Corps de l’article

Une publicité pour la première génération de lecteurs de disques laser, publiée en mars 1984 dans le magazine culturel Québec Rock présentait l’image d’une grande salle de concert aux fauteuils vides, depuis le point de vue de la scène. Quelques sièges — situés au centre — étaient éclairés par un faisceau lumineux provenant du plafond de la salle, suggérant une place privilégiée. À cela, une phrase venait ancrer la signification de l’image : « Sony a créé la septième rangée, au centre. À jamais. » Telle était l’un des slogans utilisés dans une publicité de la firme Sony dans les premières années de commercialisation des lecteurs de disques laser au Québec. Le texte accompagnant la publicité promettait une expérience d’écoute supérieure à ce qui était offert sur le marché : « […] une sonorité de concert libre de toute distorsion, pleurage, scintillement et tout autre pépin sonore. » En France, dans la seconde partie des années 1980, l’implantation des supports numériques amenait aux mêmes remarques à destination des auditrices et auditeurs de musique, entre pureté inégalée du son et nouveaux dispositifs d’écoutes présents dans les publicités pour les lecteurs CD « avec la télécommande infrarouge multifonctions, vous dirigerez votre concert sans bouger de votre fauteuil. » (Guibert, 2012, p. 93) S’il y a 40 ans, le discours social évaluait en partie les technologies numériques à l’aune du live, leur cohabitation dans l’imaginaire social est aujourd’hui frappante. Des propositions faisant du live une solution pour les industries culturelles face aux changements structuraux induits par l’avènement du streaming (Bacache-Beauvallet et Benhamou, 2022, voir aussi Bigay, infra), aux développements de la diffusion numérique des concerts en tant de pandémie (Anderton, 2022), en passant par l’apport des technologies numériques dans la production ainsi que la création (Brennan, 2020 ; Théberge, 1997), il paraît aujourd’hui difficile de penser la musique live à l’extérieur du numérique. Ce numéro spécial de la revue Communiquer vise justement à explorer les différentes manières par lesquelles le live et le numérique s’interrogent et se complètent, des points de vue culturels aussi bien que techniques — qu’ils s’agissent des diverses étapes des filières de production, des processus de médiation et de médiatisation, ou des parcours de réception et de réappropriation.

Au moment de l’avènement de la reproduction mécanique des œuvres, les dispositifs permettant de rassembler des artistes performant une œuvre musicale et des publics étaient d’ores et déjà interrogés. Les émotions générées par l’enregistrement étaient comparées à celles ressenties lors de concerts au début de la commercialisation du phonographe [1] (Katz, 2012) et les questions de menaces aux emplois provoquées par la «  canned music  » [2] dans les cinémas et les théâtres étaient mises à l’agenda par l’American Federation of Musicians qui revendiquait alors que la musique live devait être « align[ed] […] with highbrow cultural values. » (Waksman, 2022, p. 21) Si ces questionnements ne sont pas éloignés de discours plus récents sur le rapport de la musique live aux technologies (Frith, 1986), ils permettent tout de même de remettre en question l’évidence de la « musique live ». Pour Philip Auslander par exemple, la catégorie « live performance » ne tirerait sa signification que « only in relation to an opposing possibility » : un phonographe, de la « canned music », etc. Ce qui l’amène à proposer que le live « […] is actually an effect of mediatization. » (Auslander, 2008, p. 56) Ainsi, même si le live porte la connotation d’un « retour vers l’authenticité » émancipée de l’artificialité des musiques médiatisées (Holt, 2022), la médiatisation , voire même la reproduction mécanique , lui serait constitutive : loin de penser le live comme l’absence de médiatisation ou de dispositifs techniques, les contributions rassemblées dans ce numéro spécial suggèrent au contraire que ceux-ci participent à la possibilité même de la performance « en direct », voire aux frontières de ce que serait le live .

Il semble ainsi évident que le live est en soi un phénomène qui a accompagné l’émergence des médias de masse, pour lequel le concert est une déclinaison parmi d’autres. À mesure des évolutions technologiques, le XXe siècle aura ainsi vu le live circuler par le truchement de nombreux médias de masse : de la musique en feuilles — aidé notamment par l’industrialisation et la commercialisation du pianoforte (Roell, 1989) — aux écrans comme la télévision (Forman, 2012 ; Frith, 1996) et le cinéma (Bouquillion, 1994), en passant par la radio (Brennan, 2014), notamment. À des formes industrielles de diffusion du live correspondent également tout un ensemble de pratiques de captation sonore, écrite et (audio) visuelle d’événements par des professionnels, certes, mais aussi par des fans ou d’autres personnes assistant de différentes manières aux concerts : des communautés de fans échangeant par des moyens numériques en direct ou non lors de concerts (Bennett, 2016), des enregistrements circulant légalement ou illégalement sous divers formats (Negus, 1996), ou encore les recensions de fans publiées au quotidien dans des fanzines au cours de certaines tournées, par exemple (Maggauda, 2020).

