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La possibilité que les réflexions de Strauss et d’Aron sur la crise de l’historicisme ne soient pas un morceau d’érudition désintéressée sur l’histoire des années 1930, mais parlent bel et bien à notre situation présente, suppose que cette crise, et la critique dont le libéralisme fut l’objet à cette occasion, aient pour Strauss et Aron révélé de notre régime une faiblesse ou un angle mort qui n’étaient pas susceptibles de disparaître avec la défaite du IIIe Reich.

Si les choix qui ont prévalu à l’élaboration de l’ordre politique libéral s’avèrent radicalement problématiques, s’ils s’avèrent être le produit d’une décision « à partir de rien », c’est-à-dire, dans les mots de Schmitt, d’« un simple acte de volonté [qui] ne peut pas engager celui qui veut, quand il se met à vouloir différemment[1] », alors l’ordre politique qui nous avait semblé indissociable d’un mouvement historique irréversible ne peut en effet plus nous apparaître, comme à Kant, sous la forme d’« un bien qui une fois présent se perpétue[2] », mais prend au contraire la forme d’un ordre historique lui-même soumis aux accidents de l’histoire — guerre ou révolution. Comme Aron le devina clairement chez Sorel et Pareto, l’affirmation de l’indétermination de l’histoire était par conséquent aussi liée à une remise en cause d’un régime assujetti au présupposé du progrès. À travers cette affirmation, on remettait donc en cause les conditions de possibilité de la domination spécifiquement bourgeoise et de son aversion caractéristique pour la violence au profit du compromis, de la discussion et du droit. Ainsi Sorel pouvait-il voir dans l’aspiration révolutionnaire, non plus la conséquence pratique d’une analyse scientifique de l’économie capitaliste, mais un mythe, expression d’une volonté :

Une politique sociale fondée sur la lâcheté bourgeoise, qui consiste à toujours céder devant la menace de violences, ne peut manquer d’engendrer l’idée que la bourgeoisie est condamnée à mort et que sa disparition n’est plus qu’une affaire de temps. Chaque conflit qui donne lieu à des violences devient ainsi un combat d’avant-garde, et personne ne saurait prévoir ce qui peut sortir de tels engagements ; la grande bataille a beau fuir : en l’espèce, chaque fois qu’on en vient aux mains, c’est la grande bataille napoléonienne (celle qui écrase définitivement les vaincus) que les grévistes espèrent voir commencer ; ainsi s’engendre, par la pratique des grèves, la notion d’une révolution catastrophique[3].

En effet, observé depuis le point de vue de la conscience historique, le libéralisme apparaît désormais suspendu à la capacité de la volonté qui le veut à soumettre les volontés contraires qui travaillent à sa destruction. Comment ne pas admettre alors, même à contrecoeur, la défaite nécessaire du libéralisme si ce que Schmitt appelle sa volonté de neutralisation le rend de fait incapable d’identifier ses ennemis et de motiver les efforts nécessaires en vue de les combattre ? En décillant notre regard, l’historicisme nous fait donc prendre conscience de notre situation, de la situation de faiblesse du libéralisme. Comme le déclara Aron en 1939 à la veille d’une guerre à laquelle il savait les démocraties trop peu préparées :

L’optimisme politique et historique du xixe siècle est mort dans tous les pays. Il n’est pas question aujourd’hui de sauver les illusions bourgeoises, humanitaires ou pacifistes. Les excès de l’irrationalisme ne disqualifient pas, bien au contraire, l’effort nécessaire pour remettre en question le progressisme, le moralisme abstrait ou les idées de 1789. Le conservatisme démocratique, comme le rationalisme, n’est susceptible de se sauver qu’en se renouvelant[4].

Ce qui était évident dans le cas de Strauss apparaît ici tout aussi clairement chez Aron. Ni l’un ni l’autre ne virent dans la répétition ou le perfectionnement de la philosophie ayant présidé à l’élaboration du projet moderne une réponse viable au questionnement radical introduit par l’historicisme dans notre univers pratique. Tous deux admirent qu’une défense rationnelle de l’ordre libéral issu de ce projet devait impérativement prendre au sérieux cette critique si elle ne voulait pas se bercer des illusions mêmes qui avaient amené les démocraties libérales au bord du gouffre dans leur affrontement avec les régimes et mouvements totalitaires. Tous deux entreprirent à leur manière un renouvellement ou une refondation politique et morale de notre régime sur le fondement de cet examen impartial.

