Corps de l’article

Ces treize carnets que le phénoménologue tchèque Jan Patočka a rassemblés et remis aux Archives littéraires du Mémorial de la littérature nationale en Tchécoslovaquie présentent un itinéraire de pensée. Ces années qui suivent immédiatement la Seconde Guerre mondiale sont pour lui celles du retour à l’enseignement après la fermeture des universités ; du Coup de Prague lors duquel les communistes prirent le pouvoir ; puis d’une exclusion de l’enseignement qui le mena à l’Institut Masaryk, où il travailla à l’édition des oeuvres du philosophe et architecte de la Tchécoslovaquie, Thomáš Masaryk. Patočka y développe les idées sur l’intériorité suggérées à la fin de sa thèse d’habilitation de 1936 (Le monde naturel comme problème philosophique), ainsi que les idées qui seront regroupées autour des thèmes de la surcivilisation, du platonisme négatif, ainsi que de la phénoménologie asubjective. Il répond également aux philosophies de ses contemporains et développe une critique du marxisme et du communisme qui demeure non libérale et anticapitaliste.

Cette édition est facile d’accès grâce à l’appareil critique et au soin apporté par la traductrice et éditrice Erika Abrams, par ailleurs responsable de la publication en français de nombreux autres travaux de Patočka. Un « Avertissement » éclaire le contexte immédiat de ces carnets par le biais de la correspondance du philosophe, et les met en relation avec les journaux de pensée ou philosophiques de Marcel, Kierkegaard et Novalis. Une « Notice descriptive et bibliographique » donne une vue de l’aspect matériel des carnets, tandis que des facsimilés de photographies et des manuscrits fournissent une image de l’homme et de son écriture. Un index rigoureux et détaillé vient clore l’ouvrage, permettant une lecture liée aux idées déjà connues de Patočka autant qu’aux penseurs auxquels il réagit. Ni restreintes ni superflues, des notes en bas de page offrent des précisions essentielles sur les événements et les personnes mentionnées ou qui auraient pu marquer les journées de l’auteur et renvoient au reste de son oeuvre. Une préface de Renaud Barbaras ajoute à cet ensemble déjà complet des considérations à propos de l’oeuvre à venir sur laquelle ouvrent ces carnets.

Grâce à ce travail éditorial hors pair, nul besoin de connaître Patočka pour commencer la lecture de ce volume. La recherche en phénoménologie, mais aussi en philosophie de l’esprit ou des sciences, ainsi qu’en philosophie sociale et politique, pourra se tourner vers ces réflexions abandonnées et inédites. Au-delà d’une étude du parcours intellectuel de Patočka, ces pages volumineuses offrent des idées qui peuvent encore être reprises et développées, comme celles de Husserl ont pu l’être par Patočka et ses contemporains.

Les deux premiers carnets, « Études sur le concept de monde » I et II sont rédigés dans le style du journal métaphysique ou philosophique. Les paragraphes, qui se rapprochent de l’aphorisme, sont séparés par des sous-titres, qui marquent une progression généralement logique. On y trouve surtout un travail conceptuel et de clarification qui continue la tradition phénoménologique — outre le monde, Patočka se tourne notamment vers l’horizon, le corps et l’orientation —, mais présente aussi des concepts moins fréquents comme l’intensité, la déception, l’ennui, ou encore le chez-soi, le familier, l’étranger, le lointain. Patočka y rapproche vie et monde : tandis que ni l’un ni l’autre n’arrivent à s’englober, ces deux concepts se montrent indissociables par l’action de la subjectivité et par les relations de cette dernière aux choses et aux autres. Ces réflexions permettent de se défaire du problème de la distance entre le monde, unique, et le monde de chaque personne, auquel les autres n’auraient pas accès : le monde partagé est une dimension de l’existence, comme l’intériorité et la temporalité. Chaque chose ayant son intériorité, son horizon intérieur ; chaque chose étant traversée par un mouvement qui lui est propre et qui la constitue ; alors tout dans le monde sensible est animé d’une vie, et le monde sensible est l’expression de ces vies, de ces mouvements. Non seulement la conscience est-elle un mode de l’intériorité, et pas le seul ; elle est intermittente, elle n’est pas une chose continue.

Patočka renverse par conséquent le schéma husserlien pour faire du rapport au monde et aux choses une partie du soi, une partie de l’intériorité, les choses elles-mêmes lui demeurant externes. Le sens de la vie se joue dans ces rapports, dans la découverte que la vie qui est en nous est le monde lui-même, que la vie en nous ne peut qu’être dans un rapport de distance avec la vie qui est dans les autres et dans les choses (p. 107). Ce sens est un accomplissement qui laisse sa part tant au vide qu’à l’être et, dans cette distance, rend possible la liberté.

Le « Carnet III » reprend la même forme, mais Patočka commence à y adopter une écriture moins suivie, et, dans le reste des carnets, il ne présente plus que des notes écrites pour lui-même. Dans sa réflexion autour de 1946, une lecture critique de Sartre et de Heidegger est omniprésente, alors même qu’il prend ses distances d’eux pour affirmer une autre conception du vide. Socrate, sujet d’un cours en 1946, occupe aussi ses réflexions.

