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Tout commence en mystique et finit en politique.

Péguy

Rares sont les lieux textuels où Maître Eckhart s’intéresse à ce que nous appellerions la philosophie politique ; rares, a fortiori, sont les études qui traitent ce penseur comme l’auteur d’une réflexion adoptant pour objet des questions politiques. Et pour cause, la polis et son organisation semblent bien loin des considérations qui occupent le Thuringien : son oeuvre, généralement comprise comme « mystique[1] », repose sur un idéal de divinisation de l’homme — idéal d’une unification essentielle de l’homme et de Dieu, accessible par le truchement d’une conversion intérieure pensée comme annihilation du moi. Fondamentalement, la théologie eckhartienne se présente de prime abord comme une pensée de l’individu — de ce qui l’individue, de sa dés-individuation[2] et de son ascension en Dieu, assimilation à l’Un-tout, intellect-acte pur sans matière, ne connaissant aucune négation[3].

Si l’on peut donc, pour cette raison, être porté à croire a priori que la pensée théologico-philosophique du Thuringien se prête peu à des considérations politiques, c’est sans compter sur le motif conceptuel de la subiectio, qui traverse celle-ci. Polysémique, la notion de « sujétion » évoque à la fois le champ conceptuel du sujet, entendu au sens (méta-)physique d’un principe matériel réceptif[4] — entendu comme subjectité[5] ; et le champ conceptuel politique du sujet, conçu comme être inférieur se soumettant au commandement d’un principe supérieur lui communiquant son acte, sa forme. Dans les deux cas, pour le Thuringien, subiectio dit ceci : le fait, pour un principe passif, d’être disposé au principe actif qui lui correspond, de sorte que celui-ci puisse l’informer, lui conférer son être dans une union en acte qui les fait agir ensemble[6]. La notion de sujétion s’inscrit ainsi au sein d’un cadre métaphysique et moral qui est celui de la nature elle-même, unité de l’actif et du passif[7] — cadre qui se manifeste dans la Bible, fondement de toute science et expression de la tension à résoudre entre l’étant créé et son Créateur, entre le mobile et sa fin.

Ce que nous voulons montrer ici est la manière dont se cache, derrière le motif — central chez Maître Eckhart[8] — de la Naissance du Fils dans l’âme, une doctrine de la sujétion et du gouvernement : une doctrine pour laquelle deux types de gouvernementalité, convenant à deux lois différentes (Ancien Testament et Nouveau Testament[9]), caractérisent deux types de sujétion et façonnent deux types de sujets différents : un sujet convenant au pouvoir « despotique » et un sujet convenant au pouvoir « politique ».

Obéissance despotique, obéissance politique

Le point de départ de notre réflexion se trouve dans l’usage du terme politice et de son contraire (despotice), lesquels apparaissent à trois reprises dans le corpus eckhartien :

Tout le créé obéit à Dieu comme à un despote, sans penchant ni droit à l’opposition. En revanche, les oeuvres des causes secondes et ce qui est oeuvré par elles, leur obéissent non plus comme à un despote, ainsi que le fait l’esclave, mais de manière politique, du fait qu’elles ont d’elles-mêmes un penchant à l’opposition[10].

[…] il est bien dit que Toi, Tu aimes les âmes, et non l’oeuvre que l’on fait au-dehors. Car l’oeuvre faite au-dehors est esclave, et non pas libre. De là vient que les seules sciences à être des arts « libéraux » sont celles dont l’oeuvre a lieu dans l’âme […] Le corps est en effet soumis despotiquement à l’âme comme le serviteur à son maître, mais les puissances inférieures de l’âme ne sont pas soumises ainsi despotiquement, mais politiquement […] Il apparaît donc que l’oeuvre faite dehors, corporellement, est servile, qu’elle est une oeuvre d’esclave, une oeuvre de la crainte et non de l’amour. Il est dit, en Jean 15,15, à propos des hommes parfaits : Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais amis[11].

Ou bien le cri de Jean signifie le murmure et la résistance du patient dans l’altération. En effet, la génération s’accomplit dans le silence, comme on l’a dit plus haut dans la douzième exégèse de ce passage : « Dans le Principe était le Verbe » — et plus bas, au chapitre seizième : « Lorsque la femme enfante, elle est dans la tristesse », car le patient obéit à ce qui l’altère comme à un pouvoir despotique, tel l’esclave au maître alors qu’à celui qui l’engendre il obéit comme à un pouvoir politique, tel le fils au père[12].

Ces trois extraits ont, de prime abord, peu en commun, ancrant leur usage respectif des termes politice et despotice dans des contextes considérablement différents.

Le tout premier extrait, issu du Commentaire de la Genèse, considère que le rapport de Dieu à la création — aux créatures non humaines — est un rapport despotique, un rapport déterminé. De fait, là où les choses de la nature peuvent « résister » à leurs causes secondes, elles n’ont pas cette possibilité en ce qui a trait à la causalité de l’acte divin, à laquelle rien ne peut s’opposer. Selon les traducteurs du Commentaire sur le Prologue de Jean[13] et du Commentaire de la Genèse, qui suivent en cela l’édition critique de l’Expositio Sancti Evangelii secundum Iohannem[14], l’opposition entre pouvoir politique et pouvoir despotique renvoie à une distinction thomasienne entre un type de pouvoir servant un maître qui n’autorise pas la dissension, et un pouvoir servant celui à qui il s’applique, tolérant la résistance[15].

Le second extrait, emprunté au Commentaire du livre de la Sagesse, oppose les oeuvres extérieures aux oeuvres intérieures (et aux « arts libéraux »). S’autorisant explicitement de Politiques I,5 pour faire de l’opposition entre les arts poïétiques et les arts libéraux l’extension de celle entre l’âme et le corps, le §226 ancre dans cette dernière opposition celle des oeuvres extérieures (serviles et faites dans la crainte) et des oeuvres intérieures (libres et faites dans l’amour).

Le §170 du commentaire de Jean discute pour sa part les notions d’alteratio et de generatio, opposées l’une à l’autre comme le mouvement et sa fin ; c’est dans ce contexte qu’il faut selon nous replacer l’usage des adverbes despotice et politice. Le commentaire de Jean s’intéresse de manière récurrente au couple alteratio/generatio, emprunté à la physique aristotélicienne et permettant à notre auteur de penser la Naissance du Fils dans l’âme sur le modèle du changement substantiel qu’est la generatio. Sous la plume du Thuringien, la génération se présente comme l’aboutissement atemporel[16] d’une série de changements accidentels préparatoires ayant lieu dans le temps. La generatio apparaît ainsi comme la fin et l’accomplissement des mouvements (désignés par le terme générique alteratio), qui doivent préparer son avènement — préparer, en ce qui concerne l’homme, l’avènement de la forme du Fils dans son âme « subjectée », c’est-à-dire laissée entièrement vide et libre, disposée à la réception de cet acte qui devient alors le sien. La generatio est rendue possible par cette passivité de l’homme : n’étant Fils et image que parce qu’il s’efface devant l’être du Père, le filius — tout particulièrement le fils adoptif qu’est l’homme[17] — est par essence réceptif d’un être lui étant à la fois extérieur et intime, un être qui se donne à lui, qu’il reçoit entièrement et dont il reçoit passivement tout ce qu’il est dans la mesure où il est engendré[18].

