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Le récent ouvrage de Christophe Bouton[1] est un examen critique du concept « d’accélération de l’histoire », qui interroge les maintes fonctions qu’il a pu jouer au sein de diverses réflexions sur l’histoire et le temps social des Lumières à aujourd’hui. Je souhaite situer cette brillante contribution dans une littérature en sciences historiques qui se déploie autour du thème de l’historicité comme les travaux de François Hartog sur les « régimes d’historicité » et le « présentisme », ou ceux de Reinhart Koselleck sur le temps historique[2]. Ce riche texte de Bouton est aussi une occasion inouïe de mettre en dialogue ces travaux sur l’historicité avec une littérature critique sur la temporalité sociale[3] qui traite également de thèmes tels que « l’accélération » ou le « présentisme », mais qui demeure largement omise des travaux de Bouton et Hartog sur l’historicité. L’occasion est belle : Bouton pose déjà dans ce livre un geste interdisciplinaire, par exemple en intégrant à son analyse de l’accélération la contribution sociologique très influente d’Hartmut Rosa[4], ou encore la littérature multidisciplinaire foisonnante autour de la notion d’Anthropocène[5]. Dans cette note critique, je souhaite poursuivre et approfondir ce geste d’ouverture et de mise en dialogue. Dans la première section, je résume l’ouvrage de Bouton en le rapprochant des travaux de Hartog et de Koselleck. Dans la seconde section, je présente la thèse principale de Bouton, selon laquelle l’historicité contemporaine se déploie comme une « polychronie » formée d’un quatuor de « régimes d’historicité » distincts. Dans la troisième section, je mobilise des contributions sur la temporalité sociale, notamment sur ses dimensions socio-économiques et technologiques, afin d’enrichir la réflexion qu’offre Bouton sur l’accélération et le présentisme. Dans la quatrième section, j’amorce une réflexion sur la mise en place d’une forme nouvelle de présentisme dans la foulée des technologies algorithmiques.

L’accélération de l’histoire et le présentisme

La thèse de l’accélération de l’histoire est une catégorie de l’expérience historique qu’il s’agit, selon Bouton, de « déconstruire », afin d’en montrer toute la diversité conceptuelle, empirique et normative. L’ouvrage s’ouvre par conséquent sur une « courte histoire de l’accélération de l’histoire », où Bouton lit, entre autres, les contributions de Henry Adams, Daniel Halévy, Pierre Nora, Hartog, Rosa, et Paul Virilio. Aux fins de son analyse, Bouton mobilise une « théorie critique de l’histoire », une méthode à la fois analytique et normative qui « explicit[e] les normes qui sous-tendent les jugements de valeur imprégnant ces catégories [...] [et] les situ[e] historiquement » (p. 23). Le cadre théorique de Bouton s’inspire ici largement des travaux de Koselleck sur l’accélération de l’histoire[6], et son analyse s’étage en trois plans. Premièrement, sur le plan conceptuel, l’auteur interroge le concept d’accélération. Possède-t-il une réelle valeur heuristique, ou s’agit-il d’une métaphore, voire d’un slogan ? Deuxièmement, sur le plan empirique, Bouton demande si l’accélération est un « phénomène historique réel », ou bien, comme le suggère Clément Rosset, une « hallucination collective » (p. 19). Troisièmement, sur le plan normatif, Bouton s’interroge sur la « normativité immanente » de cette catégorie historique de l’accélération : correspond-elle à la libération des individus ou bien à une menace toujours plus redoutable ?

Sur le plan conceptuel, Bouton dégage trois sens du concept d’accélération de l’histoire : politique, technologique, et eschatologique. L’accélération politique nous renvoie immanquablement à l’horizon révolutionnaire, à « l’événement déclencheur » de la modernité politique : la Révolution française. Robespierre incarne cette nouvelle temporalité politique lorsqu’il déclare aux députés de la Convention en 1793 qu’ils ont le devoir d’« accélérer » la révolution (p. 32). C’est ainsi qu’aux xviiie et xixe siècles, les révolutions, l’augmentation de la fréquence des guerres et des crises, sont entendues comme une forme d’accélération sociale et politique, une transition « par à-coups et sauts brusques » (p. 39) vers une forme nouvelle de société. L’accélération technologique renvoie quant à elle davantage aux processus économiques, à la mécanisation de la production, des transports et des communications, et donc à la Révolution industrielle marquée par « une amélioration constante » qui « se décompose en une multitude de petits progrès qui se succèdent selon des durées toujours plus courtes » (p. 40), de la machine à vapeur à la 5G. Finalement, l’accélération eschatologique est un legs de l’historicité chrétienne, et renvoie au raccourcissement du temps par Dieu afin de faire advenir le Jugement dernier[7].

