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31 décembre 2022

Introduction

Les réglementations liées à la pandémie ont redéfini nos modes de vie et nos interactions. Entre confinements et fermetures de lieux, le passage au régime numérique a été l’une des stratégies privilégiées pour réinventer nos sociabilités. Alors, pour profiter d’un erzatz de concert et écouter un artiste, une réorganisation de toutes et tous est alors nécessaire. Comment ce passage au numérique et les transformations impliquées affectent alors « la » musique, que je définis comme un écosystème, de ses lieux d’attaches — territoires, espaces, institutions — à ses acteurs, ses publics et ses communautés ? 

Ontologiquement, l’existence même de « la » musique peut être interrogée, puisque comme l’ethnomusicologue John Blacking le précisait en explorant nos systèmes musicaux au-delà des schémas sonores : « la musique ne peut être transmise ou avoir de sens sans des associations entre personnes » et « la nécessaire interaction des corps humains dans la société[1] » (Blacking, 2000, préface X). Or, la pandémie a mis nos relations et nos corps à distance. Elle a aussi modifié les manières dont les entités musicales s’associent.

À partir d’une soirée d’enquête, je documente ce qui se déroule durant un livestream musical : une captation en direct retransmise ou streaming qui participe à un festival de musiques électroniques de danse. Pour circonscrire l’analyse de cet événement festivalier, je me penche sur le passage de ce dernier de « la ville » à « sa mise en ligne », et donc sur divers éléments interrogeant le territoire/lieu/espaces, ce sans oublier la nuit, et le dispositif du livestream en contexte de crises pour le secteur de la musique, ainsi que le paradigme du « live ».

D’après Jonathan Wynn, la festivalisation peut être comprise comme un « processus où l’activité culturelle rencontre un ancrage territorial, mais est aussi une politique culturelle que les villes et les communautés peuvent débattre et adopter » (Wynn, 2015, p.12). La délocalisation d’un festival vers une plateforme numérique semble alors lourde de sens dans la production de l’espace. Particulièrement dans le cadre des musiques électroniques de danse où divers lieux en fonction des styles de musique, des réseaux et des communautés se déclinent. Mettant déjà à mal la vision d’une « sono-mondiale » universelle, tout autant que la création d’un « antimonde éphémère » uniforme (Boutouyrie, 2010 ; Raibaud, 2016)[2], le festival en ligne dont l’accessibilité à toutes et tous reste à questionner malgré l’ancrage d’une mondialisation des biens culturels, permet de repenser ces processus et ces idéaux à nouveau frais. En effet, le festival reste un lieu souvent pris dans les relais d’une commercialisation et institutionnalisation de la musique ou encore d’une promotion créative d’une ville. Bien que certains lieux agissent comme des modèles légitimes ou tolérées (Sevin, 2012, p.237) entre club, rave, free-party et festival, le déploiement en situation des musiques électroniques de danse met toujours en tension le lieu et l’espace. Les musiques électroniques de danse sont alors mises à l’épreuve par le biais du livestream qui fonctionne — pour le moment — comme un lieu non légitime.

Outre l’événement pris entre festival et livestream, la plateforme et son interface comme objet technique amenant la musique, est à analyser. Tout autant la participation des usagers — sont-ils encore un public ? — que la stratégie de la plateforme et plus précisément la mise en place de cette association entre personnes dont parle Blacking, ici entre les DJ, les usagers, les lieux et ses équipes constituantes sont à interroger. Le modèle de festival en ligne ou de « festival virtuel » tant technique qu’économique est récent pour le secteur des musiques électroniques de danse. De plus, le contexte de l’étude lié à la COVID-19 a influencé le cas d’étude de cet article. La fermeture quasi-mondiale des boîtes de nuits, des clubs, l’interdiction des festivals et ses conséquences[3] rappelle que les activités de nuit sont hiérarchisées par les décisions politiques et renvoyées à une socialité douteuse, imprudente, voire dangereuse (Stahl et Botta, 2019 ; Gwiazdzinski, Straw et Maggioli, 2020). Cette situation permet d’évaluer la valuation des activités de musiques électroniques de danse par les politiques. Des régisseurs.ses de salle, des musiciens.nes, des programmateurs.rices y répondent d’ailleurs par voie médiatique[4]. Tous les corps de métiers ne sont pas égaux, et beaucoup restent dans l’ombre, si ce n’est sans activité. Certains tentent de lutter (Kabuiku, 2021) et d’autres s’adaptent en saisissant des occasions. Car, dans le monde de la captation retransmise en direct ou livestream, un maillage industriel tout à la fois établi et en création s’adapte lui aussi, avec de nouveaux contacts venant de divers secteurs. Certains acteurs de la musique eux-mêmes, comme les salles de concert et les clubs, s’ouvrent à la prestation de livestream. D’une « nuit qui meurt en silence » — titre d’une pétition de 2009 lancé par l’association Technopol et Plaqué Or contre les politiques de la ville à une nuit pandémique, des nuits musicales se réinventent par le livestream. Au-delà de tout caractère essentiel de la culture, ou encore de la fête (Fournier, 2021), cette étude a pour volonté d’interroger toutes celles et ceux qui font et tout ce qui fait, dans le cadre des musiques électroniques de danse, ce livestream à définir. Ma démarche est ainsi ethnologique pour capturer la musique en train de se faire en livestream, et s’orienter vers une approche anthropologique (sociale et urbaine, de la musique, du corps et des affects) pour étudier notre société humaine au travers d’une crise sanitaire et sociale mondiale. Le cadre d’analyse de l’action et de la participation de toutes celles et ceux qui font ce livestream — le réseau beckérien des mondes de l’art — repose sur la sociologie pragmatique. De nombreux éléments sont encore des impensés, à ce stade. Ainsi, d’autres méthodes et disciplines — que parfois j’effleure — tels que les cultural et media studies, la communication ou même l’économie de la musique, du numérique devront en prolonger et critiquer plusieurs points.

Sur le plan épistémologique, tout chercheur a vu ses méthodes bouleversées : comment alors réaliser une recherche en sciences sociales sur la musique live en confinement ? Pour cela, un repositionnement des modes de participation et d’engagements qui n’épargne donc pas non plus la recherche s’effectue, et influe sur ma propre démarche entre auto-ethnographie et ethnographie du virtuel que j’interroge dans la partie suivante.