Le passif, nous apprend le §170, peut se soumettre ou bien 1. à la manière dont on obéit à un pouvoir « despotique », c’est-à-dire celle qui correspond au type de soumission unissant l’esclave à son maître ; ou bien 2. de manière « politique », à la manière dont obéit le fils à son père. Par ailleurs, le passif résiste à l’altération mais accueille dans le « silence » la génération. Ici, donc, un gouvernement pénible, celui du Seigneur (dominus) qui gouverne son inférieur, son serviteur (servus) ; là, un pouvoir « doux » et « léger[19] », c’est-à-dire celui d’un Père gouvernant le fils qui lui est soumis dans l’égalité.

Si la distinction thomasienne susmentionnée est bel et bien évoquée au §167 du commentaire de la Genèse, il nous semble pourtant qu’elle ne constitue pas l’arrière-plan théorique premier de l’opposition politice/despotice. De fait, le pouvoir politique, tel que semble le comprendre Eckhart, ne tolère pas la dissension, contrairement à ce que suggère cette distinction. Plutôt, s’il faut en croire le §170 du commentaire de Jean, la résistance du passif au pouvoir de l’actif qui lui correspond est l’apanage du pouvoir despotique, celui qui unit dans la crainte le sujet et l’agent ; le pouvoir devient au contraire « politique » à partir du moment où toute résistance a disparu du sujet auquel il s’applique.

L’usage de politice nous semble donc, pour être adéquatement compris, devoir être replacé au sein du contexte dualiste qui est celui du §170 — contexte qui nous procure déjà une première clé de lecture nous permettant de l’interpréter. Il nous semble clair que le réseau d’oppositions qui se met en place dans ce paragraphe est partie intégrante du cadre conceptuel traversant l’oeuvre du Thuringien :

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À ce réseau s’ajouteront les couples intérieur/extérieur et crainte/amour évoqués au §226 du commentaire de la Sagesse. Politice et despotice s’inscrivent ainsi dans un réseau aux applications à la fois métaphysiques et éthiques — réseau qui ordonne tout ce qui est matériel, extérieur, temporel et donc imparfait, à ce qui est formel, intérieur, atemporel et donc parfait.

À la filiation est explicitement liée l’idée de repos : le servus est celui qui trouve son « repos », l’objet de son désir, en-deçà de Dieu, celui qui engendre en lui-même le monde et le diable[21] et craint Dieu ; il est le « marchand » qui agit en vue d’une récompense qui n’est pas Dieu lui-même — en vue d’un bien terrestre.

Mais si le lien entre filius et generatio semble intuitif, et si le lien entre leurs opposés en découle nécessairement, le rapprochement entre politique et filiation/génération ne va pas de soi : l’aristotélisme ne classe-t-il pas les relations père-fils à l’extérieur du domaine de la politique, dans le domaine des relations économiques dont la structure de pouvoir se conçoit de manière strictement descendante, « monarchique[22] » ?

Pour nous, l’autorité de Politiques I,5, mobilisée au §226 du Commentaire du livre de la Sagesse ne suffit pas à expliquer l’usage eckhartien du couple politice/despotice — lequel usage ne peut être réellement compris que lorsqu’interprété à la lumière du livre VIII de l’Éthique à Nicomaque[23]. La synonymie de politique et génération, qui fait violence à la conception aristotélicienne de la nature des rapports père/fils, est fondée dans la mobilisation de la doctrine aristotélicienne de la philia amicitia, pour Eckhart —, lue, comme le suggère déjà le §226 du Commentaire du livre de la Sagesse, à travers le prisme de Jean 15,15.

Amour, servitude et politique : la source aristotélicienne

À défaut de pouvoir se livrer à un travail généalogique satisfaisant[24] traçant les reprises eckhartiennes d’autorités classiques, la tentative de comprendre l’« aristotélisme » eckhartien doit avant tout s’intéresser aux citations attribuées à Aristote — citations employées comme des axiomes[25] et dont la fonction est d’ancrer la pensée d’un texte dans un réseau signifiant, de manière à constituer un système argumentatif reposant sur une compréhension holiste du sens de chaque « atome sémantique ». L’utilisation de ces axiomes doit être interprétée comme un renvoi signifiant dont l’insertion au sein du texte procure son arrière-plan conceptuel à la réflexion qu’il déploie pour son auteur et son destinataire. L’aristotélisme eckhartien s’incarne donc pour nous dans l’usage que font les textes de citations ayant valeur et fonction d’axiomes et inscrivant l’exégèse eckhartienne au sein d’un cadre épistémique pour lequel Révélation biblique et philosophie sont deux manifestations, deux expressions d’une seule et unique vérité[26]. L’usage du terme politice ne peut être compris qu’au sein d’un tel cadre.

Revenons à la question de l’amicitia telle qu’elle se présente chez Maître Eckhart ; ÉN VIII,13 est cité en deux lieux importants de l’oeuvre latine[27] :

  1. Dans le commentaire de Jean :

    Donc, puisque le juste, fils et ami de la justice, a en soi la justice, la portant intérieurement, et est en elle et la connaît dans ses principes intimes, il en découle qu’il sait toutes ces choses qui lui appartiennent […] Or, le serviteur de la justice, parce qu’il se tient au-dehors, est un mercenaire, non pas ami ni fils, ignore ce que fait son Seigneur. En effet, entre le serviteur et le seigneur, il n’y a pas d’amitié, comme le dit le Philosophe. Et c’est cela qui est dit plus haut, au chapitre huit : « le serviteur ne demeure pas dans la maison pour l’éternité ; le fils demeure <dans la maison pour l’éternité>, c’est-à-dire parce que <le serviteur> se tient au-dehors ; le fils est intérieur. Ressort donc <le sens de> ce qui est dit ici : « désormais, je ne vous appellerai plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son Seigneur. Plutôt, je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon père, je vous l’ai fait savoir.[28] »

  2. Dans la défense colonaise :

    Aussi, l’homme achevé (perfectus) ne se repose pas sous et en-deçà de Dieu. Il n’est pas serviteur, selon Jean 15[,15] : « or, je ne vous appelle pas serviteurs mais amis ». L’amour ignore l’ordonnancement, comme le dit Bernard ; en effet, ou bien il trouve des pairs (pares), ou bien il fait des pairs. Et selon le Philosophe, il n’y a pas d’amour entre le serviteur et le seigneur. En effet, « seigneur » est le nom de la superposition, « serviteur » le nom de la sujétion. C’est pourquoi Dieu est appelé « notre Père », tandis <qu’il est appelé> « seigneur » de ces choses qui sont sous l’homme, selon Matthieu 11 : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre[29]. »

Pour la défense colonaise, le dominus est défini par deux caractéristiques : son statut de supériorité — sa superpositio — et la relation de non-amour qui l’unit au servus, c’est-à-dire ce qui lui est soumis dans l’inégalité et, par conséquent, dans la crainte. L’opposé du servus est l’amicus (selon les termes de Jn 15,15) et le filius : deux concepts qui sont synonymes parce que tous deux fondés dans la même notion d’un amour ancré dans l’égalité et exigeant le rejet du monde.