Sur le plan empirique, Bouton temporalise et périodise cette triade en trois étapes qui se succèdent en se stratifiant et en s’accumulant. Ainsi, au « concept d’attente eschatologique » (p. 53), nourri et stimulé par la foi chrétienne du xvie au xviiie siècle (par exemple chez Luther et Melanchthon), s’ajoutent à partir des xviiie et xixe siècles un concept d’attente et une expérience d’augmentation des vitesses techniques et politiques. Puis, au xxe siècle, l’accélération « accède au rang de catégorie historique globale » : elle devient une loi, un principe : c’est l’Histoire elle-même qui s’accélère[8]. La séquence de la « réalité empirique » de l’accélération de l’histoire est donc la suivante : réduction du temps, augmentation des vitesses et des rythmes, puis accélération généralisée. Les théories récentes de l’accélération sociale d’Hartmut Rosa ou de la « Grande accélération » de l’Anthropocène sont en ce sens comme le point d’orgue d’une longue accumulation de sens dans l’histoire des idées et des représentations.

Sur le plan normatif, Bouton note d’abord que la thèse de l’accélération provient d’un large spectre de positions politiques, du conservatisme réactionnaire au socialisme révolutionnaire. Ainsi, chez certains auteurs, l’accélération crée de nouvelles menaces, alors que chez d’autres, elle est porteuse d’émancipation. Toutefois, le thème normatif majeur de cette littérature est celui de « la perte ». L’accélération de l’histoire fait perdre quelque chose aux sociétés : tradition, contrôle, sens, mémoire. Ce diagnostic nous mène au renversement dialectique qui s’opère dans nombre de théories de l’accélération : le résultat de l’accélération de l’histoire est un effacement du passé et une dissolution du futur. Perte du passé et perte du futur se conjuguent au présent, dans l’idée phare du « présentisme[9] ». Bouton résume la logique de ce « théorème » : « l’accélération de l’histoire entraîne la perte du passé et la dissolution de l’avenir, donc une autonomisation du présent, qui devient la catégorie dominante de la modernité » (p. 27). C’est ainsi que l’accélération engendre son rejeton rebelle : la « dictature du présent » (p. 113)[10].

Bouton montre bien que la thèse du présentisme n’est pas homogène. En plus de mobiliser divers sens du concept d’accélération, le présentisme se déploie dans plusieurs directions et selon différents registres. Chez Rosa, c’est « l’immobilité fulgurante », où la société accélère alors même que les structures politiques et économiques se pétrifient. Chez Francis Fukuyama, c’est la « fin de l’histoire ». Chez Nora, le présentisme est une rupture avec le passé qui déclenche une paradoxale « vague mémorielle » en réaction à l’accélération, où une mémoire institutionnalisée présentiste remplace la « mémoire vivante d’autrefois » (p. 139). Virilio parle d’un « sur-place » frénétique, pendant que Zaki Laïdi annonce le triomphe du court-termisme. Selon Herman Lübbe, le présent se contracte, alors que selon Hartog, il se dilate ; il absorbe et dissout en lui le passé et le futur[11].

C’est à ce point que l’analyse de Bouton vient aménager de nouveaux espaces dans l’architecture conceptuelle construite par Hartog, notamment en prenant un appui méthodologique sur son concept très influent de « régime d’historicité ». « Outil heuristique », « idéal type », « instrument comparatiste », le régime d’historicité interroge les rapports au temps d’une société, sa « façon d’engrener passé, présent et futur ou de composer un mixte des trois catégories » selon un certain ordre[12]. Hartog théorise et périodise au fil de son oeuvre cinq « idéaux types » de régimes d’historicité, qui forment la trame de fond de l’examen de Bouton : le régime héroïque (emprunté chez Sahlins, c’est le temps des rois et des grands hommes, d’Homère aux îles Fidji[13]) ; le régime ancien (passéiste et traditionaliste, où l’histoire, conçue comme Historia magistra vitae, est « dispensatrice d’exemples ») ; le régime chrétien (un présentisme fondé sur un horizon d’attente eschatologique), le régime moderne (analysé aussi par Koselleck, c’est un futurisme centré sur le progrès et dominant en Occident entre 1789 et les années 1980) ; et, finalement, un régime contemporain présentiste, dominant depuis les années 1980[14].