En ce qui concerne la question du « live », cette dernière a déjà été travaillée dans les études sur les musiques électroniques (Thornton, 1996 ; Emmerson, 2007). Le live est considéré comme dispositif technique et scénique qui interroge le travail musical dans sa longueur, et spécifiquement l’auctorialité et le sens donné aux mécanismes : entre interfaces, gestes et technologies de la musique en temps réel durant la performance en fonction des artistes-DJ-producteurs (Butler, Bacot, Parent, 2019). Il est alors déterminé que « le “live” n’est pas une catégorie naturelle » (Butler, 2014, p.70). Une autre acception du terme « live » signifie une forme de spectacle « vivant » prise comme une expérience, dans laquelle au sein d’un espace partagé, chaque acteur a des manières de participer et d’interagir en présence. La co-présence tout comme l’espace partagé pour être live sont donc fortement interrogés, dans le lieu musical qu’est le livestream réussissant la prouesse de mettre les individus dans une présence distanciée, « à une époque où les prouesses technologiques de la haute-fidélité privatisent et nomadisent [déjà] l’écoute » (Laborde, 2009, p.79). Malgré les modalités techniques donnant l’impression du direct, de synchronicité et de connexion, la latence persiste : je vois et j’écoute le cours de ce qui est en cours. Dans cet article, entre le « live » comme formes de la technique et le « live » comme processus et modes de participation à la performance, les deux s’entremêlent en questionnant la substance du (a)live : ce qui est en cours, ce qui se déroule entre des personnes associées, c’est-à-dire ce qui donne sens. En d’autres termes le live en appelle au vivant et à notre condition humaine, que j’observe par le biais de la musique et ce que le livestream lui fait.

Mise en contexte de l’ethnographie d’une soirée en festival from Detroit to Twitch

Mercredi 27 mai 2020, 20 h, Paris. Quinze jours après le déconfinement, je ne participe pas à une énième soirée remplie de retrouvailles, de verres, d’échange tardif à l’extérieur de chez moi, dans des bars. Je m’installe à mon bureau — une planche de bois entre deux tréteaux positionnés à l’angle d’un mur d’une pièce salle à manger/cuisine/bureau — et j’allume mon ordinateur. Par habitude, quand je me rends sur la plateforme Twitch[5], c’est généralement pour regarder des vidéos de joueurs de jeux vidéo qui diffusent leurs parties, les transmettent en live et les commentent en simultanée. Plus rarement, je regarde des musicien.ne.s composer sur Ableton Live, ou encore un guitariste ou un batteur qui joue des requests (demandes) des membres du chat, mais jamais encore je n’ai assisté à un festival. La plupart de ces lives sont en anglais, ce qui d’ailleurs interroge la dimension globale et la participation de tous : la langue, l’interface technique, le type d’accès à Internet… conditionne notre entrée à toutes et tous dans cet univers du livestream.

Ce récit de mon entrée dans la soirée, et par la suite le détail des motifs de cette démarche, relève d’une combinaison entre l’auto-ethnographie et l’ethnographie du virtuel. L’auto-ethnographie opère de la réflexivité par rapport à un objet d’étude, qui pour ma part réside en l’étude de la techno à/de Détroit. L’auto-ethnographie est « un va-et-vient entre l’expérience personnelle et toute la dimension culturelle et sociale de l’objet d’étude » (Rondeau, 2011, p.52). En effet, cette recherche de sens de l’expérience mise en forme par ce récit intervient à un double moment mêlant vie personnelle et recherche. Elle se développe autour d’une rupture pandémique avec les fêtes techno et ses communautés qui font partie de mon mode de vie, ainsi qu’un retour même virtuel à Détroit, cinq ans après mon dernier terrain. Le dispositif étant opérant dans le cadre du virtuel, l’auto-ethnographie permet de situer également la découverte du changement de terrain, plus intime et moins limpide qu’une soirée physique en termes de compréhension des codes et de la culture qui conduit à l’ethnographie du virtuel. « Le rôle de l’ethnographe consiste alors principalement à recueillir les productions textuelles des utilisateurs pour comprendre les significations qui sous-tendent ces communications. Internet est un texte qu’il faut transcrire, l’ethnographe est un traducteur, voire un scribe » (Berry, 2012, p.38) : c’est ainsi que Vincent Berry résume le travail d’ethnographie sur Internet. Mon travail s’est basé sur une transcription d’éléments textuels provenant du chat, d’une exploration détaillée des chaînes et de leurs interfaces sur la plateforme de diffusion Twitch. Ma posture relève de « l’espion », via le poste d’observation du viewer — nommé aussi « visiteur » en français — qui regarde le contenu diffusé, mais ne s’engage pas dans une discussion avec le chat ou le streamer. Ce dernier, le streamer, est généralement un artiste-vidéaste ou la personne qui s’exprime à l’écran et la personne qui diffuse le contenu. Ces rôles sont alors plus complexes à identifier dans la diffusion d’un concert-festival. La récolte de données étudiée s’établit sur une période brève : une session de quatre heures entre capture d’écran et prise de notes. Néanmoins, qualifier ce travail d’ethnométhodologique reste hyperbolique à certains égards, en rapport à une indexicalité faible.

Cette soirée musicale résonne donc à la fois comme un plaisir de passionné et un prolongement de mon travail de thèse sur Les mondes de la techno à Détroit (Trottier, 2018). Une soirée par laquelle je continue d’interroger la fabrique de la techno sur un territoire, cette fois-ci au prisme du Web.

Sur mon écran est diffusé le troisième et dernier jour du festival Movement, intitulé « Movement at Home » pour l’occasion. Il se tient habituellement à la fin du mois de mai chaque année à Détroit sur Hart Plaza depuis 2006, au centre-ville de Détroit entre les gratte-ciels et le bord de la rivière. Les artistes invités gravitent dans les mondes de la house, de la techno mais certain·e·s sont également issu·e·s de la scène EDM[6]. Mais aujourd’hui, d’où les artistes vont-iels transmettre leur set ? C’est la première année que les fans du festival pourront assister à celui-ci via une plateforme connectée. Quels amateur·rice·s de musiques électroniques seront au rendez-vous ? Comment les communautés de goût, de style musical spécifique, d’ancrage territorial différent vont gérer cette interface ? Une nouvelle plateforme ouvre-t-elle la place à de « nouveaux publics » ? À Détroit, le festival Movement s’ouvre habituellement à un public âgé entre 20 et 30 ans, provenant notamment du Michigan, de classe moyenne et supérieure, avec une présence africaine-américaine loin d’être représentative de la population de la ville (Trottier, 2017). En 2015, j’ai pu rencontrer et m’entretenir avec les DJ de Détroit, Delano Smith et Kelly Hand, qui se produisent durant cette soirée. Mon émotion est marquée. Si mon attente est secondaire par rapport à l’expérience à vivre, avant ce live mon intérêt premier est bien celui du retour à mes expériences passées. Je replonge alors à Détroit avec nostalgie et le désir d’un contact pourtant impossible auquel je souhaite remédier. Ces émotions font pointer la malléabilité entre attachement et engagement, demande personnelle et occasion de rechercher[7]. Et, c’est au travers d’un travail réflexif et d’analyse, que je n’en oublie pas les tensions au sein de cette culture, en partant ici des intentions du Movement, et de son producteur Paxahau[8]. En effet, les DJ locaux y revendiquent davantage de places. Certain·e·s développent une compétitivité en promouvant d’autres festivals, davantage tournés vers les artistes locaux, proches des habitants, de la population afro-américaine et gratuits (Trottier-Pistien, 2022). Le festival Movement est lui « une citadelle aux grilles fermées » (Wynn, 2015, p.45-81) dont l’entrée est de 130 dollars US pour trois jours — somme considérable par rapport aux revenus moyens et au pouvoir d’achat à Détroit[9]. Les enjeux festivaliers sont révélateurs des enjeux locaux, et de l’influence des acteur·rice·s du secteur (artistes, producteur·rice·s, mairie, sponsors, publics, etc.). Mais, comment au juste sont montrés et se montrent ces enjeux et les artistes au cœur de l’expérience livestream ? Et dans ce dispositif, quel dialogue et interactions sont possibles ?

