Corps de l’article

Dans l’édition, effectuer la « relecture sensible » d’un manuscrit consiste à repérer et signaler des représentations potentiellement stigmatisantes envers certains groupes minorisés ou discriminés, en raison notamment de leur culture, de leur sexe ou de leurs préférences sexuelles[1]. Ce travail revêt une dimension à la fois inclusive et préventive, dans la mesure où il s’agit de rendre compte à l’auteur·trice de propos lui ayant possiblement échappé et pouvant être interprétés comme racistes, homophobes ou misogynes.

Il n’existe pas encore d’études empiriques sur le rôle joué par les relecteur·trice·s sensibles dans l’industrie éditoriale, également appelé·e·s sensitivity reader, cultural consultant ou diversity editor dans les pays anglo‑saxons. S’il est difficile de circonscrire le contexte historique de leur apparition, depuis plusieurs années se développent aux États‑Unis des formations permettant d’apprendre les techniques et fondements du métier : le Muse Writers Center[2] propose une session en ligne de deux heures qui s’adresse à des personnes issues d’un groupe marginalisé (personnes de couleur/LGBTQ+/handicap/etc.) ou exerçant une profession souvent mal représentée dans les médias (militaire/police/etc.). Le contenu de la formation porte sur la manière d’identifier les stéréotypes et les contenus préjudiciables dans un manuscrit, ainsi que sur les précautions à prendre pour en faire part à l’auteur·trice. D’autres cours en ligne, comme ceux de la consultante culturelle Patrice Williams Marks, permettent d’obtenir une « certification métier » au prix de 997 dollars[3]. Si, aux États‑Unis, le métier semble être en voie de professionnalisation, en France, il n’existe à ce jour aucune formation qui en enseigne les bases. Toutefois, le métier semble s’installer dans le contexte national, puisque la Commission d’enrichissement de la langue française a proposé le 23 mai 2020 d’utiliser la dénomination « démineur et démineuse éditorial·e » pour qualifier les personnes chargées d’« identifier avant publication les termes et les contenus susceptibles d’être considérés comme choquants ou offensants par certains lecteurs[4] ».

Afin de mieux comprendre le rôle joué par cette nouvelle catégorie de « personnel de renfort[5] », cet article s’appuie sur une étude empirique cherchant à cerner de manière compréhensive les contours de cette activité tels que les personnes concernées les décrivent. Il s’agit de faire émerger les savoirs usuels mobilisés, les significations attribuées aux pratiques, les représentations de métier sous‑jacentes, et d’éventuels discours de légitimation fondés sur la revendication ou la recherche d’une expertise professionnelle. Plusieurs questionnements sous‑tendaient cette enquête : en quoi les relecteur·trice·s sensibles constituent‑iels un nouveau maillon de la chaîne éditoriale, amené à se professionnaliser? De quelle manière pèsent‑iels sur le processus de création littéraire en induisant de nouveaux arrangements dans les critères d’élaboration de l’oeuvre? En quoi peut‑on les considérer comme une plaque sensible de la transformation de la plus ancienne industrie culturelle, à un moment où les questions de diversité et d’inclusion deviennent certes de plus en plus importantes, mais où, en parallèle, de nombreuses polémiques médiatiques attisent la crainte d’une perte de contrôle des auteur·trice·s sur leur liberté d’expression artistique et littéraire[6] ? De par le fait qu’iels portent un regard sur le texte d’un·e auteur·trice et interviennent dans le processus de fabrication de l’oeuvre, les relecteur·trice·s sensibles ont pu être présenté·e·s non comme un outil d’inclusion, mais comme une menace à la liberté de création. De tels discours critiques à l’endroit des intermédiaires culturels ne sont pas nouveaux[7] : ils s’appuient sur un imaginaire récurrent — celui de l’auteur·trice comme figure solitaire de la création —, en omettant le poids des dynamiques collectives dans le processus créatif[8].

Dans un premier temps, l’article s’appuie sur les travaux de Brigitte Ouvry‑Vial sur l’acte éditorial[9], d’Emmanuël Souchier sur l’énonciation éditoriale[10], ainsi que sur les recherches en sociologie et en économie de la production culturelle[11], pour rappeler la nature collective du contexte d’énonciation de l’oeuvre. L’activité de relecture sensible est également mise en regard de la prise de conscience récente des enjeux d’inclusion et de diversité dans le secteur de l’édition française. Dans un second temps sont exposés les ressorts méthodologiques de l’enquête menée entre septembre 2021 et mars 2022 auprès de 14 professionnel·le·s de l’édition. Les résultats font état de pratiques encore émergentes, et parfois invisibilisées au sein des grandes maisons d’édition. Dans leur recherche de légitimité, les relecteur·trice·s sensibles revendiquent une place singulière, entre subjectivité forgée par l’appartenance à un groupe minorisé ou stigmatisé et construction d’une expertise professionnelle reposant sur la distanciation critique à l’égard de son propre vécu.

La fabrique du livre : entre ajustements collectifs et savoir‑lire éditorial

Les entretiens conduits dans le cadre de cette recherche doivent être mis en regard d’un contexte national français de plus en plus préoccupé par les questions d’inclusion et de diversité dans les industries culturelles. S’il n’existe pas encore d’étude officielle, dans un dossier consacré à l’inclusion dans l’édition, la revue Bibliodiversité définit celle‑ci comme « la participation, l’implication, l’appropriation par des groupes et des personnes minorées de/par la société́ (quelles que soient les raisons de leurs positions périphériques), des processus de création, de publication et de diffusion des livres et des textes imprimés[12] ». Bien que le constat ne soit pas nouveau[13], les auteur·trice·s observent la persistance dans le système éditorial français de formes de reproduction (de classe, de genre, de race). Si elles sont majoritaires, les femmes occupent moins que les hommes des fonctions de pouvoir et restent soumises à des rapports de force, que le mouvement #MeToo dans l’édition a récemment mis en lumière. Sophie Noël[14] pointe la faible diversité des étudiant·e·s dans les cursus d’édition : la majorité est issue des classes moyennes et supérieures et des professions dites intellectuelles; rares sont les personnes racisées ou les minorités de genre qui accèdent à ces formations.

