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Que la Critique de la raison pure renouvelle et complexifie en même temps la question de la signification anthropologique de la philosophie, c’est ce que suggère déjà tout un pan de sa réception. Les esquisses en vue d’une anthropologisation de la critique[1] au xixe siècle, ou les désignations de Kant comme annonciateur d’une nouvelle anthropologie philosophique au xxe siècle[2], tablent en effet sur une même évidence, qu’elles développent chacune à leur manière. Comme l’indique la lettre du texte kantien, c’est bien la raison de l’être humain qui continue de se trouver au centre de la critique de la raison pure et qui fournit donc sa matière à la nouvelle philosophie transcendantale. La raison pure est aussi « notre raison pure », c’est-à-dire une « raison humaine universelle[3] ». Les rappels du cadre anthropologique à l’intérieur duquel se déploie la révolution kantienne se caractérisent pourtant, en dépit de l’intérêt célèbre que vouait le professeur de Königsberg à la discipline anthropologique, par une forme de laconisme qui transforme rapidement l’évidence en problème. Philosophie transcendantale et anthropologie se voient rapprochées à l’extrême, mais sans que ne soient fournies d’explications quant à la signification précise de ce second terme dans un contexte qui ne peut la laisser inchangée. Avant même de rencontrer la question épineuse du lieu qu’il convient d’accorder à la science de l’humain au sein du système[4], le lecteur de Kant se voit, autrement dit, confronté au problème que pose la présence récurrente, mais rarement thématisée, d’une « clause anthropologique » qui redouble la philosophie critique et qui semble, par là, brouiller son cadre.

Sur le plan de la seule forme, cette clause engendre un problème interprétatif du fait de sa prégnance dans les pages de la Critique, tout se passant comme si l’auteur avait délibérément tenu à ce que la dimension anthropologique de son entreprise ne soit jamais perdue de vue. Ce que l’introduction du texte explique en peu de mots, soit que l’ouvrage prend pour objet la « connaissance humaine a priori[5] », ne constitue donc pas un hapax en regard des nombreuses autres précisions fournies par Kant au sujet des paramètres de son travail. La Logique répétera d’ailleurs ce redoublement caractéristique du rationnel et de l’anthropologique : « la méthode critique de philosopher » y est présentée comme celle « qui consiste à enquêter sur le procédé de la raison elle-même, à analyser l’ensemble de la faculté humaine de connaissance et à examiner jusqu’où peuvent bien s’étendre ses limites[6] ». On peut donc dire que, de l’avis de Kant lui-même, un rapport de quasi-synonymie paraît unir la raison jugée par la philosophie critique et la raison de l’être humain.

Sur le fond, pourtant, la présence de l’être humain au centre de l’entreprise kantienne ne va pas de soi. Elle ne saurait par exemple être lue comme la réitération d’un topos philosophique, que l’on pourrait être tenté de faire remonter à Platon (comme le fait d’ailleurs Kant lui-même[7]). La raison en est que la philosophie transcendantale kantienne, dans son effort pour préserver du scepticisme la validité universelle de la connaissance synthétique a priori, paraît en son esprit même faire pièce à tout rétrécissement spécifique du champ des vérités philosophiques. C’est sans doute à Husserl, pour des raisons qui tiennent cette fois à la genèse particulière de la phénoménologie, que l’on doit d’avoir débusqué avec le plus de netteté ce caractère de fausse évidence qui recouvre l’équation kantienne. Si la lecture husserlienne de la Critique de la raison pure n’est pas celle d’un commentateur ayant des visées principalement exégétiques, les questions quelque peu abruptes qu’elle soulève lui confèrent pourtant une valeur particulière. Plutôt que de constituer un truisme, l’amalgame de la raison pure et de la raison humaine ne représente-t-il pas, au fond, un oxymore insoutenable ? N’est-ce pas de deux choses l’une : ou bien une philosophie transcendantale qui se meut dans un espace de pensée véritablement universel, ou bien une philosophie anthropologique qui, au nom d’une concrétude cher payée, restreint l’extension de ses propositions et ouvre la porte aux formes les plus délétères du scepticisme ?

Ces questions, dirigées aussi bien à l’endroit du texte de la Critique de la raison pure qu’à l’endroit de ses héritiers psychologistes, Husserl ne cesse en effet de les revisiter, comme si les variations autour de ce thème constituaient pour lui autant d’occasions de clarifier le programme de sa propre entreprise. Elles conservent néanmoins leur importance pour le lecteur de Kant, qui peut tout à fait en réécrire le libellé sur un ton moins suspicieux. Comment Kant peut-il vraiment affirmer l’humanité du transcendantal sans contredire ses propres prétentions, et quel est le motif exact qui se cache derrière cette qualification anthropologique à laquelle l’auteur tenait visiblement ? En prenant appui sur l’une des principales critiques formulées par Husserl, nous aimerions désamorcer un malentendu auquel il est facile de succomber au cours de la lecture de la Critique, et montrer qu’en dépit de sa forte dimension anthropologique, l’ouvrage ne prend pour foyer de son enquête que la « raison (…) elle-même[8] ». L’humanité de notre raison, plutôt que d’être assimilable à une évidence trompeuse que Kant aurait naïvement placée au principe de la critique, doit être comprise comme une découverte de la raison à son propre sujet, au terme de l’examen qu’elle entreprend relativement à la nature et aux limites de son pouvoir de connaître. Dans ce qui constitue justement un renversement de l’évidence commune, l’humanité ne sert à vrai dire qu’à nommer et à rappeler une finitude qui la précède.

I. La critique husserlienne de « l’anthropologisme » chez Kant

On se heurte rapidement, en parcourant les divers jugements critiques rendus par Husserl au sujet de la philosophie kantienne, à leur nature fluctuante et parfois carrément ambiguë[9]. Bien qu’il soit difficile de démêler l’ensemble des raisons derrière ce curieux mélange de méfiance et de révérence, l’essence trouble de ces appréciations reflète clairement la situation particulière, comme en porte-à-faux, que le phénoménologue attribuait à Kant au sein de l’histoire de la philosophie. À la fois l’inventeur génial d’une nouvelle manière de philosopher et l’ultime représentant de la philosophie comme science rigoureuse, Kant mérite d’abord, aux yeux de Husserl, d’être louangé pour avoir prolongé « l’esprit de la tradition platonicienne[10] » portée vers la science, et ce, à partir du « sol absolu de la subjectivité transcendantale[11] ». C’est cependant la nature singulière de cet effort pour réaliser l’idéal ancien de la philosophie par la voie essentiellement nouvelle de la philosophie transcendantale qui dut confondre Kant : à l’occasion des bouleversements engagés par son oeuvre, ce dernier aurait perverti le sens de sa percée en se montrant coupable de l’erreur que Husserl n’a, pour sa part, jamais cessé de combattre des Recherches logiques jusqu’aux années 1930, à savoir la relativisation anthropologique de la connaissance[12]. D’où la nécessité, pour Husserl, non pas de revenir en amont de la révolution kantienne, mais plutôt de soumettre celle-ci à une « analyse critique[13] », comme il l’écrit dans la Krisis, de sorte à en accomplir finalement la signification historique.