C’est cette homologie de leurs diagnostics et itinéraires, ainsi que les éventuelles divergences auxquelles leurs démarches respectives donneront l’occasion, qui constituent la matière et le sujet de ce livre. Avec une grande érudition, Sophie Marcotte Chénard parvient tout d’abord à restituer l’histoire du problème tel qu’il en vient à se présenter ultérieurement à Strauss et Aron, avant de mobiliser ces deux pensées dans le cadre d’un dialogue fécond et instructif. À ce titre, sa démarche a le mérite d’explorer sans concession la critique qui peut être faite de l’historicisme et de ses conséquences nihilistes, sans évacuer pour autant la question de l’histoire, dans son autonomie, comme source possible d’enseignements pratiques distincts de ceux que nous livre la philosophie politique. Ce qui rend enfin la démarche de l’auteure salutaire, c’est son souci de mobiliser cette réflexion afin de nous libérer de nos illusions présentes sur les forces et les faiblesses du libéralisme face aux dangers multiples qui le guettent. Son but est bel et bien de restaurer, au sein d’un régime de plus en plus paralysé par ses critiques et ses propres renoncements, les conditions de la délibération collective et d’un jugement pratique raisonnable. D’un point de vue plus universitaire, si on le compare aux autres travaux récents à ce sujet, le présent livre se distingue par un intérêt sincère pour Aron, tant on le sent animé par le désir, non pas seulement de nous apprendre des choses à propos de ce dernier, mais de nous donner accès à ce qu’Aron a à nous enseigner. Il combine par ailleurs les mérites d’une approche historique, par les sources, à une véritable compréhension philosophique des problèmes sans laquelle il serait futile de s’interroger sur le rapport d’Aron à ces dernières.

Comme le rappelle Sophie Marcotte Chénard, ces débats commencèrent, bien avant les mouvements révolutionnaires et les violences hyperboliques du xxe siècle, avec l’école historique allemande. Déterminés à contester les conséquences impérialistes de la pensée des Lumières, c’est au nom de l’idée de science rigoureuse que ses fondateurs entreprirent de redéfinir radicalement l’approche des sciences de l’homme par la contestation de l’antithèse de la connaissance et du particulier propre au rationalisme antérieur. Dans l’esprit de ces penseurs allemands, l’affirmation du particulier n’a en effet pas vocation à se limiter à l’expression d’un sentiment esthétique ou à s’enfermer dans le rejet, propre à un certain romantisme, de l’idée même de science ou de raison. L’affirmation du particulier est non seulement compatible avec l’idée de science, mais elle est même le présupposé sans lequel aucune science de l’homme comme être conscient et libre ne saurait correspondre rigoureusement à son objet. Ainsi Ernst Troeltsch peut-il affirmer : « Nous ne pouvons plus penser sans cette méthode ou contre cette méthode, et nous devons bâtir sur elle toutes nos recherches sur l’essence et les buts de l’esprit humain[5]. » Parce que la conscience qu’il a de l’histoire fait partie de l’histoire elle-même, l’homme ne saurait plus se penser en dehors d’elle.

Et c’est en effet parce que l’objet de cette science, l’homme, n’est soumis à aucune loi anhistorique et universelle, parce que de telles lois seraient par ailleurs contraires à sa nature d’être libre, que l’observateur du phénomène humain doit s’interdire de faire de l’objet particulier qu’il étudie le produit d’une loi générale qu’il lui faudrait dogmatiquement induire ou présupposer (p. 55). C’est par la libre activité de son esprit, par ses productions et ses moeurs, par les objets qu’il produit et les conduites qu’il adopte, que l’homme se donne réflexivement à lui-même comme objet de connaissance. L’action, plutôt que d’être rapportée à une maxime, se révèle à sa conscience a posteriori, dans son histoire, sa civilisation ou sa culture, c’est-à-dire dans la relation toujours située entre l’homme et ce qu’il produit (p. 50). La science qui le prend pour objet ne vise plus à formuler un droit naturel destiné à orienter son action, mais au contraire tente de tirer de l’action telle qu’elle s’est déjà produite, et telle que l’homme s’y trouve déjà impliqué en un temps et un lieu donnés, les inclinations d’une volonté qui lui est propre (p. 240).