L’expérience du temps des sociétés occidentales depuis 1989 serait progressivement dominée par un présent « omniprésent » qui s’impose devant un « passé révolu » et un « avenir désormais fermé » (p. 121). Le présentisme est chez Hartog multiforme et multivoque, c’est un « présent monstre », « un régime où nous ne cessons de regarder en avant et en arrière, mais sans sortir d’un présent dont nous avons fait notre seul horizon[15] ». Le présent est le point d’ancrage de l’historicité, du rapport au temps, et c’est uniquement en fonction de ses « failles » que l’historicité présentiste s’ouvre, « par des dispositifs de la précaution et de la responsabilité », vers un futur « obscur et menaçant », ou encore vers un passé réifié par une tendance à l’historicisation immédiate du présent dont témoigne le foisonnement de mécanismes de « devoir de mémoire », de « commémoration » et la « prolifération patrimoniale[16] ».

Bien qu’Hartog propose des points de rupture, voire des dates, qui marquent le passage d’un régime d’historicité dominant à un autre, il faut se garder de chercher une périodisation aux contours nets et précis, ou encore le déroulement d’une téléologie de « l’histoire de l’historicité » dans un temps linéaire. Il s’agit plutôt comme le rappelle Bouton d’une « histoire stratifiée et discontinue » qu’il faut penser sous le « paradigme géologique qui fait coexister une pluralité de strates temporelles formées à des époques différentes » (p. 130-131). Qu’est-ce qui explique ces changements, ces passages d’un régime d’historicité à l’autre ? Des facteurs culturels, technologiques et économiques sont mentionnés chez Hartog, mais ce sont surtout les travaux de Jérôme Baschet sur la temporalité du capitalisme qui viennent formuler pour Bouton une « hypothèse séduisante » : « le régime de temporalité du capitalisme aurait peu à peu contaminé et décomposé le régime d’historicité moderne [futuriste] pour le transformer en présentisme » (p. 133). Si Bouton se contente de cette brève mention, nous reviendrons au rapport entre régime d’historicité et dynamiques temporelles du capitalisme dans la suite de ce texte.

La critique principale que Bouton formule à l’encontre du concept hartogien de présentisme porte sur ses tendances totalisantes. Englober tant de complexité temporelle en un concept était périlleux dès le départ, et, malgré les multiples précautions formulées par Hartog, le présentisme est devenu une grille d’interprétation plutôt qu’un outil heuristique. Au fil des contributions et des débats, il devient clair que de nombreux contre-exemples peuvent être invoqués pour démonter l’idée d’une hégémonie présentiste dans le régime d’historicité contemporain. Toutefois, les rapports au futur et au passé sont trop souvent ramenés chez Hartog à des « failles du présent », ils ne sont pas considérés comme des « contre-exemples, mais, précisément, des confirmations du présentisme ». Le risque est grand, nous rappelle Bouton, de « manquer la spécificité de phénomènes opposés au présentisme et de surdéterminer cette catégorie historique » (p. 144-145).

L’accélération et le présentisme constituent ainsi les deux concepts centraux autour desquels s’articulent les deux idées maîtresses du livre de Bouton. La première est que l’accélération est une notion multivoque. La deuxième, qui se déploie dans la seconde moitié du livre, est que le présentisme n’est pas l’unique régime d’historicité à l’époque contemporaine, mais s’inscrit plutôt dans une « polychronie », une pluralité (précisément un quatuor) de régimes d’historicité « en concurrence ». Voyons cette thèse de Bouton.

L’historicité contemporaine en quatre temps

L’idée maîtresse d’une irréductible « multiplicité » temporelle n’est pas neuve au regard des études des temporalités sociales[17]. Chez Bouton, cette idée guide une analyse fascinante de l’historicité chez certains auteurs modernes et dans des discours émergents. Notre époque, selon Bouton, est caractérisée par une « pluralité de temporalités non linéaires, enchevêtrées les unes aux autres » (p. 111), qu’il entreprend de démêler en les classant au sein de quatre régimes d’historicité concurrents. À l’évidence, il y a bien un régime d’historicité présentiste. À ses côtés, cependant, on trouve des régimes passéistes et futuristes inédits, non réductibles aux modèles précédents de passéisme et de futurisme : un régime « néo-passéiste “pratique” », un régime « néo-futuriste utopique », et un régime « néo-futuriste anthropocénique[18] ». Ces quatre régimes coexistent « sous une forme plus ou moins conflictuelle » au sein d’une modernité « plurielle, potentiellement agonistique, structurée selon une multiplicité de régimes de temporalité et d’historicité en harmonie ou en tension les uns avec les autres » (p. 152-153).