On en revient ainsi souvent à suivre le phénoménologue dans le dédale de ses reproches, à la dénonciation d’« un anthropologisme chatoyant ayant eu de graves conséquences métaphysiques et plaçant d’emblée le concept d’a priori, les concepts transcendantaux de facultés, le concept d’aperception transcendantale, dans une obscurité non scientifique[14] ». C’est dire qu’à rebours d’une lecture possible de la Critique de la raison pure qui omettrait d’interroger sérieusement sa clause anthropologique, Husserl problématise pour sa part à l’extrême cette récurrence, comme s’il s’agissait d’une thèse à partir de laquelle il était possible de ressaisir puis d’évaluer la philosophie transcendantale de Kant dans son ensemble. Selon l’indication fournie par le titre d’un manuscrit de 1908, la charge de Husserl se laisse fréquemment comprendre comme une charge « [c]ontre la théorie anthropologique de Kant[15] ».

Le sens et la portée exacts de cette charge gagnent en clarté une fois la critique resituée dans le sillage d’un désaccord plus général, qui oppose la conception qu’entretenait Husserl de la discipline philosophique à la facture particulière de l’entreprise kantienne. Aux yeux de Husserl, l’indice premier des limites rencontrées par Kant est le contraste éclatant entre, d’un côté, l’exigence de parfaite et de complète justification de soi inhérente à l’idée de philosophie[16] et, de l’autre, l’intangibilité patente des principales thèses aux soubassements de l’édifice critique. Dans un manuscrit particulièrement véhément des années 1920, Husserl résume en ces mots l’idéal raté par Kant :

Une philosophie, si tant est qu’elle possède un sens propre, n’est pas simplement science en général, mais science de la « clarté » et de la « distinction » complètes, de la reddition de comptes ultime, qui ne tolère en aucun sens ni en aucune direction des abysses cachés, des dimensions de problèmes négligées, ou une confusion entre des orientations de connaissance corrélatives[17].

Du point de vue de l’histoire de la philosophie, c’est la signification inédite des méditations de Descartes qui aurait échappé à Kant. L’obscurité kantienne est pour Husserl le signe d’un manque de radicalité : au lieu d’épouser l’exigence qui oblige le philosophe à n’accepter qu’un point de départ absolu, entièrement saisissable et justifiable dans l’évidence, Kant aurait choisi de faire reposer sa critique sur un domaine de faits prédonnés, pour ensuite se contenter de débusquer, sur un mode de recherche curieusement analogue à celui des sciences de la nature, les conditions qui semblent justifier ces faits. En ce sens, c’est la méthode « régressive » et « constructive » de Kant qui permet d’accuser l’entreprise critique au regard des critères de clarté et de radicalité qu’endosse Husserl. En entérinant un ensemble de thèses imparfaitement élucidées (que des choses nous affectent[18], que le monde ambiant de la vie quotidienne constitue une évidence[19], que la science est objectivement valide[20], qu’il existe une pluralité de sujets partageant des propriétés communes[21], etc.), la philosophie transcendantale kantienne ne se déploie jamais, de l’avis de Husserl, que « dans le cadre d’une considération concrète, quoiqu’universelle, de notre expérience, de notre monde de l’expérience ainsi que de nos sciences de ce monde de l’expérience[22] ». Dit autrement, elle ne se déploie qu’à la faveur d’un certain nombre de présuppositions psychologiques ou psychophysiques gommant par leur provenance la distinction de la sphère transcendantale :

Toute méthodologie régressive « transcendantale » au sens spécifique du mot — utilisée abondamment par Kant et privilégiée de manière presque exclusive dans le néokantisme — opère à partir de présuppositions qui ne sont jamais visitées systématiquement, jamais établies scientifiquement, et qui, surtout, n’ont pas été établies sur le sol transcendantal pur. (…) Toutes les méthodes régressives flottent visiblement dans les airs, tant qu’un tel sol n’est pas donné et travaillé et tant que les connaissances dont a besoin la méthode régressive à titre de présuppositions positives n’ont pas été conquises par des méthodes progressives[23].

La démarche ici qualifiée de « progressive » par Husserl, comme on le sait, substitue à la remontée de l’objet donné vers sa condition subjective la prise en charge initiale du rapport « d’appartenance insécable[24] » unissant le cogito au cogitatum. Seule une clarification initiale du sol ultime de la corrélation doit garantir la possibilité d’une description complète des lois d’essence régissant la synthèse des divers domaines de l’étant. Kant, dans la lecture de Husserl, met donc à bon droit en lumière le pouvoir synthétique de la conscience, mais le problème est qu’il conquiert maladroitement ce résultat sans s’être ménagé de façon méthodique un accès à la spécificité du transcendantal — bref, il n’a pas su voir le transcendantal comme un champ à part entière. Alors qu’il importe, pour Husserl, de dévoiler d’entrée de jeu la vie de l’ego transcendantal ou de la conscience pure, puis de se tenir fermement dans la sphère de ses prestations afin de ressaisir le sens des évidences de l’expérience naïve, les déductions kantiennes, par leur trajectoire apparemment inversée, ne cesseraient quant à elles de brouiller les domaines d’analyses empiriques et transcendantales en recourant à « d’autres méthodes que celles qui sont prédessinées par le contenu de ce Je et de cette conscience[25] ».

C’est dans le but d’asseoir la spécificité du champ transcendantal que la philosophie husserlienne fait valoir, à rebours de la méfiance qu’entretenait Kant vis-à-vis l’introspection, la possibilité d’une présence non médiatisée du sujet à lui-même et d’une description immédiate du transcendantal. Le paragraphe 30 de la Krisis est particulièrement clair à cet effet. Après avoir rappelé la difficulté que pose « la doctrine kantienne du sens interne, selon laquelle tout ce qui est montrable dans l’évidence de l’expérience interne est déjà redevable de sa forme à une fonction transcendantale, celle de sa temporalisation », Husserl en appelle dans ce texte à sauver le sol apodictiquement nécessaire et ultime de la science par le moyen d’un approfondissement de la notion d’intuition. Si Kant ne pouvait « transposer dans des concepts intuitifs les résultats de sa méthode régressive » ni envisager une démarche progressant à l’intérieur du champ infini de la connaissance transcendantale, poursuit Husserl, cela s’explique par l’état inabouti de la psychologie d’inspiration naturaliste en vogue à son époque. Au phénoménologue informé des avancées substantielles de la psychologie descriptive, il incombe cependant de « donner un sens clair aux concepts d’un transcendantal-subjectif » et de « faire subir au concept même de l’intuitivité, à l’opposé de son acception kantienne, un élargissement essentiel (…) quitte à ce que l’intuition, dans cette nouvelle attitude, perde son sens habituel[26] ».

C’est toujours cette manière de débusquer les conditions transcendantales de la connaissance par le truchement de constructions discursives que Husserl dénonce lorsqu’il évoque, dans la Krisis comme ailleurs, la « façon mythique de parler[27] » propre au discours kantien. Déterminé à reconduire l’objectivité aux effectuations de la conscience, Kant se voit finalement contraint, dans l’analyse de Husserl, de discourir au sujet de « facultés », de « fonctions », de « formations » qui appartiennent à « une sorte de subjectif » qu’il n’aperçoit jamais et que « nous ne pouvons principiellement pas nous rendre clair intuitivement, ni sur des exemples de fait, ni par une authentique analogie[28] ». Or cette accusation nous place au seuil du problème de la qualification anthropologique de notre pouvoir de connaître. Car on peut au moins se demander : « d’où Kant puise-il toute la connaissance psychologique au sujet des facultés, qu’il présuppose d’emblée dans sa critique de la raison, alors qu’il ne la présente pourtant pas comme nécessité d’essence[29] » ? La conception kantienne des facultés transcendantales cherche sa consistance, répond en substance Husserl, dans l’acceptation d’un fait ininterrogé : celui d’une « singularité originaire (Ureigenheit) de la subjectivité humaine[30] ». Le sujet de la révolution copernicienne, garant de l’objectivité et de la forme a priori de l’expérience, serait ainsi l’objet d’une sorte de présupposition dogmatique ayant valeur d’exemple pour toute la démarche de Kant, la présupposition voulant que ce sujet soit un sujet humain lesté de formes spécifiques ne valant que pour lui[31].