Le néo-kantisme, dans la généalogie qu’en fait Gerhard Krüger dans Critique et morale chez Kant — livre que Strauss lira avec la plus grande attention —, ne fera en effet selon lui que purger la démarche critique de l’intention, pourtant fondamentale chez Kant, de restaurer la pensée de l’école contre « l’anarchie des esprits libres » pour n’en garder que sa délimitation des tâches de la philosophie et de la science[6]. En vertu de cette expurgation, les choix pratiques n’y sont plus envisagés à partir du sujet tel que sa volonté puisse se subsumer à une maxime universelle, mais en référence à une multiplicité de sphères autonomes de validité avec lesquelles il ne peut entrer en rapport qu’en fonction de critères étrangers les uns aux autres (utilité, sentiment esthétique, justice, etc.). Le problème de l’ordre des choses humaines, c’est-à-dire de la configuration de ces différentes sphères, n’est plus examiné en référence à la question du meilleur régime ou celle d’un commandement rationnel absolument justifié. Bien que l’on ne présuppose plus que ces différents motifs s’inscrivent dans une hiérarchie naturelle, ils ne cessent pas de se présenter à l’observation dans le cadre d’une totalité que l’on suppose cohérente. Seulement, la question de leur rapport n’admet plus pour réponse et ne se donne plus comme objet que la forme positive, examinable par la science, d’une société donnée à un moment de son histoire. C’est l’existence de ces différentes configurations hétérogènes, de ces ordres humains d’ores et déjà donnés, qui permet aux sciences de l’homme d’étudier chaque domaine séparément, ainsi que la manière spécifique qu’a telle ou telle société d’organiser leurs interactions (p. 49). Tendant à se désintéresser de l’agent individuel et de ses motifs, cette science aborde l’action à partir de l’échelle collective où ses effets agrégés deviennent effectivement analysables, celle de la culture en ce qu’elle forme l’individu à partir d’une configuration déterminée des différents motifs humains. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber ne sont que l’un des nombreux exemples possibles d’une telle approche.

Notons que l’un des mérites de la présentation que fait Sophie Marcotte Chénard de l’école historique est de rappeler la conscience aiguë qu’eurent ces penseurs du problème posé par l’historicité du sujet connaissant lui-même, et à quel point l’inquiétude portant sur la possibilité de la science elle-même, et les conséquences nihilistes de la conscience historique, furent, chez eux, présente dès le départ. Et c’est peut-être précisément parce que l’acquis de la conscience historique leur paraissait irréversible que la question de ses conséquences pratiques devenait si urgente. Les pages que l’auteure consacre à Dilthey en particulier rendent fidèlement compte de ces tiraillements. Reprenant une métaphore de Lucrèce, ce dernier affirme ainsi : « Il y a toujours des murs qui nous entourent et dont nous ne cessons de vouloir tumultueusement nous libérer. [Or il faut bien nous rendre à l’évidence] cette tentative est impossible, ici, partout où l’on rencontre ce qui caractérise de manière fondamentale la conscience humaine : son historicité[7]. »

Comment résoudre les questions qui agitent l’homme si la science qui prétend les étudier récuse la possibilité que ces querelles puissent être soldées ? Ce sont ces deux tensions qui fournissent sa dynamique à la querelle des méthodes (herméneutique, criticiste, etc.) dans laquelle la philosophie n’eut plus pour fonction que de fournir cette théorie de la connaissance qui servira ensuite de fondement aux sciences sociales par la circonscription de leur domaine d’étude et l’élaboration de leur méthode (p. 49). À ce titre, et à raison, l’auteure souligne l’importance singulière qu’eurent pour Aron, dans sa confrontation avec la pensée allemande et avec le problème de l’histoire, la figure de Max Weber et la démarche phénoménologique. Weber comme Husserl tâchèrent en effet de surmonter les apories léguées par l’école historique, l’un par le développement d’une réflexion éthique fondée sur cette conscience historique, l’autre par la tentative de décrire la structure naturelle et ordonnée de l’horizon préscientifique au sein duquel s’oriente cette conscience. Il est donc légitime de noter leur rôle dans la constitution du premier projet philosophique d’Aron : « C’est pourquoi en écrivant l’Introduction à la philosophie de l’histoire, Aron a cherché à franchir ce seuil que Dilthey n’avait pas franchi, c’est-à-dire chercher à élaborer une “philosophie politique de l’histoire” qui serait une philosophie de l’action » (p. 148).

