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Si le livre constitue un véhicule privilégié pour diffuser des idées nouvelles, entre essai (littéraire) et argumentaire sociopolitique, les propositions activistes ont, par le passé, également exploré des moyens variés de transmission souterraine voire clandestine – sauvage ou parallèle, pour reprendre la terminologie établie par Tanguy Habrand[2] – auprès de lectorats multiples : tracts, zines, brochures et éditions artisanales. Ce riche rapport entre idées promues et matérialités du support est généralement associé à des contraintes matérielles circonstancielles, à des formes de contournement du contrôle social ou à des configurations de réseaux de sympathisant·e·s, au sein de ce que l’on peut plus largement présenter comme le « marché des idées » évoqué par John Milton. La période contemporaine ne fait pas exception, bien qu’elle soit modelée par une diversification des possibilités médiatiques : télévision, podcasts, réseaux sociaux, communications privées au sein de larges groupes disséminés géographiquement, etc. Alors que la pénétration des médias numériques dans notre quotidien a démultiplié ces modalités de communication et de circulation tant massives et standardisées que contre‑hégémoniques, on constate, dans le premier quart du xxie siècle, le maintien du livre, de l’imprimé, comme moyen de stabilisation et de diffusion d’une parole activiste, la plupart du temps collective. Sourdent ainsi des propositions à plusieurs voix, qui présentent la particularité de recourir à des formes livresques atypiques ou de modeler la publication papier pour la rendre plus adaptée à la singularité d’un collectif ou à la dimension communautaire, pluraliste, voire conflictuelle, de diverses voix mises en présence – un idéal partagé dans l’écosystème du livre par les structures éditoriales indépendantes[3].

La présente contribution se donne dès lors pour objectif d’examiner des objets[4] éditoriaux expérimentaux récents qui émanent de différents espaces de la francophonie du Nord (Belgique, France, Québec, Suisse). Ils témoignent tous d’une dynamique activiste partagée entre collectifs d’auteur·trice·s et éditeur·trice·s, en se déployant néanmoins de manière distincte. Ces objets paraissent attiser des pans imaginaires singuliers de cet activisme qui se recoupent quant à eux sur une série de points (non exhaustive) : logique du collectif et inclusivité intrinsèque, horizontalité processuelle, diversification tant formelle que thématique, attention portée au mineur et à l’habituellement invisibilisé, démarchandisation plus ou moins poussée de l’objet‑livre. Alors que, symboliquement, domine depuis le xixe siècle dans les champs éditorial et livresque (et, plus encore, littéraire) le modèle d’une triple autorité et unité – un·e auteur·trice, une caution éditoriale, un objet unitaire –, les pratiques qui nous intéressent souffriraient mal une telle univocité incompatible avec la démarche qu’elles cherchent à mettre en oeuvre. Sans rejeter le support livresque et son efficace – en termes de stabilité de contenu, de caution éditoriale, de circulation et de reconnaissance –, elles n’en proposent pas moins d’en démonter les mécanismes d’autorité au profit d’une dynamique décentrée, plurielle, parfois même incohérente. Ce phénomène, appréhendable de façon transversale dans les francophonies septentrionales, illustrerait une réinvention souvent éphémère, contingente, bien que réfléchie, de publications au profit de démarches activistes situées et agissantes.

Les objets sont potentiellement nombreux et une nécessaire sélection – qui s’appuie sur les points tangents de leurs démarches mentionnés ci‑haut – a dû être réalisée dans le cadre de cette première prospection qui mériterait, il est certain, d’être étendue et approfondie. Nous avons par conséquent choisi d’en retenir quatre, tout aussi hétérogènes (ou positionnellement instables[5]) soient‑ils, répondant moins à un critère de représentativité des pratiques qu’ils illustrent la diversité possible des formes matérielles et des paramètres éditoriaux. En premier lieu, la « sauvegarde n° 1 » du projet multifacette nous sommes partout, publiée en octobre 2021 par les éditions suisses Abrüpt, qui rassemble une cinquantaine de contributions de militant·e·s élaborées dans une perspective revendiquée d’« exploration des révoltes » en vue d’une « transformation du quotidien », et qui est de l’ordre d’une « somme de paroles qui relate l’immédiateté de luttes contemporaines, relevant d’une mise en texte de vécus pratiques et émotionnels[6] » depuis l’investissement d’un triple terrain : expérientiel, géographique et idéologique. Par contraste, et dans un contexte poético‑littéraire ostensiblement affirmé, l’objet éditorial bruxellois Sabir (2019‑)[7] qui, oscillant entre revue, livre, collectif sur papier et installation, a notamment été décrit comme « un drôle de machin » pointant même vers la « sympathique petite machine de guerre[8] » contre les carcans littéraires en tous genres, constitue le deuxième corpus sélectionné. Un tel caractère interventionniste trouve des contreparties sociales contrastées, ici avec le Petit manuel critique d’éducation aux médias (2021), ouvrage visant une forme de recadrage critique des médias qui est issu du travail de deux collectifs français, La Friche et EDUmédia; là avec les propositions sarcastiques et décapantes de La Conspiration dépressionniste (2003‑), groupuscule de la ville de Québec mû par la désolation liée au désengagement de l’art[9] et une dénonciation des travers capitalistes de la société, qui s’est peu à peu mué en éditeur (Moult Éditions). Ces troisième et quatrième objets étudiés proposent des variations diamétralement opposées de la fonction éditoriale (externe ou intégrée à la démarche), bien qu’ils participent d’une démarche apparentée d’activisme social lourdement arrimé à une pensée collective.

Ces quatre projets éditoriaux fort distincts dans ce qu’ils brassent, traversent et englobent, inscrits aux croisements de quatre aires de la francophonie septentrionale, vont nous permettre d’envisager un spectre de pratiques ainsi que certaines modalités transversales de l’arrimage entre mouvances activistes, instances éditoriales et investissements singuliers de l’objet‑livre, tel qu’il peut se développer dans les deux premières décennies du xxie siècle[10]. Comment penser le glissement d’une voix collective vers un espace de paroles pluralisées, qui vient ainsi déplacer la manifestation de l’autorité (politique, littéraire) du groupe? Quelle place assigner (ou reconnaitre) aux intermédiaires du monde du livre dans la négociation pressante de la fonction éditoriale, mise en question et secouée par ces propositions hétérodoxes? Est‑il possible de réfléchir au rôle du livre dans cette performativité continue des groupes activistes, en amont comme en aval de la publication, où la stabilisation sous forme de codex apparait comme une variable parmi plusieurs autres? À partir d’une perspective empruntant à la poétique livresque et littéraire, il s’agit de voir comment ces expérimentations diverses (notamment liées à la signature, au rôle de l’instance éditoriale, au format des ouvrages) témoignent de changements dans les rapports de force, dans la capacité incarnée de l’édition à supporter ou contribuer à des mouvements activistes. Cet examen, sensible aux dynamiques politiques présentes dans le secteur éditorial, sera aussi l’occasion de sonder les conceptions médiatiques associées au discours social repérable au sein de ces pratiques buissonnières, qui se veulent toujours ouvertes à une pluralité discursive, foncièrement désendiguées même si situées et donc inscrites dans des milieux spécifiques qu’elles ne cherchent pas à dissimuler.