Le texte du commentaire de Jean, quant à lui, lie filiation et amitié et fait du juste — fils et ami de la Justice — celui qui, seul, peut connaître la totalité de ce qu’est la Justice, la recevant intérieurement et la connaissant intérieurement (dans ses « principes intimes »). Celui qui sert la Justice — le servus iustitiae — ne connaît pas réellement ce qu’est son maître. Eckhart qualifie le servus de « mercenaire » parce qu’il donne son amour en échange d’une récompense extérieure ; il est, à cet égard, la même chose que les marchands que le Christ expulse du temple. L’opposition ici mise en place entre le fils et l’ami d’une part et le servus d’autre part correspond donc à celle entre intérieur et extérieur, cette double opposition s’appuyant sur l’autorité de Jean 8,35. Le servus « ne demeure pas dans la maison pour l’éternité », c’est-à-dire que, engagé dans la quête de récompenses extérieures, il ne peut obtenir la récompense éternelle qui n’est accessible qu’au fond le plus intime, dans l’intériorité la plus complète.

Par ailleurs, il faut mentionner que là où est absente l’amitié, est également absent l’amour. De fait, pour Eckhart, amitié et amour sont une seule et même réalité : « […] ce qui n’est pas juste, par cela même qu’il n’est pas fils, n’est pas ami ; en effet, « fils » dérive de « philos », c’est-à-dire « amour » ; d’« amour », <dérive> « ami »[30]. » Comme souvent chez Eckhart, c’est l’étymologie — réelle ou inventée — des termes employés qui fonde leur charge conceptuelle : filius = philos = amour ; amicus = amor = amour ; donc filius = amicus. Le vrai ami est le Fils ; celui qui n’est pas juste — celui qui, comme nous le verrons, n’est pas dans la Justice mais extérieur à celle-ci — craint par conséquent la Justice plutôt qu’il ne l’aime : il en est le servus, craignant sa « violence ».

Également, on soulignera le lien explicite ici établi entre amicitia ou amor et parité : l’ami, le fils, est le « pair » de celui dont il est fils et ami ; comme nous le verrons, c’est ici la théologie trinitaire de Maître Eckhart qui entre en jeu puisque l’égalité appartient à la ratio personalis du Fils. Dominus et servus qualifient ainsi les termes d’une relation ordonnée — une relation de sujétion, de subordination ; Dieu est Seigneur de ce qui sous-humain et est le Père de ce qui est proprement humain — par quoi il faut entendre ce qui vit selon l’intellect puisque c’est l’intellect qui rend l’homme pleinement humain[31].

Nous tenons donc la première équation fondatrice de la conceptualité ici à l’oeuvre : ce qui est politique, c’est ce qui unit dans l’amitié (l’amour) deux égaux, c’est-à-dire ce qui est la négation de la servitude et de la domination. À cet égard, rien ne nous apparaîtra comme plus politique que la relation entre Père et Fils, juste et Justice : une relation d’engendrement dans l’égalité. De même, rien n’est plus politique que la lex nova révélée par Christ, une loi d’amour fondée dans l’égalité ontologique de toutes choses en tant qu’on les aime en Dieu. Il nous faut désormais nous tourner vers l’ancrage biblique de cette « théologie politique » eckhartienne.

Servus : temporalité et violence

Si Eckhart s’appuie, dans sa conceptualisation de la vie politique, sur une notion d’amicitia qui doit beaucoup à Aristote, on remarquera qu’il s’affranchit du Stagirite de manière considérable lorsqu’il place l’amicitia et l’égalité les plus pleines dans la relation Père-Fils. De fait, pour Aristote, Père et Fils ne sont pas des pairs et des égaux mais interagissent au sein du cadre inégalitaire[32] et violent de l’oikos. C’est le second appui théorique majeur de la pensée eckhartienne — la Bible — qui l’autorise à considérer le Fils autrement que comme soumis au type de gouvernance pré-politique séant au servus.

C’est en Jean 8,35 et en Genèse 16 que Maître Eckhart trouve une conception de la servilité qu’il peut accorder avec ce qu’il lit chez Aristote à l’aide de l’opposition entre intériorité et extériorité. De fait, faire de l’amicus la même chose que le filius suppose une équivalence entre servus et temporalité, extériorité, qui permette de l’opposer au filius. Cette équivalence n’est pas posée par la politique aristotélicienne mais elle est posée par la Bible — surtout, pour nous, en Jean 8,35 et en Genèse 16.

Attardons-nous d’abord sur le §460 de l’Expositio in Iohannem, premier paragraphe d’un long commentaire du verset 8,35 :

[…] celui qui aime quelque chose selon son « ce que c’est », l’aime toujours ; en effet, tout « ce que c’est » est aussi par soi, est toujours. Et c’est cela qui est dit en Proverbes 17[,17] : « Celui qui est ami aime de tous temps. » Or, celui qui n’aime pas, dans l’aimé, son « ce que c’est » mais ce qui est sien, qui lui survient — par exemple l’ornement, la puissance, l’honneur et d’autres choses semblables, ne demeure pas fixé dans l’amour. Et c’est cela qui est dit ici : le serviteur ne demeure pas dans la maison pour l’éternité. En effet, le serviteur, qui a en vue la récompense et non la personne du seigneur, ne demeure pas dans la maison ; le fils, qui opère par l’amour de l’aimé, y demeure pour l’éternité une fois accompli quelque changement dans l’ordre accidentel[33].

La première observation qu’il nous faut faire consiste à souligner que, ici comme ailleurs, le servus est défini d’une part par ce qu’il a en vue une récompense — ce qui doit être entendu, certes, au sens restreint d’une récompense temporelle, mais également (et peut-être principalement) au sens plus général d’une finalité extérieure qui le pousse à agir ; et d’autre part par ce qu’il ne demeure pas éternellement dans la maison de son maître, c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà compris à la lecture du §170, qu’il se comporte eu égard au Fils comme se comporte l’alteratio eu égard à la generatio — comme un stade préparatoire et subalterne, appelé à disparaître ou à être « expulsé » :

L’altération, ainsi que tout mouvement en général, sert la génération — Agar est en effet la servante de Sara — et tout mouvement ainsi que la mutabilité servent l’immobile et l’immuable. Car ancilla (servante) est dit provenir de cilleo (mouvoir). C’est pourquoi Mercure est appelé Cillenius en raison de ses mouvements multiformes[34].