Dès lors, l’homogénéité en termes de classe, de genre et de race du secteur de l’édition française soulève des questions quant à la diversité des critères de sélection susceptibles d’être mis en oeuvre par les éditeur·trice·s quand iels choisissent les manuscrits. Le risque est également grand d’appliquer des grilles de lecture qui interprètent les textes au regard de modèles dominants du monde. La blogueuse afroféministe et auteure d’origine congolaise et martinicaine Laura Nsafou[15] évoquait aux Assises de la littérature jeunesse[16] sa difficulté durant l’enfance à s’identifier aux personnages de romans de fiction français.

Pour le moment, le France ne connaît toutefois pas de mouvement d’aussi grande ampleur que le We Need Diverse Books aux États‑Unis; toutefois, de plus en plus de blogues, comme le site Planète Diversité[17], et de profils militants sur les réseaux socio‑numériques[18] tentent de déconstruire les grilles de lecture adoptées par les grandes maisons d’édition, afin de provoquer une prise de conscience quant au fait que certains groupes sont invisibilisés dans les représentations qu’en donnent les livres. Le regard légitimant de l’éditeur·trice, « décidant quels auteurs doivent être publiés et à quelles conditions[19] », se voit contesté par l’apparition de nouveaux modèles de validation de la qualité littéraire des oeuvres, phénomène accentué par l’importance que prennent les plateformes d’écriture et d’autoédition dans le circuit économique.

Face à un modèle d’édition où les rapports de pouvoir tendent à être invisibilisés, une nouvelle génération d’éditeur·trice·s crée des structures dites « inclusives », visant l’accès élargi des outils de production et de création aux groupes et personnes minorés. L’enjeu est également de rendre plus transparentes les pratiques éditoriales, en prenant en compte les présupposés idéologiques des éditeur·trice·s dans le choix des textes ainsi que leur propre position d’énonciateur·trice·s[20]. Selon Brigitte Ouvry‑Vial[21], éditer consiste à effectuer un travail d’interprétation visant à produire une forme textuelle évoluée par rapport à une forme originelle. Ce travail s’appuie sur une compétence spécifique, le « savoir‑lire éditorial » : loin d’être une lecture savante ou érudite, celui‑ci doit s’entendre comme la capacité de restituer des effets de lectures ressentis, et l’« aptitude à recevoir des textes en chantier, dans une recherche sensible et intellectuelle d’empathie avec le texte, et à interpréter les intentions de l’auteur et la réception possible du lecteur[22] ». Une telle définition semble toutefois omettre le fait que tout regard porté sur une oeuvre est façonné par des constructions sociales et culturelles, élaborées au cours de différents processus de socialisation, et auxquels l’éditeur·trice n’échappe pas.

Par ailleurs, le passage du texte de l’auteur·trice vers le livre du lecteur ou de la lectrice[23] est soumis à un processus collectif d’« énonciation éditoriale[24] », aux enjeux de pouvoir souvent inaperçus. Le concept d’énonciation éditoriale cherche à cerner « l’empreinte laissée par chaque corps de métier intervenant dans l’élaboration, la production, la circulation, la réception du texte[25] ». À cet égard, les travaux en sociologie de la production culturelle[26] ont permis de montrer que « le projet créateur est façonné par un espace des possibles et des pensables[27] », et qu’il est en grande partie déterminé par le rôle joué par celles et ceux qu’Howard Becker appelle « personnels de renfort[28] » : c’est‑à‑dire des intermédiaires situés entre les créateur·trice·s et leur public, et dédiés à des tâches considérées comme secondaires dans les chaînes de coopération (graphiste, relecteur·trice, correcteur·trice). Chacun·e, avec ses compétences propres, pèse sur l’élaboration et la définition de l’oeuvre, afin de réduire l’incertitude sur la manière dont elle sera reçue. Comme l’écrit Thomas Paris, il s’agit de se dégager d’une vision romantique de la création, « celle d’un individu seul, déconnecté de toute problématique matérielle, et confronté à la seule quête de l’inspiration[29] », pour prendre en compte la dimension organisée de l’activité créatrice, ses routines, ses conventions et ses codes établis. Un roman commercialisé est toujours le fruit d’un travail de négociation, plus ou moins conflictuel, entre l’auteur·trice et des personnels de renfort, qui manipulent des ressources qui leur sont propres.

Si le rôle de l’éditeur·trice a déjà été largement étudié[30], il n’existe aucune enquête empirique s’intéressant au rôle joué par ce nouveau personnel de renfort que constituent les relecteur·trice·s sensibles. Comment conçoivent‑iels leur rôle dans l’énonciation collective de l’oeuvre? Partagent‑iels des codes, des conventions établies? À quel stade en sont‑iels dans la construction d’une identité professionnelle? Le terme « relecteur·trice sensible » qui permet de regrouper un ensemble d’activités dans un même qualificatif ne suffit pas à prouver qu’il s’agit d’un groupe professionnel établi, ni à dissiper les questions de délimitation et d’intégration de leur activité dans l’organisation du travail éditorial. Il semble donc intéressant de sonder la construction d’une « identité professionnelle » spécifique. Claude Dubar définit celle‑ci comme « un processus par lequel un groupe professionnel parvient ou non à se faire reconnaître par les partenaires de ses activités de travail et par lequel les segments qui le composent (et les sujets qui constituent ces segments) se dotent de discours légitimant leur pratique[31] ».

