Myrta n’est-elle pas une femme « dévouée, mais attentive trop » (Glissant, La Lézarde : 28). Voulant aimer Thaël, elle l’emprisonne, comme les îles encerclées par la mer, ou comme Lambrianne, sillonnée par la rivière. Le texte tisse un lien entre la femme, la mer et la rivière où Thaël a son rôle à jouer dans l’équation : « Ce qu’elle rejette, [la mer], ce n’est toujours que l’écume de la vie. Ainsi Myrta. Et il avait été (jadis) le rivage de cette femme ! Elle l’isolait, avec passion » (Glissant, La Lézarde : 28. Nous soulignons). Thaël commente sa relation au langage par la filiation entre la mer et la femme, qui est comme une mère pour lui. Le méta-langage fait ainsi constamment irruption dans le récit en tant que langage qui s’auto-réfère. « Je l’ai aperçue, dit Mathieu, au milieu des phrases et du bruit ! » Ainsi débute le chapitre neuf, où Thaël, dans un discours intérieur, exprime son amour secret pour Valérie. « La houle de ses mots, autour de moi, comme une clairière dans ma forêt. Ses arbres clairs parmi mes arbres noirs !… Je croyais, pensait Thaël, que tu voulais te détacher, seulement connaitre et enseigner ? Que font tous ces mots maintenant ? Pourquoi cette exaltation ? Mathieu, Mathieu, soyons plus simples… » (Glissant, La Lézarde : 43). Dans ce court fragment, Thaël souligne l’importance du langage dans sa vision du monde. Le verbe (« se détacher ») indique l’abstraction du personnage qui s’extirpe d’un moment vécu pour penser, s’interroger, s’élever du monde, commenter le pouvoir des mots, l’angoisse liée à la méconnaissance de Valérie : « Elle n’a pas de racines – qui est-elle ? – mais elle a plongé dans notre source, elle a remonté le temps, et connu cette puissance originelle » (Glissant, La Lézarde : 44-45). La rivière répare le manque de filiation. Elle tisse le fil de l’histoire, comme celle des origines rêvées de Valérie. Elle définit une ligne du temps qui permet de renouer avec une origine floue, indéfinie pour les personnages.

Ces divers exemples attestent que le métatexte, par le truchement de la Lézarde, porte bel et bien sur « le chemin du monde », entrainant les personnages dans une quête effrénée du sens de leur destin : « Thaël parcourait (une fois encore) tout ce chemin du Sud ; mais il avait trouvé un but, une destination plus haute, il marchait à la rencontre de sa vie » (Glissant, La Lézarde : 190). L’élévation du sujet pour accéder à l’être-antillais doit nécessairement passer par la découverte géographique, anthropologique et même symbolique de son île. Ce chemin exige des personnages qu’ils foulent le sol de Lambrianne dans tous ses détours dessinés par le lit de la rivière. Métatextuel, le titre annonce la couleur du livre. Thaël, ses amis, et leur victime Garin, arpentent ses rives en quête de justice (tuer l’être infâme). Ce cheminement est initiatique. Il est l’occasion d’une enquête sur leur être antillais en lien avec l’Histoire. Fouler le sol de Lambrianne s’impose pour des besoins criants de réparation, de réappropriation identitaire après des siècles d’aliénation, d’humiliation et d’expropriation absolues en raison de la traite et de l’esclavage. Comme l’affirme Katell Colin,

Aux Antilles, en effet, la tension mnémonique ne peut que renvoyer, inéluctablement, à l’indéterminé de toute filiation, à l’absence de généalogies clairement établies. La Traite est venue interrompre le linéaire des filiations, elle a rendu la source irretraçable et précipité des peuples en formation dans les affres de la non-référence.