Les jours suivants, discutant de ma nouvelle démarche pour enquêter sur les pratiques d’écoute de musique en livestream, rares sont les ami·e·s m’expliquant qu’ils ou elles utilisent Twitch ou d’autres plateformes pour observer/écouter des artistes durant un festival virtuel. Quitte à écouter de la musique, ils et elles préfèrent mettre de la musique en streaming, via des sites tels que Spotify ou Deezer. Aucun n’a alors encore eu l’idée d’accompagner une soirée à la maison en diffusant un concert en livestream. Outre une prédominance des goûts pour la musique sur support « fixe/inerte », plutôt que celle « vivante », notre rapport à la « forme spectacle » — déjà documenté au travers de la diffusion de l’opéra au cinéma et à la télévision (Pedler, 2018), ou encore de la diffusion de la musique électronique dans le dispositif de la Boiler Room (Heuguet, 2014a) — doit alors enquêter cette forme-ci d’expérience du musical à distance, et nos relations à la plateforme et à ce que nous y voyons. Je me prépare à regarder des DJ se succéder entre coupures vidéo, présentation du programme, publicité et coupure d’un set à l’autre (temps de jeu pour un DJ) sans visibilité de l’installation technique par les DJ ou les techniciens. Une zone d’ombre technique et relationnelle en lien avec une certaine magie du spectacle se densifie. Le travail de mise en scène joue-t-il alors sur les codes habituels ? Quels aspects spécifiques de la plateforme, en prenant compte de l’existence de différents diffuseurs du contenu ou chaînes, orientent l’expérience live musicale ?

Plateforme, chaînes de diffusion et réseaux : bataille et maillage au sein d’une industrie musicale

Au milieu des « chaînes recommandées » par Twitch, je ne trouve pas directement le festival Movement. Je tape « Detroit electronic music » dans la barre de recherche, en pensant pouvoir tout trouver de manière « globale », mais Twitch répond à son propre langage et n’est pas disponible/accessible partout. L’interface me propose comme premier choix le logo d’un autre festival que le Movement à Détroit : le DEMF ou Detroit Electronic Music Festival [10]. Ce festival fête ses 20 ans, et est donc programmé en même temps que le Movement. Il est 14 h 29, à Détroit — 20 h 29 heure de Paris — quand j’accède à la page. La programmation est basée sur la scène locale techno et house, avec des DJ issus des premières générations d’une scène et ville majoritairement africaine-américaine (Benabdellah, 2017) : Terrence Parker, Hotwaxx Hale, Scan 7 (membre d’Underground Resistance), DJ K-Hand ou encore DJ Godfather (fondateur de la ghettotech).

Sur mon écran, la DJ Kelly Hand ou K-Hand (1964-2021) mixe. Elle est considérée comme une godmother par la scène locale, et dont le passif musical et la carrière de DJ dans les clubs queer de la ville remonte avant le début des Belleville Three [11] — Juan Atkins, Kevin Saunderson, Derrick May — au début des années 1980. Insérée dans une interface pixellisée à la Matrix, la captation vidéo ne rend ni très visible le lieu, les lumières ou les gestes de la DJ (figure 1). J’identifie son logo en haut à droite du mur derrière elle — une main de Fatima avec son initial K — et en dessous, je devine le diplôme Testimonial Resolution [charte biographique] remis par le Detroit City Council, l’honorant du titre de « First Lady of Detroit » pour sa carrière. Je remarque également, que la chaîne diffusant ce festival n’est pas nommée DEMF. En effet, elle appartient à VirAluLive. VirAluLive est une plateforme qui répond aux demandes communautaires pour mettre en place des appels aux dons et à la charité. C’est dans ce cadre que DEMF a fait appel à cette plateforme sur Twitch, pour s’assurer une visibilité et relayer l’événement dans le cadre du mouvement Black Lives Matter et celui du mouvement United We Dance, groupement d’événement et de soutien du secteur des musiques électroniques face au coronavirus. Néanmoins, et l’étude le développe ensuite, en fonction de l’appareillage et des dispositifs de la chaîne/producteur de l’événement, la position dans laquelle sont mis les artistes tout comme les valeurs véhiculées varient.

Figure 1

Capture d’écran de l’interface Twitch, durant la diffusion du live de K-Hand, pour le DEMF

Capture d’écran de l’interface Twitch, durant la diffusion du live de K-Hand, pour le DEMF

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Ce n’est qu’en passant par le Facebook du festival Movement, que je suis redirigé vers deux chaînes sur la plateforme Twitch, la première est sur la chaîne du producteur du Movement : Paxahau. La seconde me dirige vers le même flux d’images, mais via la chaîne et le cadre de Beatport : une structure de vente de musiques spécialisée dans les musiques électroniques. Sans oublier que la page Facebook du Movement, diffuse également l’événement « Movement at Home ». Il existe donc trois diffuseurs du même contenu.

En allant sur Twitch, je n’ai besoin d’aucun compte ou profil pour accéder à un contenu gratuit. Cependant sans profil, certaines actions sont restreintes : suivre une chaîne, écrire dans le chat [12], et surtout devenir « abonné » d’un artiste-vidéaste ou d’un site de diffusion. Être abonné, c’est aimer le contenu diffusé, mais c’est aussi le financer. C’est ainsi que la plateforme passe d’un statut free à premium. De fait, Twitch prélève une charge sur les abonnements et dons au streamer. À qui revient cette charge lorsque le ou la streamer est une personne morale : la production d’un festival, comme Paxahau sur sa chaîne, et Beatport, diffuseur mais pas producteur du festival sur sa chaîne ? Enfin, des dons peuvent éventuellement être faits, et les streamers peuvent aussi faire de la publicité, en annonçant le sponsor. Néanmoins, peu après le lancement du live, aussi bien sur Paxahau que sur Beatport, un membre du chat s’étonne : « Pas de bouton d’abonnement, quoi !? [en anglais] ». En effet, je ne peux pas m’abonner aux chaînes, mais pourquoi ? La réponse est apportée non pas par un modérateur des productions, mais un membre du chat plus tardivement : « pour être partenaire de Twitch [c’est-à-dire avoir accès à la monétisation (abonnements et dons)], tu ne peux pas diffuser sur d’autres services, je crois ». En effet, Twitch supprime la possibilité d’être actif économiquement pour un· producteur/diffuseur qui multidiffuse sur diverses plateformes, montrant par là-même son contrôle sur les ressources liées à la diffusion.