Choix méthodologiques

Mener l’enquête

Mener une enquête sur une profession en construction, et encore peu exercée, n’est pas chose aisée. Si certaines maisons d’édition mettent désormais en avant dans leur ligne éditoriale le recours à la relecture sensible (Nouriturfu, Scrineo, Akata), la plupart des grands groupes ne communiquent pas sur ces pratiques, voire les invisibilisent.

Cette enquête a pris comme point de départ le site Planète Diversité[32], tenu par la blogueuse militante Nadège da Rocha[33], qui y propose en libre accès un fichier Excel répertoriant 150 relecteur·trice·s sensibles[34]. Différentes colonnes sont à remplir : « Nom ou pseudo », « Domaine de sensitivity reading », « Comment joindre la personne », « Genres acceptés », « Autres » (sans que soit proposée la colonne « Tarif »). Si les domaines de relecture proposés renvoient à diverses situations de vie, fondées sur des expériences vécues[35], certaines personnes s’efforcent de distinguer leurs histoires personnelles des sujets sur lesquels elles estiment posséder une expertise[36]. Mrs Roots, connue également sous le nom de Laura Nsafou, précise : « Je travaille sur les axes de genre, race et classe, particulièrement avec une connaissance des littératures afro (voir mon site : mrsroots.fr). J’ai travaillé sur le dernier roman d’Angie Thomas, et peux notamment accompagner des traducteurs.trices. » Une première distinction semble ici se faire entre une conception de la lecture sensible comme un « savoir‑lire affectif », intime, centré sur l’expérience d’un vécu discriminatoire[37], et une conception reposant sur une prise de distance, un « savoir‑lire savant » (compétences langagières inclusives, connaissances historiques et culturelles acquises durant les études, etc.[38]). Par ailleurs, si certaines personnes se démarquent par leur expérience dans l’édition, d’autres mettent l’accent sur leurs vécus et sensibilités personnelles, sans expliquer la manière dont iels entendent effectuer ce travail et les grilles interprétatives qui seront appliquées pendant la lecture. Un·e éditeur·trice ou un·e auteur·trice à la recherche d’un·e relecteur·trice sensible pourra ainsi s’interroger sur les compétences de la personne recrutée : sera‑t‑elle en mesure de travailler avec un·e auteur·trice et de comprendre les problématiques inhérentes à la fabrication d’un livre? Si la liste reflète un engagement en faveur de la diversité, elle vient aussi révéler le manque de conventions établies dans l’exercice de l’activité.

Dans cette liste, j’ai sélectionné en priorité des personnes qui semblent avoir déjà effectué au moins une mission de relecture sensible, que ce soit pour un·e auteur·trice ou pour un·e éditeur·trice, et dont le témoignage se démarque par un discours d’expertise professionnelle (par exemple, renvoi à des sites internet proposant des services en lien avec la lecture sensible[39]). Les entretiens exploratoires m’ont permis de remonter vers les éditeur·trice·s et agent·e·s littéraires avec lesquel·le·s ces personnes ont été amenées à collaborer (éditions Slalom, Mango, ActuSF, etc.) et qui ont accepté à leur tour de décrire les pratiques émergeant au sein des structures éditoriales. J’ai ainsi pu interroger 14 personnes : 8 relecteur·trice·s sensibles [LS]; 5 éditeur·trice·s [ED]; 2 agentes littéraires [AL]. Chaque entretien a duré en moyenne entre 1h30 et 2h et s’est déroulé en visioconférence. Les questions posées ont permis de réfléchir au rôle que le·la relecteur·trice joue dans le processus éditorial, à partir d’exemples concrets d’intervention sur le texte, et de la description des procédures éditoriales (relations avec les auteur·trice·s, éditeur·trice·s, étapes d’intervention). Des questions étaient également posées sur les différences de perception de cette activité entre la France et les États‑Unis, les ressorts de l’expertise professionnelle et la quête de reconnaissance et de légitimité d’un métier encore émergent.

Tableau 1

Tableau synthétique des enquêté·e·s

Tableau synthétique des enquêté·e·s

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Clarifier sa position d’énonciatrice

Dans le cadre de cette enquête, il me semble essentiel de clarifier ma position d’énonciatrice. J’ai en effet exercé le métier d’éditrice durant une dizaine d’années, et il m’arrive d’effectuer des relectures éditoriales de romans littéraires pour une maison d’édition française de taille moyenne. Il s’agit de productions littéraires rangées sous la catégorie « pop culture », et écrites majoritairement par des femmes blanches à destination de lectrices blanches. Mon travail consiste à produire pour l’éditrice responsable de cette collection une lecture critique du manuscrit, portant essentiellement sur les questions de cohérence narrative et de construction de l’intrigue. Puis j’entre en contact avec les auteur·trice·s pour discuter des points à améliorer (ajout de chapitres, réécriture de passages, enrichissement des personnages, etc.). Mon travail peut aller de simples discussions amenant l’auteur·trice à effectuer les changements souhaités jusqu’à parfois une réécriture complète du manuscrit.