Sous le signe du pluriel

Le secteur du livre est lourdement déterminé par sa chaine d’autorité où l’effet‑signature, telle une mise en scène de l’identité, vient sceller l’attribution du livre et des discours qui l’accompagnent. Les contre‑exemples illustrant l’éclatement de cette affirmation d’identité sont certes nombreux, depuis l’Encyclopédie jusqu’à des pratiques éditoriales ou littéraires à plusieurs mains[11]. Au sein de l’industrie du livre autant que dans le champ littéraire, ce martèlement de l’attribution, et donc de la caution, se trouve pourtant à privilégier encore l’entité unique : une personne, un·e éditeur·trice, un·e critique. Jouer sur ce paramètre, c’est donc d’emblée bousculer les repères habituels et affirmer un positionnement se voulant atypique par rapport à l’institution éditoriale. Le premier trait marquant des objets et pratiques qui retiennent notre attention dans le cadre de cette réflexion est ainsi leur ancrage pleinement collectif. Celui‑ci constitue et informe le régime énonciatif qui y est investi de manière privilégiée, quasi exclusive. Placés derrière des appellations collectives ou des groupes plus ou moins formels, les autrices et auteurs mêlent leurs voix, même si leur signature persiste souvent au sein d’ouvrages où prédomine l’idée d’une posture (sociale, esthétique, littéraire) qui dépasse leur propre parole. Cette facture est des plus évidentes dans le volume Nous sommes partout[12], initiative qui résulte d’un collectif éditorial constitué de sept personnes politiquement engagées basées en Suisse romande[13], elles‑mêmes issues de différents collectifs artistiques ou littéraires (parmi lesquels ANTHROPIE[14]). La marque du pluriel s’affirme d’entrée de jeu, dès le titre de l’ouvrage qui convoque le pronom personnel « nous », glosé dans l’introduction du recueil : « Le Nous qui donne son titre au projet revendique le rêve d’une énergie agglomérée, d’une somme de Je qui écrivent en leur nom et d’autres Nous qui écrivent le collectif, ici et ailleurs, une constellation que le pronom n’uniformiserait pas[15]. » Il s’agit, par leur entreprise, de rassembler et colliger une diversité de récits de militant·e·s (nous y revenons plus loin) dans l’optique de donner à entendre une palette la plus élargie possible de voix ancrées – pratiquement et émotionnellement – dans des luttes et actions politiques de multiples sortes.

Une telle logique de la compilation est également à l’oeuvre dans Sabir, précisément présenté comme une « collection d’objets littéraires », formule qualificative qui orne la couverture des quatre numéros parus à ce jour. La page de garde de ces derniers, métadiscursive – une déclinaison définitionnelle du terme « sabir » qui permet de saisir le choix de ce terme comme bannière du collectif et du projet (fig. 1 et 2) – et conçue sur un même modèle néanmoins à chaque fois quelque peu déplacé (typo)graphiquement, prône l’hétéroclite et le mélange qu’évoque d’emblée le titre de la revue, la mise en présence du différent et des interactions, en déclarant l’intention de composer une « [d]iscussion collective sur la littérature d’aujourd’hui[16] ».

Figures 1 et 2

Page de présentation du projet Sabir (p. 3) telle qu’elle est aménagée dans les deuxième et troisième volumes.

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Cette incarnation collective n’est certes pas inusitée dans le cadre d’un projet de publication empruntant la forme de la revue, où dominent la périodicité et la cooptation de propositions de plusieurs contributeur·trice·s. Tel n’est toutefois pas le point sur lequel il nous parait intéressant d’insister. Car c’est en premier lieu à une vision élargie de la littérature et du champ poético‑littéraire qu’ouvre Sabir, objet né de la rencontre entre six étudiant·e·s du master de création littéraire de l’ENSAV de La Cambre (« L’atelier des écritures contemporaines ») – Maud Marique, Anne Lebessi, Pauline Allié, Eva Anna Maréchal, Lucie Guien, Mathias Domahidy –, en donnant à appréhender une large déclinaison d’approches et de formes littéraires et en activant une logique du décloisonnement. S’y épanouit une véritable bigarrure de tons, sensibilités et démarches dont la revue se fait la chambre d’écho – dynamique particulièrement soulignée dans le descriptif de l’évènement de lancement du deuxième volume qui a eu lieu au Théâtre Varia (Bruxelles) en février 2020 :

[SABIR] met en avant une vision contemporaine et décloisonnée de la création littéraire et qui rassemble des textes inédits de jeunes auteur·e·s… Pluridisciplinaire mais radicalement textuelle, SABIR entend mettre en regard poésie, écriture théâtrale, nouvelles, essais, écrits d’artistes et formes expérimentales. SABIR est conçue comme une collection de textes inédits. Chaque numéro convie des contributeurs·trices issu·e·s de différents domaines : écrivain·e·s, poète·sse·s, auteur·e·s, artistes, essayistes, éditeur·e·s, dramaturges, universitaires. Se positionnant entre le livre et la revue, SABIR est un objet soigné dans lequel le graphisme et la typographie occupent une place importante. Dénuée d’images, elle se pare d’une identité visuelle forte qui lui permet de faire le lien entre différentes formes littéraires tout en laissant émerger leur singularité[17].

Notons également que la quatrième de couverture des volumes correspond à l’agglomération d’une phrase ou d’un syntagme tiré(e) de chacun des textes qui composent le numéro; elle intègre de ce fait la pluralité des voix insérées dans un ensemble où l’individuel s’efface derrière une dynamique choralisante.

Figure 3

Quatrièmes de couverture des volumes 1 et 3 de Sabir.

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L’effet de choeur est tout autant perceptible dans le projet partagé de LaConspiration dépressionniste – groupuscule composé d’un noyau d’une petite dizaine de personnes[18], auquel se sont greffés une trentaine de collaborateurs dans les principales années de ses activités (entre 2003 et 2009)[19]. Tablant d’entrée de jeu sur le paradoxe de leur appellation – cette conspiration même qu’ils·elles dénoncent vertement[20] –, les membres se rallient autour d’une vision à défendre par le double geste d’écriture de textes critiques, qu’ils soient cyniques ou mitrailleurs, et de production éditoriale d’une publication à mi‑chemin entre le zine (par son aspect bricolé, son tirage somme toute modeste et sa distribution limitée) et la revue (dont la production est organisée, ce dont témoigne l’encadré détaillant les renseignements éditoriaux [l’ours] : équipe de rédaction, graphisme, révision, détails sur le tirage[21]). Le premier numéro, paru en 2003, s’ouvre sans surprise sur un texte manifestaire ironique et passablement insolent, faisant parler un supposé plasticien du « dépressionnisme », John Prozak, dont le nom renvoie de manière manifeste au plus célèbre des antidépresseurs, pour finir sur une exhortation collective à l’action :

Inutiles, insolents, nous aurons mille voix comme des chiens enragés qui ne sauraient perdre de vue que l’univers pend quelquefois au bout d’un vers de Verlaine, comme la rosée en sursis sur la feuille d’un pissenlit. Nous serons ce que depuis toujours nous fûmes et sommes : la lie. Pas même révolutionnaires. Seulement l’inquisiteur et la victime en un cri soudé. Ceci n’est pas un beau projet comme un lave‑auto d’étudiants, ni une thèse d’universitaire articulée et dépendante d’une bourse quelle qu’en soit le sujet. Nous n’avons que faire de la complexité des détails pour appuyer nos arguments. D’instincts [sic], nous ressentons l’agression et nous la recrachons d’urgence, par dignité animale. Surtout[22].