La critique qu’effectua Leo Strauss de l’historicisme et de la distinction entre faits et valeurs bénéficie d’un ample traitement thématique dans son oeuvre et d’une large documentation dans la littérature secondaire. Les choses se compliquent dans le cas d’Aron, comme le montre bien l’auteure. Tout en mettant Strauss et Aron en regard dans ce livre, il est indéniable qu’elle est davantage convaincue par une approche aronienne de l’action qui ne nierait pas les apports de la conscience historique des modernes. C’est donc sur lui que nous concentrerons ici nos remarques, puisqu’il nous semble que, sur les points décisifs, son positionnement vis-à-vis de Strauss est guidé en premier lieu par l’interprétation particulière qu’elle offre d’Aron.

Si l’on veut résumer ces débats, on peut dire que le statut de l’histoire et de la conscience historique chez Aron dépend de celui que l’on attribue à sa thèse d’État, L’introduction à la philosophie de l’histoire, dans le reste de son oeuvre, et avec elle, à l’influence sur sa pensée de la sociologie allemande et du néo-kantisme. Dans ces années qui accompagnent et suivent son séjour en Allemagne, Aron découvre effectivement la sociologie allemande. Si les influences sont multiples, Weber, auquel l’auteure consacre à ce titre un chapitre entier, ressort indéniablement comme le héros de la seconde jeunesse d’Aron, ce qu’il admet lui-même à la fin de sa vie : « C’est chez Max Weber que j’ai trouvé ce que je cherchais ; un homme qui avait à la fois l’expérience de l’histoire, la compréhension du politique, la volonté de la vérité, et, au point d’arrivée, la décision et l’action[8]. »

C’est à ce point que Sophie Marcotte Chénard situe la divergence entre Strauss et Aron (p. 215). Pour elle, l’affirmation du politique chez Aron se fonde, non pas sur les présupposés d’une philosophie anhistorique, mais sur l’affirmation d’une conscience historique qui maintient l’agent face à l’indétermination caractéristique du domaine pratique. La pluralité des fins humaines possibles et les incertitudes inévitables de l’action laisseraient ainsi place à un jugement correctif et raisonnable qui ne passerait pas par l’affirmation d’une règle posée a priori. C’est dans cette indétermination que la modération aronienne trouverait sa source en vertu d’un raisonnement assez analogue à celui de Weber concernant l’éthique de responsabilité.

L’auteure produit là sans conteste un des argumentaires les plus convaincants de la littérature en faveur de cette interprétation. Elle intègre par ailleurs cette dernière dans une présentation dense et fournie des approches concurrentes. Sans donc en contester le sérieux, il nous semble toutefois qu’il reste de bonnes raisons de penser que ce ne fut pas là véritablement le projet d’Aron.

Cette interprétation appelle en effet trois interrogations. Premièrement, Aron a-t-il cru possible de fonder la « volonté d’action raisonnable » à partir d’un argumentaire de style wébérien ou néo-kantien ? Deuxièmement, si Aron a dû se démarquer d’une approche strictement wébérienne pour ce faire, cette déviation demeurait-elle confinée dans le cadre d’une réflexion sur la conscience historique ou allait-elle dans la direction d’une approche de l’action que certains ont pu qualifier d’aristotélicienne ? Et enfin, l’interprétation que donne Strauss de la philosophie politique ancienne évacue-t-elle véritablement ce que Sophie Marcotte Chénard pointe à juste titre comme l’indétermination propre au domaine pratique ? Sur ces trois sujets, l’oeuvre des deux auteurs laisse place à un doute herméneutique que la présente discussion permettra peut-être de dissiper. Suivant la réponse que l’on apportera à ces questions, on verra les démarches de Strauss et d’Aron diverger ou converger.