Travailler sur le métier émergent de relecteur·trice sensible a été un choix tout d’abord motivé par la curiosité : en quoi ses missions diffèrent‑elles de celles d’un·e relecteur·trice classique telles que je peux être amenée à les exercer? L’enquête a par ailleurs été facilitée par ma connaissance des codes éditoriaux. Cette posture de complicité professionnelle s’est avérée avantageuse durant les entretiens, favorisant une approche compréhensive par l’instauration d’une relation de confiance. Pour éviter les biais d’une approche trop empathique, j’ai cherché à soumettre à un examen critique la manière dont ma perception pouvait être influencée par mes propres savoirs situés[40]. J’ai ainsi adopté tout au long des entretiens une posture de distanciation critique à l’égard de mes propres filtres, en n’hésitant pas à confronter mes pratiques à celles des personnes interrogées, et en observant comment celles‑ci pouvaient s’éclairer mutuellement. L’enquête m’a permis de prendre conscience que mon savoir‑lire éditorial était cadré par des habitudes de pensée jusqu’ici vécues comme allant de soi. Si ma légitimité me semblait acquise en raison de mon diplôme de master en édition et d’une longue expérience professionnelle, la situation d’enquête m’a engagée dans une posture réflexive sur les grilles de lecture sous‑jacentes à mon savoir‑lire éditorial : dans le processus de perception et d’interprétation des textes, quelles conséquences peut revêtir le fait d’être une femme blanche, dans la quarantaine, avec un Bac +5, féministe ? Ce travail de réflexivité sur les filtres interprétatifs, plus ou moins conscients, qui guident tout travail de relecture éditoriale s’est avéré central dans les entretiens menés.

Vers une conscientisation du « savoir‑lire éditorial »?

Motivations à promouvoir la lecture sensible

Comment en vient‑on à s’intéresser à la lecture sensible, à l’exercer ou à la promouvoir? Les formations initiales des enquêté·e·s sont variées et vont de cursus en édition, lettres modernes, traduction, bibliothéconomie, aux études raciales, de genre et de psychologie. Du côté des éditeur·trice·s et des agentes littéraires, l’engagement dans la lecture sensible relève de convictions personnelles, souvent en lien avec des pratiques militantes féministes, comme pour Julie Finidori et Juliette Magro. Plus âgé (45 ans), Jérôme Vincent, le directeur des éditions ActuSF, décrit une prise de conscience progressive, liée aux évolutions sociétales qui poussent le secteur de l’édition à revoir ses pratiques en matière de diversité : il donne pour exemple le fait qu’il existe encore très peu d’auteur·trice·s de couleur dans l’édition de science‑fiction. Les enquêté·e·s insistent par ailleurs sur l’importance du mouvement #MeToo « édition », qui aurait accéléré la prise de conscience des rapports de domination dans le secteur. L’ensemble des propos s’appuie sur une conscience aiguë des enjeux de diversité dans l’industrie éditoriale, auxquels la lecture sensible ne répond que partiellement.

Pour les relecteur·trice·s, la rencontre avec la lecture sensible est au départ fortuite. C’est le hasard ou le bouche‑à‑oreille qui permet de découvrir l’existence de cette activité. Thérapeute spécialisé dans les questions de genre, Morgan Lucas a été contacté par l’éditrice Sophie Nanteuil d’Albin Michel pour contribuer à l’ouvrage Histoires de coming out[41]. Son expertise l’a ensuite amené à effectuer la lecture de l’ensemble de l’ouvrage afin d’y repérer la présence éventuelle de stéréotypes non intentionnels. Depuis, il effectue des lectures régulières pour plusieurs maisons d’édition. De même, Kanelle Valton a été contactée, en tant que spécialiste des questions afro‑américaines, pour rédiger la postface du roman The Black Kids[42] aux éditions Slalom. Il s’agissait d’apporter un éclairage pédagogique sur les enjeux spécifiques à la culture pop aux États‑Unis. En découvrant l’oeuvre non traduite, elle propose à l’éditrice une relecture de la traduction française afin éviter des erreurs d’interprétation qu’une non‑experte des questions afro‑américaines pourrait éventuellement commettre. Elle travaille désormais régulièrement avec plusieurs maisons du groupe Editis. Pour la plupart des relecteur·trice·s sensibles, on constate par ailleurs une conjonction entre des études littéraires ou en cultural studies et des engagements militants associatifs, souvent sur les réseaux socio‑numériques. Dans l’ensemble, l’activité est ponctuelle, parfois bénévole, et toujours complémentaire à l’exercice d’un autre métier. La lecture sensible reste une pratique émergente, non organisée au sein d’un groupe professionnel.

Combler les injustices épistémiques : vers une plus grande responsabilité sociale des éditeur·trice·s?

Nous avons été vus comme des gens qui allaient effacer des romans, des pages, alors que c’est un problème de pouvoir à mon sens. On est juste en train de dire « faites des efforts » car on voudrait des vraies représentations qui nous ressemblent, qui ne ressemblent pas à vos idées, vos stéréotypes, vos préjugés. Quand je vois des ouvrages extrêmement misogynes, extrêmement sexistes, extrêmement racistes, sortir, sans que ça crée le scandale et que le scandale soit davantage de faire appel à des sensitivity readers, je me dis qu’on est bien loin d’avoir gagné le combat.

Yume Pulido, LS

Miranda Fricker utilise le terme d’« injustice épistémique[43] » pour qualifier le préjudice causé à une personne lorsque sa capacité en tant que sujet de connaissance est disqualifiée. Dans les propos tenus par Yume Pulido (LS), les industries culturelles et médiatiques sont mises en cause pour leur distribution asymétrique des capacités épistémiques : le mode hégémonique d’intelligibilité du monde qu’elles imposent ne correspond pas aux réalités vécues des groupes marginalisés et les soumet à des grilles interprétatives qui ne leur ressemblent pas. À ce titre, la relecture sensible peut être perçue comme un outil éditorial permettant d’augmenter les ressources interprétatives des groupes minoritaires en améliorant la justesse des représentations véhiculées dans les productions littéraires. Toutefois, le procédé implique un travail de décentrement auquel les médias dominants ne sont pas habitués. Simon The Bookman (LS) revient ainsi sur l’argument souvent avancé selon lequel une fiction n’a pas besoin d’être crédible et de représenter la réalité. Il cite l’exemple d’un roman écrit par une « femme hétérosexuelle cisgenre » mettant en scène un personnage homme transgenre, et dont l’intrigue est focalisée sur les questions de transition médicale, alors même que la plupart des personnes transgenres n’effectuent pas de transition. N’y a‑t‑il pas ici un risque de réduction de la personne, de déshumanisation, demande‑t‑il, qu’un travail de relecture sensible effectué par un·e spécialiste des questions de transidentité aurait permis d’éviter? De même, les scènes de coming out sont souvent longues et explicatives : un personnage ne peut‑il être « trans », sans avoir à s’en justifier?