En fédérant ses découvertes transcendantales sous l’identité d’un sujet doté de facultés spécifiques, la doctrine kantienne des facultés trahirait en somme un psychologisme tantôt tacite, tantôt plus explicite. Elle couperait dans tous les cas l’accès à la nécessité véritable (eidétique) en anthropologisant les formes inhérentes aux facultés en jeu dans la connaissance, et en limitant de ce fait la validité de ces formes au seul domaine de la connaissance humaine. Alors que certains textes déplorent des facultés psychiques, des propriétés purement factuelles, etc., un passage étonnant de la main de Husserl va jusqu’à laisser entendre que les concepts purs de l’entendement ne se comprennent en leur limitation anthropologique que comme le résultat factuel de la création de l’intelligence humaine par Dieu[32]. Dans son dépassement de la lettre kantienne, cette interprétation — qui est, sans surprise, isolée — indique le coeur des réserves épistémologiques de Husserl : la reconduction de la validité des percées transcendantales à la sphère de l’être humain lui apparaissait comme une limitation naïve et injustifiable de ces connaissances a priori — sorte de preuve ultime des lacunes dans la méthode choisie par Kant.

On voit mal, allègue Husserl, comment la clause restrictive « pour nous hommes[33] » pourrait être compatible avec l’authentique nécessité de la connaissance a priori. Si la forme de l’espace ne dépendait véritablement que du fait de la subjectivité humaine en sa spécificité, il faudrait en toute conséquence conclure, par exemple, que l’ordonnancement spatial du divers sensible n’est jamais pour nous qu’un fait de valeur inductive[34]. L’argument vaut bien sûr aussi pour les lois de la nature dont Kant situe l’origine dans l’entendement humain. Une fois acceptée leur restriction anthropologique, la nécessité de ces lois paraît se muer en une mystérieuse facticité : « Nous nous sentons (fühlen) certes liés, résume Husserl, lorsque nous rendons les jugements en question, mais sans savoir véritablement pourquoi. Le pourquoi trouve sa réponse par le recours à une facticité, à la particularité de l’intelligence humaine, qui n’est pas la seule possible[35] ». L’impossibilité de percevoir un objet hors de l’espace, ou de connaître la nature en fonction de catégories différentes, ne serait ainsi pour Kant qu’une incapacité contingente, agissant sur nous à la manière d’une contrainte (Zwang). Autant dire que la Critique de la raison pure repose sur une confusion malheureuse entre la généralité de fait et la nécessité eidétique. Husserl le suggère explicitement en 1908 :

Seules des confusions expliquent la prise de position de Kant : il confond la contrainte (Nötigung) générale, qui provient de la particularité humaine (d’un fait) et qui ne peut être connue que par celui qui a prouvé l’existence de cette particularité (ce qui ne serait possible que dans l’expérience), avec la nécessité qui est vue (eingesehen) comme le ne-pas-pouvoir-être-autrement d’une chose vue de façon générale, dans son application à un cas individuel arbitraire présenté comme arbitraire[36].

Si Husserl peut y aller de telles accusations et soutenir que Kant transforme les vérités synthétiques a priori en simples « faits généraux[37] », c’est qu’il confère à la clause anthropologique de la Critique de la raison pure une fonction explicative. Par elle, Kant cherche, selon Husserl, à rendre compte de la portée générale des facultés transcendantales et des propositions qui s’y attachent : l’universalité de ces dernières s’expliquerait par ce simple fait que nous sommes tous des êtres humains, et que l’entièreté l’ensemble de nos connaissances doit dès lors forcément se plier aux conditions de ce régime d’humanité[38]. Or, enter de la sorte la généralité pure sur un fait, cela ne revient-il pas de manière évidente à limiter l’universalité qui devrait appartenir au champ de la connaissance transcendantale[39] ?

Ainsi Husserl n’hésite-t-il pas à ranger la philosophie kantienne, du fait de cette limitation, sous la rubrique de l’« anthropologisme[40] ». Et comme toute forme de relativisme spécifique, cette philosophie se révélerait fondée sur une incohérence couvant un scepticisme stérile. On lit notamment, dans un écrit de 1903 qui réplique la structure argumentative employée à l’encontre du relativisme anthropologique dans les Recherches logiques, la critique suivante :

La doctrine kantienne semble impliquer le même contresens que celle de Hume ; car la théorie : « toute connaissance humaine n’est que phénoménale puisqu’elle se range sous les formes humaines » ne revendique pas une signification simplement phénoménale, mais bien une signification absolue ; or cette théorie, comme toute théorie, ne devrait avoir qu’une signification phénoménale. (…) Nous entrons ici dans un cercle ou dans une contradiction. Nous ne sommes pas sauvés par Kant face au scepticisme le plus grave, mais sommes entraînés dans un scepticisme encore plus grave que ne l’est le scepticisme humien[41].

On découvre sous quel angle il s’avère fécond d’interpréter l’eidétique développée par Husserl comme un effort pour inverser la révolution copernicienne par le moyen d’une « désubjectivation de l’a priori[42] », et comme un élagage systématique des thèses qui complètent le prétendu anthropologisme kantien. De fait, aux dires de Husserl lui-même, la phénoménologie s’évertue à faire exploser les limites inhérentes à la « conscience humaine » en troquant celle-ci pour « la conscience en général[43] ». Mais le lecteur de Kant, de son côté, s’étonne en constatant l’énorme poids qu’accorde le phénoménologue à la clause anthropologique qui ponctue le texte de la Critique. Husserl, dans les textes cités, érige le fait humain en véritable principe explicatif au fondement de l’armature kantienne, avant de protester vigoureusement contre la restriction du champ de validité des propositions a priori exposées par Kant. On peut toutefois poser la question, tant la logique de la critique semble aller de soi : Kant cherche-t-il effectivement à expliquer la nécessité de nos connaissances synthétiques a priori en faisant de la raison humaine le sujet et l’objet de sa Critique ? Et du point de vue de Kant, l’introduction de la clause anthropologique dans les développements de cette Critique pourrait-elle se laisser comprendre autrement que comme l’immixtion d’une donnée ininterrogée au principe de la recherche transcendantale ?

