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La parution dans la collection Épiméthée des PUF du livre de Dominique Pradelle Intuition et idéalités. Phénoménologie des objets mathématiques offre au public une contribution critique à la phénoménologie des actes de visée des objets mathématiques. Cette contribution interroge en effet les a priori méthodologiques qui devraient, en principe, diriger toute enquête phénoménologique dans sa détermination husserlienne. Quoique des propositions d’inspiration similaire aient été avancées déjà en phénoménologie par Jean-Toussaint Desanti dans le sillage d’une tradition française de philosophie des mathématiques remontant à Cavaillès, Pradelle produit, il nous semble, une réflexion originale autant par sa reconstruction fort éclairante des thèses husserliennes que par le nombre d’évidences qu’il produit contre certaines de celles-ci.

À la lumière de descriptions de la connaissance formelle mathématique, la thèse principale du livre de Pradelle remet en cause l’existence d’un concept univoque d’intuition sous lequel on pourrait ranger les différents actes de remplissement des visées, analysés par le phénoménologue. Dans le sixième tome de ses Recherches logiques, de fait, Husserl déclare que le concept d’intuition peut être élargi de la perception simplement sensible au remplissement des visées catégoriales dans lesquelles se donnent des essences de genre conforme. L’élargissement en question serait conduit sur la base de « l’existence de caractères essentiels communs » (Husserl, cité par Pradelle, p. 60) entre le remplissement des visées sensibles et des visées catégoriales. Détaillons la typologie des intuitions qui en découle.

Suivant l’analyse husserlienne, on parle en effet d’au moins trois types d’intuitions[1]. Il y a l’intuition sensible qui remplirait l’acte de visée perceptive. Ainsi, c’est par une « image vague » que la table dans la pièce est visée. L’image vise un objet matériel tridimensionnel occupant un certain lieu dans l’horizon de la pièce et la donation des différentes faces de la table valide cette première image en donnant l’objet table en personne (p. 66). Il y aussi l’intuition eidétique « matériale » qui remplirait un acte d’idéation, fondé sur la libre variation de l’imagination. Ainsi, en opérant la variation d’une couleur à travers plusieurs teintes individuelles, l’acte d’idéation est censé atteindre à l’essence « couleur » qui est un invariant intensionnel ou élément permanent à travers les variations individuelles de teintes. Enfin, il y un concept d’intuition catégoriale qui remplirait un acte de formalisation, dont le propre, par opposition au second, est de mettre en évidence une « pure forme syntaxique » (p. 69) qui ne dépend pas de contenus que l’on aura fait varier. Ainsi, Husserl affirme dans sa sixième recherche que dans le remplissement de l’acte de visée perceptif d’un état de choses, par exemple le fait que cette neige est blanche, l’acte de visée catégorial de la copule « est » est lui-même rempli (p. 89).

À contrario des analyses husserliennes qui élèvent en modèle pour toute intuition un mode de donation en personne de son objet, Pradelle suggère de faire valoir un impératif de cette même phénoménologie husserlienne avec lequel l’univocité du concept d’intuition entre en tension : à chaque région d’objets correspond son mode d’évidence particulier prescrit à la conscience par la légalité propre à cette région (p. 18-27 et p. 508). Cet impératif, baptisé « principe anticopernicien », exige donc de prêter attention aux régions particulières d’étants avant de tenter d’élaborer une méthodologie phénoménologique dont le point de départ serait une conscience ahistorique dont les structures les plus générales, descriptibles en termes d’intuition, de donation, d’objet, etc., sont accessibles directement à la réflexion. Selon le type d’objet considéré, le type de remplissement pour la conscience doit changer (p. 21). Mais l’importance de ce changement, ultimement, interroge l’usage général en phénoménologie et d’un même terme d’intuition et d’un même terme d’objet. Prenant pour thème de son étude les présumés « objets catégoriaux » et le mode de remplissement qui leur correspond, le présent ouvrage contient donc des analyses phénoménologiques de l’expérience de connaissance en mathématiques et des constats « méta-phénoménologiques ». Voyons-y de plus près.

En phénoménologie husserlienne, selon l’interprétation qu’en donne Pradelle, le terme « catégorial » signifie « formel » et celui-ci, à son tour, désigne un domaine d’analyse qui traite ou bien de caractères syntaxiques : signification des constantes logiques et, ou, si…alors etc., et description de leur mode d’évidence, ou bien de caractères ontologiques : objets formels tels que les ensembles, nombres, ou le quelque chose en général. Remarquons, au passage, qu’on pourrait s’interroger sur l’application du « principe anticopernicien » dans ce cas, du moins de la conformité de cette application à l’esprit de Husserl, puisque le catégorial ou formel ne semble pas, prima facie, être une région d’étants, mais nous laisserons là ces considérations qui dépassent tout à fait notre expertise.