Les enquêté·e·s font également un lien entre le modèle français assimilationniste et l’invisibilisation des questions raciales, religieuses, de genre et de classe dans la société.

La colonisation et l’assimilation des personnes racisées n’a pas été faite du tout de la même façon en France. Les personnes issues de la colonisation qui habitent en France et qui sont françaises doivent se conformer aux valeurs de la République et donc la question de leur diversité ou de leur communauté doit être complètement effacée d’une certaine façon, alors que ce n’est pas le cas dans les pays anglo‑saxons.

Julie Finidori, AL

Dans son article sur la réception de l’album jeunesse de Laura Nsafou, Comme un million de papillons noirs, Élodie Malanda fait le même constat : « Le modèle français traditionnel d’universalisme efface implicitement toute identité collective autre que celle de la France, ce qui rend difficile de poser la question des besoins des groupes minoritaires. Ce déni de l’existence de minorités ethniques, raciales et religieuses en France a un impact sur la volonté de la société française de reconnaître la nécessité d’une littérature pour enfants et adolescents inclusive sur le plan racial et ethnique[44]. »

Pour l’éditeur d’ActuSF, Jérôme Vincent, l’attention à la force des représentations fait partie de l’éthique de responsabilité de l’éditeur·trice : « Il faut être conscient de l’acte politique que nous posons », explique‑t‑il, en faisant référence au mouvement de mai 1968, dont la dimension politique a pu être masquée par le slogan libertaire « Il est interdit d’interdire ». En aidant à trouver des mots et des concepts venant combler les lacunes épistémiques dans la description des réalités vécues et discriminatoires, la lecture sensible permet d’opérer un « travail sur notre inconscient collectif et sur la langue[45] », et participe de facto à l’enrichissement littéraire de l’oeuvre.

Un enrichissement littéraire

Les enquêté·e·s déplorent d’être, dans les débats médiatiques, souvent assimilé·e·s à « des censeurs, une police de la pensée » (Morgan Lucas, LS). À ce titre, l’expression de « démineur·euse éditorial·e » proposée par la Commission d’enrichissement de la langue française (23 mai 2020) n’emporte pas l’adhésion. Elle renverrait à une logique d’effacement, de suppression, et donc de censure, alors que la lecture sensible viserait, au contraire, à enrichir la langue pour mieux y refléter la diversité des groupes :

Faire du déminage éditorial, pour moi, c’est éviter qu’il y ait des choses criminelles qui soient dans les textes (comme de travailler sur un texte de Zemmour), alors que la relecture sensible, c’est rajouter justement de la représentativité et du respect.

Julie Finidori, AL

Dans démineur éditorial, il y a quelque chose comme enlever alors que pour moi c’est surtout de l’enrichissement.

Charly, YBY Éditions, LS

La lecture sensible, c’est pas censurer un texte, on va pas dire, tu peux pas l’écrire comme ça, on ne va pas interdire à l’auteur d’écrire son truc s’il veut l’écrire, c’est son droit, c’est pas le problème. Par contre, on va lui dire, si tu l’écris de cette façon, il faut que tu sois très clair : si ce perso a décidé d’être raciste envers ce personnage, est‑ce que ton truc est gratuit? Est‑ce que ton idée passe? Est‑ce que tu peux la faire passer autrement? C’est plutôt ça en fait.

Laetitia Kambou, LS

Au‑delà des contenus, la relecture sensible s’appuie donc sur un travail de réinvention de la langue, au moyen, par exemple, de l’écriture inclusive ou épicène[46] : « La relecture sensible montre que la langue est vivante et modelable » (Julie Finidori, AL). L’éditrice Juliette Magro n’hésite pas à utiliser l’écriture épicène, qui a l’avantage de ne pas laisser de trace visible sur le texte. En revanche, l’écriture avec le point médian est « un témoignage sensible et visible d’un parti pris », qui passe moins bien auprès d’une direction « arc‑boutée contre le point médian ». Elle relate une discussion avec sa responsable hiérarchique : « Je lui ai dit : “t’es pas contre l’écriture inclusive ou la grammaire égalitaire, t’es contre le point médian parce que c’est une marque visible, qui dit ‘Salut on est des islamo‑gauchistes’”. » L’usage de l’écriture épicène est présenté ici comme une ruse, une tactique, permettant de faire passer plus facilement un message politique, en en gommant les marques visibles.

À ce titre, l’adjectif « sensible » pose question : il semble renvoyer à l’émotion plus qu’à la rationalité, à une « sensiblerie » (« petite chose fragile à protéger » [Kanelle Valton, LS]; « lecture bisounours » [Laetitia Kambou, LS]). Comment alors circonscrire le type d’actions sur le texte que recouvre en réalité l’activité de lecture sensible?