Le commentaire de Gen. 16 développe les mêmes idées que celui de Jean 8,35, liant une fois de plus le mouvement à la servilité — ici présente sous la figure de la servante (ancilla). Construisant un autre argument étymologique, Eckhart affirme que le terme ancilla dérive de cilleo, « se mouvoir ». Agar et Sara, ainsi, se présentent comme le mouvement (alteratio) et son accomplissement (generatio), c’est-à-dire comme l’acte inachevé et l’être achevé[35] auquel il est ordonné. Sara et sa servante vont de pair comme le supérieur et l’inférieur ; la servante, en tant qu’elle ne sert que pour un temps limité — jusqu’à l’apparition du vrai Fils, que donnera à Abraham son épouse légitime[36] — est destinée à être chassée de la maison, à ne pas y demeurer pour l’éternité. Par-delà le récit de l’expulsion de la servante égyptienne, c’est donc celui de l’accomplissement du mouvement dans la venue de la forme, qu’il faut lire.

C’est également le récit de la subordination cosmique de l’inférieur au supérieur : « Ce qui est inférieur est par nature soumis à la main et à la puissance de ce qui lui est supérieur […] Et ceux qui ont une raison vigoureuse dominent par nature les sots, comme le dit Aristote[37]. » L’ordre de la nature subordonne partout un inférieur (passif) imparfait à un principe supérieur (actif) qui lui commande[38] et qui, généralement, a en vue son être, sa préservation[39]. C’est pour cette raison que les hommes « qui sont puissants par la raison » (qui vigent ratione) ont naturellement pour tâche de diriger les autres hommes, qui ne possèdent pas leurs aptitudes intellectuelles. Le lecteur ne s’étonnera peut-être pas de constater que cette référence à Aristote constitue une évocation de Politiques I,2, et de la doctrine de l’esclave naturel mentionnée plus haut[40].

En tant que l’un apparaît comme principe formel et l’autre comme matière à informer, maître et esclave s’unissent pour accomplir un seul et même acte. Le maître utilise l’esclave pour accomplir la fin qui seule peut procurer sa perfection à l’action qu’accomplit ce dernier. Ils s’unissent sans leur inégalité pour partager un seul et même acte — celui qu’impose le maître. De même, pour Eckhart, dans la nature, le supérieur — et cela inclut Dieu, esse absolute et agent suprême — informe l’inférieur qui lui est relatif, de manière à lui communiquer son acte. Cette tension naturelle de l’inférieur vers le supérieur et, inversement, du supérieur vers l’inférieur, scelle l’unité « dynamico-énergique » de la nature.

Si donc inférieur et supérieur tendent à l’unité en acte et si, dans cette unité, la passivité marque l’être réceptif de l’inférieur, la passivité n’est pas l’apanage exclusif de l’inférieur : le Fils et le servus, en tant qu’ils reçoivent tous deux l’être du Père, sont tous deux passifs eu égard à cet être, mais dans l’un et l’autre, la passivité ne se présente pas de la même manière. De fait, seul le servus est réellement inférieur, tandis que le filius est égal à son principe actif, son père. Le principe de la passivité filiale est, comme on l’aura déjà compris, l’amour, là où le principe de la passivité servile est la crainte : « au père on doit l’amour, au seigneur la crainte[41]. »

Revenons au §460 du commentaire de Jean.

« De tout temps aime celui qui est ami » — le verset du livre des Proverbes que rapporte ici Maître Eckhart lie amour et fixité, amour et atemporalité : amour et être. Aimer, c’est aimer, dans ce que l’on aime, cette chose même, cela même qu’elle est (id quod est), son être, ce qui, en elle, ne change pas.

On cèdera ici à la tentation d’évoquer l’Errant chérubinique d’Angelus Silesius, référence facile pour toute réflexion portant sur l’étiologie eckhartienne : le « die Rose ist öhne Warum » de l’Ange de Silésie et son commentaire heideggérien[42] rejoignent effectivement par certains côtés la réflexion de Maître Eckhart. Le « pourquoi » dénote une finalité se surajoutant à l’existence pure demeurant en elle-même[43], un telos en vue duquel agit ce qui a une cause finale ; ce qui se tient dans l’être échappe à cette causalité extrinsèque qui est celle des causes finale et efficiente. De fait, l’être est ce qu’il y a de plus intime, de plus intrinsèque pour une chose : il est, à ce titre, le domaine de la seule cause formelle, les autres causes ne causant en toute chose que son devenir.

L’ami, donc, aime de tout temps ; amicus et filius sont tous deux, dans leur amour, affranchis de la temporalité, n’aimant que l’être lui-même dans l’objet qu’ils aiment. Puisque l’être et, de manière générale, ce qui est intrinsèque plutôt que tourné vers l’extérieur, échappe au devenir[44], cela échappe forcément, en conséquence, au temps qui marque le devenir, l’être en mouvement. Mesure du mouvement, le temps n’a aucune prise sur ce qui ne se trouve pas « sous le soleil », conformément à l’interprétation eckhartienne de la célèbre formule de Qohélet 1,10 : nihil sub sole novum[45].

Le véritable ami, donc, le Fils, aime la chose en elle-même plutôt que les propriétés extrinsèques qui lui échoient — lui « surviennent » : l’apparat (decor), la puissance (potentatus), la richesse (divitia). L’attitude servile, affirme l’extrait, a en vue une récompense : le serviteur n’agit pas par amour de son maître mais par intérêt pour le bénéfice matériel (temporel) qu’il compte tirer de son action. Le serviteur, donc, apparaît comme doublement extérieur à son maître : d’une part, il espère une récompense pour son action, ne se contentant pas d’aimer ce qu’est son maître en lui-même ; d’autre part, il ne connaît pas intérieurement son maître, n’en a pas une réelle connaissance puisque, demeurant extérieur, il n’atteint pas l’être même du maître.

Le lien entre servitude, passivité et changement (alteratio) apparaît désormais clairement autant dans sa source biblique que dans son ancrage aristotélicien. Il reste cependant à aborder la manière dont la Bible présente selon Eckhart le pouvoir extérieur du maître comme violent et donc, pour reprendre les termes du §170 du commentaire de Jean, despotique.