Premièrement, loin de se dissoudre dans l’accélération et le présentisme comme le suggérait Koselleck, le rapport au passé est bien plutôt transformé dans la modernité. Il prend la forme d’un « rapport pratique au passé », par exemple chez Marx, Nietzsche et Benjamin. Si on lit souvent l’horizon temporel chez Marx comme celui d’un « futur proche » révolutionnaire, on trouve également dans ses écrits une version moderne de l’historia magistra vitae où le passé dispense des exemples de luttes dont le mouvement ouvrier peut s’inspirer. Les révolutionnaires invoquent le passé pour créer quelque chose d’inédit, ils « s’appu[ient] sur des précédents pour accomplir des actions sans précédent » (p. 171). S’il peut inspirer l’action révolutionnaire, le passé peut toutefois également servir de légitimation à des politiques réactionnaires : « on voit que le rapport au passé varie selon les circonstances et les stratégies politiques. À l’image d’un spectre, il ne meurt jamais et revient toujours » (p. 175). Le passé, malgré le fait qu’on puisse souhaiter en faire « table rase », n’est jamais véritablement révolu : il s’agit chez Marx de passer d’un passé subi, cauchemardesque, à un passé choisi.

Chez Benjamin, « l’à-présent », un passé extirpé de son contexte et mobilisé dans le présent afin d’inspirer les luttes sociales, fait « surgir » le passé vaincu dans le présent révolutionnaire. La remémoration du passé sert des fins d’émancipation dans le présent, afin « d’accomplir ce qui aurait pu être réalisé dans le passé, mais qui a été étouffé, empêché, détruit » (p. 186). Le passé devient ainsi chez Benjamin « une réserve d’à-présent » dans laquelle puiser selon les contextes changeants des luttes sociales. Chez Nietzsche, le rapport pratique au passé veut nourrir un « instinct classique » pouvant agir tel un antidote à « l’accélération monstrueuse de la vie » (p. 182). L’historia magistra vitae survit donc à l’accélération de l’histoire, sous la forme d’un souci du passé et d’une mémoire qui peuvent orienter l’action (historia magistra agendi, ou encore memoria magistra vitae[19]). Bouton décrit ainsi un régime d’historicité moderne « néo-passéiste » où se manifeste une conscience de l’historicité du passé, où le changement est valorisé, et les fonctions épistémique, didactique et normative de l’histoire se distinguent davantage dans la discipline historique.

Cet examen de Bouton du néo-passéisme moderne n’est pas sans rappeler le récent ouvrage d’Enzo Traverso sur « la mélancolie de gauche » qui retrace justement ces formes de prescription mémorielle nourries d’espérance autant chez Benjamin, Louise Robert et Auguste Blanqui, que dans la culture politique des mouvements populaires de gauche[20]. Si l’examen d’un souci du passé moderne semble plus complet chez Traverso, le néo-passéisme de Bouton peut en revanche se lire comme un antidote au pessimisme de Traverso qui suggère que la dialectique entre passé et futur dans la mélancolie de gauche s’est maintenant brisée sous l’effet du présentisme contemporain. Chez Bouton, la dialectique entre passé et futur, loin de s’être tarie, s’articule aussi avec deux formes de néo-futurisme.

En effet, alors qu’un néo-passéisme survit à l’accélération de l’histoire et au « présent omniprésent », deux néo-futurismes échappent aux forces présentistes de dissolution de l’avenir : l’utopie et l’Anthropocène. Comme antidote à la thèse de la fin des utopies, Bouton mobilise l’utopisme a minima de Marx, celui plus radical d’Ernst Bloch, et les formes plus récentes d’utopies réelles ou d’utopie du temps libre, chez des auteurs comme Erik Olin Wright ou encore Rutger Bregman. Le nouveau visage de l’utopie que présente Bouton montre bien que « les utopies n’ont pas disparu de l’horizon d’attente des démocraties occidentales » (p. 253). Ces utopies articulent des « projets de société alternatifs qui n’entrent pas dans le cadre du présentisme, puisqu’ils manifestent un souci — et non une ignorance — de l’avenir, et qu’ils entendent inventer un futur différent du présent » (p. 256). De plus, même si Bouton n’explore pas cet aspect, ces utopies ne restent pas confinées à quelques grandes oeuvres. L’utopie du temps libre motive des luttes sociales pour un revenu universel garanti, le droit à la déconnexion, ou encore pour des semaines de travail plus courtes. Des mobilisations citoyennes souhaitant changer le futur selon le principe des communs, de la décroissance, ou du municipalisme démocratique, etc., s’alimentent toutes d’une certaine notion d’utopie dans leurs efforts de création d’espace-temps de transformation sociale[21].