Héritier de la démarche historique, Weber eut néanmoins l’ambition de livrer une analyse de l’agent dans son rapport à sa propre action d’une manière qui rendrait justice aux conflits moraux et à la réalité politique. En ce sens, son influence sur Aron fut dans un premier temps, et sans aucun doute, libératrice par rapport à l’impasse que constituaient le pacifisme d’Alain et l’idéalisme de Léon Brunschvicg. Peut-on néanmoins, comme semble le suggérer l’auteure, placer sa pensée dans la continuité de celle de Weber ? Sans nier le fait que ce dernier a permis à Aron d’amorcer son mouvement de retour au point de vue naturel de l’agent, les contradictions dans lesquelles la sociologie wébérienne se trouvait irrémédiablement empêtrée autorisaient-elles en dernière analyse Aron à mener cette démarche à son terme sans rompre avec cette influence initiale ?

Si l’histoire joue bel et bien un rôle important dans la réflexion d’Aron, c’est par l’accès qu’elle fournit à ce que Sylvie Mesure décrit comme la question « du rôle inexplicable de l’individu dans l’histoire[9] ». L’étude critique de l’histoire permet en effet de distinguer les causes qui font agir les hommes par opposition aux motifs qu’ils invoquent comme fin de leur action.

Expliquer le rôle de l’individu dans l’histoire revient en effet à opposer le domaine de ce qui dépend de nous, c’est-à-dire des choix politiques et moraux que nous effectuons, à celui des causes qui nous font agir, pour ainsi dire que nous le voulions ou non, et sans que nous sachions nécessairement pourquoi. Par ailleurs, la question de la fin de l’action dût-elle être résolue que la question de l’agent le plus à même de commander en son nom resterait ouverte. L’affirmation de la primauté du politique tend donc à replacer au centre de la réflexion politique celle du caractère moral, la question des qualités, compétences et dispositions que l’agent manifeste et déploie dans sa poursuite des biens humains.

L’option de Weber pour expliquer ce rôle fut d’opposer au déterminisme historique l’indétermination du champ des fins offertes aux décisions contradictoires et parfois mutuellement exclusives de volontés en conflit. La neutralité axiologique qui fonde la science serait ainsi essentiellement et inévitablement liée, à travers l’indétermination de la volonté qui produit l’action, à l’affirmation de l’agent, d’une part, et au caractère inévitable des conflits entre ces volontés qu’aucune raison ne départage. Or Aron, commentant Weber, dit à ce sujet : « La diversité historique des valeurs, des croyances et des cultures, est le fait : l’historien et le sociologue ne peuvent pas ne pas constater ce fait premier. Mais ils ne pourraient le donner pour dernier sans rendre impossible la science de cette diversité[10]. »

Aron respecte ici à n’en pas douter la détermination de Weber à regarder ces conflits en face. Mais il n’en affirme pas moins que, pris comme fait dernier, l’horizon de la guerre des dieux rendrait selon lui impossible la science de ces mêmes conflits. Sans rien nier de ceux-ci, Aron semble donc ici rejeter entièrement la compréhension que Weber entend tirer d’eux concernant les motifs humains. Nous ne poursuivons en effet jamais les biens que nous estimons d’une manière purement esthétique, comme une inclination ou un choix qui se passent de raisons. Pour le dire plus clairement, ce que la science moderne de l’homme appelle des jugements de valeurs ne sont jamais simplement pour celui qui juge de simples décisions sans fondement ultime. Les motifs de notre action contiennent toujours l’affirmation, même confuse, d’un certain bien. Et ce bien ne peut pas véritablement être bon sans être toujours en même temps le motif d’un commandement possible, le principe d’une loi commune. Le fait que la poursuite de tels biens soit la source des conflits les plus graves entre les hommes est-elle d’ailleurs seulement ou tant due à l’opposition des biens visés ou à leur caractère mutuellement exclusif — et donc à la confrontation des volontés qui les désirent, comme le veut Weber ? Leur intensité ne dérive-t-elle pas plutôt précisément du fait qu’ils entendent répondre au même besoin ou à la même question ? À partir de cette unité qui se rend visible dans l’histoire, mais manifeste en réalité une certaine nature, comment ne pas poser la question de l’ordre naturel de ces besoins, ou plus modestement comment ne pas penser l’espoir de la réconciliation ?