Colin 2008 : 42

Pour pallier aux affres de la non-référence (Simasotchi-Bronès 2004 : 265) et réaffirmer un point d’ancrage, la terre représente pour Glissant un lieu, peut-être le seul, à privilégier. Comme la mer, elle est porteuse de sens et d’histoire[7]. Elle charrie une mémoire et des émotions. « Oui, la mer qui bout et les îles qui sont l’écume de la mer. La terre qui est un seul rire, un seul jour dans les jours, une naissance, un cri d’abord noué, obscur, et qui bientôt s’éclaire et sème. J’ai entendu cette parole, et elle était en moi fichée : c’était une racine » ((Glissant, La Lézarde : 216). Les mots de Michel, l’un des amis du groupe, peuvent surprendre, comme maints passages du roman où les personnages se mettent à divaguer dans des digressions métadiégétiques. Le lecteur assiste à l’élévation d’une pensée qui porte sur l’expression d’un malaise avec soi, le langage ou le monde alentour sans trop comprendre à quoi les mots réfèrent exactement. Mais la difficulté de saisir le lien entre les mots dits et les choses pensées par les personnages figurent, précisément, leur tâtonnement. Ces passages sont nombreux dans le roman, et parasitent même l’intrigue, en l’opacifiant. Mais l’opacité n’est qu’apparente, car il est possible d’éclairer ces passages tantôt par le cotexte énonciatif (les séquences qui précèdent ou succèdent un métatexte abstrait) tantôt par une filiation entre les images et les mots, le sujet et l’histoire.

L’af/filiation à la figure du Père

L’écume de la mer que mentionne Michel dans le passage précité est une image intéressante, dans la mesure où elle fait allusion à la déjection des esclaves accostant les îles, brisés, après l’effroyable traversée à bord des bateaux négriers. Une telle hypothèse de lecture est amenée par la reprise de quelques vers issus du contexte de la Négritude. La remontée à la source (comme on parlerait d’une rivière), par la filiation intertextuelle et métatextuelle avec la prose d’Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal apparait éclairante pour comprendre le travail de réminiscence qui se joue dans l’esprit de Michel. Césaire et Glissant parlent tous deux de l’esclavage d’une manière qui se ressemble, s’assemble et diverge bien sûr quelque peu. La filiation qui les unit permet au texte premier de commenter le second sans le savoir, et inversement. En d’autres termes, les mots de Césaire agissent comme un réservoir de connaissances qui apportent une lumière sur la compréhension du texte de Glissant. Métatexte prospectif, ces mots pris à la source sont ceux-ci :

Au bout du petit matin, ce plus essentiel pays restitué à ma gourmandise, non de diffuse tendresse, mais la tourmentée concentration sensuelle du gras téton des mornes avec l’accidentel palmier comme son germe durci, la jouissance saccadée des torrents et depuis Trinité jusqu’à Grand-Rivière, la grand’lèche hystérique de la mer.

Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : 14

Césaire annonce ce qui apparaitra comme essentiel à Glissant : le pays (la ville de Lambrianne), la rivière, l’île. Les deux écrivains parlent d’une île (et d’une ville) tourmentée par une angoisse qui écrase et le poète de Cahier, et les personnages de La Lézarde, que ce soit le nègre du tramway ou Michel dans le roman. Chez Césaire, l’amour et l’enfantement transparaissent dans le choix d’un lexique (la « tendresse », « sensuelle », le « téton », le « germe durci », la « jouissance », la « lèche ») à travers lequel on peut lire, à demi-mots, la future naissance de l’enfant de Suzanne et d’Aimé Césaire annoncée (Hel-Bongo 2020). Chez Glissant, le thème de l’enfantement se formule plutôt dans la « naissance » à soi par le cri, le cri nègre qui vient de la cale, appelé le « lieu ». Le « lieu », « la cuve », « les îles » et « l’écume » entourent les mots obscurs de Michel et invitent à tisser un autre lien, une filiation entre la cale et le cri. Césaire comme Glissant racontent, de manière semi-voilée, l’esclavage à travers le motif de l’enfantement par le ventre maternel, chez Césaire, et par le ventre de l’Atlantique, chez Glissant.