La deuxième forme de néo-futurisme est également une forme d’anticipation du futur, mais un futur « moins vivable pour l’humanité », une anticipation de la menace du no future. Cette forme de néo-futurisme se développe à partir d’une innovation majeure au développement fulgurant : l’idée d’une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, sous le sceau d’une humanité agissant telle une « force biogéologique » (p. 317). Cette notion hybride, au croisement des sciences humaines et des sciences de la nature, est de la première importance pour un examen des régimes d’historicité contemporain, puisqu’elle « porte l’ambition de définir rien de moins qu’une nouvelle époque géologique et/ou historique, qui engage une redescription du passé et une relation spécifique à l’avenir » (p. 258). Qui plus est, la notion d’Anthropocène se présente précisément comme le résultat de l’accélération. Comme l’a souligné Dipesh Chakrabarty : l’histoire humaine s’est accélérée dans la modernité, mais ce faisant, elle s’est entremêlée à l’histoire naturelle[22]. Tout comme l’histoire humaine, l’histoire naturelle est désormais « faisable, accessible à l’action des hommes » (p. 297). L’histoire humaine entraîne la nature dans son tempo, elle l’accélère, jusqu’à rendre les mécanismes d’évolution « trop lents » pour s’adapter aux changements rapides des écosystèmes. Si cette fusion des histoires humaine et naturelle en une entité hybride signale chez Bruno Latour la « fin de la nature », il faut éviter, selon Bouton, de penser cet enchevêtrement sur le mode de l’irréversibilité : une large part de l’histoire naturelle suit son cours normal indépendamment des humains (la tectonique des plaques, la terre tourne sur elle-même, etc.), et « il est fort probable que la Terre continuerait son histoire si l’espèce humaine venait à disparaître » (p. 298), énoncé qui ne rassurera personne.

Bien qu’elle s’inscrive dans le développement long des sociétés humaines, la « Grande accélération anthropocénique » (p. 311) se met véritablement en branle à partir de 1945. Depuis, les émissions de gaz à effet de serre, le réchauffement climatique, l’extraction des ressources, la perte de biodiversité, etc., s’accélèrent de façon quasi exponentielle : vingt-quatre de ces indicateurs de l’impact déstabilisateur des humains sur la nature ont des courbes de croissance presque verticale depuis 75 ans. On note ici une relecture du passé comme une déstabilisation anthropogénique de la nature, qui s’accompagne d’un présent sous le signe du souci et de l’urgence. L’horizon temporel de l’Anthropocène débouche ensuite sur le futur selon trois projections. La première est une poursuite de l’accélération : une humanité prométhéenne contrôle complètement la nature et le climat. Bouton critique d’ailleurs fermement ces lubies écomodernistes et accélérationnistes de la géo-ingénierie et du Earth Management, une sorte de mégalomanie nourrie de solutionnisme technologique qui rêve de manipuler le climat et « d’une intégration totale de la nature à la sphère de l’agir humain » (p. 324). Après tout, la crise climatique montre précisément que la nature est imprévisible et que sa maîtrise complète par les humains relève de l’hubris, d’autant plus que les solutions purement technologiques pourraient bien entraîner des effets pervers encore pires que les problèmes qu’elles visent à résoudre. Les deux autres projections convoquent une décélération forcée. D’une part, la décélération pourrait être souhaitée et accomplie à l’aide d’un vaste effort de coopération politique et de coordination mondiale sur le modèle de la « capacité d’agir distributive » où des acteurs aux motivations et intérêts différents produisent un résultat commun. Ce scénario de décélération propose ironiquement une accélération politique des décisions collectives et les changements des comportements individuels. D’autre part, la décélération pourrait résulter d’une catastrophe climatique et d’un effondrement civilisationnel : le néo-futurisme de l’Anthropocène réarticule ainsi un élément majeur du régime d’historicité chrétien, le discours apocalyptique. Les néo-futurismes contemporains nous font ainsi passer du registre de l’utopie à celui de l’Anthropocène : « du projet de transformer le monde au souci de préserver la planète » (p. 257).

