Corps de l’article

Mon livre a pour objet la fécondité du dialogue philosophique qui se noue entre deux auteurs. La confrontation des perspectives crée la friction nécessaire au raffinement ou à la révision des idées. C’est dans la continuité de cet esprit de dialogue que j’ai abordé les contributions stimulantes de mes collègues. Je tiens à adresser des remerciements tout particuliers à Daniel Tanguay, qui a rendu possible cet échange, de même qu’à la revue Philosophiques, qui accueille cette disputatio. La richesse des contributions rendra ma réponse nécessairement incomplète.

Métaphores et représentations de la crise : réponse à Martine Béland

Martine soulève trois questions qui me permettent de préciser trois points centraux de l’ouvrage, portant : sur le statut des discours de crise au cours de la période de l’entre-deux-guerres ; sur la conception du rationalisme chez Strauss et Aron et finalement, sur ma posture en tant qu’auteure.

L’avantage comparatif de Martine — outre son intelligence hors du commun — est qu’elle possède toujours quelques années d’avance sur moi. Je lui ai plusieurs fois emboîté le pas ; même directeur de thèse de maîtrise, doctorat au sein de la même institution, avec le même directeur de thèse de doctorat, en prime. Cette fois, je l’ai en partie devancée, puisqu’elle décrit dans ses remarques, sans le savoir, le processus qui m’a conduite dans les dernières années à élaborer et poursuivre un projet de recherche sur les usages et les abus du concept de crise dans la pensée politique et sociale. Ma recherche m’a ainsi menée vers une étude des représentations et des métaphores de la crise, qui trouve d’ailleurs son point d’ancrage dans l’article de Claude Lefort sur l’imaginaire social de la crise, que Martine évoque. Peut-être a-t-elle perçu plus rapidement que moi la nécessité de prendre à revers la question de la crise et d’examiner le statut de ces discours pris dans leur ensemble. À la suite de J. L. Austin, il faut en effet se demander ce que l’on « fait », c’est-à-dire l’action qu’on accomplit, lorsqu’on diagnostique une crise. Je développe dans ma recherche une typologie des fonctions du vocabulaire de la crise, y compris la création d’un sentiment d’urgence, la mise en scène d’un rapport de forces, la légitimation d’un problème ou encore sa délégitimation.

Mon livre m’a en quelque sorte naturellement conduite vers cette interrogation sur le pathos de crise comme discours, comme construit social et comme schème conceptuel. Je mobilise déjà dans l’ouvrage (p. 65-66) l’analyse du concept de crise développée par Reinhart Koselleck dans l’article rédigé pour le Geschichtliche Grundbegriffe. Si la dimension performative de la crise, c’est-à-dire les effets que produisent les discours de crise, n’est pas à l’avant-plan du propos, celle-ci est tout de même discutée. Je montre par exemple que la crise devient, au début des années 1930, un slogan autant dans les arts que dans les sciences, la philosophie et la politique, et que l’usage de ce vocabulaire permet l’expression d’un ensemble d’attitudes et d’émotions. Le concept est, on le voit bien, souvent plus prescriptif que descriptif : il engage à embrasser une vision du monde, une Weltanschauung particulière.

Mais il aurait fallu aller plus loin, suggère Martine, en problématisant cet usage de la crise. La crise comme concept politique procède d’une généralisation et d’une transposition de son origine médicale. Appliquée au corps social, la métaphore de la crise se déploie sur le mode de la dénonciation de pathologies. Tout diagnostic suppose ainsi la présence d’un « docteur ». En ce sens, la mobilisation de ces discours advient sur fond de rapports de pouvoir, c’est-à-dire de prétentions diverses à offrir la « bonne » interprétation de la réalité politique et sociale par le truchement d’un pronostic sur l’amélioration ou l’aggravation de la situation.

On peut à juste titre se demander au nom de quoi tel ou tel penseur peut s’arroger le titre de « médecin » de la civilisation, capable de détecter les pathologies du corps politique. C’est un peu la question que pose Lefort à la toute fin de son article sur la crise, et sur laquelle Martine porte son attention. Il y a un lien étroit entre crise et pouvoir, dans la mesure où le terme procède à une opération de découpage du réel en formulant des oppositions. Puisque la crise, suivant sa définition médicale, renvoie au point décisif d’une maladie où le patient survit ou meurt, elle présente la réalité politique sous cette même logique du « either/or », du « ou bien/ou bien » qui n’admet que l’alternative entre deux termes radicaux.

En ce sens, Martine a raison d’affirmer que la crise comme métaphore est immédiatement dramatisation. Plus encore, la constellation conceptuelle qui entoure le terme est elle-même dramatique : panique, catastrophe, désastre, urgence, menace, insécurité, peur. La crise comprise comme topos négatif est prédominante parmi les auteurs allemands de la période de l’entre-deux-guerres. La question est de savoir comment évaluer le statut de l’emploi de ce lexique. Je cite Martine sur ce point : « Ces témoignages, en outre, sont mobilisés par l’auteure comme s’il n’était pas permis de douter de leur authenticité, comme si l’angoisse, par exemple, ne pouvait pas être elle-même l’effet d’une construction rhétorique, l’outil d’une structure de différenciation pour un groupe social donné, le symbole d’une mode — voire les trois en même temps ».

Ma première réaction, à la lecture de ce passage, est d’éprouver un certain inconfort face à la question de l’authenticité de ces diagnostics. Il s’agit là d’une question glissante : on rappellera l’avertissement wittgensteinien sur l’impossibilité d’accéder aux états mentaux. Comment évaluer que c’est bien là ce qu’un auteur voulait véritablement exprimer, qu’il ne faisait pas qu’« instrumentaliser » ce vocabulaire ? Il n’est pas clair que l’on puisse atteindre un point de vue de surplomb qui nous permette un jugement dernier sur la validité de ces perceptions. N’empêche que ce sont elles qui nous sont données comme matériau premier.

Il va sans dire que le concept de crise demeure équivoque. Quels liens y a-t-il entre une crise d’adolescence, une crise de larmes, une crise financière et une crise des valeurs ? C’est l’une des questions que soulève Paul Ricoeur dans un texte publié en 1988 et intitulé « La crise : un phénomène spécifiquement moderne ? »[1]. On pourrait même aller jusqu’à dire que la surutilisation du terme le dépouille de toute valeur analytique. Pourtant, on ne peut que constater que le concept n’a pas perdu de sa force ou de son pouvoir évocateur en dépit de ses usages répétés (sa mobilisation constante dans les publications universitaires et journalistiques le confirme).

Ricoeur soutient qu’en dépit de l’ambiguïté et de l’imprécision du terme, sa prévalence dans le discours politique et social nous renseigne sur la représentation qu’une société se fait d’elle-même. Comme je l’ai indiqué au début de mes remarques, il est possible d’examiner les fonctions performatives et rhétoriques de l’usage de la crise. Ce faisant, il me semble néanmoins que l’on doive prendre au sérieux, en tant qu’interprètes, ce que cette hyperinflation du terme nous dit sur les représentations du monde qui en découlent. Sans entrer dans les débats sur ce qui constitue une crise « authentique » (Jacob Burckhardt discute de cette question) et sur la possibilité même de déterminer des critères objectifs permettant de distinguer une « vraie » d’une « fausse » crise, on peut néanmoins reconnaître le fait brut de l’ampleur et de la violence des événements conduisant à la Seconde Guerre mondiale et à l’Holocauste. La « crise » est certes un discours, mais elle n’est pas qu’un outil rhétorique : son usage traduit la volonté d’exprimer une expérience vécue d’une intensité particulière.