II. La difficile qualification anthropologique de la connaissance chez Kant

Prima facie, l’accusation selon laquelle Kant aurait expliqué le transcendantal à partir d’un simple faktum anthropologique non questionné paraît curieuse, vu l’insistance avec laquelle l’auteur stipule que les connaissances consignées dans la Critique ont été puisées « aux sources générales de la raison[44] ». Le reproche nous plonge carrément dans l’embarras, lorsqu’on se rappelle que l’écart qui sépare la nécessité simplement subjective, qui serait assimilable à la contrainte exercée par d’hypothétiques facultés innées, et la nécessité objective, qui appartiendrait par essence aux catégories (le « ne-pas-pouvoir-être-autrement » dont parle Husserl) est explicitement thématisée par Kant dans l’une des sections centrales de son ouvrage. De fait, au paragraphe 27 du second texte de la déduction transcendantale des catégories, Kant envisage momentanément une voie médiane pour rendre compte de l’objectivité des concepts purs de l’entendement : il se pourrait que ces concepts, plutôt que de relever de la spontanéité de l’entendement ou de la simple expérience, soient en réalité des « dispositions subjectives de la pensée », placées en nous par un créateur qui agirait alors comme garant de leur accord avec les lois de la nature. L’hypothèse d’une « sorte de système de la préformation de la raison pure[45] » est néanmoins aussitôt rejetée, et ce, par un argumentaire qui préfigure celui-là même que mobilise Husserl dans sa critique. « Contre cette voie intermédiaire, écrit Kant, l’objection décisive (…), c’est que, dans ce cas, manquerait aux catégories la nécessité qui appartient par essence à leur concept[46]. » De fait, la nécessité que l’on doit accorder aux concepts purs de l’entendement serait tout simplement « fausse », si elle n’était en dernier lieu qu’« arbitraire et innée en nous[47] ». Elle ne relèverait que de l’ordre du « ressenti » (gefühlt), une hypothèse signant la ruine du transcendantal et menant tout droit au scepticisme en fournissant à tout un chacun un motif pour contester l’application de ces catégories.

S’il ne s’agissait que d’atténuer le caractère tranchant de la critique husserlienne visant la relativisation anthropologique de la connaissance chez Kant, il ne serait guère nécessaire d’aller beaucoup plus loin. Pour cependant mettre en place les conditions d’une éventuelle discussion véritablement féconde, un pas supplémentaire est requis. Car que Husserl ait cherché à retourner contre Kant son propre argument ou qu’il ait tout simplement négligé la portée de cette remarque à l’intérieur de la déduction transcendantale, la critique oblige en toute hypothèse à prendre au sérieux la question qu’elle implique : comment Kant peut-il légitimement qualifier d’« humain » notre pouvoir de connaître, dès lors qu’il attache lui-même à ce pouvoir de connaître une nécessité universelle irréductible à l’organisation simplement subjective du sujet connaissant ? La difficulté, en l’espèce, est que la signification exacte de la référence anthropologique qui traverse le texte de la Critique de la raison pure ne s’impose pas d’elle-même.

Rappelons que lorsqu’il ressaisit le travail accompli dans l’ouvrage, Kant cherche fréquemment à désamorcer le malentendu qui pourrait mener à interpréter celle-ci comme un examen des prestations simplement factuelles de la raison : la critique achevée, lit-on par exemple dans la Discipline de la raison pure, passe au crible « non pas les faits de la raison, mais la raison elle-même dans tout son pouvoir et dans toute l’aptitude qui est la sienne d’atteindre à des connaissances pures a priori[48] ». Ainsi Kant escamote-t-il de façon remarquable toute référence anthropologique lorsqu’il s’agit de circonscrire explicitement les sources de son entreprise. La raison qui est convoquée à son propre tribunal n’est pas une raison identifiée d’emblée comme celle de l’être humain (laquelle pourrait alors se caractériser par telle ou telle impuissance factuelle, tel ou tel succès qu’on pourrait attester) : la critique, comme le spécifie le passage d’où provient cette métaphore juridique, est bien plutôt celle « du pouvoir de la raison en général (überhaupt)[49] ». Kant n’annonce pas l’inspection des bornes factuelles de l’intellect de l’être humain, mais bien une recherche qui aura à se justifier « à partir de principes » et qui pourra de ce fait engendrer une connaissance « absolument nécessaire[50] ». Ce serait ainsi simplifier indument le problème que de reconduire la qualification anthropologique de notre pouvoir de connaître, dans la Critique, à un constat empirique, comme si les facultés décrites par Kant ne correspondaient tout compte fait qu’aux déterminations tirées d’un examen des performances cognitives factuelles d’un sujet préalablement reconnu comme humain, doté d’attributs physiques ou cognitifs déterminés. C’est ce que confirme du reste explicitement le texte de l’Architectonique, dans lequel Kant sépare comme deux domaines qui renferment des propositions hétérogènes la métaphysique (ce qui inclut la critique de la raison) et une future « anthropologie détaillée (qui constituerait le pendant de la théorie empirique de la nature)[51] ».

Ce dernier passage doit encore nous intéresser, dans la mesure où Kant y annonce en même temps le déménagement de la psychologie empirique, cette « étrangère admise depuis bien longtemps » dans le giron de la métaphysique, du côté de l’anthropologie appliquée que nous venons d’évoquer. Il faut en conclure que l’humanité désignée dans la Critique n’est pas non plus celle, comme on pourrait plus raisonnablement le penser, d’un quelconque sujet psychologique qu’on reconnaîtrait comme « humain » en raison d’une structure psychique propre. Si les nombreux passages où Kant distingue soigneusement ce qui relève de la philosophie transcendantale (ce qui tient « à l’explication de la connaissance a priori ») et ce qui relève de la psychologie (ce qui tient « exclusivement à des lois empiriques[52] ») ne suffisaient pas sur ce point à dissiper les doutes, on pourrait encore faire remarquer que Kant ne paraît jamais avoir été convaincu par les prétentions scientifiques de la psychologie empirique, une discipline qu’il choisit même d’expulser hors du champ de la science véritable dans l’intervalle qui sépare les deux éditions de la première Critique[53].

L’impossibilité de discerner l’humanité de notre expérience en empruntant une voie empirique constitue cependant en elle-même une indication importante. Si le principe de ce jugement anthropologique réside hors de l’expérience, c’est que ce principe doit être cherché à même la philosophie transcendantale, laquelle « considère l’entendement et la raison eux-mêmes[54] », et plus précisément encore, à même cette partie préliminaire qu’est la « critique ». Cette situation particulière s’accorde en effet parfaitement avec le procédé de la qualification anthropologique de la raison : conformément à la démarche « négative[55] » de la critique, le caractère humain de notre pouvoir de connaître ne se voit affirmé, dans l’ouvrage, que via negativa, par la mise en évidence de ce qu’il n’est pas[56]. Certes, toute occurrence de l’attribut « humain », sous la plume de Kant, ne s’accompagne pas forcément d’une telle mise en contraste. Il n’en demeure pas moins que seul ce jeu d’opposition permet de caractériser notre mode de connaissance et de spécifier la raison pure sans sortir d’elle. Notre connaissance n’acquiert son humanité qu’à travers son insertion dans une logique dichotomique que Kant décline de diverses manières : phénomènes/noumènes, intellectus ectypus/archetypus, intuition sensible/intellectuelle, etc.