Ce passage où Michel se questionne sur la mer, les îles, le lieu, est précédé d’un échange spirituel entre Valérie et Mycéa qui s’interrogent sur la différence entre les mots et les choses, sur l’environnement géographique et sur la misère ambiante de l’île : « As-tu déjà vu la débâcle ? » demande Valérie. À Mycéa de répondre : « Les hommes esclaves qu’on a tués, mutilés, affamés. Les hommes qu’on parque, qu’on abrutit. Tout un pays rejeté dans la nuit, depuis des siècles. Mais la vallée continue, avec sa fleur intouchable ! » (Glissant, La Lézarde : 215). Glissant parlera comme Césaire de « cette ville plate » qui ressurgit sous une nouvelle forme dans La Lézarde : « Cette ville est aussi plate qu’un labour (malgré la rue qui monte) » (Glissant, La Lézarde : 13). Mais Glissant amène un élément nouveau : « Mais il [Thaël] avait lui-même dit : “Cette ville a un charme”, et de l’une à l’autre proposition il cherche le lien. […] Considérant la ville dans sa platitude, il veut en explorer en même temps, et par la même opération, la profondeur » (Glissant, La Lézarde : 13). La métaphore filée intertextuelle à Césaire s’affiche, comme procédé d’écriture, dans la mention du « lien » avec la figure du père, qui éclaire et commente le récit en cours. La quête de l’homme dans son paysage natal, chez Glissant, ne doit donc pas se lire isolément de ce qui constitue ses à-côtés, essentiels à l’interprétation du texte. Dans la prose essayistique, poétique ou romanesque, il est toujours possible, comme l’écrivait Senghor, de voir apparaitre le sens sous le signe. Ainsi, la « fleur intouchable » dont parle Mycéa (« Tout un pays rejeté dans la nuit, depuis des siècles. Mais la vallée continue, avec sa fleur intouchable ! » (Glissant, La Lézarde : 215) peut référer à une terre vierge, en rêve, qui n’aurait jamais connu l’oppression de l’histoire, ou à l’inaccessibilité de Valérie pour Mathieu. Mais il est d’autres fleurs, rhétoriques, celles-là, qui viennent enrober le discours de l’esclavage. Ce fut d’ailleurs la stratégie discursive de la revue Tropiques qui se servait de fleurs de rhétorique pour recéler des vérités ardues au creux de son énonciation, comme le rôle et la compromission de l’église dans l’institutionnalisation de l’esclavage. La rhétorique permettait aux auteurs de la revue d’échapper à la censure en affublant leur texte de figures ampoulées, difficiles d’accès pour un lecteur non féru de choses littéraires ou poétiques. Ici, la « grand’lèche hystérique de la mer » lie la mère, Suzanne Césaire, à « l’écume de la mer » de La Lézarde, c’est-à-dire, au désenchantement des îles caribéennes dans les deux cas. Une déjection a lieu, mais l’une est heureuse (la naissance d’un enfant), l’autre, malheureuse (la déportation des esclaves). En somme, les mots délibérément obscurs de l’énoncé dans La Lézarde s’éclaircissent par le métatexte césairien. Le texte glissantien a pu trouver, en lui, une origine, « comme les lamantins vont boire à la source » (Senghor 1964 : 160)[8]. Les personnages de La Lézarde devinent qu’en y remontant, ils retrouvent une possible sérénité dans l’image d’un Père, fut-il symbolique, rêvé, ou littéraire. L’utilité du métatexte consiste par conséquent à nouer un dire opaque à un commentaire éclairant (parfois externe à l’oeuvre, comme c’est le cas par le métatexte intratextuel, ou césairien). L’autoréférentialité d’une séquence voile son sens et le dévoile au même moment. C’est bien là une prouesse du roman, une force incontestable du métatexte.