La crise est employée de façon hyperbolique tout au long des quatorze années de la République de Weimar et après son effondrement. Or, il ne s’agit pas seulement de créer un effet performatif. Le vocabulaire de la crise peut être conçu comme la description phénoménologique d’une rupture de temporalité : la crise introduit un « avant » et un « après », dont elle est le point de basculement. Pour celles et ceux qui, comme Aron, assistent à l’autodafé de Berlin en 1933, il s’agit du registre le plus adéquat pour rendre compte d’une expérience d’incertitude radicale quant à l’avenir. Le choix du vocable de la crise, d’un point de vue temporel, se justifie en partie par la nature des événements qui invitent à son usage. La crise renvoie à la perception de la perte d’un équilibre. Prendre au sérieux ce vocabulaire signifie prendre au sérieux la perception d’une nouveauté radicale des temps (même si, comme le souligne Lefort, il y a bel et bien une « tradition » du sans-précédent qui remonte à la Révolution française). D’un point de vue de l’expérience temporelle, la crise est une façon d’exprimer l’entre-deux entre un passé révolu et donc incapable de fournir des repères, et un avenir trop incertain pour être anticipé ou visualisé. Dans le vocabulaire koselleckien, on pourrait dire que le discours de crise traduit l’expérience phénoménologique d’une distance grandissante entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente. Cela fait d’ailleurs écho à l’usage arendtien de la crise comme bris de temporalité. Citant René Char, Arendt écrit dans Between Past and Future : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament[2] ». Elle semble décrire par là l’expérience vécue de l’exil juif, de la destruction des repères sociaux, de la décimation de générations qui laissent un héritage sans guide. En ce sens, l’emploi du lexique de la crise nous renseigne sur la façon dont les acteurs ou auteurs font l’expérience du temps.

Mais cette réponse ne satisfera pas Martine, puisque c’est précisément la prédominance de ce pathos tragique commun à tous ces penseurs qu’elle met en cause en s’interrogeant sur la nécessité de lier l’ébranlement philosophique et l’inquiétude. En d’autres termes, au nom de quoi les auteurs friands d’un pessimisme « tragique » auraient-ils une prescience supérieure leur permettant de diagnostiquer une crise ? Il y a, dans le caractère « épique[3] » de ces grands récits du déclin de la modernité, quelque chose de séducteur. À l’instar de Strauss qui, de sa vingt-deuxième à sa trentième année, disait avoir cru sur parole tout ce que disait Nietzsche, peut-être ai-je été séduite à mon tour par ces récits « épiques » et par l’apparence de profondeur qui émane de l’existentialisme allemand. Pourtant, une remarque d’Aron aurait dû me mettre en garde : il est facile de confondre obscurité et profondeur, en particulier lorsqu’il s’agit de philosophie allemande. Or, il convient de noter que les diagnostics de crise dans la période de l’entre-deux-guerres ne sont pas l’apanage des penseurs critiques de la modernité. L’emploi du vocabulaire de la crise transcende les divisions partisanes dans la mesure où une certitude est partagée : le caractère intenable de la situation présente.

À la question de savoir ce qui justifie « l’humeur » tragique du livre, il serait tentant de laisser répondre Aron, qui écrit que l’époque — l’Allemagne dans les années 1930 — « n’incitait pas le spectateur de l’histoire vers des pensées riantes[4] ». Que les remarques de Martine s’ouvrent sur un renvoi à l’expérience vécue n’est pas un fait anodin. La philosophie est toujours un geste incarné. On pense à partir d’un lieu, dans un corps particulier, dans une période donnée. Et la situation politique actuelle contribue assurément au « malheur du citoyen » décrit par Aron dans les années 1930. On observe au cours des dernières années une polarisation politique croissante, une recrudescence des autoritarismes, une montée des populismes d’extrême droite. La guerre en Ukraine fait douter de la stabilité de l’ordre international. Si la différence des temps interdit toute comparaison facile, l’inquiétude straussienne et aronienne peut nous sembler, à certains égards, familière.

Mes remarques sur le second point, à savoir le statut des concepts de rationalité et de vérité tels qu’ils sont mobilisés dans le livre, seront plus brèves. Dans le paysage intellectuel européen de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre, on observe une pluralité de positions sur le destin du rationalisme au siècle des totalitarismes. Je n’évoque que brièvement dans le livre la richesse des projets philosophiques de l’époque (notamment celui des penseurs liés de près ou de loin à l’École de Francfort, qui formulent une critique en règle des dérives de la raison occidentale).

Alors que plusieurs voient en l’émergence de la rationalité occidentale moderne la source de l’impérialisme et des conflits qui ont marqué le siècle, d’autres cherchent néanmoins à en sauver l’héritage. Strauss et Aron, en dépit de différences importantes, font tous deux partie de ce groupe. Il est vrai que leur parti pris en faveur de la raison (ancienne ou moderne) les conduit parfois à négliger les multiples formes que prend le rejet du rationalisme. Cela étant dit, ils s’engagent tous deux dans une réflexion sur les limites de la rationalité. Strauss s’intéresse de près au nihilisme, notamment dans ses textes de jeunesse. L’épistémologie politique aronienne est quant à elle une tentative de poser les limites de notre connaissance.

J’ai cherché dans le livre à retracer l’évolution de la position straussienne sur la question de la raison, notamment dans sa confrontation avec la position heideggérienne et l’affirmation, suivant laquelle le principe de raison est lui-même sans raison. J’ai pour cela procédé à une épochè, une mise en suspens du jugement, afin de considérer avec sérieux la proposition straussienne, c’est-à-dire en envisageant, au moins provisoirement, que sa conception de la raison puisse être valide. Ma fréquentation des oeuvres de Merleau-Ponty et Lefort m’a très tôt fait pencher vers une posture antifondationnaliste. Pourtant, il y a dans la manière straussienne de raviver la querelle des Anciens et des Modernes, de même que dans sa colère antihistoriciste, une proposition interprétative et philosophique qui force l’attention. Il se présente sur ce point un peu comme le taon que décrit le Socrate platonicien, qui ne cesse de revenir à la charge contre la cité. Il représente une perspective intempestive, unzeitgemäße, mais qui agit comme contrepoids productif.

J’ai aussi voulu montrer la complexité de la relation d’Aron au problème du rationalisme. L’Introduction à la philosophie de l’histoire fait d’ores et déjà place à des thèmes existentialistes et porte précisément sur les limites de l’exercice rationnel de la pensée. Ses travaux d’après-guerre en philosophie et épistémologie de l’histoire tendent vers la tradition du Verstehen plutôt que de l’Erklären, montrant sa sympathie pour une approche des choses humaines qui met l’accent sur la reconstruction de l’expérience vécue et donc sur la condition humaine dans sa contingence, ses zones d’ombres et ses imperfections.

On pourrait même dire qu’Aron lui-même interroge le caractère dichotomique de l’opposition entre rationalisme et irrationalisme tel qu’elle se déploie dans la pensée straussienne. Il avait très bien perçu que le rationnel n’est pas le raisonnable, et que si la Vernunft a fait l’objet de traitements philosophiques approfondis, le vernunftig a été laissé pour compte. Ce qui est « raisonnable » semble se soustraire à un simple raisonnement moyens-fins ou encore à des règles de l’action posées a priori. En affirmant que l’apprentissage de la raison est l’apprentissage d’un échec, Aron conçoit peut-être la reconnaissance de la fragilité de la rationalité comme une libération. Ce rationalisme révisé, dont Aron élabore les grandes lignes dans quelques textes tardifs, conduit sur le plan épistémologique et politique à une forme de pluralisme. Mais le pari aronien en faveur de la raison comporte également, comme le suggère Martine, quelque chose comme un acte de foi. Löwith avait certainement raison d’affirmer que le scepticisme n’est pas étranger à la foi. Mon affinité élective avec l’approche aronienne est indéniable sur ce point : renoncer à la quête de la « Vérité » avec un grand « V » permet de saisir avec plus de finesse le réel. En ce sens, le rationalisme prudent d’Aron, mis à l’épreuve par l’histoire et les événements du xxe siècle, est empreint d’un scepticisme et d’un pluralisme salutaires.

Le dernier point que soulève Martine me donne l’occasion de clarifier certains choix interprétatifs. Elle fait remarquer avec une (triste) justesse que « le canon nous révèle que la philosophie n’est pas si friande de sobriété ». La retenue ou la réserve aronienne fait en ce sens figure d’exception. Je crois partager avec Martine une sympathie pour la sobriété philosophique qu’elle admire chez un auteur comme Karl Löwith. Mais est-ce que la modestie philosophique et le goût de la nuance peuvent conduire à trop s’effacer devant la parole des auteurs que l’on étudie ?