Étonnamment (en regard de la politique générale de la publication), mais de façon cohérente avec la démarche collective, ce texte n’est pas signé, appelant une voix unifiée pour un objectif commun. S’inscrivant de la sorte dans la continuité de dynamiques manifestaires paraéditoriales, La Conspiration dépressionniste rassemble les contributions textuelles et graphiques de ses sympathisant·e·s dans cinq numéros du zine, auxquels s’ajoutent quelques « bulletins dépressionnistes » (plus concis et diffusés gratuitement) et autres publications d’intervention. On saisira bien, malgré quelques oscillations dans la composition du groupe, l’effet d’une participation prolongée à un projet commun qui prend la forme d’une publication et qui n’existe, en quelque sorte, qu’à travers cette publication[23] – les affinités entre ces personnes dépassant bien sûr la parution de ces zines, mais y trouvant leur principale modalité d’expression.

Le contraste est assez marqué avec cet autre projet d’intervention sociopolitique qu’est Le petit manuel critique d’éducation aux médias, sorte de cristallisation circonstancielle de multiples démarches menées par deux collectifs français convergents dans leur mission d’éducation populaire. D’un côté figure La Friche[24], un collectif de Roubaix rassemblant des journalistes, documentaristes, photographes et illustrateur·trice·s indépendant·e·s, qui s’est fixé le mandat d’une large éducation aux médias et à l’information (EMI) par le truchement d’ateliers, de formations et d’événements pour différents publics. Leur approche refuse d’imposer une transmission verticale, même si bienveillante ou fondée sur la science : « Nous nous retrouvons dans cette envie de ne pas seulement construire une “méthode”, mais bien de proposer collectivement une pensée et des projets pédagogiques fondés sur le dialogue et le partage de savoirs à la fois savants et empiriques[25]. » De l’autre, de façon cohérente et complémentaire, opère le collectif EDUmédia qui est composé de chercheur·euse·s en sciences de l’information et de la communication affilié·e·s au laboratoire GERiiCO de l’Université de Lille. Visant à « promouvoir l’éducation aux médias, à l’information et aux images à travers la mise en visibilité de projets réalisés dans ce domaine, le partage d’expériences et la création d’un réseau d’acteurs, à l’échelle de la région Hauts‑de‑France[26] », ce collectif universitaire multiplie les activités publiques permettant une meilleure participation conjointe avec les milieux éducatifs et culturels autour de l’enjeu de l’éducation aux médias. C’est dire à quel point ces deux groupes agissent de concert, dans une perspective voisine et sur un même territoire, leurs interventions cherchant à s’extraire de leurs lieux de parole trop restrictifs au profit de démarches participatives. Après des années de cohabitation, ils ont fait le choix de mettre en commun leurs vues sur cette démarche, de rassembler des témoignages – autrement dit, de défendre publiquement ce travail. C’est là la motivation profonde du Petit manuel critique d’éducation aux médias, conjointement rédigé et signé par les deux collectifs. L’ouverture de l’ouvrage par un manifeste illustre, là aussi, le parti pris de ce projet de livre, en refusant la signature individuelle pour ce texte au profit des deux entités collectives, alors que les autres contributions du volume, elles, sont toutes attribuées. Entre perspectives socioéconomiques (les liens aux institutions et aux financements) et politiques (la création de projets d’EMI et la vision participative), le « Manifeste » introduit les parties prenantes, situe la démarche et annonce l’orientation du livre qui fait événement dans le secteur qui est le leur, autrement balisé par une série d’interventions locales et à petite échelle.

Dans chacun des projets, on l’aura compris, la dimension collective ne s’établit pas dans un aplanissement des disparités et multiformités de regards, positions, ancrages et sensibilités. Une attention est précisément accordée au respect de ces dernières et ce sont ainsi des objets qui attestent de communautés protéiformes où la stimulation du divers est saisie comme un élément clé, dans la lignée notamment de la perspective écosophique portée par Félix Guattari qui prônait le « choix éthico‑politique de la diversité, du dissensus créateur, de la responsabilité à l’égard de la différence et de l’altérité[27] ». Dans leurs projets de concaténation de voix coexistent une matière et des orientations plurielles, parfois oppositionnelles – ce que Nous sommes partout et les productions de La Conspiration dépressionniste donnent particulièrement à apprécier. Du côté de Sabir, et au regard des enjeux qui lui sont propres, est de cette façon revendiqué un « croisement de langues » au travers de « contributions protéiformes » appartenant aux sphères de la poésie, du théâtre, de la nouvelle, de l’essai, de l’écrit d’artiste ou encore des formes expérimentales hybrides, sans hiérarchie entre les types de production. « [Envie d’]Additionner les voix, [de] multiplier les sources, [d’]embrasser les expériences collectives », soutient la deuxième phrase de l’éditorial du troisième numéro, qui se poursuit ensuite : « Plus qu’une nécessité, faire nombre était pour nous une conviction[28] ». Avec Nous sommes partout, qui se donne comme un « objet de paroles » et un réservoir d’expériences qui « accueill[e] des voix, des idées et des modes d’action peu présents dans l’interdiscours dominant », se voient là aussi mises en lumière, et de manière exemplaire, « les convergences, les synergies de centaines de voix qui sont autant de vecteurs d’un vaste mouvement de transformation[29] ». Celles‑ci, majoritairement anonymes[30], sont toutefois explicitement situées, dès la première page de l’introduction du volume :

Nous sommes partout collecte et partage des voix antifascistes, féministes, anticapitalistes, antiracistes, antispécistes, des paroles de hackeureuxses, des voix en lutte pour les droits des migranxtes, contre toutes les formes d’oppression de nos sociétés, pour les droits LGBTQIA+, contre les écocides, pour les droits des travailleureuxses du sexe, contre les violences policières, pour les droits des sans‑papièrexs, pour l’autodétermination et l’émancipation de touxtes les travailleureuxses, contre la précarisation, contre le système carcéral et pour les ZAD[31].

Identités liées à des questions de genre, de classe sociale, d’orientations idéologiques : derrière cet éclatement s’observent des convergences dont les projets livresques qui nous intéressent sont à la fois le terrain et le moyen d’un dialogue immédiat. Ainsi les pluralités du Petit manuel critique d’éducation aux médias se cristallisent‑elles autour d’une dynamique de témoignage, tandis que les voix bigarrées des membres de La Conspiration dépressionniste participent d’une dénonciation partagée d’un état de société. La dimension intrinsèquement politique de ces quatre corpus – c’est‑à‑dire, en une formule synthétique, relative à la « modulation collective des tensions qui animent [une] collectivité[32] » – se déploie donc dans la rencontre de voix multiples, issue d’un geste affirmé qui préside à la conception de leurs productions éditoriales. Celles‑ci, en se dégageant de la prépotence conventionnellement accordée à l’individu(el) via la signature‑auteur et en réaménageant le rapport avec une auctorialité souvent unique et homogène, contestent une pratique dominante du champ éditorial. La réalisation de livres collectifs en témoigne davantage, certes, que le recours (plus attendu) à la forme du périodique; c’est toutefois dans le discours associé à ce caractère pluriel, traversant ces quatre exemples, qu’émerge la force politique qui nous intéresse dans le cadre du présent article. Par cette stratégie se révèle une première pierre angulaire de l’activisme qui y est avivé.