Comme l’indique la précédente énumération, ce procédé sert aussi bien à spécifier la sensibilité que l’entendement, les formes pures de l’intuition et les catégories résumant ensemble les « éléments de la connaissance humaine qui sont purs[57] ». Ainsi, ce qui permet d’affirmer, dans l’Esthétique transcendantale, que les formes du temps et de l’espace valent « pour tout sens humain en général[58] », ce n’est pas tant le double argumentaire des expositions métaphysique et transcendantale — elles établissent l’idéalité transcendantale des formes — que la construction d’une opposition bien connue entre l’intuition sensible et un autre type d’intuition. Notre intuition ne ressortit à l’humanité qu’une fois reconnue en sa différence, voire en son retard (elle est dite « dérivée »). Le mode sensible de l’intuition « n’est pas originaire, c’est-à-dire tel que par lui l’existence même de l’objet de l’intuition soit donnée (mode qui, autant que nous puissions le voir, ne peut revenir qu’à l’Être suprême), mais (…) il est sous la dépendance de l’existence de l’objet[59] ». Loin de nous être remise d’emblée, l’humanité de notre intuition ne se remarque ainsi que par le détour d’une seconde intuition, qui, elle, s’impose comme étrangère du fait qu’elle incarne la négation même des conditions restrictives de la connaissance. Pour nous, mais non pour l’être doté de l’intuition intellectuelle, l’objet ne peut être connu que grâce à une affection extérieure.

Naturellement, puisque la signification anthropologique de notre intuition sensible n’est relevée, dans le texte de l’Esthétique transcendantale, que sur la toile de fond d’une intuition intellectuelle et spontanée, c’est-à-dire, par la mise en opposition à un être pour lequel intuition et pensée ne sont pas séparées, c’est simultanément l’humanité de notre entendement qui se trouve déclarée. Notre entendement ne peut connaître que ces objets que lui fournit une autre faculté. Sans cet apport extérieur, ses concepts, selon la formule consacrée, demeurent « vides[60] ». Mais si cette exigence se laisse concevoir comme un trait anthropologique, c’est précisément parce que l’idée d’un intellectus archetypus pour lequel la pensée garantirait la production de l’objet révèle (on pourrait même dire : engendre) la spécificité qui s’attache à l’exigence d’un apport sensible dans le processus de la connaissance d’un objet. Il n’y a rien de surprenant, par suite, à ce que l’Analytique transcendantale, qui se propose de traquer « les concepts purs de l’entendement humain jusqu’en leurs premiers germes[61] », ne pointe à son tour que négativement l’humanité de notre pensée :

Donc la connaissance de tout entendement, du moins de l’entendement humain, est une connaissance par concepts, non intuitive, mais discursive.[62]

Parce que, cela dit, l’entendement, chez nous qui sommes des êtres humains, n’est pas lui-même un pouvoir des intuitions (…)[63].

S’il est indéniable que l’entendement se prête également à plusieurs définitions positives — il est un « pouvoir de penser », un « pouvoir des concepts, ou encore des jugements », un « pouvoir des règles[64] », etc. —, ces définitions ne contiennent pourtant jamais le caractère anthropologique que Kant leur accole par ailleurs. Elles s’avèrent être des définitions de l’entendement humain du fait qu’elles ne sont manifestement pas des définitions de l’entendement divin, c’est-à-dire d’un entendement capable d’intuitionner. Ceci vaut a fortiori pour l’unité synthétique de l’aperception : elle correspond au « principe suprême de toute la connaissance humaine[65] » en raison de sa nature synthétique, ou plus précisément, parce que cette nature synthétique marque sa finitude par rapport à l’aperception d’un être dont la pensée serait intuitive. Kant l’affirme en toutes lettres :

L’entendement dont la conscience qu’il a de lui-même fournirait en même temps le divers de l’intuition, un entendement dont la représentation ferait en même temps exister les objets de cette représentation, n’aurait pas besoin d’un acte particulier de la synthèse du divers pour l’unité de la conscience, comme en a besoin l’entendement humain, lequel simplement pense, mais sans intuitionner. Pour l’entendement humain, assurément est-ce là, en revanche, inévitablement le premier principe (…)[66].

Derechef, ce qui retient notre attention, ce sont moins les raisons particulières qui rendent nécessaire la reconnaissance du principe synthétique de l’unité de l’aperception que le procédé mobilisé pour faire de ce principe celui de l’expérience spécifiquement humaine. L’humanité nomme une connaissance de soi détournée. Elle désigne moins ce que nous sommes que ce que nous ne pouvons qu’être, n’étant manifestement pas ce quelque chose d’autre que l’on pense via une opération de négation. Kant adopte ainsi une démarche alambiquée, dont la conséquence première est l’irrécusable flou qui enveloppe le qualificatif « humain » dans la première Critique[67]. Que l’humanité de notre connaissance ne s’affirme que comme l’autre d’un pouvoir de connaître étranger, cela ne permet en aucune façon de tracer les contours exacts de cette humanité. Il se pourrait, comme le reconnaît Kant, « que tout être pensant doive (…) s’accorder nécessairement avec l’être humain[68] » dans sa manière de connaître les objets, mais il se pourrait tout aussi bien que cette manière n’appartienne qu’à nous[69]. Sur ce point, la critique ne peut statuer.

La spécification par la négation de notre pouvoir de connaître ne correspond-elle pas cependant exactement, en dépit de ses résultats ambigus, au type de relativisme spécifique que Husserl avait en horreur, dans la mesure où elle mène à soutenir que les formes de l’intuition et les concepts de l’entendement ne valent pas pour l’Être suprême (fût-il le seul être auquel on puisse accorder avec certitude une connaissance non humaine), mais valent assurément pour nous ? Une telle interprétation n’est possible qu’au prix d’une certaine simplification du propos de Kant. Elle implique que l’on omette de considérer le caractère ouvertement problématique des références kantiennes à cet autre pouvoir de connaître, et par conséquent le caractère problématique de l’attribut « humain » lui-même. Car le fait est que, même si Kant passe avec aisance de l’intuition humaine à l’intuition intellectuelle, de l’intellectus ectypus à l’intellectus archetypus, il se montre par ailleurs toujours soucieux de rappeler l’impossibilité, pour l’entendement humain, de « se faire le moindre concept d’un autre entendement possible », à commencer par celui « d’un entendement qui intuitionnerait[70] ». C’est ce qui constitue l’une des principales lacunes de l’accusation d’anthropologisme forgée par Husserl : elle problématise insuffisamment les réserves exprimées par Kant concernant la connaissance de cet autre entendement qui sert d’indice pour notre humanité[71]. Ces réserves sont pourtant telles qu’à les prendre à la lettre, elles pourraient sembler disqualifier le procédé même par lequel Kant confère à la raison pure son visage humain. Le passage bien connu, ajouté au deuxième texte de l’Esthétique transcendantale, où est établie la distinction entre intuition dérivée et intuition originaire, annonce déjà l’embarras dans lequel le lecteur se verra plongé : la distinction vaut « uniquement comme un éclaircissement, mais non pas comme une preuve[72] ». Le texte de l’Analytique transcendantale n’a ensuite de cesse de renchérir : nous ne sommes aucunement justifiés à présupposer la possibilité d’un autre mode d’intuition, car, à proprement parler, « nous ne pouvons même pas envisager la possibilité[73] » d’une intuition étrangère comme l’intuition intellectuelle.