Martine me rappelle que j’écrivais il y a exactement dix ans une recension de son livre sur Nietzsche[5]. La version courte a trouvé le chemin d’une revue ; la version longue n’a pas été publiée. Voici ce que j’y écrivais à la toute fin, en réponse à l’épilogue intitulé De l’agora au jardin : « Il demeure une ambiguïté dans la nature du projet de M. Béland, puisqu’il est difficile de déterminer la part de l’historique de celle de la philosophie. À certains égards, il semble que l’auteure demeure au seuil d’un engagement direct avec les questions philosophiques fondamentales, que l’on entend Nietzsche plutôt que sa voix propre. On aurait souhaité un approfondissement du problème du rapport du philosophe à la vérité, par-delà l’étude sur Nietzsche ».

Peut-être ai-je appris de la lecture de son livre plus que je ne l’avais initialement cru. Mais aujourd’hui, plutôt que d’y voir une lacune, je découvre une affinité commune pour l’art de « penser à partir de ». Les auteurs du passé agissent comme élans ou coups d’envoi d’une réflexion. Penser dans le sillage d’un auteur, dévoiler le soi dans le dévoilement de l’autre ; il me semble que cette approche garantit une sobriété qui protège contre l’hubris philosophique qui consisterait à croire que l’on dit quelque chose pour la première fois.

Possibilités et limites de la conscience historique : réponse à Alexis Carré

Je dois dans un premier temps remercier Alexis, qui a commenté mon livre deux fois plutôt qu’une[6]. La proximité de nos intérêts philosophiques nous a conduits vers l’étude des mêmes auteurs. Et pourtant nous abordons ces derniers et leurs apports respectifs à partir de prémisses et d’interrogations qui, en certains points, diffèrent radicalement.

Nos analyses respectives prennent pour point de départ un constat similaire : le diagnostic contemporain d’une crise des démocraties libérales, diagnostic avancé maintes fois au cours des dernières années par les politologues et théoriciens de la politique (je pense ici à des auteurs comme Yascha Mounk, David Runciman, Steven Levitzky et Daniel Ziblatt). Pour comprendre les aventures du libéralisme au xxie siècle, faire un retour sur les leçons du xxe siècle peut être instructif. C’est sur cette base qu’Alexis insiste à juste titre dans ses remarques sur la relation entre crise de l’historicisme et crise du libéralisme, notant les effets pratiques de l’historicisme poussé à son terme. Alexis évoque sur ce point la critique schmittienne des faiblesses et vulnérabilités du régime libéral ; vulnérabilités que Strauss dénonçait également parce qu’il considérait que le libéralisme était désarmé, incapable de justifier, par sa prétention à la neutralité, les valeurs et la vision de l’ordre social auxquels il souscrivait.

Aron est également un témoin direct des promesses déçues de la démocratie libérale, alors qu’il assiste à l’échec du parlementarisme weimarien et à l’effondrement de la République de Weimar sous de nombreuses pressions internes et externes. Tout comme Strauss, Aron est conduit par les événements historiques à procéder à une interrogation sur le projet libéral moderne. Bien entendu, il demeure plus sympathique aux acquis de la modernité que ne l’est Strauss (il décrit, après tout, les régimes constitutionnels-pluralistes comme des « exceptions heureuses[7] »). Sur ces points, nous semblons être en accord. Là où nos perspectives divergent, c’est lorsqu’il s’agit d’évaluer la nature et la solidité du rationalisme aronien.

Alexis suggère que mon interprétation de la pensée straussienne doit être comprise à partir de mon inclination pour une approche aronienne de la philosophie politique. Il n’a pas tort sur ce point. Aron, dans sa préface aux conférences de Weber, résume bien ce qui sépare sa conception de la philosophie politique de celle de Strauss. Il s’agit de déterminer la place que l’on accorde, en philosophie politique, aux antinomies fondamentales de l’action. Strauss, comme j’ai tenté de le montrer dans le cinquième chapitre sur Thucydide, ne prend pas suffisamment au sérieux ce qui est « premier pour nous ». En décrivant la relation entre l’histoire politique et la philosophie politique classiques dans les termes d’une « ascension », il suggère que les antinomies qui sont au coeur de l’action politique peuvent être secondarisées par rapport à ce qu’il désigne comme la vérité sur le « Tout ». La conception aronienne de la philosophie politique, plus sensible à la particularité du jugement et de la décision politiques, m’apparaît plus à même de permettre de comprendre la vie politique dans ses termes propres.

Ce qu’Alexis met en cause est précisément cette reconstruction du rationalisme aronien. Selon lui, à trop insister sur les sources néokantienne et wébérienne de la pensée aronienne de la politique, je négligerais des aspects importants de son projet philosophique. En faisant d’Aron un héritier de la conscience historique moderne, je ne ferais pas la part juste à ce qui fonde l’action. Je me permets de citer Alexis sur ce point : « Aron a-t-il cru possible de fonder la “volonté d’action raisonnable” à partir d’un argumentaire de style wébérien ou néo-kantien ? ». Le vocabulaire du « fondement », ou de la « fondation » me paraît inadéquat ici. Il n’y a pas, à la manière de Apel, de fondation ultime de la raison chez Aron. En fait, il ne semble pas mettre en cause la critique de l’universel que la philosophie critique de l’histoire opère. Passée au filtre de la conscience historique, l’idée de Raison devient idée régulatrice, posée de façon immanente comme nécessité logique et pratique.

Alexis s’interroge sur la persistance des affinités électives entre Weber et Aron, suggérant que, si le sociologue allemand a initialement joué un rôle libérateur par l’approche et le vocabulaire qu’il offrait au jeune Aron, il ne faut pas penser l’oeuvre aronienne dans la continuité de celle de Weber. Il est vrai qu’Aron devient, à certains égards, plus critique de Weber à partir des années 1950 et 1960, ainsi qu’en témoigne son traitement dans les Étapes de la pensée sociologique, de même que dans d’autres textes, dont celui consacré à la question de la Machtpolitik. Cela dit, Aron continue jusque dans ses textes tardifs de concevoir une philosophie de l’action politique qui s’appuierait sur l’épistémologie historique wébérienne. La réflexion articulée par Weber dans les textes méthodologiques publiés entre 1903 et 1917, et en particulier la critique de Knies et Roscher, demeure un élément central dans la façon dont Aron conçoit une « science » de l’action qui aurait pour fondement une analogie avec le jugement historique. Plus encore, Aron demeure fidèle à une certaine attitude d’inspiration wébérienne, qu’il présente comme un mélange d’ascétisme théorique et d’engagement pratique.

Alexis avance l’argument qu’Aron a, en dernier lieu, jugé insatisfaisantes les solutions diltheyienne et wébérienne, ce qui nous enjoint à nous interroger sur la nature de la « déviation » aronienne par rapport à l’héritage néokantien. En prenant en considération la distance que prend Aron à l’égard de Weber, Alexis pose la question de savoir si cette « déviation » ne serait pas mieux saisie en se tournant vers une approche aristotélicienne. C’est là la thèse que défendent certains commentateurs, dont Pierre Manent et Daniel Mahoney, et que je discute dans le sixième et dernier chapitre du livre. Si cette hypothèse ne bénéficie que de peu de support textuel, elle peut néanmoins servir d’outil heuristique pour cerner ce que fait Aron, en particulier lorsqu’il s’agit de penser le jugement politique. Je suggère dans le livre que la philosophie politique d’Aron se fonde sur le critère du « raisonnable » encore plus que du « rationnel », et qu’elle conduit ainsi à une théorie du jugement politique fondée sur la particularité concrète des situations. En ce sens, Pierre Manent a en partie raison de voir dans la posture aronienne une disposition aristotélicienne ; la prudence est comprise sur la base de la façon dont se comporte le phronimos, ce qui suppose au préalable de savoir en quoi consiste la phronèsis. Aron, à la différence de Strauss, semble accepter cette circularité.

Or j’ai pris soin dans mon analyse de la pensée aronienne d’éviter de lui apposer des étiquettes, que ce soit celle de « néokantien », « wébérien », « aristotélicien ». Le débat sur la source première de sa philosophie politique suppose que celle-ci est d’origine philosophique, alors que la pensée d’Aron s’est forgée au contact des événements, peut-être plus encore que celui des oeuvres. Mais si l’on tient à ramener son projet à une source classique, il me semble en plusieurs points beaucoup plus près d’une perspective thucydidéenne, ainsi que je l’ai soutenu dans le livre.