Comment alors les artistes sont-ils rémunérés ? Certes, Paxahau en tant qu’équipe de production de cet événement prend en charge la rémunération, mais certains éléments m’échappent encore. En guise d’exemple, cette rémunération varie-t-elle en fonction d’un nombre de vues, comme parfois un cachet d’artiste se calcule en fonction du nombre de tickets vendus ? Encore, le cachet est-il équivalent à un cachet fixe de gig live ? Les modèles de financement vont certainement évoluer, comme l’annonce le magazine de l’industrie du disque Billboard, autour de l’analyse du cas du festival géant EDM Tomorrowland, qui pour sa première édition virtuelle, a payé « les artistes en fonction de leur nombre de vues et la vente générale des tickets » (Bain et al., 2020).

Aucune interaction « au chapeau » avec l’artiste, même sous forme de don ou d’abonnement, ne sont donc mises en place. De plus, n’ayant pas de revenu d’abonnement alors disponible, quelles ressources ont pu être apportées à la production, par le biais de la plateforme ? Ainsi, et tout au plus, Paxahau diffuse entre les sets de la publicité via Twitch, qui engendre des revenus. Les vidéos captées sont disponibles en rediffusion quelques heures sur la page de la chaîne à cette occasion, puis supprimées de Twitch, elles sont entièrement ou partiellement diffusées sur les chaînes Youtube de Paxahau et de Beatport comme ressource supplémentaire (Holt, 2018).

Le producteur Paxahau n’avait encore jamais tenté l’expérience d’une transmission live de l’événement, et il aura fallu pour cela attendre la pandémie, « pour rejoindre Tomorrow Land, Lollapalooza », déclare Metrotimes, le journal local de Détroit dans ses colonnes (Jerylin, 2020). Paxahau suit donc le mouvement. En tentant cette première expérience en collaboration avec Beatport, ce dernier diffuseur apporte de la visibilité à Paxahau. Beatport accueille plus de 25 000 personnes sur sa chaîne, contre 1000 sur la chaîne Paxahau. Cet échange de visibilité semblerait pourtant mener à une recherche d’indépendance vis-à-vis du diffuseur Beatport. En effet, le journal Metrotimes rapporte que Paxahau aurait déjà signé un contrat de partenariat pour « des sets exclusifs » sur Twitch à partir de septembre 2020, pour la diffusion des prochains événements estampillés « Movement ». Paxahau ferait alors évoluer l’ancrage habituel de la tenue physique et de la temporalité du festival lors de la Detroit Techno Week — semaine reconnue officiellement par les autorités. Le livestream ne permettrait-il pas au mainstream d’entrer dans une autre étape de « son braquage des musiques électroniques » (Brend, 2012) ? La festivalisation prend une autre tournure et acception. En effet, le livestream met à mal « l’ancrage territorial » et reconfigure le processus « d’accords et de débats entre la ville et les communautés » autour du festival (Wynn, 2015, p.12), en oeuvrant à un rapport de force entre acteurs de la diffusion et producteur de l’événement. Qu’en restera-t-il une fois cette crise passée ?

Pour ce qui est de Beatport, le montage est plus complexe. Beatport est un support financier de longue date du festival Movement, avec depuis des années une scène à son nom sur place. Mais Beatport, comme structure de vente spécialisée dans les musiques électroniques, est aussi dans la course pour occuper une place de leader dans la diffusion de musique sur Internet, en plus d’être un média d’influence dans la sphère des musiques électroniques. Au-delà de l’aspect économique structurel et financier, Beatport aide et finance la création d’outils technologiques dynamiques qui changent profondément la manière d’écouter, de décrire et d’analyser la musique. Lors de cette soirée, j’ai pu découvrir une version bêta d’un algorithme de reconnaissance musicale « tracking music live », développé par SEEQNC. En un clic sur le lien appelé par la commande « !tracklist » écrite dans le chat — mais disponible pour les viewers — je suis renvoyé à une page Web où je découvre la liste des morceaux jouées. Si c’est une grande évolution pour les artistes et une partie du réseau industriel, ceci modifie également le ressenti de l’amateur de musiques électroniques — amateur qui est un concept repris d’Antoine Hennion, pour qualifier une personne passionnée, réflexive qui « met à l’épreuve son goût » pour la musique (Hennion, 2009, p. 55). La recherche des morceaux est alors facilitée, notamment l’expérience de digging — recherche de supports ou morceaux spécifiques — propre au travail musical des DJ et auxquels certain·e·s amateur·rice·s sont très sensibles. L’outil oriente le public vers une posture d’utilisateur, et le détourne d’un postulat de récepteur sensible. La magie du morceau indéterminé s’évanouit. Entre données industrielles, gestion de l’écoute et usages streaming, l’accès à des informations hypermédia (textes, images, sons) s’accentue dans cette période-ci de la musique numérique (Heuguet, 2014.b), après avoir été extrêmement réduites lors de la bascule de la discomorphose à la numérimorphose (Le Guern, 2016). En cherchant à savoir, je ne me laisse pas porter par « le passeur de disques » qu’est le DJ (Leibowitch, 2015). Cependant, il est encore trop tôt pour connaître toutes les conséquences et les pratiques liées à cet outil spécifique.

La description du fonctionnement de ce streaming, nous fait plonger dans l’entremêlement complexe des diverses parties qui se lient au monde de l’art/des musiques électroniques de danse, dans le champ d’analyse beckérienne (Becker, 2010). Entre plateforme, chaîne, rediffusion, publicité, abonnement, cette mise à distance multidimensionnelle brouille « notre » vision et « notre » relation — celle du public — de l’artiste, tout en présentant avec une violence debordienne (Debord, 1996) les rouages du corporatisme et du maillage industriel. Ce maillage, dans sa complexité structurelle aussi bien que visuelle — où l’artiste est caché derrière une myriade d’informations — fait passer le réseau avant l’acteur-artiste. Si l’avenir renseignera donc pour savoir si l’artiste est défendu comme au centre « du faire la musique live » par la Sacem[13], Twitch se positionne déjà comme un acteur central et tentaculaire. En effet, Amazon, l’entité-mère de Twitch, régit divers modes de diffusion de la musique (Twitch, Amazon Music), ainsi que la vente de celle-ci (Amazon Music). « Le tournant numérique du spectacle vivant » (Guibert, 2020) compte donc également sur les formes du concert et du festival en livestream. Un livestream qui modifie aussi bien les réseaux de l’industrie musicale en imposant de nouveaux codes, de nouvelles conventions, que la forme « classique » du dispositif artiste/lieu et équipe technique/public.

Analyse du chat : entre outil, communauté existante et « nouveau public »

Après avoir exploré le fonctionnement tant technique qu’économique de Twitch et des chaînes étudiées, j’alterne entre le contenu de Paxahau et de Beaport. Outre la description des éléments vidéo et de l’interface, j’analyse les différents publics en fonction des chaînes et leur seul outil d’expression : le chat.