Une fonction éditoriale revisitée

Derrière ces collectifs et ces ouvrages opère une dynamique éditoriale jouant un rôle déterminant dans l’élaboration des projets de publication, au point de jonction immédiat entre les groupes auctoriaux et les équipes des éditeur·trice·s impliqué·e·s. La pluralité des signatures, tout juste évoquée, contamine profondément la suite du processus d’édition, bouleversant les paramètres attendus de la chaine d’autorité dans la constitution d’un manuscrit – au point où peut se brouiller, voire s’estomper la frontière pourtant forte, symboliquement, entre auteur·trice et éditeur·trice. C’est là tout l’enjeu de la fonction éditoriale, centrale dans le milieu du livre : fonction de choix, de production, de légitimation et de diffusion, elle croise ces dimensions contributoires à la transformation du manuscrit en une publication éditée et à l’inscription de cet ouvrage dans le tissu sociodiscursif du marché des idées et des institutions. Pourtant, les exemples qui nous intéressent ici secouent et même recadrent ces volets de la fonction éditoriale de multiples façons, au profit d’un aplatissement de la hiérarchie habituellement en vigueur en milieu éditorial. Loin d’un appauvrissement de cette relation privilégiée, c’est à une exploration des possibles d’une coauctorialité transversale que l’on assiste, entre délégation de responsabilités et estompage des positions occupées par les différent·e·s acteur·trice·s concerné·e·s.

Cette exploration prend d’abord la forme d’une appropriation, par les membres des collectifs, du geste initial associé à cette fonction éditoriale, à savoir un mécanisme de sollicitation et de sélection des textes à intégrer ou à coopter dans le manuscrit. Un tel mécanisme éditorial est rendu visible ou est dépeint comme un facteur actif dans la dynamique collective. Il est certain que les exemples parmi notre corpus qui fonctionnent comme des revues avec leurs équipes éditoriales intègrent naturellement cet usage de sollicitation et de sélection – avec une ouverture variable à des personnes de l’extérieur du groupe : prononcée pour Sabir, plus obscure pour La Conspiration dépressionniste. Dans ces deux projets, il y a un recoupement naturel de la direction du projet collectif d’écriture (la direction littéraire) et de la direction éditoriale, le jeu d’autorité ne s’y jouant pas entre ces deux pôles, mais plutôt transversalement entre la dynamique de groupe (volontairement horizontalisée) et l’objectif de produire ensemble une publication. Le statut d’auteur·trice, d’éditeur·trice y renvoie plutôt à un degré variable d’investissement, pour chaque membre du groupe, dans chacune de ces fonctions. Ce sont les dynamiques collectives de Nous sommes partout et du Petit manuel critique d’éducation aux médias qui semblent davantage se jouer de la frontière habituellement bien tracée entre écriture du manuscrit et geste éditorial de sélection/rétention – non pas que les personnes dirigeant des ouvrages collectifs ne s’approprient pas toujours cette fonction, mais sa logique est poussée dans leurs cas jusqu’à, en quelque sorte, la recomposer de l’intérieur.

L’argumentaire (explicite) du projet nous sommes partout dissout, d’entrée de jeu, l’idée même de la constitution raisonnée et sélective d’un ensemble de textes et cela, avant l’étape éditoriale à proprement parler : lors de celle liée à l’assemblage du manuscrit. À travers sa « tentative d’édition participative et organique », il a suscité le dépôt de textes par le truchement d’un appel à contributions « qui a circulé dans certains milieux militants [d’abord identifiés et choisis], puis s’est occupé des transcriptions, des relectures, de l’harmonisation typographique et des échanges avec les canaux de financement[33] ». Rappelons‑le en toutes lettres : la visée de cette première occurrence de la proposition nous sommes partout est d’opérer une « sauvegarde », un peu à la façon d’une sauvegarde automatisée d’un disque dur[34] : tout copier, sans discrimination, pour assurer une saisie la plus globale possible des fichiers/voix existant(e)s, afin de ne pas écarter, en raison de critères fallacieux ou de biais idéologiques, tel contenu, tel retour d’expérience ou telle vision du monde. En se voulant le moins interventionniste possible[35], le groupe éditorial[36] rejette la verticalité des formes éditoriales d’autorité, au profit explicite d’une inclusivité d’auctorialités diversifiées.

Figure 4

Premières pages de la table des matières de Nous sommes partout.

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Plus encore, c’est à un effacement même de l’autorité que ce mécanisme travaille – bien des textes sont ainsi rendus par des plumes anonymes, tout comme l’ouvrage n’est pas signé. On retrouve là un calque immédiat des positions idéologiques défendues par nombre de contributeur·trice·s à cette première sauvegarde, comme en témoignent, dans un texte de l’ouvrage, ces indications données dans le cadre d’une manifestation de Gilets jaunes :

Généralement, leur première question [posée par la patrouille] est : « C’est qui lae responsable, c’est qui lae cheffex? » Votre réponse peut être : « personne » ou « les Gilets jaunes » ou « Y’a pas de cheffex ici ». Ne donnons jamais de nom, ne nommons jamais une personne référente et favorisons, par là même, les organisations non hiérarchiques pour que la troupe ne cible personne en particulier. Diffusons la responsabilité[37]!

Ce principe mis en place dès l’amont du projet colore profondément la suite du processus d’édition, qui se colle à cet imaginaire de la sauvegarde intégrale et non discriminante ainsi qu’à celui d’une dissolution de l’autorité.

Cette visée d’inclusivité opère également dans le Petit manuel critique d’éducation aux médias, bien que modulée différemment. Deux collectifs intéressés par l’EMI – une éducation populaire, faut‑il le rappeler – colligent des textes permettant une « déconstruction de nos représentations médiatiques », pour reprendre le sous‑titre de l’ouvrage. Pour y parvenir, sont cooptées quatre personnes de La Friche et autant d’EDUmédia, en plus de trois contributeur·trice·s indépendant·e·s. Chacune des quatre sections de l’ouvrage comporte un entretien avec une tierce personne, ajoutant ainsi aux voix convoquées. Le (double) parti pris sous‑jacent à cet ouvrage, celui d’une expérience de terrain et d’une expérience participative, commande cette ouverture aux voix multiples tout autant qu’à un regard critique (le mot du titre importe) sur les méthodes d’éducation aux médias[38]. Le positionnement idéologique est un critère déterminant à l’entrée du processus éditorial : les textes doivent contribuer à ce refus d’une verticalité pontifiante du savoir. L’inclusion, dans chacune des parties, d’une section pratique – mais ironique – sous forme d’« anti‑boîte à outils[39] » consolide cette vision horizontale appelant un réel engagement sur le terrain.