C’est ainsi que selon Bouton, l’historicité contemporaine est un alliage de plusieurs régimes d’historicité qui ne se conjuguent pas tous au présent, mais articulent également des formes d’historicité néo-passéistes et néo-futuristes. Elle témoigne ainsi de la « pluralité irréductible de la réalité historique » (p. 365).

Économie politique, technologie et temporalités sociales

Je veux dans les sections suivantes soulever deux questions par rapport au concept de présentisme et à la méthodologie des « régimes d’historicité ». Premièrement, quelle est la relation entre un régime d’historicité et le contexte socio-économique dans lequel il se déploie ? Peut-on mieux saisir certains aspects du présentisme, par exemple, en établissant des liens avec les dynamiques du capitalisme contemporain ? Deuxièmement, quelle est la relation entre un régime d’historicité et les technologies du temps[23] ? Gnomon, calendrier, astrolabe, horloge, ordinateur, technologies numériques et algorithmes : les technologies du temps, qui répondent aux demandes sociales d’orientation temporelle, jouent un rôle crucial dans l’expérience vécue du temps, et influencent, comme le notait d’ailleurs Koselleck, l’historicité d’une société.

Afin d’explorer ces questions, je souhaite, dans la foulée de l’esprit d’ouverture interdisciplinaire de Bouton, mobiliser ici des contributions de Fredric Jameson, David Harvey et Moishe Postone[24]. Issues de l’économie politique critique et des études de la culture, ces contributions sont largement omises des travaux d’Hartog, Koselleck et Bouton (elles les ignorent aussi en retour[25]). Pourtant, elles traitent toutes du rapport au temps des sociétés et du présentisme ! Voyons si une lecture croisée, guidée par les deux questions sus-énoncées, peut élargir le spectre de notre compréhension du présentisme contemporain.

En premier lieu, comment un examen des dynamiques socio-économiques du capitalisme contemporain peut-il bonifier notre compréhension du présentisme ? Jameson et Harvey ont développé des conceptualisations du temps social et de la temporalité qui recoupent le diagnostic d’Hartog de la mise en place d’un « présent omniprésent » dans la foulée d’une transition vers la « postmodernité », autour des années 1980. Cette profonde altération de l’historicité est liée selon eux aux transformations des temporalités du capitalisme contemporain, notamment la domination du capital financier, l’avènement de l’accumulation dite « flexible » ou « post-fordiste », et la globalisation des marchés.

Chez Jameson, ce stade développemental du capitalisme signifie un passage général du temps à l’espace comme dimension ontologique dominante de la société, et la mise en place d’un présent global par les technologies de l’information entraîne une réduction générale du temps à la perspective du présent. Jameson conçoit un tel présentisme postmoderne comme une « volatilisation de la temporalité, une dissolution du passé comme du futur, une sorte d’emprisonnement contemporain dans le présent ». En résulte, nous dit-il : « [une] perte existentielle et collective d’historicité telle que le futur s’efface et devient impensable ou inimaginable, alors que le passé se transforme en images empoussiérées[26] ». Ce présentisme, ou « temporalité spatiale[27] » est partie prenante de la logique culturelle du capitalisme contemporain, et Jameson le conçoit comme une répression de l’historicité[28].

Quel lien avec le contexte socio-économique ? Harvey conçoit le développement spatio-temporel du capitalisme comme une succession de « compressions de l’espace-temps » reliées à l’accumulation du capital et à l’accélération du temps de rotation du capital[29]. La mise en place depuis les années 1970-1980 d’un régime d’accumulation flexible et la globalisation du capital ne sont que les plus récentes itérations d’un processus inhérent au capitalisme de réduire « la friction de la distance » et « d’annihiler l’espace par le temps »[30]. Une telle « spatialisation du temps » se traduit en une expérience présentiste « difficile, excitante, stressante et parfois profondément troublante[31] ».

Bien que le présentisme postmoderne ne s’y réduise pas, la montée en puissance du capital financier et de l’économie abstraite des produits dérivés est certes au coeur de cette « présentification » de l’expérience du temps selon Jameson. L’opération du capital financier mondial dans un espace unifié en « temps réel » impose un présent global, spatialisé, sans passé ni futur. Par exemple, les produits financiers dérivés sont des mises en relation extrêmement complexes de valeur, travail, flux commerciaux, régimes fiscaux, taux de change, etc., qui figent un moment précis dans l’espace global du capital. Les contrats à terme illustrent bien cette logique : ils sont chacun autant de présents singularisés construisant une microtemporalité stroboscopique où se succèdent des présents monadiques perpétuels qui ne produisent aucune futurité, mais répètent les conditions présentes.