Tout d’abord, il est difficile de savoir si le festival Movement at Home en livestream a attiré plus de gens, que lors de sa tenue de manière physique. En moyenne, le Movement attire plus de 300 000 personnes sur trois jours, et près de 130 000 personnes par jour réparti sur 5 scènes (Todds, 2010). Pour comparer, il est difficile d’estimer si un live/une chaîne diffusant un artiste, représente une scène ou bien le festival dans son entier. Néanmoins, d’après les chiffres[14] cumulés sur les trois chaînes diffusant Movement at Home (Facebook, Paxahau et Beatport), je calcule qu’au maximum durant mon visionnage, les artistes ont attiré au total par heure de set, entre 10 000 à 28 000 viewers. La chaîne Paxahau attirait en moyenne 300 viewers, le site Facebook 800 personnes et la chaîne Beatport environ 20 000 viewers par heure (non cumulatif). Mais, quand est-il sur l’ensemble du live ? Ces chiffres sont éloignés des présences habituelles en personne, mais ils ne prennent pas en compte ceux qui viennent, partent, voire reviennent à cette diffusion. Les amateurs du festival ne semblent pas toutes et tous au rendez-vous, ou peut-être regarderont-iels plus tard la vidéo ? Outre la performance de DJ que représente le livestream, il paraît nécessaire de se pencher davantage dans les paragraphes suivants, à l’approche de l’expérience collective entre partage de foule et d’une atmosphère pour les amateurs ou le public. En effet, la version numérique du festival ne peut qu’évoquer indirectement ces éléments : « Movement at Home » n’étant qu’un erzatz du Movement sur le plan écologique et relationnel.

En tout début de live sur la chaîne Paxahau, une page de présentation apparaît sur laquelle le slogan « Movement at Home » est incrustée, avec en-dessous le programme. Ensuite, des vues des tours General Motors mettent le centre-ville de Détroit en scène. Après avoir patienté en regardant les logos Movement et Paxahau apparaître régulièrement, des extraits de vidéos des précédents festivals sont alors diffusés : un danseur qui fait du break dance, une vue lointaine de personnes qui dansent dans la scène Underground au sous-sol de Hart Plaza…et à la fin de la diffusion une course de jet-ski. Certaines images devaient peut-être combler l’attente, mais leur choix paraît relever d’une manœuvre relevant autant d’une ouverture sur la liminalité du festival à la maison (Holt, 2018), que d’une manœuvre publicitaire pour générer de l’attractivité envers Détroit. Le premier duo de DJ, Ataxia, démarre alors son set avec plusieurs minutes de retard, certaines images devaient peut-être combler l’attente.

Sur la chaîne Beatport, le pseudo « Beatport Official », que je prends comme un modérateur de la production alimente le chat. Le chat (ou chatroom) est un terme anglais signifiant « bavardage », et représentant notamment la messagerie instantanée d’une plateforme livestream. « Beatport Official » donne des informations — line up, remerciement, lien vers le site des morceaux passés — pose également des questions - avenir de la fête, que consommez-vous en ce moment, un·e DJ préféré·e ? — et autres démarches marketing — suivre sur les réseaux sociaux, mesurer le ou la DJ tendance (figure 2).

Figure 2

Sélection de messages relayés par Beatport dans le

Sélection de messages relayés par Beatport dans le

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Les demandes ou questions sont répétées plusieurs fois au cours de la soirée. Les membres du public peuvent y réagir dans le chat, toujours s’ils ont un profil. Ils peuvent interagir et répondre aux demandes. Sans inscription à la plateforme avec un profil, je ne peux communiquer avec le chat. Pour donner un ordre de grandeur, pour environ 20 000 viewers sur la chaîne Beatport, durant le set d’Ataxia, je recense près de 150 profils qui communiquent sur le chat, soit un ratio approximatif d’un membre du chat pour 135 viewers. Pourtant, les membres du chat sont la majorité visible, quand les streamers qualifient parfois les viewers de « personnes de l’ombre ». Une hiérarchie dans la capacité d’expression entre les membres du public apparaît alors. Elle est régie par la seule constitution d’un profil, et pas de l’argent. En dehors de toute activité prise en compte chez soi, le chat est la partie active du public sur la plateforme, quand les viewers sont des observateurs qui n’interagissant pas sur l’interface, et dont la seule présence est indiquée par leur nombre évoluant en permanence en rouge en bas de l’interface. Ainsi, si je ne peux que supputer l’apparition d’« un nouveau public » de cette forme de spectacle en ligne, soit l’attrait de nouveaux amateurs et amatrices de house et de techno (Sevin, 2009), l’interface Twitch crée une nouvelle expérience disponible pour la communauté déjà existante. En effet, les membres du public peuvent composer leur expérience d’une manière différente d’un live en présence.

Une forme de mise en relation surjouée, de faire-semblant/feindre au bord de la simulation — un autre temps aurait pu réinterroger le travail de Baudrillard — entre viewers est maintenue par la production Beatport, alors que les DJ s’agitent dans « notre » écran et passent de la musique. Le DJ redevient alors au sens strict un « passeur de disque », et perd davantage sa posture d’inter-actant, de guide avec une masse dressée lorsqu’il est en festival physique. Pendant qu’iel mixe le public est à la fois séparé et connecté. J’imagine celles et ceux assis ou en train de danser dans leur salon, sur leur chaise, à leur bureau, sur leur lit. L’ambiance partagée dans le lieu physique d’un festival, du même que les interactions entre artiste/musique/public paraissent ici rompues (Trottier-Pistien, 2022), du fait de ne pas être dans le même environnement. Et la plateforme, la chaîne, comme moi-même, tentons de palier par divers biais ce manque de sociabilité et de synergie entre la musique, le lieu, l’artiste et le public, en « composant avec le fonctionnement socialisé de la machine » (Frias, 2004).

Depuis le début du live, les membres du chat communiquent leur contentement à propos de la tenue de l’événement ou en communiquant leurs nationalités : des villes et pays aux quatre coins du monde énoncées forment une géographie globale parcellaire. Certains·es écrivent leur passion pour Détroit « 313 toute la journée (indicatif de Détroit aux USA) », notamment sur la chaîne de Paxahau. Avec les précédents éléments observés en première partie d’article, j’en induis que la plupart de la centaine de ces viewers présents sont de Détroit ou connaissent Paxahau. Tout ceci m’est confirmé plus tard par d’autres indices. Des membres du chat Paxahau rendent visites au chat de Beatport pour expliquer qu’Ataxia jouait au Marble Bar à Détroit. Je reconnais également le pseudo ZayCrescendo, sur la chaîne Paxahau, nom du promoteur du club TV Lounge, et d’autres événements à Détroit. Les habitant·e·s de Détroit ou les membres de la communauté techno à Détroit immiscés sur la chaîne Beatport maintiennent une forme d’ancrage du monde physique par l’expression de certains codes et références.