Il faut se rapporter au texte des Postulats de la pensée empirique, dans lequel Kant recense les diverses modalités du rapport de l’objet à notre pouvoir de connaître, pour trouver la raison derrière cette prudence. En toute rigueur, la possibilité réelle (et non pas simplement « logique[74] », c’est-à-dire, analytique) d’un objet ne peut être affirmée que si cet objet « s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts)[75] ». Or l’intuition de l’Être suprême ou, indifféremment, son entendement se définissent en leur essence même, comme figures de l’altérité dans la connaissance, par la transgression des conditions formelles de notre expérience. Dès lors, en raison de son contenu, le concept d’un intellectus archetypus ne peut entretenir aucun rapport direct « avec l’entendement et son usage empirique ». Il faut être précis : Kant ne se contente pas de suspendre son jugement quant à l’existence de cet autre entendement, il affirme l’impossibilité même, pour un tel concept, de prétendre à la réalité objective et de pouvoir être déterminé dans un discours objectif[76]. C’est dire, à suivre cette fois la table du concept de rien avec laquelle se conclut la Logique transcendantale, que le concept logiquement non contradictoire d’un entendement intuitif ne trouve son siège que dans l’ordre de la pensée, en tant qu’« être de raison » :

l’objet d’un concept auquel absolument aucune intuition susceptible d’être indiquée ne correspond est = rien — autrement dit : c’est un concept sans objet, comme les noumènes, qui ne peuvent être mis au nombre des possibilités, quand bien même ils ne doivent pas pour autant être donnés pour impossibles (ens rationis) (…)[77].

L’impossibilité du concept ici en question n’est donc pas absolue et ne concerne que le domaine des objets de l’expérience possible. Rien n’interdit, à suivre Kant, de se livrer à des fictions relatives à la forme de la connaissance. De telles fictions auront néanmoins toujours implicitement à faire valoir leurs droits à l’intérieur de l’entreprise critique, et à écarter la présomption qu’elles puissent représenter « de pures chimères[78] » susceptibles de faire dérailler inutilement le procès de la raison — comme ces autres facultés imaginaires que mentionne Kant : une intuition de l’avenir, une pensée commune avec d’autres humains, etc. La question est dès lors la suivante : quel motif la Critique de la raison pure présente-t-elle pour justifier l’introduction, au sein de ses développements, du concept non contradictoire d’un entendement divin distinct du seul entendement que l’on puisse connaître ?

III. La raison « humaine » et ses limites dans la Critique de la raison pure

À son lecteur, Kant ne livre pas directement les raisons qui appuient le recours à la fiction dont l’effet est de générer le caractère humain de notre connaissance. Souvent, cette autre expérience et cet autre mode de connaissance ne sont thématisés que sur un mode hypothétique : « si je voulais me forger la pensée d’un entendement capable d’intuitionner (comme par exemple un entendement divin qui ne se représenterait pas des objets donnés, mais par la représentation duquel les objets eux-mêmes seraient en même temps donnés ou produits)[79] », alors… L’Esthétique transcendantale, à ce titre, ne fournit aucune explication sur la nécessité de passer d’un point de vue à l’autre, comme si la mise en contraste demeurait dans ces pages en attente d’une justification à venir. Selon sa propre analyse, Kant n’y démontre ni « que l’intuition sensible est la seule intuition possible en général » ni « qu’une autre sorte d’intuition encore est possible[80] ». Les deux dernières sections de l’Analytique transcendantale, dans lesquelles la logique dichotomique passe au premier plan, offrent ensuite néanmoins une indication déterminante lorsqu’elles attirent notre attention sur le corrélat de l’intuition intellectuelle, soit le concept de noumène, lui aussi désigné comme un ens rationis privé de réalité objective. La définition la plus large que propose Kant du noumène met déjà clairement en évidence le rapport d’implication qui l’unit à l’idée d’une pensée capable d’intuition :

Cependant, si j’admets des choses qui sont simplement des objets de l’entendement et peuvent cependant être données en tant que telles à une intuition, bien que ce ne soit pas à l’intuition sensible (donc coram intuitu intellectuali), des choses de ce type s’appelleraient des noumènes (intelligibilia)[81].

La distinction ensuite suggérée entre le sens négatif et le sens positif du noumène réaffirme ce rapport en même temps qu’elle le précise :

Si nous entendons une chose en tant qu’elle n’est pas objet de notre intuition sensible, où nous faisons abstraction de notre manière de l’intuitionner, c’est alors un noumène pris dans le sens négatif (im negativen Verstande). Si en revanche nous entendons par là un objet d’une intuition non sensible, nous admettons un mode particulier d’intuition, à savoir l’intuition intellectuelle, laquelle toutefois n’est pas la nôtre, et dont nous ne pouvons même pas envisager la possibilité, et il s’agirait alors du noumène pris dans le sens positif (in positiver Bedeutung)[82].

L’idée d’un pouvoir de connaître non humain est requise en tant que condition pour la pensée d’un objet tout aussi étranger, le noumène au sens positif[83]. De fait, l’intuition intellectuelle est présentée dans l’extrait cité comme ce surcroît à l’origine de la différence entre le noumène négatif, toujours pensé relativement à notre mode de connaissance, et le noumène positif, quant à lui clairement assigné à un pouvoir de connaître inconnu.

On ne peut certes oublier que la considération du noumène au sens positif, dans la Critique, débouche rapidement sur une sentence d’exclusion. Pour qu’un tel noumène signifie un objet véritable, il faudrait non seulement épurer notre pensée de l’objet de toute référence à l’intuition sensible, mais il faudrait en outre pouvoir admettre une autre sorte d’intuition que l’intuition sensible. Or, puisque cette éventualité ne se laisse pas même envisager, la conclusion s’impose : « ce qui (…) s’appelle noumène ne doit en tant que tel être entendu que dans une signification négative[84] », c’est-à-dire comme la simple pensée de quelque chose en général, abstraction faite des conditions de l’intuition sensible. Mais le bannissement conjoint du noumène positif et de l’intuition intellectuelle, en tant qu’il signifie le déplacement de ces concepts hors du domaine de la connaissance objective, ne saurait être assimilé au rejet de fictions encombrantes. Par cette exclusion, Kant marque effectivement l’atteinte de l’objectif premier de la philosophie de la raison pure, laquelle « n’est pas un organon permettant d’étendre les connaissances, mais une discipline servant à en déterminer les limites[85] ». La thèse qui se trouve à être représentée par le rejet de l’intuition intellectuelle et du noumène (qui peuvent cependant toujours être pensés) est l’une des plus importantes de la Critique : l’usage de nos catégories ne peut en aucun cas s’étendre au-delà des limites de l’expérience sensible, là où se situe l’adresse des concepts frappés d’ostracisme par Kant.

Dans ce contexte, les droits du noumène et de l’entendement intuitif se limitent aux droits restreints s’attachant aux concepts « problématiques » — un qualificatif qui, dans l’idiome kantien, signifie tout à la fois l’absence de contradiction dans la pensée, la privation totale de réalité objective et la fonction de limite vis-à-vis d’autres concepts qui, eux, sont donnés[86]. Ou pour ressaisir les choses différemment : c’est en vue de leur « usage négatif » (negativer Gebrauch) que ces fictions s’avèrent inévitables et nécessaires, et ce, en dépit de leur défaut de signification empirique[87]. Kant répète en effet à plusieurs occasions qu’à titre de concept-limite, le noumène sert d’abord à « limiter les prétentions de la sensibilité[88] ». Avant même d’être référé à un autre type d’entendement, le concept d’un objet pour lequel il est fait abstraction de l’intuition sensible rappelle à la sensibilité ses limites, en la forçant à prendre acte de la plus grande étendue de la pensée et de la signification transcendantale des catégories. Le noumène, que Kant décrit comme une « tâche[89] » et non comme un objet qui enrichirait le domaine de notre connaissance, prévient en ce sens les possibles dérives positivistes du sens commun, lequel tend à considérer les objets de l’intuition sensible comme le fin mot de l’histoire, comme des « choses en soi[90] ».