Je m’aventurerais à affirmer que, si l’influence wébérienne est mise en cause par Alexis, c’est en partie parce que l’interprétation qu’il offre de la pensée de Weber se fonde sur la lecture straussienne, lecture en plusieurs points problématique. Par exemple, contre Weber et dans un esprit straussien, Alexis écrit : « Pour le dire plus clairement, ce que la science moderne de l’homme appelle des jugements de valeurs ne sont jamais simplement pour celui qui juge de simples décisions sans fondement ultime ». Weber serait sans doute d’accord. Il reconnaît et promeut l’idée que les motifs fondamentaux de l’action sont des « raisons d’agir » qui sont intelligibles et même dotées d’une rationalité spécifique (par exemple, la rationalité en vue d’une valeur, c’est-à-dire la décision qui s’effectue à partir d’une certaine conception du bien). Sur ce point, Strauss prend d’ailleurs bien soin de préciser que ce qui distingue Weber du relativisme, c’est bien le fait que ces valeurs ne sont pas d’un point de vue pratique « arbitrairement » choisies par l’individu comme si tout se valait. Weber croit que les individus engagés dans l’action sont convaincus de la vérité de leurs convictions, et s’engagent au nom d’une conception de l’ordre juste (n’est-ce pas précisément le sens de l’éthique de la conviction qu’il décrit ?). En ce sens, il prend au sérieux la prétention à la validité des raisons d’agir. Il tient toutefois pour un fait fondamental l’impossibilité d’occuper un point de vue de surplomb qui permettrait d’ordonner les biens derniers ou d’établir une hiérarchie morale. Le pas que Weber se refuse à franchir — et Aron à sa suite — est de croire en un ordre moral unique qui pourrait supplanter tous les autres.

Alexis continue : « Si l’indétermination des motifs est donc vraie à titre phénoménologique — aucun ne s’impose de lui-même et à tous —, aucune morale ne peut être tirée de cet état de fait sans aboutir à “une philosophie du déchirement” que “personne ne vit” ». Aron soutient en effet dans sa préface aux conférences de Weber que la morale wébérienne ne reflète pas nécessairement l’expérience morale et politique vécue. Le destin de chacun ne se joue pas dans sa totalité à chaque instant ; plusieurs de nos choix ne sont pas tragiques ou même dramatiques. Mais le fondement de la position aronienne n’est pas un attachement à une idée de droit naturel, ou à une hiérarchie supérieure des valeurs et des conceptions du Bien. C’est plutôt une perspective pragmatique qui le conduit à juger que, dans la vie pratique, les choses se déroulent de cette façon. L’indétermination des motifs n’est pas en cause, mais plutôt la façon dont cette indétermination est interprétée.

Il importe ainsi de distinguer entre deux propositions fort différentes. C’est une chose de dire que les motifs humains sont « indécidables en raison ». C’en est une autre de soutenir que, s’il y a des motifs rationnels d’agir (des agents capables de « donner des raisons » valables pour rendre compte de leurs conduites), il demeure impossible d’ordonner ces motifs en une hiérarchie claire. Alexis semble attribuer à Weber (et à Aron) la première position, alors que l’un et l’autre maintiennent non seulement l’intelligibilité de l’action, mais également sa « rationalité », lorsque celle-ci est guidée par des valeurs. Il y a pour l’un et pour l’autre de « bonnes raisons » d’agir. Mais la « raison » qui guide la décision ne se rattache pas à des Idées platoniciennes.

Aron, il est vrai, se montre plus critique à l’égard de la conclusion « belliqueuse » du pluralisme wébérien. Mais sa critique ne rejoint pas celle de Strauss, parce qu’elle procède d’un lieu autre. Aron ne rejette pas la démarche de Weber ni sa conclusion, mais dénonce le passage injustifié de la thèse du pluralisme à celui du conflit inévitable. Bien qu’il n’ait jamais directement discuté des travaux de Isaiah Berlin[8], c’est peut-être vers le pluralisme berlinien qu’Aron penche, à savoir un pluralisme ontologique, moral et politique. L’incommensurabilité des biens semble acceptée comme un fait, mais non comme un fait nécessairement conflictuel.

Si je comprends bien l’objection d’Alexis, ce dernier semble soutenir que la seule façon de contourner ou d’éviter le conflit est la reconnaissance d’une loi commune (d’origine naturelle ou divine, cela n’est pas précisé). Cela me semble une façon particulièrement straussienne de poser les termes du problème. Quel serait cet « ordre naturel des besoins » ou cette « unité » que les conflits politiques masqueraient ? Quels sont ces « motifs » humains qu’il évoque ? Le vocabulaire de la réconciliation est mobilisé ; mais la réconciliation suppose l’entente et la commensurabilité. Celle-ci ne peut être entièrement réalisée dans l’ordre moral et politique que si l’on admet la possibilité d’un point de vue de surplomb. Aron situe son regard sur le plan de l’action. Mais ce n’est pas seulement parce qu’il juge impossible d’atteindre ce plan de survol. C’est aussi que ce but n’est peut-être pas désirable, dans la mesure où cela pourrait conduire, pour reprendre des termes lefortiens, à renoncer au « lieu vide de la démocratie ». Certains commentateurs, dont Serge Audier, insistent sur le caractère agonistique de la conception aronienne de la vie politique. Si l’on prend au sérieux le pluralisme aronien, il est difficile de trouver une place pour le lexique de la « loi commune » ou encore « de l’ordre naturel des besoins ».

Le désir d’unicité de la vérité au-delà du chaos des préférences, tel qu’évoqué par Strauss et par Alexis à sa suite, peut-il se penser sans une certaine référence religieuse ? Strauss et Aron semblent tous deux considérer que la nostalgie d’un tel point de vue de surplomb chez Weber possède une tonalité religieuse. Tous deux dépeignent un Weber qui a conscience de l’impossibilité d’un retour après le désenchantement moderne. Aron, me semble-t-il, accepte ce constat de désenchantement. Certes, le retour des prophètes demeure une possibilité pour Weber comme pour Aron — puisque la suite de l’aventure humaine demeure toujours indéterminée —, mais l’indétermination pratique et le pluralisme qui en découle sont pour l’un et l’autre la donnée fondamentale de la vie politique et sociale.

En dernière analyse, cette façon de poser le problème, propre à Strauss, m’apparaît étrangère à la manière dont Aron envisage le problème de la pluralité. Ce dernier semble renoncer à la possibilité que l’ordre juste puisse être ultimement fondé en raison ; là se situent les limites de la connaissance humaine, et là commence peut-être le pari ou l’acte de foi nécessaire, celui qui consiste à postuler que le monde n’est pas entièrement dénué de raison. Là où il semble que les deux perspectives sont irréconciliables, c’est dans l’affirmation que cet ordre structurant qui réglerait la vie pratique est donné, et non créé. Aron m’apparaît demeurer fidèle à l’impulsion diltheyienne qui fait des êtres humains les créateurs immanents des significations du monde politique et social.

Certes, on ne peut éluder la possibilité qu’Aron ait souscrit à une conception d’un « ordre des choses humaines » par-delà la variabilité historique. Il ne semble cependant pas croire, comme Strauss, que la philosophie puisse permettre un accès à cet ordre même s’il existait. Alexis soulève un point intéressant sur le rôle que peut jouer la cité en paroles de la République dans l’argumentaire straussien, et ce qu’Aron aurait à en dire. Le Socrate de Platon avance l’hypothèse que ce qui est intrinsèquement bon ou juste n’est pas démenti par son absence d’actualisation historique. En d’autres termes, la vision de l’ordre juste ne dépendrait pas, dans sa vérité, de sa réalisation historique. Strauss nous invite ainsi à concevoir l’idée de justice comme un horizon heuristique. Est-ce à dire qu’Aron procède à un exercice similaire dans ses références à l’idée régulatrice de la Raison ? Il me semble que la critique aronienne des « monismes » (pour emprunter le terme à Berlin) ne permet pas de concevoir un tel argument. La conscience historique comme conscience politique enjoint à concevoir une diversité d’ordres possibles et valables.