C’est dans ce contexte qu’il suggère une hypothèse à grande portée interpersonnelle et pratique, qu’il resterait à comparer avec ses idées publiées ou à approcher par elle-même, selon que l’on se concentre sur l’histoire de la philosophie ou sur l’approche directe de ses problèmes : « Si quelqu’un affirmait : le sens de l’homme est d’être au monde et de donner le monde : d’amener au monde les êtres qui sont sans monde, sans contact avec le tout ; d’être en ce sens l’accomplissement, ou de tendre vers l’accomplissement de l’univers ; le sens de la science et de l’art serait d’approfondir le contact et d’approfondir la vie ; serait-il encore possible alors de parler du manque de finalité et de l’absurdité de la vie et du monde ? » (p. 169). Patočka semble ainsi privilégier une éthique et une politique de l’accueil, de l’accompagnement, du trajet mené ensemble — bref, de la coexistence.

Dans les cahiers suivants, les thèmes de la subjectivité et de l’objectivité dominent. Le philosophe se tourne vers leurs implications morales et politiques, et notamment vers les liens de ces notions au libéralisme et surtout au néolibéralisme naissant ainsi qu’au capitalisme, avec des études de Hayek et de Lippmann. Il s’attarde également à la philosophie des sciences, notamment à partir des figures de Masaryk et de la philosophie analytique. Au fil de ces cahiers, on voit l’étendue de ses différentes lectures, qu’elles proviennent de Tchécoslovaquie, de France, d’Allemagne, ou d’Angleterre, des études classiques, de l’économie ou, évidemment, de la philosophie. Parmi les philosophes, outre Sartre et Heidegger, Masaryk et Palacký, et ses amis et collègues, ou encore Aristote sur qui il écrira beaucoup, on voit à plusieurs reprises les Husserl, Scheler et Merleau-Ponty ou les Platon, Descartes et Kant, on retrouve des lectures de Ruyer, Polin, Bolzano, Einstein, Whitehead, Spencer, Russell, Bachelard, ou encore Rádl et Lyssenko, ainsi que des références récurrentes à Bergson, dont on entrevoit l’influence.

Négligée par Abrams et Barbaras dans leurs commentaires, la critique de la philosophie marxiste ainsi que de l’idéologie et des régimes communistes revient constamment dans les notes de Patočka dès 1948, soit à mi-chemin de l’ouvrage. Cette critique n’est pas simplement de circonstance ; elle est liée à ses réflexions ontologiques sur la liberté et sur le monde, et à ses réflexions épistémologiques sur la vérité. Elle se situe donc sur plusieurs terrains, y compris celui de la philosophie de la religion qui l’occupait déjà avant cette période et où il élabore l’idée d’une religion de l’humanité qui commencerait chez Hegel et Marx : le marxisme serait un christianisme sécularisé. Le nom de Marx apparaît d’ailleurs plus souvent que celui de Masaryk, auquel il consacrera pourtant bientôt une étude.

Patočka est fort sensible à la distinction entre le marxisme comme philosophie et le communisme comme forme de mystification et de régime. Sa critique de Marx, Engels et du matérialisme dialectique porte surtout sur leurs contradictions et sur l’arbitraire qui en découle (p. 606-607, 647). Se tournant vers le régime, il se fie plutôt à l’histoire pour étudier cette nouveauté et en comprendre l’origine (p. 737), et Abrams suggère que Patočka étudie l’Empire romain afin de développer sa critique de l’URSS (p. 733). Sa critique du régime porte avant tout sur le contrôle et la contrainte qui sont inévitables du fait de sa fausseté et de son refus d’entendre quiconque ne parle pas de son intérieur, ce qui crée « une mise à la porte de l’existence » (p. 713), ainsi que sa cruauté et sa brutalité, expressions d’une dureté qui est l’envers de la liberté. Il se garde toutefois de créer une équivalence entre la pensée marxiste et les régimes communistes, reconnaissant la distance qui les sépare, et s’assure par ailleurs de refuser autant le libéralisme (qu’il renvoie au souci d’avoir qui est un autre éloignement de la liberté) que le « modérantisme » (qui n’est qu’un compromis entre ces deux systèmes).

Sans doute dans un souci de trouver une histoire du développement de l’accumulation et du capital qui serve de critique et d’alternative à celle de Marx et Engels, mais aussi pour surmonter la mécompréhension de la vie économique qu’il voit tant dans le marxisme que chez les néolibéraux, Patočka lit longuement l’historien Heichelheim. Le souci de Patočka pour la philosophie de l’histoire ainsi que la vie sociale et politique à laquelle il ne peut éviter de se rapporter n’est ainsi pas secondaire, mais intérieur au mouvement de sa philosophie. Son intérêt pour la vie économique et le travail est constant, et il le portera d’ailleurs plus tard dans son essai sur le mouvement de l’existence humaine.

Ces carnets donnent à lire une pensée qui interroge tous les aspects et tous les domaines de l’existence humaine, y compris les circonstances sociales, économiques et politiques qui rendent ou non possible une telle interrogation. Ce volume contient ainsi davantage que les traces d’un laboratoire pour la pensée ou qu’une ressource pour l’histoire de la philosophie : en les remettant en question et en cherchant les origines et développements historiques et théoriques de son temps, il nous pousse à penser à nos propres circonstances et nos propres relations au monde.