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En 2020, au moment même où une grande partie du monde était confiné ou restreint dans ses mouvements, au moment même aussi où les rassemblements publics se faisaient rares et où des questions ontologiques sur la présence physique, le corps, ou l’être ensemble dans les manifestations sociales se faisaient plus nombreuses (qu’il s’agisse des compétitions sportives, des cérémonies religieuses ou encore des évènements de spectacle vivant) paraissait – sans que ces conjonctions d’évènements n’aient été calculées – l’ouvrage de Fabian Holt Everyone Loves Live Music.

La conjoncture de la publication s’avérait finalement propice à la réflexion, et ce de plusieurs façons. Tout d’abord le livre venait parachever un processus d’ouverture de nouveaux travaux sur la musique live entamé à la fin de la première décennie 2000 par de nombreux chercheurs[1] et dont les travaux de Frith et ses collègues constituaient une partie visible de l’iceberg (Frith et al., 2019). En amont on trouvait déjà l’article de Simon Frith « la musique live ça compte » paru simultanément en français et en anglais (Frith, 2007) où l’auteur rappelait que, sur longue période, les recherches en sciences sociales cles concernant les concerts et plus largement la dimension live de la musique avaient été peu traitées dans le cadre des popular music studies, notamment en regard des questions liées au processus de l’enregistrement à son industrie et à sa diffusion médiatique. Bien entendu, cela s’explique par le fait que l’enregistrement participe de la définition originelle même de ce qui constitue les musiques populaires (Tagg, 2022 [1982]), alors même que l’interprétation en direct est davantage associée aux musiques de traditions orales (« folk music »).

Mais les maigres recherches sur la musique live (constatées aussi par Anderton & Pisfil, 2022) depuis les années 1980 jusqu’aux années 2010 s’expliquent aussi par le peu de recettes générées par l’activité et l’appartenance majoritaire des initiatives de production de spectacle aux mondes des pratiques amateurs ou des associations non lucratives (Hirsch, 1972) et s’expliquent encore par l’absence de potentiels de gains de productivité du spectacle (Baumol & Bowen, 1993). Ainsi, les prestations de musique live, dans une perspective fonctionnelle, se sont longtemps limitées à un moyen de promotion des industries culturelles (Guibert, 2013). Outre les transformations internes (notamment technologiques) de l’activité, mais aussi normatives (succès des tribute bands, retour des télé-crochets, développement du théâtre musical) évoqué dans l’ouvrage de Fabian Holt, l’augmentation quantitative d’études et de recherches sur la musique live à partir des années 2010 s’explique en premier lieu, en creux, par la crise du commerce des musiques enregistrées qui allait marquer les quinze premières années du XXIe siècle, la recherche de sources de revenus alternatives et l’explosion d’activité de spectacles, dont les prix ont crû beaucoup plus que l’inflation, en particulier pour les artistes les plus réputés. Autant de phénomènes qui entrainent de nouvelles questions de recherche.

L’intérêt renouvelé pour la musique live de la part des industries culturelles allait rejoindre ceux des usagers de concerts et de festivals qui, dans un monde saturé d’intermédiations numériques, donnent au live un cachet d’authenticité, ce dont le marketing territorial allait s’emparer.

Et c’est sans doute cela l’intérêt premier de l’ouvrage de Fabian Holt, celui de ne pas s’arrêter à l’image positive (économiquement, mais aussi axiologiquement) de la musique live, mais de montrer comment l’évolution de la situation sociale et économique de la musique a transformé la réalité même de l’activité de concert, le plus souvent dans une direction que l’auteur estime problématique, même si des tensions subsistent et que le sens de l’histoire ne semble pas complétement tracé. En préambule, et avant de proposer dans un premier temps un très pertinent état de la littérature sur la manière dont a pu être étudiée la musique live (en media studies, cultural studies, économie politique, sociologie ou anthropologie), Holt reprends en partie l’hypothèse de Auslander (2008) qui part du principe que le live n’est pas une alternative à la culture médiatique et qu’il ne peut être pensé en dehors de ses formats : le live n’a pu exister qu’à partir du moment où la musique enregistrée existait (donc ne peut être étudié que par rapport aux industries culturelles), et dans la période contemporaine, les spectateurs sont en attente de spectacles définis par rapport aux vidéo-clips et aux images médiatiques (voir. p. 14).

Le corps de l’ouvrage est ensuite axé sur deux processus de transformation des filières de production – et avant tout des lieux de diffusion – de musique live depuis le dernier tiers du XXe siècle.

Repartant de terrains ethnographiques qui étudiaient les lieux de concerts dans leur dynamique territoriales (Holt et Wergin, 2013), le second moment du livre « Clubs in everyday urban life » retrace, à partir d’un terrain new yorkais (le réseau des lieux associés à l’indie rock) puis européen (comparaison de trois clubs dans trois pays), la tendance selon laquelle les lieux de concerts s’institutionnalisent avec la reconnaissance symbolique du rock indépendant, et comment ces lieux participent à la transformation de la ville vers la gentrification des quartiers créatifs, dans la lignée des travaux de Zukin (1982).

À partir de recherches sur les musiques populaires, et notamment un terrain sur la partie mainstream des musiques électroniques (via l’EDM), le troisième moment de l’ouvrage « Music festivals in the summer season » montre à quel point l’économie des festivals s’est radicalement transformée depuis l’époque de la contre-culture de la fin des années 1960[2]. Après des éléments historiques, et une perspective globale sur les mutations festivalières dans le monde anglophone, Holt s’attarde sur la capitalisation de l’activité de production de spectacle et sur la concentration oligopolistique des festivals avec l’arrivée des majors du live et l’intégration verticale de la numérisation de la billetterie. Mais c’est le dernier chapitre qui constitue sans doute le coup de force du livre, alors qu’on réalise à quel point, après la consolidation de l’internet 2.0 et la systématisation des réseaux sociaux pour la circulation de l’information, les festivals sont conçus et façonnés comme des programmes médiatiques. À partir de la page 233 et suivante, les analyses sur les films de festivals - les trailers avant l’évènement, les aftermovies après la fin et le suivi en termes de communication pendant l’évènement - feront date.

Au final, le propos s’avère parfois un peu déterministe, en particulier dans la première partie où les fédérations de lieux alternatifs européens qu’on pourrait qualifier d’économie solidaire et qui constituent un lieu de contestation de l’économie lucrative de la musique (Guibert, 2011) ne sont sans doute pas assez discutées, même si la tension entre les rapports de genre, de race, de classe et de générations au sein des publics tels qu’elle est analysée dans l’ouvrage apporte des éléments décisifs à la réflexion. De même, l’écologie globale des festivals ne tient pas toujours compte d’une écologie de petits évènements impliquant la population locale et à budget limité qui perdurent encore significativement (même s’ils sont médiatiquement invisibles). Pour autant, il nous semble que les critiques par rapport à certains passages du livre s’avèrent périphériques par rapport à l’excellence de la démonstration sur les tendances globales d’évolution de la musique live et l’originalité de la thèse des festivals comme évènements médiatiques.