Commentant Sagesse 8,1 (Attingit a fine usque ad finem fortiter et disponit omnia suaviter), Eckhart établit le lien entre extériorité et violence — ce même lien qui appuie l’opposition entre la crainte de la lex vetus et l’amour de la lex nova, l’opposition du murmur rebellionis de la lex vetus au repos et au silence de la lex nova. Appuyant sa lecture sur l’autorité d’Aristote (« Est violent, en effet, ce dont l’agent est extrinsèque, et ne confère pas de force à l’objet qui la subit, ainsi que le dit le Philosophe au livre III de l’Éthique à Nicomaque […][46] »), Eckhart nous apprend que le mouvement dont la cause est extérieure — c’est-à-dire celui dont l’origine est une cause efficiente ou finale — résiste à sa fin :

[…] plus l’objet qui subit est disposé et mis en mouvement avec douceur, plus ce que la cause efficiente imprime devient pour l’objet qui le subit plus intérieur et la forme de ce qui subit. C’est la raison pour laquelle le mouvement violent tend à s’affaiblir vers la fin, tandis qu’un mouvement naturel tend activement vers la fin. Car la nature est une force implantée dans les choses[47].

Il y a, de surcroît, une deuxième raison. Suivant la classification des causes, en effet, l’agent ou bien la cause efficiente est une cause extrinsèque, tandis que la forme est une cause intrinsèque de la chose. Or, tout ce qui est étranger ou bien extérieur est, en tant que tel, difficile et pénible, tandis que ce qui est intrinsèque est, en tant que tel, toujours doux. C’est ce qui est dit ici : la Sagesse s’étend avec force, c’est-à-dire selon le point de vue de la cause efficiente, et dispose avec douceur toutes les choses, c’est-à-dire selon le point de vue de l’influence formelle qui met en mouvement dedans et du dedans[48].

Le sens de cet extrait est clair : les causes extérieures font d’une certaine manière violence à la chose qu’elles causent, là où la cause intrinsèque qu’est la forme « dispose avec douceur », c’est-à-dire incite au mouvement depuis l’intérieur même de la chose. Ce qui obéit à un pouvoir extérieur, donc, lui obéit nécessairement de manière contrainte, dans la crainte et sans lui être parfaitement réceptif.

On remarquera que la citation d’ÉN III,1 est suivie, à la fin du §169, d’une évocation de Phys. II,1 (« Natura enim est vis insita rebus[49] »). Le mouvement « violent », nous dit l’extrait, s’oppose au mouvement naturel dont la source est intérieure à la chose qui se meut. De fait, le mouvement violent « résiste à sa fin » (« remittitur in fine[50] ») et est par conséquent « contre nature[51] » ; le mouvement qui est imposé de l’extérieur fait donc violence à la nature de ce qui le reçoit. On peut interpréter en ce sens l’affirmation du commentaire de Jean selon laquelle l’image de Dieu en l’homme appartient à sa nature, tandis que sa ressemblance avec Dieu relève de la grâce[52] : si l’image appartient à la nature c’est qu’elle se trouve implantée dans ce qu’est l’homme, inextinguible bien que pouvant être recouverte — « obombrée[53] » — par le commerce avec le monde créé. La ressemblance de l’homme avec Dieu relève de la grâce : c’est par la Grâce que l’image se trouve dés-obombrée, dématérialisée et unie à son exemplaire.

L’opposition entre mouvement d’origine intérieure et mouvement d’origine extérieure inscrit dans un cadre physique (lui-même dicté par une compréhension de la Révélation) les considérations eckhartiennes sur la morale. Le serviteur est celui qui, ancré dans le devenir, est soumis à une force extérieure, une force violente qui s’impose à lui et qu’il craint. Parce qu’il est ancré dans le devenir, il s’inscrit sous le signe de la lex vetus : l’Ancien Testament, de fait, promet selon Eckhart des temporalia, par opposition à la lex nova, qui promet des aeterna[54]. L’Ancien Testament propose une loi imparfaite[55] liée au mouvement et au temps, tandis que le Nouveau Testament s’intéresse à l’être achevé et parfait[56]. La lex vetus est une « loi de crainte[57] » et la lex nova une « loi d’amour[58] ».

On comprend ainsi que le pouvoir « despotique » dont il est question au §170 du commentaire de Jean s’inscrit au sein de cette conception du mouvement et de la nature : dans l’ordre de l’éthique, ce qui est despotique est ce qui impose son acte de l’extérieur, ce qui est « violent » ; on comprend de plus que ce qui est « politique » a quelque chose à voir non seulement avec l’amicitia et la filiation, mais également avec la forme et le type de causalité qu’elle exerce, qui est intrinsèque à ce qu’elle cause. Ce qu’il nous faut désormais voir, c’est de quelle manière l’opposition éthico-physique de la cause intérieure et de la cause extérieure prend place au sein d’une étiologie, d’une (méta-)physique biblique.

Filiation, génération et altération

La politique eckhartienne est une « biopolitique ».

Il ne s’agit pas ici uniquement d’une référence destinée à amuser le lecteur : pour notre auteur, ce qui est politique, en tant que cela est intérieur, relève du domaine de la vie — le vivant étant ce qui trouve le principe de son mouvement en soi et une oeuvre « vivante » étant une oeuvre intérieure[59], faite en Dieu[60]. À proprement parler, ce qui est vivant est ce qui est incréé, le créé se trouvant toujours — en tant qu’il est engagé dans un mouvement — conditionné par des causes efficiente et finale qui lui sont par définition extérieures. En inscrivant sa politique du côté de la relation de filiation, Eckhart fait du politique le domaine de la vie éternelle ; il fait aussi du politique le domaine de la négation de la nature entendue comme création, mouvement et temporalité. Si la vie politique est celle dans laquelle sont simultanément[61] engagés le Père et le Fils, c’est qu’elle est marquée par l’amour et l’égalité, qu’elle est atemporelle : « […] la création extérieure soumet au temps, qui rend vieux, comme le dit le Philosophe ; ainsi, la génération du Fils, qui advient dans l’esprit, n’étant pas soumise au temps, n’est pas vieille mais nouvelle[62] […] » L’entrée dans la vie politique se fait ainsi par une négation de l’extériorité, de la temporalité et de la distinction qui sépare de l’unité, de la totalité. Le type de négation qui marque les rapports entre l’atemporel et le temporel, le mobile et l’immobile qui constitue sa fin, n’est pas une négation qui doit s’entendre comme « privation » : l’atemporel n’est pas l’absence du temps mais l’accomplissement du temps, sa saturation et sa perfection.

Le §170 du commentaire de Jean et sa conception du politique s’inscrivent au sein de ce cadre conceptuel : le politique est la négation du despotique, ce qui a aboli dans l’amour filial éternel le rapport (temporel[63]) de domination qui unissait le servus à son dominus. Ce propos est appuyé, notamment, par le verset de Jn 16,21 qui s’y trouve cité.