Figure 5

Exemple d’« anti‑boîte à outils » tiré du Petit manuel critique d’éducation aux médias (p. 48).

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La fonction éditoriale de sélection est solidement – et solidairement – prise en charge par les participant·e·s dès l’amont du projet, tissant pour chaque section thématique une trame entre les savoirs (« Regard de chercheur »), les situations réelles dont il faut témoigner (« Retour d’expérience » et les entretiens) et les mécanismes d’intervention mis en oeuvre (« Dans l’atelier de… »). La réussite collective de ce projet d’ouvrage se signale par l’atteinte d’un effacement des autorités éditoriales attendues dans ce genre de contexte, au profit d’une réelle collectivisation du processus d’élaboration.

Les laboratoires d’écriture(s) que représentent, chacun à leur manière, les quatre corpus considérés, à travers leurs modia operandi et la variété des formes textuelles qu’ils consignent, importent également au sein du champ éditorial la dynamique affinitaire propre aux groupes militants – on l’a déjà perçu pour Nous sommes partout et dans le Petit manuel critique d’éducation aux médias. Sabir, pour sa part, est un espace au sein duquel sont convié·e·s des auteur·trice·s que le collectif « aim[e] » – pour reprendre le terme employé dans l’à propos reproduit à la troisième page des différents volumes – et qui s’est élaboré à partir d’affinités diverses, en écho direct avec ce que Thomas Flahaut, membre du collectif Hétérotrophes, a pu exprimer dans un de ses textes : « Le collectif s’est ainsi formé par amitié littéraire comme des factions se forment par amitié politique. Et cette amitié se fondait sur un désir commun de développer des méthodes qui rompent radicalement avec la solitude inhérente au geste d’écrire, de créer par le dialogue[40]. » Nous sommes partout, pour mémoire, s’est quant à lui propagé de manière rhizomatique, suivant un principe d’affinité élective : « les auteurixes parlent du projet à d’autres militanxtes dont iels ont envie de faire entendre les voix, qui envoient à leur tour de nouvelles contributions[41] ». L’appel à la cooptation est moins exposé[42] dans une entreprise cinglante comme l’était La Conspiration dépressionniste, mais les affinités n’y sont pas moins importantes. Et c’est très certainement cet engagement marqué qui, dans ces quatre laboratoires, colore profondément leur participation active à la réalisation éditoriale de ces ouvrages, au point d’estomper les responsabilités traditionnellement attribuées.

Le déploiement de l’activité éditoriale autour de ces projets persiste évidemment malgré la labilité de la frontière entre la sphère auctoriale et la prise en charge de la production matérielle des livres. Les éditeurs sont effectivement partie prenante de ces dynamiques collectives, de façon variablement rapprochée. Mobilisés pour des enjeux directement liés à leur pratique (censure, liberté d’expression) au xviiie siècle, ils ont immédiatement accompagné les bouleversements sociaux des xixe et xxe siècles, donnant à lire des contributions engagées, parfois à leur propre péril (pensons à la période charnière de la Seconde Guerre mondiale). Ce positionnement n’est pas pour autant la figure dominante associée au monde éditorial : souvent, l’édition est perçue du côté des vils capitalistes, avec qui il faut pourtant pouvoir transiger pour profiter de leur expertise de mise en marché.

Par définition, l’édition est au coeur de « la société du spectacle » que Guy Debord et ses comparses moquent plus qu’ils ne dénoncent, les situationnistes, officiellement, ne peuvent entretenir de vrais liens avec des éditeurs traditionnels. Il leur faut pourtant bien avoir affaire à ces marchands de papier s’ils veulent voir leurs oeuvres diffusées. Ainsi brocardent‑ils, en public, l’affairisme des éditeurs pour mieux réclamer, en privé, dès que le contrat est signé, l’oeuvre imprimée, que la plus grande publicité soit faite aux fruits de leur travail[43].

Relation tendue, assurément, mais contrainte par des considérations pragmatiques. La perspective est tout autre quand l’éditeur·trice elle/lui‑même fait figure de militant·e. L’exemple de François Maspero vient à l’esprit : avec son catalogue marqué, dès ses débuts, par la contestation de la guerre d’Algérie, il fait de la critique sociale un vecteur important de son action éditoriale. Il incarne parfaitement la figure de ces éditeur·trice·s indépendant·e·s intellectuellement engagé·e·s, manifestant une forme de radicalité[44] et tendant vers une « indifférence à la notion de profit[45] » en raison d’idéaux et d’un sens des libertés qui outrepassent le dessein de rentabilité financière de l’entreprise.

La dynamique de collaboration éditoriale des quatre collectifs étudiés varie selon l’autonomie, l’engagement et le portrait organisationnel des éditeur·trice·s impliqué·e·s. Sans trop plonger dans leur caractérisation, nous en soulignerons néanmoins les paramètres intervenant dans la perspective activiste qui nous intéresse dans le cadre de cet article. Les éditions Abrüpt, qui accueillent le volume produit par le collectif Nous sommes partout, jouent de façon symétrique de la figure collective masquant les individualités. En favorisant la signature de l’éditeur·trice, elles refusent l’attribution d’autorité, au profit d’une prétention à mener une « agitation éditoriale organisée autour d’une association à but non lucratif[46] », maniant le « nous » avec agilité dans leur descriptif en conjonction avec le champ lexical de la piraterie et de la liberté. Faisant figure de Don Quichotte dans un monde par trop mercantile, la maison trace sa ligne et maintient son visage dans un certain clair‑obscur pour mieux promouvoir ses ouvrages, des « antilivres » (nous y reviendrons) qui traduisent assez clairement le positionnement idéologique de l’éditeur·trice et de son écurie. S’il y a des intrications entre l’équipe d’Abrüpt et du projet nous sommes partout, elles sont clandestines, mais se perçoivent dans l’alignement parfait des valeurs défendues. Boite éditoriale également engagée, les Éditions du commun affichent une nette coloration sociale, moins provocatrice mais tout aussi explicitement affirmée. Entre un catalogue aux entrées marquées par l’intervention et la critique sociales, une structure organisationnelle valorisant le collectif[47] et refusant la distribution par Amazon, de même qu’une implantation dans le Blosne, quartier rennais défavorisé (où elles sont partenaires d’une librairie coopérative, L’établi des mots), le portrait est sans équivoque, fortement horizontal, depuis le travail en équipe jusqu’au maillage avec un tissu social local. L’arrimage avec La Friche et EDUmédia aurait difficilement pu être plus approprié, tous trois valorisant avec insistance la réduction des pressions autoritaires verticales au profit de collaborations ouvertes et engagées. Les « Petits manuels », la collection qui accueille l’ouvrage (et qui en offre un certain modèle, du moins par le titre minorisant sa force illocutoire), participent de cette relation d’accompagnement des groupes ou classes sociales visés, en favorisant la stratégie du micro tendu pour donner la parole à des personnes de terrain qui sont, de fait, jugées aptes à témoigner de réalités actuelles avec un point de vue à la fois critique et situé[48]. La collaboration étroite entre les groupes activistes et les instances éditoriales sollicitées parait patente, donnant lieu à des endossements des projets édités, voire à des participations rapprochées à leur mise en oeuvre.