Dans son introduction, Pradelle expose la problématique de la légitimité du concept d’« intuition catégoriale » en plus de mettre en évidence le projet de fondation radicale des sciences déductives qui portent les Recherches logiques. Il y anticipe aussi sur les propres conclusions de son enquête phénoménologique qui exigera, à terme, l’amendement de plusieurs thèses husserliennes.

Les deux premiers chapitres présentent respectivement les difficultés liées à l’univocité du concept d’intuition et à celle du concept d’objet. Relevons la présentation fort convaincante du premier chapitre qui dresse un tableau comparatif des types d’intuitions pour mieux montrer que les traits de l’intuition sensible ne sont pas partagés unanimement et de la même façon par les autres types d’intuitions. Ainsi, au contraire de l’intuition sensible, l’intuition d’une essence pure, comme celle de res extensa, semble exiger que puisse être donné complétement et de manière adéquate son objet en un nombre fini de traits intensionnels (p. 74).

Quant à lui, le second chapitre offre un débrouillage du concept d’objet en distinguant un sens large et un sens étroit de celui-ci. Au sens large, l’objet est un corrélat idéal de jugements valides. Ce concept comprend les significations mathématiques idéales, par exemple, celle de « nombre premier pair » qui signifie le nombre 2. Au sens étroit, l’objet est le terme transcendant dénoté par la signification et dans lequel elle se réalise (p. 111). Pradelle montre ensuite que Husserl cherche à distinguer, de manière générale, sur le versant noétique, un acte de signification et un acte de remplissement et parallèlement, sur le versant noématique, la signification (objet au sens large) et l’objet au sens étroit (p. 112). Or, dans le domaine catégorial, sur le versant noématique, seule suffit la signification. L’idée serait que, dans ce domaine, l’objet lato sensu qui figure dans le remplissement est une signification « validée par la démonstration » (p. 135) — ainsi de l’objet « triangle en général » et des propriétés que l’on peut en démontrer, par exemple, propriété des angles intérieurs qui sont égaux à deux droits. Permettons-nous de remarquer que de continuer de parler de l’objet « triangle en général », quoiqu’au sens large, crée une ambiguïté inutile. De fait, l’idée d’individualité mathématique, dénotée, par exemple, à travers l’expression « le système des nombres rationnels », semble assez différente de l’individualité d’objet au sens étroit pour justifier une distinction terminologique ici.

Au cours des chapitres III à VIII, Pradelle s’intéresse au développement d’une théorie des ensembles rigoureuses et aux résultats logiques et métamathématiques importants qui ont modifié la conception possible de ce qui s’avérerait être une fondation formelle des mathématiques. Ainsi, la remise en cause d’une donation en personne ou d’une intuition catégoriale d’objets catégoriaux se veut l’aboutissement d’une étude sérieuse des premières théories de « fondements des mathématiques » élaborées par Cantor, Russell et Whitehead, Hilbert, Gödel et Gentzen. On trouve, dans ses chapitres, des présentations abordables des preuves d’incomplétudes de Gödel, des conséquences philosophiques du théorème de Löwenheim-Skolem et de l’axiome de choix.

Quoiqu’il soit impossible de reprendre ici le détail des six chapitres en question, indiquons que leur démarche repose sur l’examen critique de la division en trois strates de la logique formelle présentée dans Logique formelle et logique transcendantale (1929) : morphologie pure, logique de la conséquence et logique de la vérité. Chacune des strates serait caractérisée pour Husserl par un mode d’évidence ou de remplissement propre (p. 177). Leur examen est mené par une comparaison minutieuse avec des propositions sur les systèmes formels tirées des théories des fondements mentionnées au dernier paragraphe. Par exemple, à la lumière des paradoxes d’autoréférence et du codage de Gödel des formules arithmétiques, Pradelle propose une nouvelle description du mode d’évidence propre à la morphologie pure, strate qui porte sur les notations mathématiques. De même, en logique de la conséquence, l’idée husserlienne d’une théorie des formes de systèmes déductifs, qui semble étroitement liée au projet husserlien de fondation, est remise en cause par le premier au regard des résultats d’incomplétude de Gödel (p. 243-250).