La dernière question que formule Alexis porte sur l’interprétation straussienne de la philosophie politique classique. Il semble défendre la thèse que celle-ci permet, tout autant ou peut-être mieux que l’approche aronienne, de penser l’indétermination propre au domaine pratique. Le reste de son propos cherche à montrer, dans un esprit que l’on pourrait dire straussien, que l’interrogation sur la bonne action doit reposer sur un ordre de biens qui soit entièrement indépendant des conditions historiques dans lesquelles se déroule l’action, et donc anhistorique ou invariant. Si indétermination pratique il y a, celle-ci ne serait jamais entière, puisqu’elle serait en dernière analyse suspendue à une « loi commune ». Sur ce point, je serais tentée de lui renvoyer la critique : qu’en dernière analyse son positionnement vis-à-vis d’Aron est guidé par une interprétation spécifique de la pensée de Strauss.

La question épineuse des distinctions disciplinaires : réponse à Olivier Leclerc-Provencher

J’ai en commun avec Olivier d’avoir consacré plusieurs années de ma vie à l’étude de l’oeuvre aronienne. Nous avons opté pour des interlocuteurs différents — Strauss dans mon livre, Julien Freund (et Carl Schmitt) dans sa thèse de doctorat — en partageant la conviction que le fait de creuser les liens à la fois historiques et conceptuels entre des figures importantes du siècle dernier est un exercice valable.

Olivier souligne avec une grande générosité herméneutique les contributions du livre à la littérature sur Aron, notamment en ce qui a trait aux racines germaniques de sa philosophie politique. Sa première remarque critique porte précisément sur l’historicisme et ses conséquences pratiques. Il note avec justesse la complexité des débats entourant l’émergence de l’historicisme et revient sur la discussion sur ses précurseurs. Donnant en exemple une interprétation « historiciste » de Tocqueville, il montre le caractère immédiatement pratique du concept, qui lie dans un même destin relativisme et démocratie. Ainsi qu’il l’affirme : « Prisonnière de cette espèce d’équivalence des opinions, la démocratie est donc perpétuellement exposée au danger du relativisme des valeurs ».

Cette équivalence des opinions, qui naît du mouvement d’égalité des conditions, ne manque pas de détracteurs. C’est vers les lectures pessimistes des dérives « relativistes » du pluralisme libéral qu’Olivier se tourne. Celles-ci, note-t-il, sont souvent empreintes d’un certain conservatisme. Le refus de l’héritage pluraliste de la démocratie moderne s’opère parfois au nom d’une vision de l’ordre social fondé sur une tradition hiérarchique et inégalitaire (qui n’est pas sans rappeler l’opposition entre les types anthropologiques de « l’homme démocratique » et de « l’homme aristocratique » présentés par Tocqueville). Que faire, demande Olivier, de ces interprétations critiques de la modernité ? Nous sont-elles encore utiles ?

Olivier cherche ainsi à m’amener sur un terrain résolument normatif, en posant la question de savoir si « nos sociétés libérales et démocratiques en ont fini avec les dangers de l’historicisme et du relativisme qui en découle ». À l’ère des fake news, des « faits alternatifs », de la désinformation et du discrédit du savoir des experts, on pourrait très bien, par exemple, soutenir que la critique straussienne du relativisme permet de s’interroger sur les excès de la croyance en l’équivalence absolue des opinions.

Cette double question — sur le potentiel heuristique des interprétations critiques de la modernité et sur la persistance du relativisme moral au sein des sociétés libérales et démocratiques — est demeurée en filigrane de mon analyse. Je n’ai pas abordé ces questions directement pour une raison d’ordre méthodologique. S’il y a des mérites indéniables à l’usage d’analogies historiques, et que les historiens intellectuels se posent de plus en plus en défenseurs d’une forme salutaire de présentisme[9], il n’en demeure pas moins que toute comparaison entre le passé et le présent appelle certaines précautions si l’on veut éviter de produire une vision déformée, simplifiée ou tronquée de l’un ou de l’autre[10]. Le passé ne peut être directement instructif pour le présent à la manière d’une historia magistra vitae. L’intention « normative » de l’ouvrage est bel et bien liée à la conviction que l’historicisme radical et ses corollaires, le relativisme et le nihilisme, conservent une pertinence dans le contexte actuel. Cela dit, la question des effets de la relativisation des perspectives se pose aujourd’hui en des termes différents, à partir d’enjeux qui sont étrangers au contexte dans lequel Strauss et Aron écrivent (je pense ici au rôle central joué par les réseaux sociaux dans la polarisation politique croissante et l’érosion des normes démocratiques et libérales).

Vouloir transposer directement l’enseignement des auteurs du passé peut conduire à un diagnostic erroné de la situation présente. Par exemple, on pourrait dire que le diagnostic straussien du relativisme moral au sein des sociétés libérales dans les années 1940 et 1950 ne reflète pas nécessairement qui est en jeu dans le contexte actuel. Le relativisme moral présenté sous une forme simplifiée — l’idée que « tout est du pareil au même » — n’est que rarement présent dans les confrontations partisanes. Au contraire, l’attachement à une conception du vrai (ou du juste) semble si puissant dans les luttes idéologiques et partisanes — on peut évoquer ici l’exemple américain — que l’on se retrouve face à des individus dogmatiques plutôt que relativistes. La « guerre des Dieux » de Weber, ou en langage non figuratif, le choc incessant des valeurs, semble mieux capter ce qui est en jeu qu’une indifférence relative à la vérité.

Là où, me semble-t-il, la crise de l’historicisme offre une opportunité fructueuse de penser le présent, c’est dans le potentiel libérateur d’une conscience historique capable de replacer le développement de la pensée occidentale dans une histoire plus vaste et plurielle. Au sein des sciences sociales, l’historicisme a joué, d’un point de vue épistémologique, un rôle important en matière de réflexivité et de relativisation des croyances et valeurs d’une époque. C’est cette même conscience historique qui peut mener au comparatisme en pensée politique, à la considération de traditions historiques oubliées ou négligées et à la mise en cause d’un point de vue universalisant qui ne laisse que peu de place à ce qui advient dans les « marges ».

Une question plus épineuse que m’adresse Olivier a trait au statut disciplinaire des travaux d’Aron dans la période de l’après-guerre. N’ai-je pas, dans ma volonté de lire Aron en philosophe de l’histoire et philosophe politique, négligé le caractère proprement sociologique de son travail et, ce faisant, oblitéré l’intention fondamentale de son oeuvre ? La question mérite d’être posée. Et il y a deux façons d’y répondre. La première consiste à dire que la pensée d’Aron ne s’inscrit dans aucun registre disciplinaire préétabli. La deuxième, à affirmer que l’oeuvre aronienne elle-même vient modifier ce que signifie faire de la philosophie politique ou de la sociologie politique.

Il semble indéniable qu’Aron, par ses travaux mêmes, rejetait le caractère arbitraire des distinctions disciplinaires. On pourrait dire en cela qu’il est demeuré fidèle à une approche wébérienne, qui conjugue économie politique, sociologie, philosophie, épistémologie. Par ailleurs, ce qu’Aron désigne comme la sociologie politique en France correspond en plusieurs points à ce que l’on entend par « théorie politique » dans le monde anglo-américain et anglo-saxon. En ce sens, si Aron est sociologue, il l’est d’une façon qui intègre une approche et des thèmes philosophiques. On pourrait même aller jusqu’à défendre l’argument que l’oeuvre aronienne elle-même redéfinit, et parfois brouille, les catégories disciplinaires. Par exemple, dans la toute récente édition de son cours de sociologie au Collège de France[11], Aron consacre plusieurs séances à la philosophie de l’histoire et au problème de la conscience historique, arguant que ces considérations sont indissociables d’une étude des sociétés humaines.