L’héritage des pères, l’enfantement de la mer/mère

Les personnages comprennent alors qu’il n’est pas possible de se défaire de l’odeur du Père. Comme Mathieu, Michel dit sentir en lui le mystère d’un lien : « voici, il y a en moi cette racine que je tente d’arracher, mais son attache est plus puissante, et mes forces me trahissent » (Glissant, La Lézarde : 69). Ces mots résonnent en lui comme un semi-aveu, un accès « vers le monde et la vérité » (Glissant, La Lézarde : 216), sans trop savoir pourquoi ni comment : « mais quel monde, et quelle vérité ? » (Glissant, La Lézarde : 216). Le métatexte interne (celui qui agit au sein du texte même) scrute les zones incertaines du livre. Glissant laisse poindre, ici et là, des lueurs d’éclaircissement et d’espoir sur le sens caché des choses. D’où les images d’ombre et de lumière que l’on trouve, littéralement et figurativement, dans le roman. Comme une allégorie, La Lézarde joue à plein sur les ramifications sémantiques, rhétoriques, poétiques et symboliques du livre pour donner l’illusion d’une complexité. Un passage illustre bien le jeu de l’opacité (déclenchant inévitablement le questionnement métatextuel du lecteur) puis de la transparence. Glissant inscrit des signes de piste dans son texte, des traces que l’on traque comme des chiens, tels Sillon et Mandolée, les molosses de l’histoire. Parlant d’eux, les deux chiens commettent l’ultime meurtre en une scène bouleversante rythmée par des figures d’opposition (l’antithèse et l’oxymore) qui clôturent le roman. Valérie, l’aimée de Thaël, meurt. La scène dit l’ambivalence du cri tonitruant de Thaël, exprimant sa joie de revoir sa maison perdue dans les bois, mais le cri est perçu par les chiens comme un effroi, une agression. Dans leur méconnaissance tragique, les chiens se jettent sur le corps de l’aimée pour défendre leur maître.

Thaël cria les noms de légende qu’il avait donnés à ses chiens, les noms du conte dont enfant il avait subi la terrifiante emprise. Il cria : « Sillon !… Mandolée !… », si fortement que l’arbre lui-même parut remuer, bruisser dans la hauteur. Et ce fut ainsi, oui, par la grâce horrible de ce cri de joie, que Valérie ne connut pas le tapis de fleurs rouges à l’entrée du jardin.

Glissant, La Lézarde : 261-262

Le lecteur assiste, impuissant, à la mort de Valérie, comme si un sentiment de perte l’unissait à elle. La « fleur intouchable » (Valérie) est à présent recouverte du sang de ses blessures. Elle se confond aux fleurs rouges du sol. « Car, au cri de Thaël, les chiens répondirent par un féroce déchainement de leurs forces si longtemps contenues. Nul n’a su (nul jamais ne saura) comment ils purent se libérer de leurs liens » (Glissant, La Lézarde : 262). La libération qui détache les chiens de leur laisse comme un esclave à ses chaines, passe une fois encore par le motif de la filiation, par « le lien », la chaine du meurtre. Le miroir diégétique se brise toutefois, puisqu’il n’y a plus de préméditation de meurtre, contrairement au meurtre de Garin. Signe que le roman n’est pas purement mimétique. Ce n’est pas un innocent reflet, mais un miroir brisé. Le palimpseste du meurtre de Valérie et de l’esclave d’antan[9] en proie aux molosses est troublant. Il plonge le lecteur dans une mélancolie de voir la fin des jours de l’aimée rimer avec la finalité du roman.

Une autre mort survient, celle de Papa Longoué : « – Papa Longoué est mort, dit Mathieu avec rage. Tant pis ! Il a duré, le bougre. La vieille Afrique s’en va. Vive Papa Longoué. Il y a autre chose aussi ! C’était là son tort. Il ne savait pas qu’il y a autre chose » (Glissant, La Lézarde : 233). Le ton dit, en surface, la « rage » de Mathieu face à cette mort, mais la tonalité dit au contraire, une liesse à peine dissimulée de voir l’ancêtre africain enfin s’éteindre pour laisser place au nouvel ancêtre antillais. Césaire aussi s’exaltait de la sorte : « Je dis hurrah ! La vieille négritude/progressivement se cadavérise » (Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : 60). Mais les contextes vont dans des sens radicalement différents. Le « très bon nègre » césairien qui s’en va est le nègre soumis, humilié, déshumanisé, et honteux de lui-même. Le nouveau nègre s’en réjouit. Le poète chante sa mort pour laisser renaitre à lui-même le nègre fondamental, l’homme nouveau, qui reconquiert son humanité. Sa dignité tient à ne pas vouloir renier son passé mais à l’accepter. « J’accepte, j’accepte tout cela » (Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : 56). L’acceptation est une étape fondamentale, et fondatrice, de l’enfantement du nègre nouveau, dont la « danse brise-carcan » (Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : 64) le libère de ses chaines, sans les oublier : « Et elle est debout la négraille/la négraille assise/inattendument debout/debout dans la cale/debout dans les cabines/debout sur le pont/debout dans le vent/debout sous le soleil/debout dans le sang » (Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : 61). L’acceptation autorise le pardon.