Conscientiser ses biais de vision

Interrogé·e·s sur la définition qu’ils et elles donnent de la relecture sensible, les enquêté·e·s émettent des points de vue différents mais complémentaires. Pour certain·e·s, il s’agit avant tout d’une lecture qui reconnaît et revendique le fait de s’appuyer sur des « savoirs situés[47] », dans la mesure où le processus interprétatif s’appuie toujours sur un « point de vue, des connaissances, un vécu, ce qu’on sait des préjugés de la société » (Thylia Ley, LS). Ainsi que l’affirme l’éditrice Juliette Magro, « je me situe blanche, privilégiée, cisgenre, je peux difficilement avoir un avis sur les questions de transidentité ». De son côté, Laetitia Kambou, relectrice sensible de La fille aux mains magiques[48] et originaire du Cameroun, explique que c’est la traductrice elle‑même qui l’a contactée. Soucieuse de transmettre une version fidèle à l’original, elle se méfiait de ses propres biais : « Je suis une femme blanche plutôt aisée et je voudrais éviter de me planter pour un texte aussi beau », lui a‑t‑elle dit.

La relecture sensible aurait donc comme vertu première d’aider l’auteur·trice à conscientiser ses biais de vision, en mettant en lumière certaines de ses zones aveugles : sous cet angle, elle amène l’auteur·trice à pratiquer une introspection idéologique des filtres à travers lesquels il ou elle écrit, et à les confronter à d’autres modèles interprétatifs. Thylia Ley (LS) conçoit son rôle comme un travail d’éducation, visant à sensibiliser l’auteur·trice à des points de vue qu’il ou elle ne connaît pas de l’intérieur, et qui se manifestent dans le texte sous forme de tropes et de stéréotypes souvent non intentionnels. Morgan Lucas en donne un exemple concret :

Il y avait sur l’illustration une personne trans qui était représentée de manière hyper sexualisée, mini short, etc. J’ai fait un commentaire à l’illustratrice en disant : « Voilà, peut‑être que ce serait bien de ne pas tout le temps représenter les personnes trans de manière hypersexualisée parce que c’est quelque chose qu’on a tendance à faire dans la société, on les fétichise. »

Morgan Lucas, LS

L’éditrice Marion Balalud de chez Slalom raconte comment, dans un de ses romans, le traducteur, à qui les questions de transidentité n’étaient pas familières, avait traduit l’expression top surgery par « chirurgie de pointe », alors qu’il s’agissait en réalité d’une mastectomie effectuée sur un personnage transgenre.

Pour Morgan Lucas (LS), Thylia Ley (LS) et Kanelle Valton (LS), si la question des « savoirs situés » est essentielle, elle ne suffit cependant pas pour asseoir une légitimité professionnelle. Un travail de distanciation critique doit avoir été mené afin de prendre conscience du caractère construit de son point de vue, et de se « positionner », selon les termes de Sandra Harding[49]. Si l’intime, le vécu jouent un grand rôle dans son travail de relecteur sensible, effectué en qualité d’« homme transgenre, juif, racisé, ayant un panel assez large d’observation des discriminations », Morgan Lucas (LS) rappelle qu’il s’appuie aussi sur une théorisation des savoirs issus de son expérience. En raison de la diversité des vécus, une seule personne ne peut incarner à elle seule toutes les discriminations. En revanche, son expertise professionnelle de formateur, de thérapeute, ainsi que son engagement dans la lutte LGBTQI+ sont des lieux d’élaboration du savoir qui lui ont permis de ne pas seulement construire un point de vue, mais aussi un savoir positionné, dont il tire sa légitimité. Pour Thylia Ley (LS), ce travail de « déconstruction » est un préalable à l’exercice du métier, qui nécessite d’être conscient·e des mécanismes d’oppression subis au quotidien, selon un processus introspectif toujours inachevé. L’utilisation du terme de « lecture critique » plutôt que « sensible » lui semble à ce titre plus adaptée ⸺ l’adjectif décrivant mieux cet exercice de conscientisation.

Quelle est la distance à poser entre nos propres opinions politiques qui sont la raison pour laquelle on nous contacte, nos propres connaissances, les limites de ces connaissances et notre capacité justement à tracer la ligne entre nos opinions politiques qui peuvent être divergentes de celles qui sont exposées, sans pour autant que celles exposées soient néfastes? Les scientifiques disent souvent que c’est de la censure, du dogmatisme, mais c’est tout l’inverse. C’est littéralement une autocritique politique pour ne pas tomber dans un dogmatisme et pour rester dans le respect, mais le respect de tout le monde, à la fois des idées qui peuvent être divergentes et à la fois de l’ajustement de minorités qui, elles, n’ont rien demandé à personne, si ce n’est d’être respectées.

Thylia Ley, LS

On cerne dans ces propos la frontière ténue qu’il peut y avoir entre le fait de se sentir concerné·e par une discrimination parce qu’on l’a vécue et la distance critique que l’on a pu développer face à cette expérience. Certains propos font directement écho aux théories féministes du standpoint qui proposent de revisiter l’objectivité du ou de la chercheur·euse au prisme d’une objectivité « forte », nécessitant d’élaborer un positionnement politique conscient et explicite quant au caractère historique et socialement situé de ses points de vue.

La lecture sensible peut aussi être comparée à une lecture experte, visant à garantir la crédibilité scientifique du texte, « de la même manière que quelqu’un viendrait me voir en disant “votre manuscrit avec de la physique quantique, il tient pas debout” », explique Jérôme Vincent (ED). Cette expertise scientifique permet d’éviter les contresens liés à la méconnaissance d’un contexte culturel et historique, et pouvant aboutir à des glissements de sens plus ou moins importants lors d’une traduction. Kanelle Valton (LS) explique que, dans la première version traduite de Black Kids, un jeune garçon noir était décrit sous les traits d’un chef de gang, alors que ces représentations ne figuraient pas dans l’oeuvre originale centrée sur la notion d’enfance. Elle revient aussi sur un roman décrivant l’idylle entre une jeune femme afro‑américaine et un homme blanc pendant les pires années de la ségrégation. Le couple s’embrasse et se tient la main en public, alors qu’à « trois heures en calèche se déroulent des lynchages pour moins que ça » (Kanelle Valton). À la suite de ses retours, l’auteur a retravaillé son texte afin de le rendre plus crédible. Kanelle Valton s’appuie sur des articles scientifiques pour légitimer ses remarques afin que l’auteur·trice ne se sente pas personnellement attaqué·e; elle cherche ainsi à éviter qu’il ou elle soit déstabilisé·e par la confrontation à ses zones aveugles :

Mon astuce pour éviter les conflits de personnes, c’est que je ne parle jamais en tant que Kanelle Valton, c’est la recherche actuelle qui parle. Dans mes commentaires, je mets un lien vers le centre de recherches sur l’esclavage à Paris 8 en expliquant que tel est l’état du débat parmi les collègues.