On observe également une persistance du traitement de thèmes philosophiques tout au long de son parcours intellectuel, qui fait penser que la sociologie politique qu’il envisage est simultanément une philosophie. La publication de Dimensions de la conscience historique dans les années 1960, les nombreux textes consacrés à l’épistémologie de l’histoire qu’il rédige au cours de la même période, les cours au Collège de France portant sur la philosophie analytique de l’histoire dans les années 1970, ses Mémoires qui incluent de longues discussions de questions philosophiques, le souhait explicite d’écrire un dernier livre sur la conscience historique comme conscience de l’avenir : tous ces éléments illustrent la permanence de l’interrogation philosophique sur l’histoire comme partie intégrante de la sociologie aronienne. Sa praxéologie ou philosophie de l’action politique demeure également nourrie par une philosophie de l’histoire. L’histoire, comme processus à la fois rationalisant et contingent chez Aron, est philosophiquement première. Les travaux d’après-guerre d’Aron reposent sur cette antinomie fondamentale entre nécessité et contingence ou encore, dans les termes aroniens, entre le « procès » et le « drame » dans l’histoire. Aron maintient lui-même son affiliation kantienne (quoiqu’il s’agisse d’un kantisme « cambriolé par l’histoire », pour reprendre la formule de Pierre Hassner[12]).

Lors de la soutenance de thèse d’Olivier, j’avais soulevé la question de l’inconfort que l’on pouvait ressentir face à la réticence aronienne à s’engager pleinement à penser la question philosophique du meilleur régime ou de la vie bonne. Que faire d’un penseur qui reste au seuil des questions dernières ? Est-ce en raison d’une disposition sociologique qu’il renonce à l’activité philosophique entendue en son sens normatif ? Ici, Olivier me renvoie la balle, et avec beaucoup plus de force que mon lancer initial. Il convient de le citer brièvement : « Ainsi, s’il est indéniable que Raymond Aron fut philosophe dans une première partie de sa vie, il semble moins évident que ses travaux plus politiques d’après-guerre se situent encore sur le terrain philosophique ».

Pour cette raison, ajoute Olivier, ne serait-il pas en dernière analyse demeuré prisonnier d’un certain relativisme ? Il me semble d’abord nécessaire de récuser la présentation négative du relativisme comme « prison ». La diversité des moeurs, valeurs et façons de vivre, soutient Aron à la fin de ses Mémoires, possède un caractère émancipateur et libérateur. En renonçant à l’universalisme philosophique, on gagne en richesse d’analyse du particulier. On peut ajouter que la méthode aronienne n’est par ailleurs que « trop sociologique » seulement si le point d’ancrage de cette critique est une conception spécifique de la philosophie qui entretiendrait un rapport d’exclusion avec la « non-philosophie ».

J’ai soutenu dans le livre que l’on peut voir l’entreprise aronienne comme une illustration plus juste de la définition straussienne de la philosophie politique que celle que Strauss incarne. Si, en effet, la philosophie politique consiste en une tentative de remplacer les opinions sur les choses politiques par une connaissance des choses politiques, alors celle-ci correspond en partie au travail auquel Aron s’est astreint sa vie durant, en commentant infatigablement les opinions au sein de la cité. La définition straussienne appelle une étude de l’histoire de la philosophie, parce que Strauss ne croit pas qu’un tel exercice soit possible à moins de se libérer d’un historicisme qui fait croire que la « connaissance » est située historiquement et n’est donc pas une connaissance du Tout valable pour toutes les époques. Aron ne s’embarrasse pas d’un tel travail et renoue ainsi avec une pratique classique de la science politique (aristotélicienne) comme examen direct de la vie politique et de ses aléas. Ce travail possède un ancrage empirique et sociologique qui n’est pas nécessairement antithétique à l’activité philosophique. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’Aron présente Aristote comme le « premier sociologue », une affirmation qui aurait certainement fait frissonner Strauss dans sa vendetta contre les sciences sociales.

Faire un retour à l’article d’Aron sur la rationalité politique est instructif pour cerner la redéfinition de la philosophie politique à laquelle Aron procède[13]. L’article, fidèle aux intuitions mises en forme dans ses travaux de jeunesse, présente une philosophie politique qui est historique plutôt que normative. Les critiques qu’Aron formule contre Habermas, Apel et Rawls ont un point commun : l’oubli du caractère historique et social des prémisses sur lesquelles se fonde leur raisonnement. Si philosophie politique il doit y avoir, celle-ci doit être de part en part historique. On associe le plus souvent philosophie et universalisation conceptuelle, comme le dit bien Olivier ; et pourtant, Aron a cherché à fonder une philosophie du particulier, avec tous les défis et limitations que cette entreprise comporte.

Il est vrai, sur ce point, qu’Aron s’éloigne de la conception straussienne de la philosophie politique comme recherche de la vérité sur le « Tout ». Il y a chez Aron ce fait biographique supplémentaire qu’il décrit lui-même dans ses Mémoires : « l’événement » a rendu urgente la tâche de penser le présent. Le tournant vers Machiavel durant la Seconde Guerre mondiale, l’engagement journalistique, la rédaction de Paix et guerres entre les nations montrent la volonté d’Aron de s’inscrire dans son siècle. Il a fait le choix de penser l’histoire en train de se faire, exercice qui s’accompagne d’un coût philosophique. L’ouvrage qui aurait fait suite à l’Introduction à la philosophie de l’histoire, et qui aurait eu comme objet l’historicisme contemporain, ne fut jamais écrit. Est-ce à dire qu’Aron n’est pas demeuré philosophe ? Il semblerait plutôt qu’il était plusieurs choses, et que chaque « choix implique un renoncement », pour citer Aron dans sa discussion de Weber.

Olivier se demande si la pensée aronienne ne conduit pas à demeurer « prisonniers » de la contingence. La manière dont il formule la question mérite qu’elle soit reprise ici : « Sans doute, peut-on parvenir avec la méthode aronienne à prendre la moins mauvaise des décisions, sur le plan politique, mais cette décision sera-t-elle bonne ? » Il n’y a jamais de garantie, suggère Aron, que ce qui apparaît comme la bonne décision ici et maintenant sera jugé comme tel dix ans plus tard. La contingence fondamentale de la vie humaine est ce qui fait en sorte que l’expérience de la raison est souvent une expérience de l’échec. Il écrit, dans une formule provocatrice, que « le relativisme est l’expérience authentique de la politique[14] ». Ce qu’il semble signifier par là est qu’à la rationalité postulée des actions humaines s’oppose toujours le caractère imprévisible et contingent du déroulement historique. Le contingent est une notion qui résiste fermement à la saisie et à la systématisation philosophique.

Peut-être Aron est-il ultimement captif de la contingence, au sens où il a le plus souvent choisi le temps court de la politique que le temps long de la réflexion philosophique. S’il a cherché à élaborer une philosophie politique capable à la fois d’examiner le temps long de l’histoire et de servir dans l’urgence du présent, il reconnaît la tension fondamentale entre les deux temporalités. Il s’est installé dans cette tension, refusant à la fois l’engagement direct en politique, mais également le repli dans la contemplation philosophique pure. Le « journaliste de la Sorbonne » et « professeur au Figaro » a été critiqué pour cette posture intermédiaire. Elle implique peut-être un renoncement à la philosophie comprise comme la vie du sage ; mais elle implique peut-être également une redéfinition salutaire de la philosophie politique dans son rapport à la vie politique.

L’antihistoricisme straussien revisité : réponse à Antoine Pageau-St-Hilaire

Antoine a choisi de concentrer l’essentiel de son propos sur la nature de l’antihistoricisme straussien. Il propose un résumé éclairant des positions interprétatives dans la littérature secondaire sur ce sujet, et distingue à juste titre entre deux familles principales d’historicisme, « une famille au sein de laquelle Aron a fait ses armes et à laquelle il est plutôt sympathique, et une famille dont Strauss et Aron se font tous les deux très critiques ».

Antoine semble dans un premier temps accorder crédit à la critique aronienne de l’association trop rapide de Strauss entre l’historicisme « première mouture » et l’historicisme radical, qui ne lui permet pas de concevoir la possibilité d’un historicisme « modéré ». Il a cependant raison d’insister sur la réponse straussienne : la différence entre l’historicisme modéré et radical en serait une de degré, non de nature. Par conséquent, lorsque le processus d’historicisation est enclenché, il ne peut être arrêté à mi-chemin. C’est ce qui conduira Strauss, dans sa polémique contre Collingwood, à insister sur le fait que l’historicisme n’est pas « un taxi que l’on peut arrêter à sa propre convenance[15] ». Mais pourquoi Strauss avance-t-il cet argument ?