Les équipes de Sabir et de La Conspiration dépressionniste, relevant davantage de l’autoédition (à des degrés variables d’artisanat), manipulent également les codes. Alors que Sabir, comme cadre de publication indépendant, se situe très nettement à la marge du champ littéraire restreint, mais aussi plus largement du champ éditorial institué – en tablant néanmoins sur quelques « grands » noms (Gérard Berréby, Donatien Grau, Caroline Lamarche, Marielle Macé, Yoann Thommerel ou encore Lucie Taïeb ont apporté leurs voix à l’entreprise) dont la réputation pourrait venir favorablement teinter leur publication périodique –, les comparses de LaConspiration favorisent au départ une édition souterraine, élaborée selon des critères matériels et graphiques plus typiques des zines, et distribuée chez des tiers de confiance (quelques librairies indépendantes).

Figure 6

Pages 30 et 31 du volume 1 de La Conspiration dépressionniste (printemps‑été 2003).

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Son existence plus ancienne laisse néanmoins voir la transformation des opérations avec le temps : si le périodique est issu d’une structure fortement horizontale, l’incorporation de l’entreprise « Moult Éditions » en 2007, « née du projet éditorial et politique de La Conspiration dépressionniste[49] », montre la volonté d’une montée en puissance de sa production éditoriale – ce dont témoigne, parmi les premiers ouvrages de son catalogue, le titre Québec, ville dépressionniste (2008). Le fonctionnement éditorial reste lui aussi plutôt nébuleux, si ce n’est un vaste aréopage d’individus « gravitant autour » de cette maison d’édition. Une telle « officialisation » de l’instance éditoriale de La Conspiration dépressionniste est renforcée par la publication, en 2009, de l’anthologie des cinq premiers volumes, éditée conjointement par Moult Éditions et par Lux Éditeur, un autre éditeur québécois engagé ayant émergé à la même époque. La saveur aigrelette des publications n’est pas pour autant édulcorée par cette maturité entrepreneuriale : la ligne éditoriale persiste, mais s’incarnera plus volontiers sous la forme courante de livres – gage d’une meilleure diffusion des manuscrits pris en charge.

Les postures choisies par ces différents collectifs (auctoriaux et éditoriaux) illustrent une manière d’envisager la fonction éditoriale qui se détache des pratiques dominantes dans ce secteur économique (en littérature et en édition générale). Rejet des verticalités décisionnelles, collaboration étroite entre des groupes diversifiés d’individus, mécanismes participatifs de sélection des textes : le jeu des positions conventionnellement occupées dans un processus d’édition est questionné, voire contesté, ses règles sont contournées, réaménagées. Il est alors possible de soutenir qu’une dynamique de type anarchique[50] vient colorer le geste et la fonction éditoriale telle qu’elle est investie dans les corpus étudiés, non seulement par l’aplanissement des hiérarchies et la remise en cause du statut de l’auteur·trice (en tant que figure d’autorité souveraine) qui y sont effectués, mais aussi en regard d’autres aspects, parfois plus subreptices[51] ou obliques. Citons, à titre d’exemples, la valorisation et l’investissement d’un régime dissensuel et déstabilisateur; une approche dividualiste[52], diversificatrice et désuniformisante, tout particulièrement marquée par le principe d’expérimentation; et la création d’espaces choraux, où les points de vue et les sensibilités sont multipliés et entrecroisés. Ces postures et approches, sans nul doute, contribuent largement à attiser la flamme d’un renversement par l’intérieur des mécanismes éditoriaux communs, depuis leurs enjeux symboliques d’élection et de légitimation jusqu’aux formes mêmes que les ouvrages peuvent emprunter pour mieux convoyer des discours militants de tous ordres.

La publication éditée comme catalyseur de changements

Alors que les processus d’élaboration des manuscrits et de collaboration éditoriale sont profondément influencés par les dynamiques collectives et participatives des parties prenantes, la matérialisation effective de ces projets et leurs modalités de circulation témoignent, de façon tonitruante mais cohérente, des visions partagées soutenant une carnavalisation, ou à tout le moins un ébranlement anarchisant des moyens et méthodes du milieu éditorial. C’est dire à quel point les objets‑livres produits (de factures très diverses) sont des signaux éclatants des environnements dont ils émanent et des miroirs de l’attitude qui les a générés. Aussi la pluralité évoquée dans le premier point de l’analyse se retrouve‑t‑elle et teinte‑t‑elle également les plans formel et visuel des différents corpus. Ceux‑ci font de l’objet livresque un support et un lieu de discours fermement investis – bariolé et rugueux, pour parler par métaphores. L’équipe derrière Sabir amplifie de la sorte, au fil des numéros, un travail de diversification graphique[53]. Cela passe par l’utilisation de différentes tailles et types de polices, par une organisation du texte sur la page de manière parfois complètement désalignée ou hétéroclite[54], ou encore par l’intégration de caractères ou symboles colorés au sein des contributions. L’habillage graphique du troisième volume, qui encadre les textes avec un visuel s’inspirant d’un jeu de dominos effectué à rebours[55] (fig. 7 et 8), participe de ce mouvement de bigarrure transversale.

Figures 7 et 8

Photographies des pages 12‑13 et 86‑87 du troisième volume de Sabir.

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Les volumes Sabir ne sont donc pas des objets lisses, mais bien plutôt granuleux, truffés d’aspérités verbales, stylistiques, sémantiques ou graphiques. Pareilles granularités se font jour dans Nous sommes partout en regard notamment du travail qui est opéré sur la langue, dans une visée d’inclusivité et de dégagement de « la normativité binaire[56] ». Une section particulière du livre, intitulée « conventions typographiques et inclusivité du français[57] », est consacrée à cette question, démontrant qu’il ne s’agit pas d’un élément périphérique ou superfétatoire, mais bien central dans l’élaboration du projet. Nous sommes partout, en outre, se réclame pleinement de l’« antilivre », pour reprendre la terminologie employée par la maison d’édition Abrüpt à l’égard de ses publications, qui dénote l’ancrage subversif, voire contestataire de son travail et des opus qu’elle publie, en même temps que la reconfiguration de la forme livresque traditionnelle qu’elle cherche à développer, déplier[58]. Publiés au format papier, mais aussi accessibles en version numérique statique (PDF) et dynamique (HTML et GIT, pour garder trace de l’historicité du code et favoriser la collaboration[59]), les antilivres incarnent exemplairement la révolution interne de la forme et de l’affordance du livre.

Si, pour sa part, la filiation du Petit manuel critique d’éducation aux médias à la collection qui en inspire le titre peut laisser supposer une certaine conformité à un modèle établi, la traversée de l’ouvrage contredit rapidement cette hypothèse. À la régularité de la structure des sections et à l’ordonnancement clair de sa table des matières, à l’attribution auctoriale explicite des textes et au référencement savant systématique, s’ajoutent pourtant des échappées hors de la norme graphique et discursive pour ce type d’ouvrage : les « anti‑boîtes à outils », déjà citées, qui manient le sarcasme via un canevas reprenant certains modèles de livres de croissance personnelle (avec leurs ingrédients et leurs recettes prototypiques), mais aussi le recours fréquent à des mises en situation grâce à de courtes bandes dessinées d’une ou deux pages, puis aux portraits croqués des différent·e·s contributeur·trice·s selon la même esthétique (fig. 9). La charge sérieuse du sujet abordé est contrebalancée par ces représentations plus sympathiques (moins hiératiques) d’ateliers et de circonstances évoqués par les textes.