Par ailleurs, on ne sera pas surpris de découvrir que le commentaire de Jn 16,21 aborde les thèmes qui nous intéressent :

Dans ces paroles est suggérée la nature ainsi que les propriétés de l’altération et de la génération des choses naturelles ; et, semblablement, la nature des habitus des vertus, de même que la différence des actes précédant ces habitus et <de ceux> suivant <leur acquisition>. Mais de cela, on a suffisamment parlé dans ce qui a précédé, particulièrement au premier chapitre, où il est question de Jean <Baptiste> le précurseur et du Christ lui-même. Ici, cependant, il faut savoir qu’agir par tristesse est le signe de ce que l’habitus n’a pas encore été engendré, que l’homme n’est pas encore né fils de Dieu. En effet, l’égalité, dans les réalités divines, est propre au Fils, comme l’unité l’est au Père ; Matthieu 6[,16] : « Ne soyez pas tristes comme les hypocrites », et [2] Corinthiens 9[,7] : « Ce n’est pas celui qui donne par tristesse ou nécessité qu’aime Dieu, mais <celui qui donne de manière> joyeuse. » Et c’est ce qui est dit ici : « Elle ne se souvient pas de la douleur en raison de sa joie, puisque l’homme est né. » Maxime le Confesseur, dans son Homélie, sur ce passage : « lorsque vous jeûnez », etc. (Matth. 6[,16]) dit ainsi : « Si tu es triste et affligé parce que tu jeûnes, tu n’accumules aucune grâce pour toi-même auprès de Dieu puisque, bien que tu fasses une bonne action, tu agis cependant dans la dépravation d’un esprit dégénéré. » Avec ce qui vient d’être dit s’accorde ce qui est dit selon le Philosophe : le signe de ce que l’habitus a été engendré est le plaisir pris dans l’action <vertueuse>[64].

Ici, comme au §170, la discussion de la filiation se présente en vis-à-vis de celle des changements préparatoires pénibles. De triste qu’elle était, affligée par la souffrance précédant l’accouchement, la mulier devient joyeuse lorsque le fils est né. La tristesse, la peine, la crainte et la douleur sont signes de la souffrance du passif qui n’a pas encore été entièrement disposé à recevoir l’acte qui lui est destiné ; l’amour (de même que le plaisir, qui lui est associé) marque la fin des passions préparatoires[65].

Est ici explicitement mobilisée la doctrine aristotélicienne du plaisir, faisant de celui-ci la marque de l’acte réussi, parfait[66], de l’acquisition achevée d’un habitus. S’il faut en croire ÉN X,3, le plaisir n’est pas un mouvement : il ne se déroule pas dans une continuité temporelle puisqu’il se présente pleinement et entièrement, sous sa forme achevée, à chaque instant de sa manifestation[67].

Pour Eckhart, si le plaisir est une certaine perfection qui se manifeste pleinement dans l’instant, c’est qu’il échappe à toute temporalité : ce qui est achevé, parfait, n’est plus un mouvement, ne se meut plus vers quelque fin qui lui serait extérieure. Dans l’instant, c’est la « plénitude » qui est trouvée — plénitude du plaisir, plénitude du temps : une perfection, une saturation qui est la marque de ce qui, constituant la fin d’un mouvement, échappe au mouvement, le transcende par sa simplicité incluant en soi l’imperfection de ce qui se meut vers (dans) elle. Le rapport de la fin au mobile est celui de l’imparfait à ce qui, constituant sa perfection, est également la négation de ses imperfections.

C’est sur le modèle de l’adeptio de l’habitus qu’Eckhart pense la Naissance du Fils dans l’âme. Une fois la forme acquise, la tristesse se dissipe, elle est « convertie[68] » en joie ; la souffrance est convertie en plaisir[69] et la crainte convertie en amour[70]. Joie, plaisir et amour sont ici une seule et même chose : ce qui est engendré en commun par le juste et la Justice, le Fils et le Père unis dans l’être. De fait, derrière la triade que composent la forme d’une vertu donnée, l’âme disposée à l’accueillir et le plaisir qui découle de leur union, c’est une certaine trinité que voit Eckhart : toute union d’un agent et d’un patient, en tant qu’elle engendre dans le patient un fils aimant son père, est une certaine image de la trinité[71].

Si elle peut être comprise sur le modèle de l’acquisition de l’habitus, c’est que la filiation telle que la conçoit Eckhart est à entendre comme generatio — un terme emprunté à la physique aristotélicienne et qui s’oppose à l’alteratio. En s’appropriant les concepts aristotéliciens de génération et d’altération, Eckhart les inscrit au sein d’une conception métaphysique pour laquelle la nature, comprise comme création, est ordonnée à la surnature[72] (comprise comme perfection et accomplissement du mouvement créé). Il modifie l’altération aristotélicienne pour la concevoir comme englobant la totalité des changements « accidentels » (lire : des changements, mouvements et actions ayant lieu dans le temps) ; il modifie également la génération — changement substantiel aristotélicien — pour la soustraire à toute temporalité, l’ancrant dans l’instant et donc l’éternité :

Deuxièmement, il faut noter que toute action dans la nature, puisqu’elle est un flux et un milieu entre la forme de ce qui génère et <celle> de ce qui est généré, n’est pas père et n’est pas encore Fils, mais <en vertu> de sa nature, sert au Fils, à ce qu’il soit : l’altération se fait dans le mouvement et le temps et le travail, captive et détenue par les contraires du passif résistant ; elle n’agit pas encore librement, mais en agissant, elle pâtit. Or, les passions ne demeurent pas fixées dans le sujet, mais elles passent jusqu’à ce que ne soit retiré ce qui est servile, ce qui est imparfait, ce qui relève du temps, et que ne soit généré le Fils ; Galates 4[,4] : « Là où vient la plénitude du temps, Dieu envoie son Fils » ; et Luc. 2[,6-7] : « Le temps de ce qui doit être engendré a été rempli et le fils avait été généré. » Alors la passion, qui ne demeure pas dans le sujet, cède le pas, <et lui> succède la qualité passible qui demeure dans le sujet, inhère, qui est héritière et fils, selon l’Épître aux Galates 4[,4]. En effet, la lourdeur, de même que l’inclination vers le bas, demeurent dans le sujet — par exemple la pierre — « pour l’éternité », aussi tant qu’elle est une pierre. Agar, la servante, est éjectée — la peur servile qui « implique la souffrance », qui est passion et « implique la tristesse » <est éjectée> ; <lui> succède l’amour, qui est fin et principe de toutes les passions, selon le Philosophe. Et c’est cela que dit Jean : « La parfaite charité expulse la crainte », 1 Jean [4,18]. Et ici, il est dit : le serviteur ne demeure pas dans la maison pour l’éternité[73].

En tant qu’elle est un mouvement, l’action naturelle — l’action de l’homme qui est un corps, une créature, un étant inscrit dans la nature — a pour fonction de le rapprocher de la forme qui doit venir s’engendrer en lui et ainsi marquer l’achèvement de son être.