Quelques « échanges » se font entre membres du chat d’une chaîne. Ces échanges limités se font souvent à la manière de phrases lancées, sans toujours être des questions, mais trouvent régulièrement des réponses de la part d’autres membres. Des avis de tout bord se croisent. À la manière d’un débat en soirée, le sujet des goûts est lancé : « House Disco » lance billie_eillish007, « Ne jamais faire confiance à quelqu’un qui aime la house et la techno mais pas la trance » dit greedyhands1, et seee5harp de répondre (l’affichage se fait six messages plus tard) « J’aime un peu la trance… mais la progressive house existe ! ». D’autres commentent la pandémie, l’arrêt des sorties en club, ou encore leur équipement à la maison : « Je vais améliorer mes enceintes et installer un Dolby Home Theater » dit le pseudo youngrefer, quand quintthemint dit : « Je regarde le stream et joue à des jeux en VR en même temps ». Parmi les messages du chat, passé en mode lent pour faire défiler moins rapidement plus de 30 commentaires à la minute, à 21 h 11 le pseudonyme lostsock35 lance un dubitatif et interrogateur « C’est ça le futur des soirées ? »

Vers 21 h 40, Delano Smith joue le morceau The Tresor Track (version originale de 6’44, produite à Détroit, masterisé à Berlin en 2011) de Mike Huckaby, DJ et producteur de house et de techno. Huckaby est décédé plusieurs semaines auparavant, à l’âge de 54 ans. Smith avait lancé une campagne pour aider Mike Huckaby à financer ses soins médicaux (McCollum, 2020). Smith rappelait dans cet appel, la difficulté que peuvent rencontrer des artistes n’ayant pas « de couverture sociale financée par l’emploi[15] ». La communauté avait largement soutenu l’initiative. Sur la chaîne Paxahau, beaucoup de messages « RIP Huckaby » sont lancés, contrairement à la chaîne Beatport. La tracklist n’étant pas disponible sur la chaîne Paxahau, il semble alors évident que le public-chat de Paxahau fasse partie de cette communauté d’amateurs house et techno de Détroit, par la connaissance musicale pointue pour reconnaître le morceau de l’artiste, outre le respect et la reconnaissance pour Huckaby, qu’il exprime. Une dissociation des chats et des communautés entre chaînes est donc visible et référencée.

Si la communauté house et techno, ainsi que celle de Détroit transparaissent donc à travers cet hommage, la communauté des musiques électroniques de danse en train de se faire lors du livestream se dote également d’individus plus critiques, entre cynisme et avis tranché. Tout d’abord, Twitch est une plateforme à la base orientée vers le jeu vidéo, et certains profils s’en prennent à celles et ceux qui commentent en assumant ne comprendre ou aimer ce qui se passent. Ces profils, sans connaissance réelle de qui intervient, assignent certains à être des gamers, quant, à l’inverse, d’autres sont nommés des ravers. Il reste alors à prolonger l’étude sur les manières dont l’espace chat est excluant, et peut-être étendre la comparaison avec l’espace VIP en festival ou en club, voire aux manières d’être public. Surtout, le pseudonyme d’un profil constitue un masque qui alimente « le trolling ». Le trolling — manière de se moquer voire de ridiculiser, de mentir sur Internet et autres phrases déstabilisantes ou chocs « à diverses gradations de méchanceté » (Jost, 2018) — porte également ses fruits, particulièrement lors du set de MK, alias de Marc Kitchen, à partir de 23 h 10. Sur Beatport, le pseudo vampiresexparty poste à quelques minutes d’intervalle : « Est-ce que MK est marié ? », « Pas de la musique live ça ! », « Je nourris les trolls », « SONNE MINIMAL (troll) », etc. La diversité de sa carrière musicale le met peut-être le plus en porte-à-faux, avec certains amateurs de styles musicaux électroniques spécifiques. Ce soir entre 23 h 20 et 23 h 40, il joue un remix qu’il a réalisé pour l’artiste pop Anabel Englund. Ensuite, il mixe son tube house/deep house aux sonorités très 1990 « 4 You » (Area 10, 1993), puis un autre titre électro « Body 2 Body » (Area 10, 2019). Si certains membres du chat, avec leurs outils et langages entre émoticônes, abréviations, termes crus marquent leur contentement, d’autres critiquent la qualité de son set et éprouvent « leur savoir-expert ». Sur le live Facebook, l’alias BB écrit « ils sont devenus quoi tous tes morceaux techno de l’année passée ? », « l’EDM c’est de la merde… joue plutôt de la drum’n’bass », et le pseudo RickKnowles dit « Deux jours avec un super festival, et maintenant ça ? ». Ce festival en livestream, sous cette forme avec « une unique scène-chaîne » — alors que le Movement en a habituellement cinq — met plus vivement en tension les goûts. Mais, comme dans tout festival, nous pouvons aussi nous en aller ou changer d’espace. À ce stade, le contenu étant similaire à l’exception de détails de l’interface, chaque chaîne acquière sa propre identité notamment par son chat.

Figure 3

Capture d’écran de l’interface Twitch lors de la performance d’Anna

Capture d’écran de l’interface Twitch lors de la performance d’Anna

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Pour terminer, un autre élément visible du chat sont les commentaires à caractère sexiste avec l’apparition de l’artiste Anna à l’écran (figure 3), à la suite du set de MK. De manière décomplexée, quelques personnes du chat la désignent comme « belle », et outre les propos sexistes, certains commentaires sont davantage obscènes : « je ne sais pas qui est plus sexy, elle ou sa musique? », dit James248. Alors qu’aucun commentaire sur le physique des DJ hommes apparaissaient auparavant, ces derniers renvoient la DJ et les femmes à leur sexualisation et objectivation. Si aucun individu caché derrière son alias ne répète de propos sexistes, l’accumulation des propos de ce type illustre très fortement la persistance du sexisme dans notre société. Malgré les règles du chat à respecter, affichées sur les chaînes[16], le dialogue est contrôlé par la modération qui peut intervenir pour gérer ce type de propos. Une intervention qui dans quelques cas se résument à supprimer les messages — et donc rendre invisible le problème — que je vois soit apparaître quelques secondes, soit apparaître en tant que « message supprimé ». Le pouvoir du modérateur ou représentant de la chaîne peut aller jusqu’à bannir des membres du chat, abonnés ou non, mais aucun n’intervient pour commenter et critiquer ce sexisme. Finalement, au-delà d’une accentuation médiatique documentant le cybersexisme et ouvrant la parole à des femmes vidéastes lynchées sur les médias, ou plus spécifiquement le rôle des femmes dans la musique électronique, des prises de parole en sororité ou des études mettant en avant le travail d’électronistes femmes (Rodgers, 2010), le sexisme continue de prospérer alors que nous pourrions imaginer des échanges prendre place sur la place des femmes, qu’elles soient hors ou dans le DJ booth, au sein du chat.

Entrer dans un club vide, virtuel ou l’intimité du local d’un artiste : nouveaux regards sur les DJ et le DJ booth

Après avoir analysé les « discours » de la seule partie « discutante » du public et les positions de ses membres sur l’événement en cours, il est temps de s’interroger sur la place du DJ : que vois-je d’elles et eux ? Et que font ces DJ qui ne nous voient-pas ?

À défaut de pouvoir pleinement analyser le comportement du public chez lui « en temps réel », notamment sa corporéité, l’interface Twitch nous procure des images du DJ dans un espace marqué. Au-delà d’interroger la question d’une authenticité de ces lieux, cette soirée livestream me permet de voyager, de me déplacer dans divers univers et mises en scènes de la performance des DJ. Bien que le nouveau contexte spatial du DJ booth nous offre une autre expérience, il est pertinent d’analyser comment l’événement met en scène l’univers festivalier et club, inscrit dans nos mémoires, nos expériences et le transforme.

