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La pandémie de la Covid-19 a révélé de nombreuses failles dans nos systèmes de santé et a mis en lumière le rôle des politiques dans la gestion de la santé publique ; autant de problématiques que les théoriciennes de l’éthique du care discutaient depuis au moins une décennie. L’ouvrage de Marie Gaille paraît à point pour faire le pont entre les réflexions qui animent la philosophie de la médecine et l’éthique du care. L’hypothèse centrale est que « l’éthique du care peut substantiellement éclairer les orientations normatives de la médecine actuelle et la manière dont nous concevons collectivement sa place dans la société, aujourd’hui et pour l’avenir » (p. 9). Dès l’introduction, l’autrice situe cette hypothèse dans son propre parcours, procurant par la même occasion quelques détails intéressants sur la réception du care en France. Ce que nous avons trouvé un peu étonnant, voire navrant, c’est que l’effort pour élargir et politiser le champ du care ait eu pour conséquence d’éloigner les philosophes du soin, dont l’autrice elle-même, de cette éthique. Sandra Laugier, Patricia Paperman et Pascale Molinier ont en effet refusé de traduire le mot « care » par « soin » afin de ne pas en limiter la portée sémantique. Elles ont même audacieusement préconisé l’usage sans italiques ni guillemets du terme anglais (que conservera Gaille dans son ouvrage). Fort heureusement, Gaille reviendra à l’éthique du care en 2020 par le biais d’un dossier dans les Archives de philosophie et y (re)découvrira le potentiel pour la philosophie de la médecine et de la santé. Son ouvrage s’inscrit dans une perspective française, mais la portée de sa réflexion dépasse néanmoins ce contexte.

Dans le premier chapitre, l’autrice s’intéresse à l’accompagnement des malades incurables et des mourants et elle soutient l’hypothèse que la médecine a, depuis quelques décennies, progressivement intégré des pratiques et principes qui s’apparentent au care. Elle rappelle en effet que l’apparition du VIH dans les années 1980 a « joué un rôle clé dans l’émergence d’une médecine qui renonce à guérir les malades en continuant à les suivre et à s’en occuper » (p. 28). Gaille puise habilement dans différents récits, essais, rapports et codes de santé publique afin de retracer l’histoire et le sens de la notion d’accompagnement qui jouera un rôle de plus en plus important en médecine. On comprend que l’accompagnement, qui représentait auparavant le moment de la mise en échec de la médecine, au sens où elle ne pouvait plus rien pour un patient incurable ou en fin de vie, finit par devenir la bonne forme de soin dans certains contextes thérapeutiques. Gaille analyse cette évolution par le biais de l’éthique du care. Elle en reprend les différentes phases, élaborées par Joan Tronto et Berenice Fischer, pour montrer que la médecine porte dorénavant attention et reconnaît les besoins des malades incurables et en fin de vie et la nécessité de les satisfaire (phase 1 : caring about). La médecine a la volonté d’assumer la responsabilité de répondre aux besoins identifiés (phase 2 : taking care of) et d’offrir des soins et un accompagnement divers et appropriés (phase 3 : care giving).

La quatrième phase du care concerne la réception du soin (care receiving) et fait l’objet du deuxième chapitre qui s’intitule justement « La position du patient dans la relation de soin ». Gaille retrace l’évolution de la prise en charge médicale où les décisions médicales font de plus en plus place à la co-construction du savoir où une pluralité de perspectives est considérée, à commencer par celle du patient, mais aussi de sa famille et de ses proches, des divers soignants, des associations de patients, des communautés, etc. Cette évolution est considérée à partir de l’écoute, qui est une disposition centrale pour l’éthique du care. Les théoriciennes du care ont en effet développé une conception de l’écoute active, voire de l’attention à porter à ceux et celles qui ne peuvent pas parler ou qui n’ont pas les mots pour exprimer leur expérience. Cette disposition d’écoute du care permet de repositionner le patient dans la relation patient/médecin en ce que sa parole est légitimée ; le patient n’est plus un seul récepteur passif de soin, il est détenteur d’un savoir sur sa maladie qui doit être considéré dans la décision médicale. Gaille développe cette évolution en abordant les pratiques d’éducation thérapeutique sous l’angle de l’éthique du care. Elle traite de l’émergence du modèle du patient acteur de sa santé, soulevant au passage certains éléments critiques qui auraient gagné à être approfondis. Faire du patient l’acteur de sa santé peut en effet vouloir dire qu’il en est le seul responsable, et que l’État et les institutions peuvent s’en déresponsabiliser. Cela peut aussi receler des formes de « paternalisme doux » (p. 69). Gaille plaide plutôt pour une médecine qui « accompagne » la personne, c’est-à-dire qui « co-construit avec elle un parcours, avec ce que cela implique de bricolage au quotidien et de relation de soin » (p. 69). La notion d’accompagnement se trouve ici liée à la cinquième phase du care de Tronto, celle de caring democracy ou caring with. L’accompagnement implique des formes partenariales de relations entre le patient et différents professionnels de la santé. Ces relations ne peuvent pas être abandonnées aux bonnes dispositions de chacun, elles nécessitent de réfléchir à l’allocation des ressources et à l’organisation du travail au sein des institutions afin qu’elles procurent le temps nécessaire à l’établissement de relations partenariales.