Cet extrait s’inscrit pleinement dans le cadre d’une certaine morale aristotélicienne pour laquelle le caractère découle de l’action[74]. Eckhart, s’autorisant ainsi d’Aristote, estime qu’il faut, pour devenir juste, agir dans la Justice — agir en se donnant pour fin la seule Justice ; le juste est celui qui, ayant achevé sa préparation, aura vu s’engendrer en lui la Justice même. L’action de l’homme en tant que créature, qu’étant naturel, sert cet engendrement : elle est à ce titre servile au sens où elle est ordonnée à une fin qui ne lui est pas encore intérieure. L’action naturelle, imparfaite, est donc encore teintée de passion — à entendre au double sens de « souffrance » et de « désir » puisque c’est le désir qui nous meut vers la fin à laquelle tend notre action[75]. L’amour est la fin des passions en ce que, une fois engendré l’habitus de vertu en l’âme, s’abolissent toute souffrance et tout désir.

Cherchant à passer d’un rapport servile à un rapport filial (d’un « régime » extérieur et violent à la vie politique) l’homme doit donc subir une série d’altérations — de changements préparatoires ayant lieu dans le temps et dont la fonction est de le disposer à la réception d’une nouvelle forme, de le disposer à se faire Fils dans l’instant de l’engendrement de cette forme en lui. C’est pourquoi la generatio apparaît comme le concept philosophique clé appuyant sa doctrine de la Naissance du Fils dans l’âme : la transformatio de l’homme en « la même image » de Dieu qu’est le Christ, annoncée par la seconde Épître aux Corinthiens[76], doit être interprétée comme un changement au cours duquel la forme substantielle de l’homme individuel, abolie par sa dés-individuation, est remplacée par la forma formarum — par le Verbe venu dire dans l’âme passive et réceptive l’être divin lui-même.

Il nous reste à voir ici ce en quoi consiste cette dés-individuation et de quelle manière elle se rattache à la fois à la conception eckhartienne de la nature et la négation de la loi temporelle par la lex nova.

Détachement et lex nova

Le lien rattachant l’éthique eckhartienne du détachement à la lex nova n’apparaît pas toujours de manière évidente à la lecture des corpus latin et allemand. Si l’on peut aisément déduire de ce qui a été vu jusqu’ici le fait que le détachement correspond à la fin de l’éthique en tant qu’elle constitue un discours philosophique sur l’action de l’homme créé, naturel[77], il nous faut encore voir en quoi il s’inscrit au sein du parcours (sur-)naturel menant l’homme de la création à Dieu.

La lex nova est la fin de la lex vetus. Venu accomplir la loi[78], le Christ révèle dans ses deux commandements[79], conseillant tous deux l’amour (amour du prochain et amour de Dieu), la « pureté », la « plénitude » de la loi. Le thème de la plenitudo déjà rencontré plus haut (§474 du commentaire de Jean) est la condition sine qua non de la venue du Fils. Or, il traverse de part en part l’oeuvre du Thuringien ; plenitudo caractérise ainsi :

  1. L’être divin lui-même. En tant qu’il est « celui qui est » (Ex. 3,14), Dieu est « plénitude d’être et être plein » (ipse est plenitudo esse et plenum esse[80])

  2. L’amour, en tant qu’il constitue la fin des passions, l’instant, en tant qu’il constitue la fin du temps et le point en tant qu’il constitue la fin de la ligne[81]

  3. L’amour en tant qu’il constitue la fin de la loi (plenitudo legis est dilectio[82])

Dans l’amour s’abolissent toutes les passions, dans l’instant s’abolit le temps, dans le point s’abolit la ligne et dans l’être divin s’abolit l’être mobile. La plénitude est donc la notion clé permettant de comprendre la manière dont la fin d’une chose — qui est également son principe[83] et sa forme[84] — peut nier cette chose d’une manière qui la dépasse en l’incluant.

Se situant en vis-à-vis de la chose, la fin lui procure à la fois sa raison d’être et son être. Eckhart intègre ici à la fois l’idée aristotélicienne de la convergence des causes efficiente, formelle et finale[85], et le verset de Rom. 11,36, affirmant que la causalité divine opère de manière trine[86].

Pour nous, la plenitudo constitue le paradigme de la transcendance eckhartienne — une conception de la transcendance qui s’applique aux relations entre Dieu et l’étant créé, entre l’amour et les passions qui le précèdent, entre l’instant et le temps, entre le point et la ligne. Il s’applique aussi, comme nous le révèlent certains passages clés du corpus latin, aux relations entre lex nova et lex vetus :

[…] universellement, la fin est au-dehors de ce dont elle est fin. En effet, la fin d’un mouvement n’est pas un mouvement ; la fin d’une ligne n’est pas une ligne ; la fin d’un temps n’est pas un temps, et il en va ainsi de chaque chose. C’est pourquoi la charité, puisqu’elle est « la fin du commandement », comme il est dit en 1 Timothée 1[,5], ne doit pas être comptée parmi les commandements[87].

La caritas est la fin du décalogue parce qu’elle transcende ses dix préceptes en les incluant comme leur fin ; elle les transcende parce que la crainte qui découle de la lex vetus en tant qu’elle cherche à imposer de l’extérieur la loi de Dieu à ses sujets — cette crainte, comme le mentionne 1 Jn. 4,16-18, est appelée à se transformer en caritas, en amour, en plaisir, une fois consommée la transformatio qui génère en l’âme le Fils.

Le commentaire eckhartien à Jn. 13,34 affirme que la crainte est le propre de la lex vetus ; cette affirmation s’explique par ce que la crainte marque le rapport du serviteur au Seigneur, tandis que l’amour marque celui du Fils au Père[88]. Or, le rapport Père-Fils est un rapport d’égalité découlant nécessairement de l’unité essentielle dans laquelle se trouvent ces deux personnes[89]. L’égalité, par ailleurs, est le mot d’ordre du commandement christique : aimer son prochain comme soi-même — « autant » que soi-même (Jn. 15,12) — et s’aimer les uns les autres comme le Christ a aimé ses disciples (Jn. 13,34). Dans l’amour, toutes choses sont placées sur un pied d’égalité : la distinction, l’individuation constituant une négation de la totalité et de l’unité, elle est par conséquent la négation de l’égalité avec le Père que la morale eckhartienne nous enjoint de retrouver :

[…] la propriété de la nature divine incréée est l’unité, et par conséquent l’immobilité et l’immutabilité et le repos ; là, aucune négation et par conséquent <aucune> multitude, dans la mesure où en elle se trouve la négation de toute négation ; conséquemment, <en elle>, absolument aucune imperfection ni défaut, mais la plénitude de l’être, de la vérité et de la bonté[90].

Dans l’amour, donc, se trouve niée la distinction qui éloigne de l’unité. Or, c’est là précisément ce que prône l’éthique du détachement : le dés-attachement le plus complet vis-à-vis de la totalité des créatures. L’homme détaché est celui qui n’aime rien sur terre et tout en Dieu, obéissant ainsi au commandement christique :

Quatrièmement, parce qu’il nous aime comme <il s’aime> lui-même, du même amour duquel il s’aime lui-même et en lui-même. Ainsi, nous aimons aussi le prochain en Dieu et Dieu dans le prochain. En effet, là où <l’on aime> l’un en raison de l’autre, l’un et l’autre sont un et deux en un, non plus deux mais un ; et ainsi, alors nous n’aimons plus seulement notre prochain « comme » nous-même, comme le disent Matthieu et Luc, mais « en tant » <qu’il est> nous, comme le dit Marc ; et Augustin emploie souvent ces mots ; or, il est dit « en tant que » comme « autant que »[91].