À presque 20 h 20 (heure de Paris), le duo Ataxia — jeunes hommes blancs d’environ 30 ans venant de Détroit — se présentait donc à mon écran. À tour de rôle, un DJ puis l’autre intervient sur les platines. Deux différentes caméras permettent d’observer les DJs : un plan général permet d’observer le décor avec quelques palmiers, des têtes de poupées-bébés et un DJ booth sobre ; et un plan américain en rotation de la droite vers le centre nous montre le buste du DJ mixer, sans toutefois pouvoir voir les détails de ses mains. La luminosité est faible, sans être dans l’obscurité, et quelques faisceaux roses, bleus et violets apparaissent. Comme analysé précédemment, le club est un « vrai » club, qui se nomme le Marble Bar, reconnu par les habitué·es à Détroit. Même sans public sur le dancefloor, comme de nombreuses salles de concert ou clubs durant la Covid-19, le lieu et son équipe ont continué à travailler et être utilisé. Et à diverses conditions de travail éprouvées, répondent également diverses mises en scène de l’espace du club et de la production de l’espace virtuel du livestream - ou site-making - comme l’a documenté l’étude de Jack McNeill des sites United We Stream, Quarantäne et syncers.club (McNeill, 2022).

À titre comparatif, dans un autre format je regarde le 3 juillet 2020, le festival virtuel Lost Horizon. Il est diffusé sur Twitch, par la chaîne Beatport et la chaîne Sanzar. Cette dernière chaîne est celle de l’équipe qui a créé les effets visuels et les décors en 2D et 3D, ainsi que réalisé la mise en place sur support VR ou PC (VRJam) pour ce festival. Vous pouvez y incarner un avatar, et alterner au sein de cette réalité croisée. Au fond de ce club virtuel, je vois la DJ Peggy Gou et son DJ booth. Elle est intégrée par le biais d’une vidéo et d’un fond vert. Sur le dancefloor, des avatars de grenouille humanoïde, d’astronaute, d’homme habillé en tenue des années 1990 avec une TV à la place de la tête, et bien d’autres plus délirants encore… dansent, bougent, s’articulent. Ces personnages qui s’activent devant mon écran sont la représentation virtuelle de personnes portant un casque VR ou l’avatar de ceux jouant via à un logiciel. La caméra se déplace et semble alors filmer certains « groupes » qui dansent, donnant l’impression d’une ambiance. Lorsque la caméra passe « à l’extérieur », je vois également le site de ce festival virtuel. L’esthétique jeu vidéo et futuriste marque l’espace virtuel d’une manière unique, tout en proposant un parc. Le parc « extérieur » ressemble aux géants festivals EDM colorés. L’expérience proposée à beau être virtuelle — nommée virtual rave ou virtual festival par les créateurs — elle se positionne comme une invitation à la sensorialité pour percevoir comme un festival. Et pour celles et ceux qui sont en VR, la réalisation tiendrait « de l’immersion sensorielle » (Tsaï, 2016). À divers degrés donc, cela semble avoir pour effet de créer une expérience proche, et imitée, de notre réalité sensible, sur la base de ce qui est connu par la reprise des différents éléments décrits. Le festival virtuel est inventé sur la base d’éléments appropriés à divers espaces, esthétiques et « la culture club » existantes. Mais, au travers de l’utilisation du terme « rave », les intentions des producteurs·rices et du maillage industriel musical reste douteuses. En effet, l’expérience proposée n’étant ni collaborative, ni accessible pour toutes et tous — qui sont des principes de la rave et de la free-party (Petiau, 2015) — ils continuent de se réapproprier un idéal underground et contestataire dévoyés, pour attiser les imaginaires et mieux « s’incarner massivement » (Matos, 2015).

Revenons au festival virtuel Movement at Home. Dans le chat, je lis que certains écoutent ou écoutent/regardent de leur lieu de travail, de leur salon ou de leur chambre — ce que je ne peux pas observer[17]. Cependant, un autre lieu de travail et de performance est ouvert à mes yeux : l’espace d’expression des DJ participants. Delano Smith, homme de près de 60 ans, afro-américain de Détroit, chemise noire, mixe. Il se déhanche. La qualité de l’image est médiocre par rapport au live d’Ataxia : il fait sombre. Je ne vois presque pas ses platines, et une nouvelle fois la performance d’un électroniste est surtout visible pour le public au travers de son corps, plus que par ses instruments. En revanche, je le devine être dans son studio, voire chez lui. Derrière lui, je devine une énorme bibliothèque de vinyles. C’est ensuite au tour de MK, 45 ans, afro-américain. L’unique caméra nous montre sa table de mixage et deux platines Pioneer, un contrôleur. À gauche, je vois une porte qui semble donner sur l’extérieur. Au plafond des mousses pour étouffer les fréquences. Au mur, plusieurs rangements avec une dizaine de synthétiseur : Moog, AKAI, TR808, un synthé modulaire, etc. Sur son bureau, un grand écran, un clavier et des enceintes : je suis dans son home-studio. Et à un moment, MK fait une drôle de tête. Il part par la porte 2-3 minutes, et « sort de notre écran ». La musique continue. Puis il revient, comme si de rien n’était. Certains questionnent le travail musical : « Putain, mais que font vraiment les DJ quoi ? » dit oz3fly3r. Enfin, la DJ Anna, 30 ans, née au Brésil en banlieue de Sao Paulo, et basée à Barcelone, mixe. La caméra est face à elle. L’angle ne nous montre que les platines et le haut du corps de la DJ. Derrière elle, un mur blanc. Impossible de deviner où se déroule la scène. Les plans commentés laissent entrevoir, une compréhension de ce que l’artiste nous laisse voir de son intimité, ce qu’il ou elle accepte comme mise en scène du chez soi ou du lieu de travail musical, de production musicale et de performance musicale. Le DJ peut montrer une partie de son environnement quotidien et le public le découvrir d’une autre manière, ce sans attente de retour, les DJ n’ayant ici pas interagi avec le chat, peu avec les caméras. La relation public/artiste est profondément redéfinie.

Éprouver le vivant : perceptions, sens et relations aux musiques électroniques et leurs mondes

Pour organiser un livestream, le producteur du festival Movement dans le secteur des musiques électroniques de danse s’est appuyé sur d’autres entités (chaînes, plateformes, sites) de diffusion préexistante. L’industrie musicale, loin d’être une seule unité, mais un ensemble hétérogène d’entités distinctes connaît une restructuration de ses maillages, au sein duquel une bataille entre secteurs s’organise. Et, pour la ville et ses communautés où se jouait le festival, des conséquences locales économiques, créatives, d’échanges ont été mesurés, car en mai 2020, la techno n’a pas fait résonner pendant plusieurs jours les espaces et tours de Détroit, à défaut de nos tours d’ordinateurs.