Le chapitre trois est consacré à l’analyse de la phase du prendre soin (care giving) et s’intitule « La métis du care ». Si prendre soin a toujours été une activité complexe, on peut comprendre que cela le soit encore davantage dans un modèle de médecine qui accompagne les patients — un modèle qui nécessite une grande capacité d’ajustement que Gaille associe à la notion grecque de métis. Elle définit ainsi cette capacité : « une forme d’intelligence, parfois qualifiée de rusée (en anglais l’on pourrait peut-être parler d’“insight”), qui se déploie dans des contextes évolutifs et se traduit dans des formes d’action souples, changeantes » (p. 75). Ce chapitre est particulièrement intéressant en ce qu’il aborde les ajustements que les « caregivers » doivent faire pour permettre aux malades de « vivre aussi bien que possible », expression qui est coeur de la définition du care de Fisher et Tronto. À travers différents exemples de cas, Gaille illustre bien comment le travail de soin se situe dans des zones grises, entre relations personnelles et professionnalité (p. 80). Ce chapitre déploie aussi une critique de l’idéal d’autonomie pour réaffirmer une conception de l’humain comme fondamentalement vulnérable. Ceci implique aussi que la médecine abandonne son idéal de bonne santé pour privilégier le bien-être. Le bien-être se pose ainsi comme la finalité d’une médecine caring, une finalité qui a du sens pour les malades et les mourants « pour peu que l’on veuille bien écouter ce qu’ils ont à dire sur leur vie et le sens qu’ils lui accordent, dans l’état de santé où ils se trouvent » (p. 93). Cet objectif peut sembler bien mince au regard d’une médecine qui vise la santé et la guérison, mais il permet « à la médecine de retrouver un espace d’action pour des personnes en fin de vie, incurables, ou encore malades en devenir et confrontées à la vision d’un avenir clos sur lui-même » (p. 94).

Le quatrième chapitre prolonge cette réflexion en abordant la difficile question des formes de vies, qui implique de décider si toutes les vies méritent d’être soutenues. D’entrée de jeu, l’autrice rappelle que la question de la valeur de la vie n’est pas nouvelle. Elle est par exemple au centre des débats sur différents enjeux éthiques et décisions médicales (diagnostic prénatal ou préimplantatoire, interruption de traitement, passage aux soins palliatifs…). Gaille explique que dans les cinquante dernières années, la médecine a constitué un espace de discussion entre deux visions : celle qui défend la valeur sacrée de la vie et celle qui s’interroge sur la qualité de vie — distinction qui recoupe celle entre la « vie biologique » et la « vie biographique ». Afin d’élaborer des éléments de réponse à ces interrogations et débats, Gaille s’intéresse au contexte de la pandémie de Covid-19 à travers les débats publics sur l’enjeu du tri en médecine de réanimation et les critiques à l’égard des politiques visant à sauver le plus grand nombre de vies possible, quitte à mettre certaines vies entre parenthèses pour ce faire (mesures de confinement). Le chapitre analyse différentes conceptions de la vie et de leurs limites afin de mettre de l’avant la conception de l’éthique du care qui ne définit pas « la vie qu’elle invite à soutenir » (p. 120) et qui échappe ainsi à l’écueil de la priorisation d’une forme de vie au détriment des autres. Gaille avance que « [s]ur le plan philosophique, l’éthique du care invite à tenir fermement la barre de l’indétermination et à favoriser le maintien d’un débat sur la pluralité des conceptions de la vie humaine et de la vie valant d’être vécue » (p. 121).

Le dernier chapitre ouvre la question de la médecine écologique, liée à l’idée de santé planétaire. La définition du care de Fisher et Tronto, leitmotiv de l’ouvrage, élargit le champ du care pour en faire « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (p. 123). L’environnement devient ainsi un objet de care et son éthique réitère notre interdépendance avec les animaux et les milieux naturels. Comme le rappelle Gaille à propos du contexte de la pandémie de Covid-19 : « Du fait des modalités de transmission supposées du virus par un animal, les sociétés humaines sont en effet pour ainsi dire aujourd’hui obligées de prêter attention non seulement aux vies humaines, mais aussi aux vies animales et à la manière dont les humains se relient à elles et exploitent les ressources naturelles, les transforment, les transportent, les consomment, traitent leurs déchets, etc. » (p. 129). Gaille avance finalement que l’éthique du care éclaire les enjeux actuels de la médecine, qui doit tenir compte de l’interdépendance de l’humain avec toutes les formes de vie afin de faire face aux défis de la santé planétaire.

Marie Gaille nous livre un ouvrage important en ce qu’il insuffle du possible là où il ne semble plus y en avoir, en montrant que la médecine peut encore s’occuper des personnes incurables ou en fin de vie pour qu’elles vivent aussi bien que possible. Si le livre focalise sur le contexte français, la réflexion est pertinente pour le contexte du Québec à l’heure où l’on débat sur les soins à domicile et les maisons pour aînés. L’essai de Gaille nous invite à une réflexion de fond sur la médecine, une réflexion philosophique qui déploie le potentiel de l’éthique du care pour renouveler les pratiques médicales afin qu’elles accompagnent les personnes. Il ne s’agit pas d’une introduction à l’éthique du care, mais plutôt d’un essai sur celui-ci en contexte médical. On retient particulièrement l’idée qu’il faut déplacer le point de vue, abandonner l’idéal de vivre et de vieillir en santé, pour celui de vivre aussi bien que possible. Un idéal plus modeste mais peut-être plus réaliste et humain.