Antoine insiste à juste titre sur le fait que l’historicisme « modéré » ne comporte pas de garde-fou contre la possibilité de sa radicalisation. D’un point de vue straussien, la position aronienne n’offrirait pas de garantie contre la corruption des principes du jugement politique. En maintenant l’impossibilité d’établir un principe anhistorique de l’action, Aron embrasse une forme d’historicisme qui fait place au relativisme. Mais selon l’approche aronienne, reconnaître notre historicité est la condition nécessaire pour penser la politique dans sa complexité et sa contingence. En ce sens, Aron ne s’installe pas sur le terrain théorique préparé par Strauss, mais plutôt sur le terrain pratique, en articulant une critique déflationniste des effets possibles de l’historicisme. Dans ses Mémoires, il revient sur l’esprit qui dominait au temps de la république de Weimar, à savoir un certain nihilisme qui découlait du fait que les individus se sentaient « incapables de fonder en rigueur leurs croyances et leurs pratiques[16] ». Il ajoute toutefois immédiatement que cet historicisme poussé à son terme est circonscrit dans le temps et l’espace et « ne trouble pas l’humanité tout entière ». Il s’agit donc, à ses yeux, d’un problème théorique qui, à quelques exceptions près, ne nous empêche pas de dormir la nuit.

La réponse de chacun des deux penseurs à l’historicisme diffère parce que les menaces reconnues diffèrent également. Comme je l’ai montré dans la conclusion du livre, Strauss et Aron présentent des visions divergentes de la philosophie. Antoine a raison de souligner que l’historicisme radical de Heidegger est une menace pour l’existence de la philosophie telle que Strauss la conçoit. Peut-être Strauss est-il plus préoccupé par le sort des philosophes que par celui du grand nombre, alors qu’Aron a plutôt en tête la perspective citoyenne et celle de la décision politique. C’est pourquoi j’ai insisté sur leurs interprétations croisées de Thucydide, dans lesquelles se dévoilent avec le plus de clarté les raisons de leur rapport antinomique au problème de l’historicisme. Pour Strauss, Thucydide s’intéresse à ce qui est « premier pour nous » plutôt que ce qui est « premier par nature ». L’opposition entre Strauss et Aron sur la question de la crise de l’historicisme fait écho à l’opposition entre histoire politique classique et philosophie politique classique.

Mais justement : Antoine envisage cette position « thucydidéenne » d’Aron comme une vulnérabilité encore plus grande à la critique straussienne. Antoine soutient que « si Aron est bel et bien thucydidien dans son approche de la question du jugement pratique, les inquiétudes de Strauss quant à la possibilité de critères transhistoriques et non relatifs s’intensifient ». La critique d’Antoine est valide. La différence est toutefois qu’Aron ne conçoit pas cette fragilité comme un problème. Il s’agit pour lui de la condition même de l’existence de la politique et de sa compréhension. Penseur des limites plutôt que des fondements, Aron serait bien d’accord pour dire qu’aucun principe philosophique ne vient garantir la modération en politique. La question du jugement politique chez Aron est une question pratique, qui se déploie chaque fois dans le contexte de situations particulières.

Il ne croit pas pour autant que nous soyons sans ressources. L’histoire peut fournir, par son illusion rétrospective de fatalité, des informations cruciales sur le déroulement des événements, sur l’écart entre les intentions des acteurs et les conséquences encourues, et sur ce qui a permis à certains agents de mesurer à court, moyen et long terme les effets de leurs actions. Le jugement politique, compris dans un rapport analogue au jugement historique, ne peut faire l’objet d’une théorie à proprement parler, parce qu’il est toujours en acte. Bien entendu, cela soulève une question importante quant aux limites de toute théorie du jugement politique. Si on ne peut déterminer une fois pour toutes des règles de l’action qui seraient fondées sur des principes anhistoriques, est-on pour autant condamné au relativisme moral pur ? L’argument aronien, que je reconstruis dans le deuxième chapitre, porte précisément sur le passage injustifié de la thèse du relativisme épistémologique à l’affirmation ontologique du relativisme absolu. L’existence de la diversité ne permet pas d’ériger ce fait en « loi » relativiste.

D’une certaine façon, Aron rejoint Strauss sur un point précis : tous deux affirment que la reconnaissance de la diversité n’est pas un fait nouveau. Aron montre dans l’Introduction et dans des textes ultérieurs que le fait de la pluralité humaine est une donnée fondamentale, et qu’il y a plusieurs façons de se situer par rapport à ce fait. Strauss montre dans ses écrits sur la pensée classique que le conventionnalisme était répandu dans l’Antiquité et que les Grecs avaient une conscience aiguë de la différence des croyances entre cités. D’une certaine façon, tous deux semblent penser que le coeur du problème réside dans la façon dont on donne un sens à cette diversité fondamentale. Pour Strauss, cette diversité ne réfute pas l’existence de principes anhistoriques, dont la recherche demeure possible. Aron maintient également ouverte cette possibilité d’un ordre supérieur, mais émet de plus grandes réserves que Strauss. La raison en est qu’il accorde plus de place aux antinomies de l’action au sein de sa pensée du politique. De manière fondamentale, l’engagement normatif d’Aron envers les antinomies indépassables le conduit à renoncer à une « réconciliation » des principes.

Le coeur de la critique d’Antoine porte sur la façon d’interpréter les limites de la position straussienne. À ses yeux, le problème principal n’est pas que la réponse straussienne à l’historicisme comporte des dérives pratiques, mais qu’elle est intenable d’un point de vue théorique. Le reproche que m’adresse Antoine est de soutenir deux affirmations à première vue incompatibles : que Strauss serait un philosophe zététique qui croirait à la permanence des questions philosophiques et non à leur réponse, d’une part, et que son « retour » à la pensée grecque implique une forme de dogmatisme qui pourrait avoir des conséquences pratiques dangereuses, d’autre part. Pourquoi, s’interroge Antoine, redouter l’approche straussienne s’il s’agit seulement de préserver ouverte la question de la bonne vie et non d’y répondre ?

Daniel Tanguay, dans le texte qu’il présente dans cette disputatio, suggère que la colère antihistoriciste de Strauss le mène peut-être à embrasser un dogmatisme supratemporel qui « paralyserait l’exercice d’un jugement politique équilibré ». Ainsi, le danger pratique ne serait pas le risque d’épouser un « monisme » qui aurait pour aboutissement un projet politique dangereux. La menace proviendrait plutôt du fait que la mise au ban de la particularité historique pourrait venir miner le jugement politique concret. Plus encore, même si Strauss maintient la permanence des questions fondamentales sur la nature de la justice ou sur la vie bonne, il semble faire un pas de plus, parce que la possibilité de trouver une réponse demeure. Il suggère dans sa correspondance avec Karl Löwith que si vérité il y a à trouver, elle se trouve du côté de l’Antiquité.

Plus fondamentalement encore, penser qu’une telle « vérité » transhistorique existe et doit être recherchée signifie que tout ordre de valeurs sublunaire sera considéré comme transitoire ou potentiellement incorrect. D’un point de vue aronien, on pourrait affirmer que la recherche d’un invariant est en elle-même un désaveu de la validité de la diversité des visions du monde comme bien à préserver. Le jugement entièrement négatif de Strauss à l’égard de la « banqueroute du présent » (bankruptcy of the present) laisse entendre que l’ordre des biens qui lui est associé est inférieur à celui d’autres époques. Il est difficile de ne pas conclure que l’attaque de Strauss contre la pensée moderne est également une attaque contre les bienfaits qu’elle a produits (notamment en ce qui a trait à la révolution démocratique, ou encore la reconnaissance des droits des femmes et des minorités). Même si Strauss demeure en principe simplement attaché à réactiver les alternatives fondamentales de la vie humaine, il formule dans les faits une critique de la modernité, et celle-ci est parfois dogmatique, au sens où elle ne semble pas correspondre entièrement à l’attitude interrogative qu’il enjoint à adopter dans son approche herméneutique.