L’éditeur·trice comme tiers médiateur dans la relation avec l’auteur·trice

L’étape de relecture sensible intervient le plus souvent dans la phase de finalisation du manuscrit, « à un stade ou le texte est quand même relativement calé, mais cela permet de voir les derniers trucs qu’on a oubliés » (Juliette Magro, ED). L’éditeur·trice joue tout au long du processus éditorial un rôle médiateur entre le ou la relecteur·trice sensible et l’auteur·trice : il ou elle fait tampon, récupère les commentaires, les lit, les trie, les hiérarchise, et éventuellement les lisse afin d’éviter que l’auteur·trice se sente blessé·e par certaines remarques. Les relecteur·trice·s sensibles disent apprécier de ne pas être mis·e·s en contact direct et confient prendre des gants dans leurs formulations afin de ne pas froisser l’ego d’un·e auteur·trice qui aurait pu tenir des propos stigmatisants sans en être conscient·e. Morgan Lucas essaie ainsi d’être « le plus doux et le moins injonctif possible »; Kanelle Valton explique s’adresser non pas à une personne, mais à la « manifestation d’une structure ». Elle fait d’ailleurs appel à un ami, qui relit en amont de l’envoi à l’auteur·trice sa relecture sensible, pratiquant en quelque sorte une relecture sensible de sa propre relecture sensible. Comme on le voit dans les exemples donnés ci‑dessous, ses remarques sont toujours enrichies de références scientifiques. L’utilisation d’expressions telles que « peut‑être » permet d’atténuer l’effet injonctif que pourrait induire un commentaire livré de manière plus abrupte.

Une autre relectrice m’a également donné accès aux retours de lectures réalisées dans le cadre de collaborations directes avec des auteur·trice·s souhaitant bénéficier d’un avis avant d’envoyer leur manuscrit dans des maisons d’édition. Les formulations employées éclairent sa posture; elle cherche à déculpabiliser l’auteur·trice face aux stéréotypes que son texte pourrait contenir, sans qu’il ou elle en ait eu l’intention : « Il ne faut pas non plus culpabiliser pour toutes les maladresses que je vais relever »; « Dans ce travail, je ne juge pas les auteur·trice·s, mais relève simplement les points qui pourraient poser problème, en fonction des différents publics qui pourraient lire ce manuscrit. » Elle prend le soin en parallèle d’expliquer la position d’où elle parle :

J’ai le privilège de pouvoir mettre le doigt sur certaines maladresses, car j’ai fait des études spécialisées et que je m’intéresse au militantisme, mais je suis consciente que ce sont des compétences que j’ai développées et qui m’ont demandé des centaines d’heures de cours et de lectures théoriques.

Plume sensible, LS

Un personnel de renfort au service de la diversité ou du maintien d’un système éditorial dominant?

Comme cela a été montré, le métier de relecteur·trice sensible est un « métier en devenir » (Julie Finidori, AL), dans lequel n’existent encore ni conventions partagées ni groupe professionnel soudé autour de revendications communes. Morgan Lucas fait figure de mouton à cinq pattes, de « licorne », car « il est né dans une société où il est considéré comme femme, juif, racisé » et se situe donc « au croisement de différentes oppressions » (Juliette Magro, ED). Cette capacité à se situer à l’intersection de plusieurs points de vue représente un gain de temps et d’argent pour l’éditeur·trice, qui évite ainsi de recourir à plusieurs intervenant·e·s spécialisé·e·s pour un même roman.

Par ailleurs, la liste établie par le site Planète Diversité ne permet pas de se représenter le niveau d’expertise professionnelle et les compétences liées. Certain·e·s relecteur·trice·s interrogé·e·s craignent d’ailleurs que le métier soit décrédibilisé, tant la pratique semble parfois bradée. De grandes maisons d’édition auraient proposé à plusieurs enquêté·e·s d’effectuer des relectures à titre bénévole. Dans un secteur éditorial où l’opacité sur les tarifs est la norme, le flou autour de la réglementation place les relecteur·trice·s sensibles dans une situation inconfortable : que sont‑iels en droit d’attendre et de réclamer? L’enquête a permis de mettre en lumière l’ambiguïté de certaines maisons d’édition qui, en proposant des rémunérations indigentes à des personnes issues de groupes minorisés, risquent de fait de reproduire des rapports de domination :

On se dit inclusif et on fait travailler bénévolement des personnes qui sont une minorité!

Morgan Lucas, LS

Ce qui m’étonne, c’est que les personnes qui sont un peu minorisées au quotidien soient en plus exploitées gratuitement pour ça.

Plume sensible, LS

Pour lutter contre ces formes d’exploitation et asseoir la légitimité du métier, Kanelle Valton (LS) trouverait intéressant de créer une formation d’une semaine constituée d’un axe sociologique centré sur l’étude des représentations et de leurs effets, et d’un axe historique orienté sur l’histoire culturelle africaine. Toutefois, une formation de plusieurs jours pourra‑t‑elle remplacer l’intense travail de lecture, de recherche et de réflexion sur lequel repose son expertise? Pour Thylia Ley (LS), plus qu’une formation dédiée, l’enjeu est d’ouvrir le plus grand nombre d’esprits à ces questions, en développant les filières gender studies et les études décoloniales, afin que la sensibilisation s’exerce ailleurs que sur les réseaux socio‑numériques.