Figure 9

Une page de bande dessinée intégrée au Petit manuel critique d’éducation aux médias (p. 66).

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Ce refus des usages graphiques associés aux livres de ce type se présente comme un accompagnement, tant humanisé que plurisémiotique, des orientations discutées par l’ouvrage, et non pas comme une réplique d’iconoclastes – ce qui correspond en tous points à la posture des membres de La Conspiration dépressionniste. Le ton y est en effet diversement mais systématiquement irrévérencieux[60], dans des textes d’appartenance générique variée (entre l’article, l’essai, la fiction, les entrées de dictionnaire et la critique de livres) où se croisent l’ironie et le pastiche. C’est sans compter l’audace graphique, détournant des lieux communs de l’iconographie ou de formes visuelles (cartes de bingo, publicités), se moquant de visuels existants (photographies ou dessins originaux), dans des rendus (typo)graphiques renouvelés à chaque numéro.

Figure 10

Extrait d’une parodie de vox populi sur un manifeste politique (La Conspiration dépressionniste, p. 114).

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Et puisqu’il s’agit d’une revue artisanale, la facture matérielle est somme toute approximative. L’évolution de l’équipe vers une structure éditoriale plus formellement constitué vient lisser ces aspérités formelles, diminuant certes l’impact d’une matérialité atypique, voire corrosive, mais ouvrant la porte à une circulation plus large et, de là, possiblement plus percutante des ouvrages retenus et produits par cette maison d’édition.

Un autre point d’attention spécifique concerne l’importance accordée à l’accessibilité économique des artéfacts composés. Cet aspect est tout particulièrement perceptible pour Nous sommes partout et le Petit manuel critique d’éducation aux médias, dont les sorties PDF des ouvrages sont téléchargeables en intégralité sur le site des maisons d’édition en question, via une mention ostensible située à côté de la possibilité d’achat du livre imprimé. Se voit ainsi court‑circuité le fonctionnement du marché éditorial (ou du moins son idéal capitaliste) à partir du moment où sa logique marchande intrinsèque est déjouée. Il s’agit non pas, dans ces deux cas, de chercher un profit maximal par la vente du plus grand nombre d’exemplaires, mais bien de diffuser et de faire circuler le plus largement possible[61] une somme d’idées, témoignages, combats, bonnes pratiques, etc., comme le laisse explicitement entendre le collectif éditorial derrière l’entreprise nous sommes partout :

La base de données (noussommespartout.org) est en augmentation constante, au fil de l’arrivage des contributions. Tous les textes y sont disponibles gratuitement, en ligne et dans leur intégralité, et tous peuvent également être téléchargés individuellement dans des formats facilitant leur impression et leur diffusion en brochures. […] [Les livres] sont imprimés au prix le plus bas possible et nous avons fait le choix de leur ouvrir le circuit de diffusion traditionnel (librairies, vente numérique, etc.) pour privilégier leur circulation et leur visibilité. Ni le collectif éditorial ni la maison d’édition Abrüpt n’engrangent de bénéfices sur les ventes[62].

Plus encore, l’achat d’une édition papier de ce volume se fait à prix libre, avec un montant indicatif initial de 13,50 € qui correspond au cout de revient de sa fabrication, mais sans obligation aucune de s’y conformer : il peut être acquis pour 2 ou 3 € symboliques s’il est impossible pour celui ou celle qui souhaite se le procurer de dépenser davantage. Au profit pécuniaire (même réduit) est préférée une volonté farouche de propagation[63], et en particulier celle de pensées parallèles aux idéologies capitalistes dominantes, sur le modèle notamment du collectif Renseignement généreux[64] et en un écho direct avec le travail « d’agitation éditoriale » souhaité par Abrüpt, cette maison d’édition qui « err[e] entre les réseaux[65] ». C’est ainsi que, par ailleurs, ces deux propositions livresques arborent la licence Creative Commons (BY‑NC‑SA), qui les affranchit du cadre de propriété intellectuelle standard, mais les engage expressément à ce que le contenu ne fasse pas l’objet d’une commercialisation. Sur cette question de l’accessibilité, qui ne concerne pas que la donne économique, l’objet‑livre Nous sommes partout se distingue également par un souci d’accompagnement métalinguistique. Y sont en effet inclus un glossaire substantiel (long de 23 pages) et deux index : le premier est composé d’une trentaine de mots‑clés thématiques (fig. 11), tandis que le second cherche à offrir des itinéraires plus décalés dans la matière rassemblée à travers une centaine de mots fort diversifiés – allant d’absurde à vote, en passant par bière, câlin, fourmi, pizza et sueur.

Figure 11

Index thématique (« mots‑clés ») que l’on trouve en fin d’ouvrage (Nous sommes partout, p. 633‑634).

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En plus de proposer des objets‑livres singuliers, non lisses et hétérogènes sur plusieurs plans, les quatre entreprises prises en compte dans le cadre de cette réflexion remettent aussi sur le métier l’idée de la publication papier comme support précellent, se suffisant à lui‑même. Celui‑ci se voit dès lors inscrit dans un champ interactionnel multiple, dans un spectre d’actions plus large qui excède le seul recours à l’imprimé. Le projet nous sommes partout est de la sorte loin de se restreindre à une unique occurrence livresque; celle‑ci, par ailleurs appelée à être augmentée[66], n’est qu’une des formes que prend l’entreprise pour exister dans l’écosystème médiatique contemporain : « Concrètement, les textes circulent sous trois formes : une base de paroles données, différentes versions imprimées et des sessions d’écoute‑lecture publiques et participatives […], inspirées des arpentages anarcho‑syndicalistes[67]. » Réactivant les pratiques communes de certaines expérimentations poétiques des années 1960‑1970 (de type situationniste ou oulipien, pour ne nommer que deux courants s’étant imposés dans l’histoire littéraire), le collectif Sabir agrège également autour de son entreprise éditoriale des moments de partage oral de textes émanant de voix qui ont pris part à tel ou tel volume ou qui, issues de divers domaines et gravitant dans des sphères contigües, sont conviées par ses soins à lire, jouer, performer, mettre en scène ou en musique leurs écrits. Ces moments semblent même constituer le creuset du projet, car un an avant la sortie du premier numéro, le 24 février 2018, et afin d’en partie le financer, était organisée une première soirée de lectures performées estampillée du terme « sabir » (Sabir La Nuit #1[68]).