L’écran multimédia (TV, ordinateur ou téléphone) « réunit » un public, sous la forme d’un nombre de viewers, de membres du chat, des modérateurs, « en face à face » aux DJ présents (De Fornel, 1992). Ce spectacle du livestream installe un mode de participation dans lequel je peux traverser les plans de l’interface et les espaces entre chez moi, chez eux — Emmanuel Pedler parle « d’épreuves de passage » en configuration de captation pour diffusion non directe (Pedler, 2018) — et ce terrain partagé qu’est l’interface de la plateforme à laquelle nous sommes connectés par Internet. De manière différenciée, chacun·e peut décider de ce qu’il ou elle fait de cette musique live : l’écouter au casque, la diffuser dans un espace, avec ses amis, sa famille, se lancer dans des échanges avec le chat, écouter en travaillant, en mangeant, etc.

Jusqu’alors si la musique en live produit les moyens de nous ériger en un corps partagé, de mettre les corps en résonnance, le stream du live propose donc surtout de multiples expériences singulières et individuelles. En termes d’expériences, je n’ai pas la capacité d’agir sur le collectif, l’expérience étant ici très façonnée et prédéterminée par l’interface et les dispositifs qui tentent de reproduire cette dynamique. Une dynamique collective, et plus précisément celle que j’entends par le vivant dans la relation aux autres, prend forme dans des interactions au sein d’expériences physiques, corporelles et sensibles non distanciées. Ce collectif a auparavant été minoré par une analyse postmoderniste qui voyait plutôt en ces assemblées festives « un collectif impossible » et l’expression « d’un individualisme contemporain » (Mabilon-Bonfils, 2004), puis a été approché plus finement par la recherche en philosophie et ethnologie de la musique comme bâti sur le lien « liquide » (Garcia, 2011, p. 114-161) dans le club ou la rave entre participants, où de la fluidité des interactions à s’approcher, se sentir et ressentir, mais aussi s’éloigner de l’autre. Finalement, l’étude de ce livestream rend intelligible ce que nous cherchons dans une musique, ce qui nous inonde comme un flux pour se connecter au plus près ou être connecté de loin entre performance et expérience. Cette démarche cherche à se connecter au vivant, dans un contexte où l’interaction physique est déconseillée et l’expérience musicale live est empêchée. En d’autres termes, dans cette période de restriction physique et sociale, nous cherchons un environnement dans lequel, nous pouvons sonner bien — au sens où William Cheng le développe — c’est-à-dire une situation dans laquelle la musique « permet d’ouvrir à une attitude réparatrice » (Cheng, 2016) : mais le livestream, construit sur le dispositif technique et la stratégie industrielle que j’ai analysés, y répond-il pleinement ?

Au-delà d’une simple disparition du réel dans sa définition postmoderne par les injonctions de délocalisation de nos corps et de nos lieux « ordinaires » de fêtes, le stream répond à des attentes d’interactions entre performance et expérience et pour cela s’inspire de notre capacité à nous projeter, en tentant de recopier certaines conventions et espaces de lieux et d’expériences déjà endurés. Dans ce livestream musical, je cours après ce qui est en cours — également ce qui était en cours — et sa résonnance y est distanciée. Si le livestream reste un moyen de mettre à disposition une musique, « son dispositif de résonnance » (Abe, 2019) ne nous permet ni d’atteindre les formes les plus directes de sensibilités et de relations, ni de répondre aux attentes de certaines communautés. Il n’éprouve pas seulement le vivant, il l’épuise.

Analyser les formes de la perception et du sensible donne à voir une palette d’états et d’émotions du public, décrite habituellement par la mise en « jouissance, effervescence » du public au club (Gallet, 2017, p. 208-215). Au travers du livestream, bien qu’il soit actif en temps de pandémie, le public est freiné dans son envie « de bouger pour ressentir ». En juillet 2020, c’est mon ami Thomas Besneux[18] que je retrouve meurtri. Face à cette période, il ne retrouve pas ce « lieu » qui lui permet « d’avoir de l’énergie », une énergie qu’il trouve « dans la musique en étant proche des gens, au contact, en dansant, en échangeant ». Bien que l’été 2020 ait permis à un public en recherche de soirées musicales de profiter parfois d’open-air plein à craquer, quelques soirées clandestines ou de livestream, ce n’est pas suffisant pour lui sur le plan affectif et relationnel. Une partie importante de sa vitalité lui a été retiré, et je vois alors s’ouvrir un fragment des conséquences de cette stratégie désincarnatrice, et des impacts sociaux de nos modes de vie tournée vers le numérique.

Enfin, diverses tensions sont également soulevées, sans être nouvelles : qui peut jouer dans ce dispositif ? pour quelle(s) solidarité(s) ? comment gérer les propos sexistes « réelles » de membres du public « virtuel » ? quelles diversités — sont ouvertes, comme pour la communauté LGBTQ+ sur une plateforme comme Twitch ? Quelle technodiversité est permise « pour multiplier des modèles alternatifs » (Al Dahdah, 2021) ? Les dynamiques de domination et des balances de pouvoir, même dans les projets dits inclusifs et solidaires, sont palpables. Elles doivent être questionnées spécifiquement dans cette tension pandémique, pris comme un temps de « survie du secteur » où de grandes décisions sont prises, et dans laquelle tant la question démocratique, qu’une démarche critique ont été bridées et omises (Stiegler, 2021). Le livestream est un lieu qui réunit divers publics et individus, et chaque groupe essaie d’y trouver sa place sans nécessairement avoir été entendu pour établir l’interface du stream et ses dispositifs. En effet, contribue-t-il à développer assez « de moyens pour construire et mobiliser » (Stokes, 1997, p.5) des communautés qui y attendent certaines qualités établies au travers d’autres lieux et performances musicales ?

Dans un autre contexte, celui des attentats dans le club d’Orlando en Floride en juin 2016, Tim Lawrence et son traducteur Hervé Loncan rappelaient « l’éternelle précarité d’un certain idéal de la “club culture”, qui voudrait que la discothèque reste un refuge vis-à-vis de la culture dominante, où la musique aiderait à vivre pleinement et sans danger les désirs, les joies et les peines » (Lawrence, 2017). Si cette étude montre que le livestream est tout sauf cet idéal, particulièrement au travers du sexisme analysé, il peut être agi, de manière spécifique et dans un réseau limité, comme un relai à ce refuge. L’analyse de l’hommage à Mike Huckaby pour la communauté techno et house liée à Détroit en donne un aperçu. Mais, qu’alimentent les autres publics dans ce lieu, quelles « sociétés et cultures » s’y construisent ? En effet, l’approche expansive des diffuseurs et celle du sauvetage des festivals par leurs équipes de production s’attachent plus à la survie de la performance, qu’à toutes formes de sensibilités de l’expérience et de protection « des désirs, joies et peines » que constitue l’idéal de refuge de cette « club culture ». De surcroît, le refuge n’est pas seulement assailli par « une culture dominante » qui serait extérieure à elle. Il est également transformé par les liens que certains de ses différents constituants tissent ou non et les choix qu’ils prennent ou non à de très divers niveaux auprès des acteurs-réseaux de cette industrie qui se fait/se défait. Le livestream fragilise cette structure, et réorganise les manières de faire communauté et faire commun.