Le problème est toutefois qu’en raison même de ce découplage de l’intuition sensible et de l’entendement, c’est-à-dire en raison de l’extension « illimitée[91] » des concepts purs de l’entendement, ce dernier demeure toujours susceptible de s’illusionner à son propre sujet. C’est alors la tentation de conclure trop promptement de la signification transcendantale des catégories (elles pensent des objets en général, sans considérer la manière précise dont ils sont donnés) à la légitimité de leur usage transcendantal, au-delà des objets des sens, que les concepts corrélatifs de noumène positif et d’entendement divin servent à endiguer[92]. Ils constituent pour ainsi dire le moyen à la portée de l’entendement pour se limiter lui-même dans son activité théorique, alors même qu’il limite la sensibilité. Kant a bien soin de souligner ces deux temps du processus de la critique, qui reconduisent chacun à l’une des significations possibles du concept de noumène :

Notre entendement reçoit donc ainsi une extension négative, c’est-à-dire qu’il n’est pas borné par la sensibilité, mais borne bien plutôt celle-ci, du fait qu’il appelle noumènes les choses en soi (quand elles ne sont pas considérées comme phénomènes). Néanmoins se pose-t-il également, tout aussitôt, à lui-même des limites : celles qui font qu’il ne peut les connaître par aucune de ses catégories, et qu’il ne peut les penser que sous le nom de quelque chose d’inconnu[93].

Le rôle que joue la représentation fictive d’un entendement capable d’intuition s’en trouve clarifié : il permet d’assigner les choses en soi, que nous ne pouvons « penser que sous le nom de quelque chose d’inconnu », à un pouvoir de connaître lui aussi inconnu, et qui, de ce fait, ne peut pas être le nôtre. Il s’agit en clair de déposséder en pensée l’entendement, en transformant sa tentation de déterminer les objets en général, sans égard pour sa condition sensible, en un pouvoir spécifique ne pouvant appartenir qu’à l’être divin. Ce n’est que par ce jeu de la pensée que l’excès de l’entendement sur la sensibilité se laisse interpréter, à partir d’un nouveau point de vue, comme un manque. Nous détenons un entendement qui ne s’étend que problématiquement au-delà de cette sphère, alors qu’un être doté de l’intuition intellectuelle pourrait, lui, faire un usage assertorique de sa pensée au-delà de la sensibilité. Pour le dire encore autrement et pour résumer l’affaire : si l’une des fins poursuivies par la thématisation du noumène, dans la Critique, est la renonciation à tout usage uniquement transcendantal des catégories, on peut dire que le moyen adapté à cette fin est l’attribution exclusive d’un tel usage à un entendement étranger dont le concept fait apparaître l’essence formelle de nos catégories.

Ce fossé qui sépare l’entendement humain et l’entendement divin se laisse encore interpréter comme le marqueur d’une différence de lieu. La critique distribue des titres de propriété et institue deux espaces de pensée hétérogènes, au sein desquels l’entendement ne peut plus se mouvoir sans s’interroger au sujet des frontières et de la spécificité du terrain qu’il foule. C’est ce qui explique que la différence anthropologique se trouve à l’arrière-plan de cet exercice particulier qu’est la « réflexion transcendantale[94] », qui vise justement à freiner la faculté de juger dans sa tendance à déterminer les objets par la seule pensée, sans considérer la frontière étanche qui divise les objets sensibles et les objets intelligibles. Comme elle n’a pas directement affaire aux objets, et s’intéresse plutôt au lieu transcendantal où ils sont pensés (comme objet de la sensibilité ou de l’entendement pur, de l’intuition sensible ou de l’intuition intellectuelle, etc.), la réflexion transcendantale n’est rendue possible que par la délimitation préalable d’espaces clairement balisés, pour lesquels elle peut prescrire, sous le nom de topique transcendantale, un ensemble de règles particulières pour la liaison de nos concepts. En prenant à partie le projet leibnizien d’une détermination intégrale des objets par les seuls concepts abstraits de la pensée, cet exercice d’un genre nouveau est dans son essence même une critique de ce qu’on pourrait aussi bien appeler « l’indifférence spécifique » que « l’indifférence topique » de la métaphysique traditionnelle. Leibniz est d’abord un mauvais arpenteur : il méconnaît la spécificité des règles qui régissent la détermination des objets du monde sensible parce qu’il ne s’est pas exercé à tracer les « limites du territoire sur lequel seulement il est permis à l’entendement de jouer son rôle[95] ». Ce qui se laisse ensuite résumer par une proposition plus succincte : Leibniz méconnaît au fond sa propre humanité. Dans la perspective d’une raison qui s’est pliée à la critique, le désir secret de celui qui réclame « que l’on puisse sans les sens connaître néanmoins les choses, par conséquent les intuitionner » s’apparente à un désir d’oubli de soi ; pour celui-là, écrit Kant, « nous ne devrions pas être des hommes[96] ».

Le partage entre la connaissance humaine et la connaissance divine, dans la recherche critique, est en ce sens le produit de l’aménagement, à même la sphère de la pensée, d’un lieu devant toujours signifier une extériorité radicale pour les prétentions théoriques de l’entendement. Notre pouvoir de connaître devient humain dès lors que, par le détour de la pensée du noumène et de l’entendement divin, nous parvenons à « désigner les limites de notre connaissance sensible » et surtout « à laisser disponible un espace que nous ne pouvons combler ni par une expérience possible ni par l’entendement pur[97] ». Par conséquent, même s’il est clair que le territoire de la connaissance humaine coïncide très exactement avec le territoire au sein duquel l’entendement peut prétendre à une connaissance valide, ce recoupement parfait n’est nullement attribuable, comme le veut Husserl, à l’association hâtive entre le domaine de la connaissance légitime et un concept anthropologique importé pour préserver la validité des jugements synthétiques a priori. Une telle interprétation prend les choses à l’envers : la clause anthropologique de la Critique de la raison pure n’est que le résultat du processus par lequel Kant fixe et rappelle constamment les limites de l’usage légitime de l’entendement en vue de la connaissance d’objets[98]. Le qualificatif « humain » est donc ce que conquiert la raison pure en accomplissant son projet de connaissance de soi. Si Husserl avait bien raison d’attacher à ce qualificatif une forme de contrainte, il avait pourtant tort d’interpréter cette contrainte comme une limitation obscure et inexplicable, que le sujet connaissant ne ferait que subir. La « contrainte[99] » (Zwang) et la limitation humaines telles que les conçoit Kant relèvent d’une forme de discipline que s’impose délibérément la raison. Lorsqu’elle nomme son humanité, lorsqu’elle rappelle sa finitude vis-à-vis de l’être divin, notre raison ne procède pas à la relativisation anthropologique du savoir (du moins, de façon assertorique), elle s’exerce à se maintenir à l’intérieur des limites qu’elle s’est elle-même prescrites. Que la philosophie critique soit aussi une « anthropologie transcendantale[100] » est une découverte de la philosophie transcendantale elle-même.