Antoine se tourne ensuite vers un second ordre de questions, qui portent sur le statut du changement et de l’émergence historique des idées chez Strauss. Ce problème demanderait un traitement plus exhaustif que ne le permettent ces quelques pages. Cette question est d’ailleurs l’objet d’un chapitre de ma thèse qui a été publié séparément et qui prend pour point de départ la polémique avec R. G. Collingwood[17]. La thèse que présente ce dernier, et à laquelle Strauss s’oppose, est que chaque penseur répond aux problèmes spécifiques de son époque dans une logique de questions et réponses[18]. Selon Collingwood, on croit — à tort — que les penseurs de la tradition ont cherché une réponse aux questions fondamentales sur le meilleur régime ou la vie juste. Dans les faits, les questions posées sont toujours déterminées par l’environnement social, politique, culturel auquel chaque penseur appartient. Dès lors, ce que Platon entend par « justice » et la signification que peut revêtir ce terme chez un philosophe comme Hobbes n’auraient absolument rien en commun. Strauss récuse bien entendu cette thèse, notamment en montrant que la majorité des philosophes n’étaient pas au diapason avec les croyances de leur époque, et que prendre au sérieux les auteurs du passé signifie les comprendre de façon anhistorique, c’est-à-dire en tenant compte du fait qu’ils concevaient leurs écrits comme étant valables par-delà le contexte de leur énonciation.

Strauss cherche ainsi à montrer le caractère transhistorique de certaines questions, mais cela ne constitue pas nécessairement une preuve de leur permanence. Que le droit naturel soit « découvert » dans des circonstances historiques spécifiques, par exemple, est un élément important que soulève Antoine. Karl Löwith avait d’ailleurs reproché à Strauss d’ériger indûment l’Antiquité en absolu plutôt que de reconnaître le caractère historiquement situé des idées qui y sont formulées. La réponse straussienne consiste à dire que le contexte d’émergence d’une idée est entièrement distinct de sa validité. Strauss semble admettre que certaines époques sont plus propices à la mise en forme d’interrogations fondamentales. Or il n’est pas clair qu’il croit que ces idées soient créées plutôt que dévoilées.

L’argument d’Antoine repose précisément sur la prémisse que les idées permanentes chez Strauss ont une origine humaine et située. Formulant une critique gadamérienne, Antoine soutient que les problèmes fondamentaux invariants seraient le produit d’un processus d’abstraction des situations concrètes de la vie politique. Sous cet angle, le problème réside dans le fait qu’on puisse soutenir que la formulation concrète d’un problème n’importe pas pour sa compréhension. Je cite Antoine sur ce point : « Or, dès lors qu’on affirme que l’articulation du problème donne une certaine tonalité ou teneur au problème, on admet que les problèmes fondamentaux changent eux aussi au gré de l’histoire du questionnement philosophique » (p. 30). C’est là la position gadamérienne, mais également celle de Collingwood et d’Aron. Mais n’est-ce pas précisément l’argument de Strauss de dire que ces articulations concrètes découlent d’une source antécédente (des Idées platoniciennes) et n’en sont que des manifestations particulières ?

En dernière analyse, je suis en accord avec la critique épistémologique qu’Antoine développe. Mais il me semble qu’elle s’ajoute à la critique des dérives pratiques de la position straussienne plus qu’elle ne se substitue à elle.

Réponse à Daniel Tanguay

Fidèle à son habitude, Daniel Tanguay parvient à saisir en quelques phrases l’essentiel du propos de l’ouvrage, mettant du même coup en relief ce qui oppose ultimement Aron et Strauss : d’un côté, une approche réaliste qui se manifeste par un intérêt pour l’étude du conflit entre les unités politiques ; de l’autre, une approche qui se concentre sur le devoir-être et sur la vie à l’intérieur de la cité. Politique en mouvement ou au repos : on retrouve dans la confrontation entre Aron et Strauss l’opposition que ce dernier esquisse entre Thucydide et Platon. Le rapport entre philosophie et politique dans l’expression « philosophie politique » s’en trouve dès lors modifié : une philosophie pour la politique chez Aron, contre une philosophie en dépit d’elle chez Strauss.

Le coeur du propos de Daniel porte sur la relation entre raison théorique et raison pratique. Alors qu’Aron procède à une tentative de séparation des exigences de la raison théorique et de la raison pratique, Strauss entreprend de montrer le caractère premier de la raison théorique. Daniel fait remarquer que c’est peut-être sur ce point précis que les deux perspectives sont le plus éloignées ou irréconciliables. Cela est tout à fait juste. Mais Daniel ajoute que le choix de la raison pratique fait apparaît Aron, dans une perspective straussienne, comme un « Cicéron » des temps modernes. Cette image évocatrice qu’il nous présente tend à montrer que Strauss, dans son combat contre la conscience historique moderne, pourrait demeurer admiratif d’une telle posture qui n’ignore pas la philosophie, mais se consacre aux affaires publiques. Cette suggestion interprétative assouplit en quelque sorte l’opposition entre les deux penseurs pour montrer la complémentarité possible des tâches qu’ils se sont données.

Or Daniel ajoute qu’une différence de choix philosophiques oppose ultimement les deux penseurs. Je le cite : « Aron n’a jamais pris pour thème de sa réflexion philosophique ce qui est, aux dires de Strauss, le thème le plus élevé de la philosophie politique classique : soit la vie philosophique, ou la vie des “sages” ». Le thème de la vie philosophique, à l’avant-plan chez Strauss, est secondaire chez Aron. Ce n’est pas que la question était si claire pour ce dernier. Aron fait quelques fois allusion dans ses écrits à la possible supériorité de la vie philosophique. Il semble croire que le choix de la vie philosophique est un choix légitime, et exprime parfois le regret (mais en est-ce véritablement un ?) de s’être tenu trop près de la réalité politique et de ne pas avoir pu consacrer l’essentiel de son temps aux choses de l’esprit. Dans ses Mémoires, il reconnaît avoir voué ses énergies à répondre aux problèmes du présent par des productions qu’il juge éphémères. On pourrait toutefois soutenir qu’à l’instar de l’histoire de Thucydide, ces productions « éphémères » recèlent une sagesse qui perdure par-delà la différence des temps. Aron a en quelque sorte « résisté » à la double tentation de l’engagement politique et du repli dans la philosophie. On peut supposer que s’il a si souvent dirigé ses étudiants vers les écrits de Strauss, c’est parce qu’il conservait une admiration pour son projet intellectuel.

Les remarques de Daniel culminent en une question qui me force à mettre cartes sur table : « Quelle est la manière la plus satisfaisante pour la philosophie politique contemporaine de répondre à la crise de l’historicisme ? ». Il a raison d’affirmer que je rejette la réponse straussienne à la faveur d’une approche aronienne. Si tel est le cas, que reste-t-il à préserver de Strauss ? Cette question nous ramène à ce qui est fondamentalement en jeu dans le livre. Alors que je présente une opposition initiale entre philosophie et histoire, c’est plutôt la relation entre philosophie et politique qui occupe les devants de la scène dans les derniers chapitres. La réflexion straussienne sur la tension persistante entre la vie philosophique et les affaires de la cité ne peut être éliminée, ne serait-ce que d’un point de vue historique. Strauss montre que, dans l’histoire, l’harmonie entre la poursuite de la vérité et la conduite des affaires politiques est une chose rare (pour ne pas dire inexistante). La connaissance des conditions historiques d’existence de la philosophie est essentielle à la compréhension de son statut et de ses tâches.

Je crois, sur ce point, qu’Aron, en dépit de sa vision pratique ou historique de la philosophie politique, partageait cette conscience d’une tension insurmontable. Dans le très beau texte qu’il consacre à la question de la responsabilité sociale du philosophe, il reconnaît la posture difficile de ce dernier à l’égard de la cité. S’il peut être « conseiller du Prince », il aura aussi à faire face à la possibilité de devoir récuser, au nom de principes supérieurs, les croyances établies sur lesquelles repose un régime. Dans une formule qui ne satisferait probablement pas Strauss, Aron soutient que cette tension est la méthode même de la recherche en philosophie politique[19]. Mesurer l’écart entre l’être et le devoir-être n’est pas un problème de la philosophie politique, mais son essence même.