Si l’indétermination des motifs est donc vraie à titre phénoménologique — aucun ne s’impose de lui-même et à tous —, aucune morale ne peut être tirée de cet état de fait sans aboutir à « une philosophie du déchirement » que « personne ne vit ». Discutant Pareto quelques années plus tôt, Aron laisse affleurer les raisons de son désaccord : « (…) droit naturel, justice, liberté ne sont jamais donnés à titre de faits, jamais ces notions ne s’organisent en un système sans défaut ou ne sont traduites pleinement en institutions. (…) Si l’on prétend interpréter l’action humaine, il importe de dégager le type de motivation auquel elle appartient et de retrouver les fins auxquelles elle tend, au-delà des buts immédiats que l’on peut constater. Or Pareto se désintéresse des fins dernières, il les ignore[11]. » Jamais donnés à titre de faits, jamais pleinement traduits en institutions, les motifs de notre action dépendent en d’autres termes des rapports de commandement et d’obéissance qui conditionnent leur application. Que quelque chose en l’homme ou entre les hommes se refuse à une telle application n’autorise pas toutefois à en déduire le fait que les motifs humains sont indécidables en raison :

Le guerrier ne comprend pas toujours le brahmane, mais le brahmane n’ignore jamais le guerrier : il hésite entre l’utopie d’une cité où le guerrier obéirait à ses ordres et la sagesse qui se satisfait d’une cité où les philosophes auront le loisir de penser, mais non l’ambition de régner, résignés à « l’histoire pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien ». Quel que soit son choix, il n’apercevra pas de « guerre des dieux ». Si le philosophe adhère à l’utopie, il conserve l’espoir de la réconciliation. S’il est sage et donc résigné à la non-sagesse des autres, pourquoi verrait-il un conflit inexpiable entre lui et les insensés, entre ceux qui méditent et ceux qui combattent[12] ?

En retournant au point de vue de l’agent, Aron cherche-t-il donc à retrouver l’indécision intrinsèque au domaine pratique ou bien cherche-t-il au contraire à ramener la question de l’ordre des choses humaines à ces motifs en tant qu’ils sont la seule cause spécifiquement humaine et donc la seule source possible d’un ordre juste ? La reconnaissance du rôle de la fortune et des passions dans l’histoire n’obère donc pas dans l’esprit d’Aron l’idée d’une hiérarchie naturelle des motifs, mais simplement sa transcription dans l’histoire telle qu’elle se déroule. À cet égard, son point de vue est-il si différent de celui de Strauss ?

Si Strauss nous ramène à la question du meilleur régime, son interprétation de la République repose précisément sur l’idée que la cité en discours n’est, contrairement à la cité en acte, pas soumise au pouvoir de la fortune et des passions. Elle ne saurait donc être conçue comme l’affirmation d’un dogmatisme anhistorique étroit destiné à guider infailliblement l’action, mais comme un dispositif heuristique où viennent en lumière par leur absence ces éléments structurants de notre condition pratique, de cette nature que le philosophe trouve et ne crée pas.

Nous ne voudrions pas toutefois laisser l’impression que ce livre aboutit à une alternative sommaire entre Strauss ou Aron. Dans le cadre limité de cet exercice, il paraissait néanmoins important de se concentrer sur les points où, dans son interprétation des deux auteurs, Sophie Marcotte Chénard ouvrait la voie à une discussion ouverte sur leurs intentions respectives et les possibles désaccords herméneutiques que son approche pouvait occasionner.

Il est clair, et Sophie Marcotte Chénard a raison de le souligner, que tous deux tâchèrent de restaurer les conditions du jugement pratique et de rétablir pour cela le caractère moral et les vertus pratiques comme des composantes essentielles de la réalité dont la science politique entend offrir la compréhension. En nous rappelant que cette réalité ne nous est connaissable que par l’examen des motifs invoqués par l’agent lui-même et qu’il y a donc quelque chose à apprendre de l’agent et de son discours sur sa propre action, chacun d’eux a oeuvré contre les excès de l’irrationalisme sans sacrifier à l’exigence de la recherche de la vérité. Ce livre reste en cela fidèle à la démarche des deux auteurs qui lui fournissent sa matière.