Dans La Lézarde, la dénégation de l’ancêtre africain, perceptible dans la mort de Papa Longoué, est posée comme problématique. Elle montre ce que Césaire énonçait implicitement et que Glissant reprendra sous un éclairage nouveau, à travers la structure de sa production romanesque au complet.

On ne savait qui avait apporté la nouvelle. « C’est fini, il nous a quittés, le vieux nègre ! » Le dernier noeud du noeud. « Il est parti, notre nègre de Guinée ! » Mais la seule soudaine animation prouvait qu’il n’était pas parti. Il était présent plus que jamais, il était redescendu des bois où depuis l’an de tuerie et de grand arrivage 1788 sa famille avait tenu. Avec lui, la terre des Ancêtres pénétrait enfin l’âme commune. […] « Il est parti, le vieux nègre ! Papa Longoué cette fois est bien mort.

Glissant, La Lézarde : 231

Papa Longoué n’est pas mort. L’auteur le ressuscite dans ce roman (“Mais la seule soudaine animation prouvait qu’il n’était pas parti”) comme dans ses romans ultérieurs (Glissant 1964, 1987, 1995). De même, le mystérieux cri “Odono”, que Marie Celat associe à l’ancêtre africain sans le connaître, dans La case du commandeur[10], finira par la rendre folle. Glissant semble s’en prendre à l’idée fixe qu’à trop vouloir se focaliser sur l’idée d’origine, on finit par en perdre la raison. Est-ce à dire qu’il faut accepter l’incertain, l’inconnu, le mystère ? Michaël Ferrier affirme justement à propos du roman, qu’“[é]crire, c’est lézarder, c’est-à-dire adopter l’allure souple et imprévisible du lézard ou de la rivière, […] fissurer des blocs de certitude bien figés : à la fois un rythme et une politique” (Ferrier 2018 : 55).

Pour conclure, l’écriture métatextuelle de La Lézarde nous enseigne que rompre avec le passé est une entreprise vaine et inféconde. Césaire et Glissant disent, sans le dire, que l’esclavage laisse une trace dont nul ne peut se défaire (Mudimbe 1982). Mais la filiation, en tant qu’isotopie construite du roman, répare un manque, par un réseau unificateur de sens. Les images de naissance et d’enfantement amènent l’idée d’une émergence de la littérature antillaise qui ne peut se défaire de la gangue du passé, entrevue par l’image symbolique de la parentalité. La mer affiliée à la mère a révélé qu’une nation qui se fonde sur l’oblitération de son passé est une utopie que la survivance de Papa Longoué ou de Césaire sert à débusquer, à démanteler par l’analogie. La rivière contemple, du haut de son lit mais couchée, comme le fit Césaire à propos de la négritude dans Cahier, les désarrois des personnages de l’île, leur quête avortée ou réussie pour une destinée commune et transcendante, dans un rire moqueur. Une filiation qui s’ouvre sur le monde, et à l’humanité tout entière, est à ce prix. Elle ne pourra commencer que si elle troque l’amertume ancienne contre un sentiment d’amour altier :

lie ma noire vibration au nombril même du monde.

lie, lie-moi, fraternité âpre

puis, m’étranglant de ton lasso d’étoiles

monte, Colombe

monte

monte

monte.

Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : 65

L’ambivalence de la relation entre père et fils, mère et mer, Afrique et Antilles, Césaire et Glissant, Papa Longoué et Mathieu, rappelle un principe de logique institutionnelle où vouloir se poser, comme écrivain et jeune auteur dans le champ littéraire comme Glissant dans les années 1950, à l’heure où Aimé Césaire était au fait de sa gloire, exige de s’opposer à ce qui venait avant soi. Mais s’opposer ne veut pas nécessairement dire tuer l’autre. L’apport du métatexte réside peut-être ultimement en cela : d’avoir su révéler, par la filiation d’une ré-écriture, d’une co-écriture et d’une parenté symbolique, une union forte, puissante et sacrée entre un avant, un présent et un avenir, signe d’un héritage retrouvé à même la création esthétique.