Cette « fin de la temporalité[32] » n’est toutefois pas qu’un simple aspect du capital financier mondialisé, elle se produit à de multiples niveaux de la société. Les individus font l’expérience de cette répression de l’historicité de maintes façons, et diverses formes culturelles et philosophiques répondent à cette perte du passé et du futur. Jameson et Harvey l’observent dans l’architecture, les films d’action hollywoodiens (passage de la narrativité à une succession de présents saturés de violence), la forme artistique de l’installation (mise en forme de l’espace), la philosophie (Deleuze, Bohrer, les existentialistes, sont des philosophies présentistes[33] ; la « mort du sujet » est la mort de l’historicité, etc.), la politique (le désillusionnement révolutionnaire, le cynisme, mais aussi la politique spatialisée de Tahrir, Occupy, le « présentisme » des flash-mobs), etc. Ces courants, théories et pratiques politiques « reproduisent la tendance profonde de l’ordre socio-économique[34] » du capitalisme contemporain « qui génère une temporalité spécifique qui s’exprime ensuite dans des formes culturelles et des symptômes[35] ».

Postone théorise quant à lui un lien intrinsèque à la dynamique temporelle capitaliste entre la production de valeur et la répétition d’un présentisme abstrait. L’idée générale est que l’accumulation et la valeur reposent sur l’existence d’une forme de temps abstrait, quantitatif et standardisé, lui-même produit unique de l’histoire de la technologie : le temps-horloge. La question des technologies du temps est ainsi cruciale dans son analyse. Ce temps abstrait est une répétition d’unités de temps homogène, il installe un ordre du temps qui re-présente incessamment la logique abstraite de la valeur et les relations sociales du capital dans la société[36].

Cette littérature critique théorise ainsi le présentisme sous un registre différent de celui du « régime d’historicité » d’Hartog et Bouton. Les analyses se recoupent néanmoins de façon surprenante et sont sans doute complémentaires à plusieurs niveaux. Alors que l’approche historique des régimes d’historicité se concentre davantage sur l’histoire des idées et la métahistoire, l’approche critique des temporalités analyse les conditions et transformations socio-économiques qui sous-tendent les relations sociales de temps et les expériences du temps. Ces approches gagnent ainsi à être mises en dialogue.

Le présentisme algorithmique ou l’éternel retour du même

C’est dans cet esprit que je souhaite ici profiter de l’élan interdisciplinaire de l’ouvrage de Bouton afin de soumettre une amorce de réflexion sur la persistance du présentisme à l’ère du capital algorithmique[37] et de ses technologies phares. Une vaste littérature se penche sur la rencontre entre capitalisme et algorithmes dans les quinze dernières années[38]. De nouveaux mécanismes capitalistes de production de valeur ont donné lieu à une réarticulation des relations sociales capitalistes, du travail et de l’accumulation du capital. Cette mise en place d’un nouveau régime d’accumulation ne vient pas sans reconfigurer les dynamiques temporelles et les modes d’organisation des relations sociales de temps. Qui plus est, le déploiement aujourd’hui de technologies algorithmiques qui médiatisent les rapports à soi, aux autres, aux institutions et à l’information structurent de nouvelles temporalités sociales qui assurément affectent l’historicité. À l’instar d’Hartog et Jameson qui notent le lien entre présentisme et déploiement des technologies numériques, il est pertinent d’interroger l’impact des technologies algorithmiques sur la temporalité et l’historicité.

L’économie politique des plateformes algorithmiques se déploie selon une forme inédite de valorisation économique[39], qui repose sur la mise en place d’une infrastructure informatique qui fonctionne tel un vaste appareil de surveillance et d’extraction des quantités gigantesques de données à partir des comportements des individus et des environnements sociomatériels où ils se déploient. La montée fulgurante de la présence en ligne et l’omniprésence des objets et environnements connectés sont des symptômes de cette transformation du mode de valorisation du capital. Le capital ne se valorise plus seulement à partir du travail humain, mais bien à partir de l’expérience humaine en général, connectant un ensemble des temps vécus, et non seulement ceux qui sont rémunérés, aux flux productifs de son accumulation. Ces données, traitées, peuvent servir à développer et entraîner des algorithmes, et peuvent également devenir des marchandises sous la forme de « produits prédictifs », c’est-à-dire des algorithmes en mesure de prédire les comportements des individus[40]. Une nouvelle forme de pouvoir social, que certains nomment « gouvernementalité algorithmique[41] », se déploie selon une logique de prédiction des comportements et d’orientation afin d’optimiser la demande et d’automatiser les conduites et les mécanismes de prise de décision.