L’égalité, en tant qu’elle repose sur le dépassement de toute distinction, est de soi immobile, atemporelle, incréée : elle est associée à l’être pur et à l’image qu’il peut engendrer en lui-même et en nous, cette image qui vient dire ce qu’il est. Le détachement est l’impassibilité la plus complète eu égard aux créatures et à tous les biens temporels quels qu’ils soient :

[Le détachement] conduit l’homme à la pureté, de la pureté à la simplicité, de la simplicité à l’immutabilité ; il en résulte une ressemblance entre Dieu et l’homme, mais il faut que cette ressemblance soit l’effet de la grâce, car la grâce détache l’homme de toutes les choses passagères.

L’homme détaché, se tenant dans la pureté la plus complète et dans la plus pure intériorité, ne peut, par le fait même, que posséder la totalité des vertus ; le détachement est ainsi une plenitudo virtutum :

Or il dit : Que vous vous aimiez les uns les autres. Ah ! Ce serait une noble vie, ce serait une vie bienheureuse ! Ne serait-ce pas une noble vie si chacun tendait à la paix de son prochain comme à sa propre paix, si son amour était si dépouillé, si pur et si détaché en soi qu’il n’ait pas d’autre intention que la bonté et Dieu ? […] Et si ton amour est si pur, si détaché, si dépouillé en lui-même que tu n’aimes rien d’autre que la bonté et Dieu, c’est une vérité certaine : toutes les vertus que tous les hommes ont jamais exercées t’appartiennent aussi parfaitement que si tu les avais exercées toi-même, et plus purement, en mieux[92].

L’homme détaché se tient au-dessus de tout créé[93], à égalité avec Dieu ; selon les termes du traité Du détachement, le détachement contraint Dieu à venir en lui[94], le façonnant comme « lieu naturel » correspondant à l’acte divin[95]. Parce qu’il n’aime que Dieu et toute chose également en Dieu, l’homme détaché, obéissant parfaitement au commandement christique, est lui-même uni par l’amour à Dieu dans l’égalité atemporelle de l’être.

L’homme détaché est celui qui a été façonné intérieurement pour s’assimiler à la puissance de Dieu qui, désormais, opère en lui et par lui. Il est détaché du monde et lié à Dieu par un amour filial, vivant en Dieu dans un instant éternel. C’est là, pour Eckhart, ce qu’il y a de politique au sens le plus plein : l’homme détaché, libéré de la violence et des contraintes causales du monde naturel, jouit d’une liberté complète ; dé-déterminée, son action est affranchie du temps et de la soumission à un dominus : il trouve en lui-même le principe — le père — de son action.

Conclusion

N’en déplaise à Péguy, la mystique n’est pas, pour Eckhart, l’opposé de la politique[96]. La politique n’est pas la fin de la mystique[97] : elle en est le vrai nom, en tant qu’elle émerge là où se trouve l’amor et l’amiticia qui n’existent que dans l’égalité la plus complète, celle qui permet cette expérience intérieure de l’être divin. Mystique et politique sont pour le Thuringien une seule et même chose en tant qu’elles ont toutes deux à voir avec l’intériorité, avec l’expérience d’un pouvoir qui agit intérieurement en son sujet.

Eckhart considère comme politique le pouvoir unissant dans l’égalité le sujet et l’agent qui lui impose doucement son acte ; cette égalité est le fait d’une unité : est égal que ce qui n’est pas essentiellement distinct de ce dont il est l’égal. L’unité elle-même, par ailleurs, ne peut exister que lorsque le pouvoir a façonné, disposé le sujet qui lui convient. L’égalité eckhartienne ne naît entre deux personnes différentes que parce que les distinctions personnelles ne sont pas des distinctions essentielles ; c’est une forme d’égalité qui ne peut exister que dans l’abolition des distinctions individuelles et qui exige que l’individu soit transformé par le pouvoir, devienne l’image de ce pouvoir même.

Le sujet politique eckhartien est celui qui a entièrement intériorisé le pouvoir qui s’applique à lui de sorte qu’il ne le ressente plus comme une violence mais l’aime en vertu même de ce qu’il est ce pouvoir qui a déjà achevé de le soumettre, de se le conformer. Si la subiectio est une relation[98] entre le sujet du pouvoir « politique » et le pouvoir qui s’applique à lui, il s’agit d’une relation personnelle et intérieure, où la source du pouvoir est aimée dans l’oubli de soi le plus complet et où l’action du sujet n’est plus guidée que par l’amour du pouvoir (au double sens du génitif objectif et du génitif subjectif) — pouvoir qui est politique parce que paternel. Le sujet, ainsi, doit être constitué comme sujet dans et par son rapport au pouvoir. Dés-individué et dés-attaché du monde, le sujet politique eckhartien habite l’instant, cette saturation du temps et négation du monde qui l’isole de toute autre réalité que la seule relation immédiate au pouvoir qui le gouverne de l’intérieur. La civitas dei telle que l’envisage Eckhart est une societas, une alliance, entre l’individu et Dieu[99], qui ne lie les hommes les uns aux autres que de manière épiphénoménale, l’« autre » s’y trouvant sursumé, au même titre que le « moi », dans l’être divin où toutes choses sont aimées et connues.

Panoptique, le pouvoir politique eckhartien pense la relation exclusive du sujet à l’acte qui le gouverne ; il constitue ainsi un exemple parlant de ce « laboratoire de la modernité[100] » que fut l’Église médiévale — modernité politique, en l’occurrence, définie en partie par son appropriation du « pouvoir pastoral[101] » développé au Moyen Âge :

Je ne crois pas qu’il faille considérer l’« État moderne » comme une entité qui s’est développée au mépris des individus, en ignorant qui ils sont et jusqu’à leur existence, mais au contraire comme une structure très élaborée, dans laquelle les individus peuvent être intégrés à une condition : qu’on assigne à cette individualité une forme nouvelle et qu’on la soumette à un ensemble de mécanismes spécifiques. En un sens, on peut voir en l’État une matrice de l’individualisation ou une nouvelle forme de pouvoir pastoral[102].

À qui s’affranchit de l’image d’un Eckhart dissident, persécuté par l’Institution en marge de laquelle sa pensée « mystique » l’inscrit, il semble que l’insistance du Thuringien sur l’acte intérieur, en tant qu’elle conditionne une certaine approche du « politique », s’inscrit dans la longue histoire du pouvoir pastoral — un pouvoir qui s’intéresse à l’individu, cherchant à en produire la vérité en le façonnant de l’intérieur.