Dans le dernier chapitre et en conclusion de l’ouvrage, faisant fond sur les descriptions antérieures des vécus de la conscience mathématicienne occupée à l’entreprise de fondation, Pradelle tire plusieurs conclusions dirimantes pour la thèse de l’univocité des concepts d’intuition et d’objet. Celles-ci portent aussi sur la nature de la connaissance mathématique telle que peut la cerner l’enquête phénoménologique. Il est nécessaire ici d’en énumérer les principales.

D’abord, est avancée l’idée que l’intuition catégoriale est en fait sans fondement phénoménologique et qu’une description attentive des vécus des mathématiciens doit lui préférer le concept de remplissement catégorial (p. 477). Ce remplissement ne consiste pas, selon l’usage courant, en la satisfaction par un modèle d’une théorie axiomatisée. Plutôt, à l’inverse, le remplissement des significations catégoriales serait un produit de l’analyse conceptuelle de ces significations, qui les ramène à une certaine axiomatisation et donc met en évidence les aspects formels d’une théorie particulière (p. 464) : « dans cet ordre d’idées, la notion de remplissement catégorial désigne la procédure d’axiomatisation elle-même » (p. 500). Cette manière d’envisager le remplissement revient à poser que de « passer de la théorie d’un domaine déterminé à une forme de théorie, d’une théorie matériale à une théorie formelle, c’est exhiber les fondements purement logiques qui sous-tendent l’architecture démonstrative de la première » (p. 464).

Ensuite, le concept d’analyse conceptuelle met en jeu un remplissement de la visée de connaissance formelle qui se produit par une « série graduelle de remplissement médiats » (p. 433) dans lequel s’interposent des objets (au sens large) intermédiaires. Ceci est en opposition au genre de remplissement qui a lieu dans la perception sensible où les aspects médiats de la chose visée s’imposent comme aspects de la chose et non comme choses différentes (p. 433). Enfin, le remplissement des visées médiates donne l’objet sensible en personne qui s’y manifeste, ce qui n’est pas le cas dans la visée médiate de signification qui s’engage dans un « procès de théorisation indéfini ». La démonstration de nouvelles propriétés de l’objet mathématique, au sens large, invite à une nouvelle théorisation. Remarquons ici que cette idée défendue au cours du livre, selon laquelle l’objet mathématique dépend essentiellement d’une théorie (ou est intrathéorique), est peut-être moins solide que ne le laisse croire une analyse qui s’articule essentiellement aux entreprises d’axiomatisations du début du siècle dernier. En effet, la question se pose de savoir quel sens le mathématicien vise quand il décide de proposer une nouvelle théorie, fondée sur de nouveaux axiomes ou de nouvelles définitions, et dont le résultat est de mieux saisir le sens d’une signification mathématique déjà préexistante.

De plus, dans ses analyses des actes de remplissement des significations idéales que sont les nombres (chapitre XI), Pradelle trouve confirmation de l’idée, déjà évoquée, que si une signification mathématique comme celle de nombre est bien une « objectité idéale », il n’y a pourtant pas d’objet mathématique au-delà de la signification (p. 443-444). En remontant vers les axiomes d’une théorie ou en les délimitant par une entreprise d’axiomatisation, la connaissance mathématique rend explicite une signification idéale en termes d’autres significations : on ne quitte donc pas la sphère signitive.

Finalement, sur le versant noétique, deux conclusions importantes s’imposent pour Pradelle.

D’abord, loin que ses actes témoignent d’une dépendance envers la constitution subjective d’un sujet fini (thèse kantienne), la conscience du sujet mathématicien consiste en une intériorisation de la légalité idéale des significations mathématiques. Cette conclusion est suggérée à Pradelle par la manière dont le concept de nombre entier est susceptible d’une fondation mathématique dans un concept d’opération logique sans connotation psychologique (chapitre X). De même, l’axiome de choix ensembliste n’implique pas un choix effectuable par un sujet mais représente plutôt une opération logique d’ordonnancement. La possibilité du choix défini par cet axiome est intériorisée par la conscience mathématique et reconnue valide en vertu de son équivalence à plusieurs propositions de mathématiques intéressantes et de son implication dans plusieurs autres théorèmes de théories particulières. Ainsi, le choix ne dépend pas des capacités du mathématicien qui intériorise bien plutôt des possibilités logiques idéales (p. 378).

De plus, la conscience mathématicienne est historiquement déterminée. D’après Pradelle, en effet, la détermination d’une certaine axiomatisation est jugée à l’aune d’une pratique mathématique effective, et donc d’un moment dans l’histoire de cette science (p. 498).

Concluons donc que le livre de Pradelle élabore une phénoménologie de la connaissance mathématique formelle fort engageante et pleine de mérites dont celui de rendre la phénoménologie husserlienne plus intelligible en l’approchant d’un point de vue critique.