Il faut ainsi analyser plus en détail la temporalité qui structure ce mode de valorisation algorithmique. Premièrement, la valorisation algorithmique repose sur la capture du temps d’attention par divers mécanismes addictifs déployés dans les technologies phares du capital algorithmique (téléphone intelligent, ordinateurs, tablettes, applications, plateformes). Ces mécanismes créent une expérience présentiste du temps chez les utilisateurs, une perte de contact avec le passé et le futur, voire avec le passage même du temps. Ils orientent par ailleurs exclusivement l’attention de l’utilisateur sur l’expérience présente dans un environnement médiatisé par des algorithmes[42]. Deuxièmement, on peut dire de manière schématique que la temporalité algorithmique est présentiste, au sens où l’algorithme abolit le futur en le prédisant comme une répétition du passé, installant ainsi un éternel retour du même automatisé, qui reproduit la configuration du passé. Cela s’explique par le fait que les données extraites et traitées par l’infrastructure algorithmique expriment la configuration d’un passé figé et quantifié. Ce passé réifié forme la base de l’apprentissage-machine, à partir duquel les algorithmes développent des prédictions de comportements futurs. Autrement dit, les prédictions algorithmiques dépendent des données utilisées dans l’apprentissage-machine. Ces données représentant un moment du passé, un état « donné » des choses correspondant au moment de l’extraction, l’algorithme ne peut, en quelque sorte, que prédire ce qui a déjà été. Il s’agit ensuite d’orienter, nudger, guider ce comportement prédit vers un résultat optimal pour l’utilisateur ou le propriétaire de l’algorithme : une certaine conformité avec un objectif économique, politique, ou autre.

En ce sens, la gouvernementalité algorithmique est un type de pouvoir basé sur un mode de valorisation capitaliste inédit qui déploie un régime de temporalité où le futur est une répétition « automatisée » et « optimisée » d’un passé réifié. On voit ainsi que le futur et le passé, dans la temporalité algorithmique, sont des fonctions d’un « présent omniprésent », ce sont des rétentions et des protensions d’un présent des relations sociales qui en reproduisent les rapports de pouvoir et les modes de valorisation. Peut-on envisager que cette temporalité algorithmique, omniprésente dans l’expérience vécue du temps et structurée comme un éternel retour du même, ne vienne renforcer et donner prise à une historicité profondément présentiste, où la « faisabilité de l’histoire » est niée puisque le passé est réifié, le présent automatisé, et le futur prédit par des algorithmes ? C’est ainsi qu’on peut commencer à concevoir la nouvelle complexité du présentisme contemporain en l’ancrant dans une analyse de la temporalité algorithmique.

Conclusion

Cet article se conclut par l’espoir de jeter les bases d’un croisement entre approches de l’historicité et de la temporalité. Au premier chef des défis qui se posent à cette mise en dialogue se trouve un défi de méthode : peut-on penser une méthodologie interdisciplinaire afin d’étudier l’historicité et la temporalité sociale de façon combinée ? Par ailleurs, sur le plan théorique, est-il possible d’élargir la portée heuristique du concept de régime d’historicité, de le voir comme une conscience historique qui se déploie au sein d’une temporalité sociale vaste, complexe, dialectique, où la temporalité de la valorisation du capital, abstraite et présentiste, entre en tension avec des temporalités concrètes souhaitant se réapproprier et ainsi libérer le passé et le futur ? Le néofuturisme utopique ou anthropocénique n’est-il pas sous cet angle une réponse à la profonde négation de la faisabilité de l’histoire d’un futur « prédit » ? Le néo-passéisme n’est-il pas un rapport au passé qui le mobilise afin de restaurer la faisabilité de l’histoire, transformer et faire le futur ? Cette brève incursion ne se veut pas exhaustive, et encore moins finale. Il est à souhaiter que la riche contribution de Bouton ainsi que les questions soulevées dans cette note critique puissent donner lieu à une telle mise en dialogue qui saura enrichir le champ des études du temps.