La périodicité qui se fait jour dans ces exemples parait révéler une réalité immédiatement déterminante pour ces différents collectifs : la publication cristallise un état donné d’une démarche continue. La mise en vente régulière des numéros de La Conspiration dépressionniste maintenait vivante cette protestation socioculturelle – et, qui plus est, avec le soutien de bulletins distribués gratuitement dans les intervalles et de manifestations ponctuelles du groupuscule sur des sujets d’actualité. Les activités de La Friche et d’EDUmédia ont quant à elles cours tant en amont de l’ouvrage (qui en inclut de fait des traces et des témoignages) qu’en aval, l’oeuvre d’éducation populaire aux médias et à l’information étant à poursuivre sans relâche dans nos sociétés occidentales irriguées par un raz‑de‑marée médiatique. Bien sûr, le Petit manuel critique a donné une visibilité plus grande (et une force d’impact mesurable) à un discours stabilisé et mis en forme pour cette publication; néanmoins, pour reprendre un argument déjà cité a contrario, le livre issu des pratiques participatives de discussions et d’échanges ne peut arriver à accomplir seul le travail réalisé dans de tels ateliers et événements, où chaque individu contribue à aménager conjointement un tissu communautaire de savoirs et de compétences sur les médias. Les dynamiques activistes éditoriales ici examinées mobilisent par conséquent les publications comme un outil parmi d’autres dans un arsenal de modalités d’intervention tablant sur la performativité – maintenant, du côté social, des liens avec les activités affinitaires des groupes militants[69] et s’inscrivant, du côté littéraire, dans cette événementialité réinvestie qui est au coeur de ce que l’on désigne aujourd’hui comme les « arts littéraires[70] ».

***

Vouloir dépeindre les manifestations éditoriales de l’activisme contemporain dans quatre pays de la francophonie du Nord était une visée certes démesurée pour une telle étude – d’emblée, le principe de l’échantillonnage ne répondait pas aux exigences minimales de représentativité; les modalités de sélection restaient un peu obscures et subjectives. La valeur de la comparaison entre ces quatre zones nationales n’est pas tant attestée que proposée, afin d’ouvrir par là même un chantier qui méritera d’être poursuivi et approfondi pour mieux saisir ce que partagent ces pratiques éditoriales en contexte francophone. Néanmoins, la mise en lien de ces cellules activistes par la comparaison de leurs productions imprimées a pu révéler plusieurs traits significatifs de ces dynamiques nouvelles que l’édition actuelle permet d’actualiser dans un paysage médiatique pourtant déjà surchargé. Le recours à des publications papier – alors que les réseaux numériques promettent d’atteindre sans peine de larges groupes de sympathisant·e·s – témoigne déjà d’un souci de rejoindre immédiatement des filières locales tout autant que de valoriser le geste de création matérielle de l’objet issu de l’édition. De l’ébranlement certain de la signature auctoriale solitaire et de la chaine d’autorité éditoriale surgissent dès lors, d’une part, des projets relevant d’un faire‑communauté, où la production livresque apparait comme une étape ponctuelle dans une démarche plus large, souvent de moyen ou long terme, et, d’autre part, des objets qui, sous‑tendus par une éthique du partage et de l’échange, activent une « zone étrange hybridée d’action et de création [située] à mi‑chemin du geste physique, du geste social, et du geste artistique[71] ». Ces modalités d’intervention cohabitent à des degrés divers, mais ne peuvent être confondues, tant les secteurs disciplinaires et les ancrages dans le social diffèrent entre les quatre exemples retenus.

Nous nous proposons, in fine, de tenter de situer diversement notre corpus – d’autant que cet enjeu de la situation est déterminant pour ces collectifs[72]. D’entrée de jeu s’est bien imposée l’orientation thématique des ouvrages, où la tension s’exprimait sur le double axe de la dimension sociale et de la dimension littéraire. Le positionnement tendant vers le quadrant I (en haut à droite) confirme l’engagement perceptible à l’égard de l’une ou l’autre de ces dimensions, selon des amplitudes évidemment variables. L’activisme littéraire étant moins fréquent – et souvent moins affirmé explicitement en dehors de dynamiques manifestaires ou de groupes fortement constitués –, les exemples relèvent davantage d’une orientation sociale.

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Les deuxième et troisième sections de notre étude ont mis en lumière les modalités de collaboration entre les collectifs et les instances éditoriales, d’une part, et l’inventivité formelle et médiatique des publications, d’autre part. Il parait ici intéressant de noter l’absence de corrélation immédiate entre la prise en charge (interne/externe) de la production et le degré d’innovation de l’objet produit – même si, à l’évidence, une production autonome (en autoédition) peut autoriser une latitude graphique plus grande (par l’absence de chartes à respecter ou par esprit de bricolage).

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Le croisement de ces paramètres permet d’en arriver, plus synthétiquement, à une évaluation du degré d’activisme associé à ces publications, en le sériant sur trois axes : éditorial, littéraire et social. Les positions, variées, témoignent de rapports distincts avec le support, avec le langage et avec le tissu social, de sorte à illustrer les variations multiples d’intervention des collectifs pour matérialiser leurs démarches et leurs causes à défendre – entre une conception classique du politique comme contenu à débattre et des dynamiques formelles et langagières au fondement d’une certaine politique de la littérature.

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Cette manifestation tangible, incarnée, de l’engagement militant est le signal le plus explicite de la volonté d’associer un impact sociopolitique à ces ouvrages, extensions immédiates de l’action des divers groupes et éditeurs mobilisés. En ce sens, les exemples sondés dans le cadre de cette investigation semblent se placer en faux par rapport à la tendance observée par Sophie Noël[73], celle d’un recentrement de la subversion politique visant à recapturer son capital symbolique.

Qu’il prenne la forme d’une « interrogation sociale, critique et historique sur les combats qui structurent la société et sur la manière dont on peut lutter pour changer le réel[74] », d’un « massacre en règle de la bêtise et de la laideur de la société québécoise, et ce, à grands coups de textes lapidaires, de poésie, de fiction, de collages, de dessins et de montages[75] », ou encore – et dans un même élan – d’un « questionne[ment de] nos propres sujétions », d’une « plongée dans la créolisation du monde », d’une tentative de « déchiffrer le trouble » ainsi que d’une affirmation de l’amour comme sujet éminemment politique[76], l’impact sociopolitique que les corpus étudiés promeuvent participe du gauchissement plus ou moins appuyé des fonctions nodales du métier d’éditeur·trice (sélection/fabrication/distribution) que ces derniers opèrent. Ce gauchissement est à entendre dans le sens que Barthes a pu donner à ce terme en regard de la pratique de Cy Twombly : de manière tactique, cette disposition « permet d’éviter la platitude des codes [simplement reconduits], sans se prêter au conformisme des destructions : elle est, dans tous les sens du mot, un tact[77] ». En effet, il est bien question, dans les gestes de déviance volontaire posés, d’un tact particulier accordé aux pratiques éditoriales et livresques. Non seulement réinvesties comme espaces pleinement politiques (offrant, en premier lieu, une multitude de paroles en partage, une agora contre‑hégémonique), en étant d’emblée inscrites sous le signe du divers, ces pratiques sont aussi formellement singularisées et ouvrent dès lors, suivant ce même esprit de diversification, à des sensoriums spécifiques[78], c’est‑à‑dire à une hétérogénéisation du réel, à un triple mouvement de défigement, déconcertement et élargissement perceptuel. Se faire activiste n’est, somme toute, rien de plus que cela : bouger les lignes ou en faire apparaitre de nouvelles, plus intégratives, transversales et diaprées, en s’appuyant sur « ce qui compte vraiment : être ensemble, résister, s’aimer et ne pas abandonner le rêve d’un monde moins pire[79] ».