Conclusion

Une réplique, écrite en langage kantien, aux critiques formulées par Husserl à l’endroit de la Critique de la raison pure ne permet assurément pas de balayer de manière parfaitement concluante chacun de ces chefs d’accusation, notamment parce que les multiples griefs husserliens font écho aux exigences précises du cahier de charge de la phénoménologie transcendantale. Lorsque Husserl compare la production critique à « une élaboration mythique de concepts » et à une « métaphysique dangereuse, hostile à toute science authentique », ou lorsqu’il regrette que l’arsenal conceptuel kantien « résist(e) pour des raisons de principe à une clarification ultime[101] », il déplore par exemple l’absence, chez son prédécesseur, d’une méthode permettant d’analyser dans une évidence probante la vie intentionnelle de la conscience. La mythologie kantienne apparaît comme telle au regard particulier du phénoménologue qui pratique la réduction transcendantale et qui compile les résultats rigoureux de l’analyse eidétique.

À l’intérieur d’un tel procès, l’accusation d’anthropologisme présente cependant une signification distincte, dans la mesure où elle frappe d’un trait l’ensemble de la philosophie kantienne[102], en la plaçant cette fois en contradiction avec ses prétentions propres et non plus seulement avec les exigences relatives à la perspective phénoménologique. Si l’on considère que l’être humain représente le « sol[103] » à partir duquel Kant travaille, alors il semble effectivement que la Critique de la raison pure se montre coupable d’une curieuse limitation du champ de la science, d’une défiguration du sens de la nécessité que poursuit la philosophie transcendantale, voire d’une restriction contradictoire et pour finir sceptique de la connaissance a priori. C’est la raison pour laquelle la phénoménologie husserlienne s’affaire tout naturellement à révoquer la clause anthropologique qu’elle trouve chez Kant, puis à éradiquer la distinction très tranchée qui rend étrangers l’un à l’autre le pouvoir de connaître humain et le pouvoir de connaître divin. Dès 1903, Husserl rejette cette scission au nom de la lutte qu’il mène à l’encontre du psychologisme dans le domaine logique : une véritable psychologie, écrit-il alors, « contiendrait les lois qui valent pour la conscience humaine, parce que celles-ci (justement en tant que lois a priori) valent pour toute conscience en général[104] ».

En réinvestissant le problème posé par la clause anthropologique dans la Critique de la raison pure, il ne peut être question de montrer, dans un geste à la fois anachronique et infondé, que pour Kant également, in fine, la philosophie transcendantale s’évertue à mettre au jour des lois dont l’universalité ne rencontre aucune limite, pas même en Dieu. Il n’est pas non plus question d’affirmer qu’absolument aucun reste anthropologique ne grève le portrait kantien du sujet transcendantal ou de ses facultés. Ce qu’une relecture serrée du texte permet néanmoins de démontrer, et la précision n’est pas accessoire, est que la particule « humain », chez Kant, n’est nullement placée au fondement de la connaissance comme un principe explicatif et donc limitatif de celle-ci. Car en ce qui concerne la spécificité de notre mode de connaissance, Kant ne peut jamais se prononcer avec certitude, le cadre mis en place par la révolution copernicienne ne lui permettant ni de qualifier empiriquement le transcendantal ni d’identifier au sein de la recherche transcendantale elle-même un principe capable de supporter une anthropologie vraiment étoffée. Nous ne sommes jamais autorisés à disserter au sujet d’un autre mode de connaissance que le nôtre, mais rien ne nous autorise en retour à prendre notre expérience pour le prototype de toute expérience possible, de sorte que notre humanité, en régime critique, ne désigne rien de spécifique.

Cet obstacle n’empêche pas de réfléchir ou de penser notre humanité. En tablant sur la capacité particulière de notre entendement à s’étendre de façon problématique au-delà du domaine sensible, de même qu’en entretenant la fiction d’un entendement divin qui nous échappe totalement, la critique n’abandonne pas sa prudence habituelle : elle offre à la raison, mais dans un registre autre que celui de la connaissance d’objets, l’occasion de s’envisager au prisme d’une extériorité assurée. Cet autre point de vue déverrouille alors la possibilité de circonscrire en pensée les limites de notre pouvoir de connaître. Pour la question anthropologique, cela revient à dire que l’humain, dans l’acception précise que confère la première Critique à ce terme, constitue l’inverse même d’un principe. Il coïncide avec l’aboutissement du mouvement particulier de la connaissance de soi, laquelle, conformément à une tournure « anti-augustinienne » que l’on a souvent décelée chez Kant[105], s’acquiert moins par le moyen d’une plongée en soi que par un détour fictif en direction d’une figure étrangère. À terme, est seul qualifié d’« humain » un pouvoir de connaître qui sait se maintenir avec discipline à l’intérieur de limites clairement tracées, et qui reconnaît l’impossibilité de déterminer objectivement l’espace laissé « vide[106] » en marge de ce territoire.

Contrairement à ce qu’allègue Husserl, cette place toujours laissée disponible n’est pas à envisager comme un terrain aménagé pour un second pouvoir de connaître qui mettrait en péril l’authentique universalité de la connaissance[107]. La fonction remplie par cette ouverture ne concerne en réalité que les usages de notre raison : il s’agit, d’une part, de restreindre le champ de son usage théorique, et d’autre part, de préparer un autre usage — son usage pratique[108]. On constate donc la portée considérable que revêt la clause anthropologique de la Critique. Elle inaugure d’elle-même un mouvement vers des objectifs qui dépassent largement les dividendes pourtant infinis de la connaissance objective, puisque l’espace fixé au-delà des frontières de notre humanité ne fait en fin de compte qu’attendre, dans son isolement vis-à-vis les tribulations théoriques de l’entendement, son réinvestissement par une raison quant à elle orientée vers « la détermination du sujet et de son vouloir[109] ». Comme le rappelle la préface de la seconde édition de la Critique, les excès de la raison spéculative et ses échecs répétés « menacent (…) de supprimer bel et bien l’usage pur (pratique) de la raison[110] ». C’est pourquoi il se révèle impératif de protéger la raison contre ses propres objections théoriques lorsqu’elle désire servir « un objectif plus éloigné », selon l’expression de Kant, « à savoir déterminer ce qu’il faut faire, si la volonté est libre, s’il existe un Dieu et un monde futur[111] ». Tel est l’intérêt véritable de la raison humaine, consciente de sa finitude et malgré tout obnubilée par le suprasensible[112]. La limitation de notre pouvoir de connaître ne constitue en ce sens que le premier chapitre d’une intrigue anthropologique plus vaste : la question « qu’est-ce que l’homme ? », comme on l’a si souvent fait remarquer, ne trouve que son commencement dans la question « que puis-je savoir ? » et bascule par nécessité vers ces deux autres questions : « que dois-je faire ? » et « que m’est-il permis d’espérer ? »[113]. Il vaut la peine de rappeler, même si la chose est entendue, que pour Kant la philosophie est tout entière magnétisée par ces dernières questions. En tant que « science du rapport entre toute connaissance et les fins essentielles de la raison humaine », elle est une téléologie de la raison humaine[114]. Si la limitation de la raison est ce à quoi l’on reconnaît l’humanité de cette dernière, sans doute vaudrait-il donc mieux, pour Kant, définir cette humanité à partir de sa destination pratique.