Les grandes maisons d’édition semblent rester frileuses face à ces pratiques émergentes. Comparant l’édition à « une vieille mamie », Juliette Magro parle d’« immobilisme ». Si les esprits s’ouvrent, une certaine inertie empêche encore l’ouverture à la diversité au sein même de la structure de production : « Une grande majorité des auteurs et des autrices que je représente sont blancs, ont la quarantaine et sont issus de la classe moyenne », regrette Agathe Camus, agente littéraire. Dans les propos domine l’impression que ce ne sont pas les maisons d’édition qui en ont le plus besoin qui font appel à des relecteur·trice·s sensibles, mais celles qui sont déjà engagées dans des pratiques en faveur de l’inclusion et de la diversité. Dès lors, certaines tactiques sont utilisées par les éditeur·trice·s pour subvertir les idéologies dominantes. Juliette Magro raconte comment, lorsque les premiers ouvrages de sa collection engagée « Mango Society » sont parus, le conseil d’administration de Média‑Participations l’a interpellée, alors que celui‑ci ne se mêle en général jamais du contenu publié. Face à ce groupe de « droite conservatrice, bourgeoise, catholique » (Juliette Magro), l’éditrice a avancé l’argument financier et marketing, arguant du fait que les lecteur·trice·s de cette collection aspirent désormais à ce que leurs pratiques engagées se reflètent aussi dans les pratiques éditoriales. Il s’agit, ainsi qu’elle le formule avec humour, « d’espérer qu’ils [les responsables de la maison d’édition] soient plus capitalistes que conservateurs ». Le recours à la relecture sensible permet aussi de réduire le risque de controverses sur les réseaux socio‑numériques; par la mise en oeuvre de pratiques inclusives, l’éditeur·trice espère préserver son image et son capital « éthique » :

Je crains beaucoup les attaques qui viennent de l’intérieur. Effectivement, ce serait très très dur pour moi qu’on nous dise « Bah, voilà, votre bouquin, il est transphobe ». Faire appel à des gens concernés, c’est un garde‑fou pour moi, je me sens plus sereine parce que voilà, on a fait ce travail‑là. C’est vraiment une forme de tranquillité d’esprit.

Juliette Magro

Dans certains cas, les noms de relecteur·trice·s sensibles, accompagnés de signes de légitimité (diplômes, domaines d’expertise, engagement militant), figurent dans les ours des romans, comme une forme d’adresse aux lecteur·trice·s, venant faire valoir les pratiques éthiques des éditeur·trice·s.

Figures 1 et 2

Exemples d’ours dans lesquels les noms des relecteur·trice·s sensibles sont légitimés par l’indication de leur domaine d’expertise.

-> Voir la liste des figures

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La lecture sensible reste une pratique marginale en France, comparativement aux pays anglo‑saxons où elle fait l’objet de formations. Loin de l’image caricaturale qu’en donnent les médias dominants qui, pour certains, y voient « l’emprise grandissante d’un nouvel ordre moral sur la société[50] », cette enquête fondée sur des entretiens compréhensifs montre que se jouent, au contraire, dans ces pratiques éditoriales encore émergentes des questionnements essentiels sur les enjeux d’inclusion et de diversité dont les maisons d’édition françaises ont tardé à prendre la mesure. Se dessinent dans les propos des enquêté·e·s des références partagées quant à la nécessité de pouvoir offrir dans les livres des représentations plus justes de la réalité, notamment auprès des jeunes lecteur·trice·s. La relecture sensible semble en ce sens représenter un outil à visée pratique, pouvant contribuer à combler les déficits de reconnaissance épistémique découlant d’un système éditorial encore très homogène, composé de classes sociales aisées, à dominante blanche.

Les propos recueillis montrent également que les relecteur·trice·s sensibles se perçoivent comme des artisans de la langue au service de l’auteur·trice ou de l’éditeur·trice. L’enrichissement littéraire du texte s’appuie sur un questionnement renouvelé sur le langage, sur le goût de la précision dans les termes utilisés, ainsi que sur la possibilité d’améliorer l’intrigue par une connaissance approfondie des situations de marginalité décrites. L’introduction de la lecture sensible dans le circuit de production participe également d’un désir de renouvellement des pratiques éditoriales. En tant que chercheuse, mais aussi qu’éditrice littéraire indépendante, les discussions avec les enquêté·e·s m’ont ainsi permis de me confronter à d’autres points de vue et de conscientiser la manière dont mes propres grilles de lecture du monde interagissaient avec mon travail de « lecture éditoriale ».

Enfin, concernant la construction d’une identité professionnelle, les propos recueillis témoignent d’une aspiration à la reconnaissance afin de sortir de l’invisibilisation et de se constituer comme groupe professionnel. Dans le monde opaque et précaire de l’édition, plusieurs personnes ont toutefois confié craindre la reproduction de certaines formes de domination et d’exploitation financière envers les groupes minorisés; le risque de récupération marchande et marketing a également été évoqué. Ces considérations rappellent les conclusions de Saha et Van Lente[51] sur la manière dont le discours sur la diversité dans l’édition est souvent contenu dans deux mouvements : l’un correspond au souhait de répondre aux demandes de plus de justesse dans les représentations; l’autre tente de limiter les changements structurels dans l’édition. Si la lecture sensible répond à un véritable besoin de création de modèles d’édition contre‑hégémoniques, sa pratique reposant sur l’externalisation de la diversité en dehors de l’entreprise peut être aussi comprise comme une réponse pratique de la culture dominante à une demande émanant de groupes minorisés.