Ce que démontrent les articles rassemblés dans ce numéro est que, bien qu’elle soit parfois représentée comme une crise récente — une de plus — pour les musiques populaires, l’arrivée du numérique dans le contexte de la musique live s’est faite progressivement, sur une période de plusieurs décennies. Plutôt qu’une révolution, la numérisation du live relèverait d’un large ensemble de transformations se déployant à divers rythmes : « The digitalization of music is not a revolution […], [it] has been, in fact, a relatively long, transformative process of economic, technological, social and cultural change that has taken place over a half century or more. » (Théberge, 2015, p. 329) Bien entendu, ces transformations ont permis l’accélération de l’adoption de certaines technologies numériques tant pour la circulation, l’administration, qu’en contexte de production de concerts en particulier à partir de la fin des années 70 et le début des années 80, notamment grâce à la commercialisation du protocole MIDI, de traitements sonores divers, de plateformes de billetterie, de logiciels de gestion de relation clients (Guibert et Sagot-Duvauroux, 2013 ; voir aussi Wiart et al., infra) ou encore d’outils de contrôle des éclairages scéniques, par exemple. Cette accélération a pris un souffle nouveau avec l’émergence des événements musicaux live multiplateformes (Ytreberg, 2009) ainsi que la diffusion en ligne de performances musicales live — en direct ou préenregistrées. Avec Internet, et YouTube en particulier (Heuguet, 2021), on voit la profusion d’images animées issues de la captation de spectacles ou mettant en scène des événements liés à la musique live (festivals, soirées, etc.) circuler à un rythme encore plus important, contribuant même à la construction de pratiques ritualisées dans le cadre même des événements (Holt, 2018). Ainsi, ces documents sonores et visuels sont constitutifs de l’identité tant des événements live que des artistes s’y produisant et participent aux stratégies mises en place par les différents acteurs pour se présenter sur les réseaux sociaux, notamment, les extraits de captation live remplaçant le « press book » utilisé à une autre époque. Les pratiques des fans se sont également lentement transformées, alors que les réseaux sociaux, les chats et les discussions pendant les spectacles, que ces derniers soient en présentiel ou à distance (Bennett, 2012 ; Vandenberg, Bergham, et Schaap, 2021), participent grandement de l’expérience même du spectacle. On voit également de plus en plus de pratiques archivistiques émerger en ligne, documentant les billets, les photographies, les expériences ou encore les histoires orales de fans lors de concerts passés (Henning et Hyder, 2015) — remplaçant en cela le scrapbook d’autrefois.

Au cours des dernières années, les débats autour de la médiatisation du live, sa potentielle transformation en « industrie culturelle », la présence des concerts sur des plateformes vidéo ou celles de rediffusions offertes par les chaines de télévision traditionnelle et plus largement leurs rapports à la réalité virtuelle et aux outils immersifs de captation se sont intensifiés pour au moins deux raisons successives (Guibert, 2020, 2023). La première est liée à la montée du live dans l’économie de la musique et l’écologie des parcours des musiciennes et musiciens depuis le tournant des années 2000. La chute de la valeur des musiques enregistrées au profit du live, a amené l’implantation de multinationales spécialisées dans le spectacle (comme Live Nation ou AEG) et l’intérêt croissant des GAFAM pour les activités liées à la musique live comme événements. La seconde raison est le choc externe qu’ont constitué la pandémie de Covid 19 et la crise sanitaire (Baltiet et Sibertin-Blanc, 2022) qui, par le confinement obligatoire des populations, a amené plusieurs associations musicales à discuter des enjeux du livestream comme substitut à la dimension physique des rassemblements.

En brossant un panorama du contenu de notre dossier, on remarque — à côté d’une diversité de références associées à l’hétérogénéité des terrains et des méthodes d’analyse — trois ouvrages qui paraissent essentiels pour construire des recherches sur la musique live à l’ère des plateformes et de la captation numériques, et qui, pour le moins, permettent d’élaborer des ponts entre les différentes propositions. On citera d’abord Media Events de Dayan et Katz (1992) qui, en s’intéressant à des cérémonies globales, pose la question de la singularité et de l’unicité de l’événement médiatique et ses rapports avec d’autres formes de faits sociaux comme le spectacle. On mentionnera ensuite les travaux d’Auslander, en particulier son ouvrage Liveness, Performance in a Mediatized Culture (2008) qui s’intéresse à la performance, qu’elle soit ou non médiatisée. Il rappelle que le live n’est pas antérieur à la construction médiatique et à la technologie, mais s’est construit comme une alternative aux programmes enregistrés, et que la quête d’authenticité associée au live arrive comme une manière de sortir des programmes médiatisés et éditorialisés. Ceci alors même que le live apparait de plus en plus lui-même comme une proposition reconstruite, médiatisée et numérisée. On citera enfin l’ouvrage de Holt, Everyone Loves Live Music (2020) qui s’intéresse aux transformations des activités et des dispositifs du live. Pour cet auteur, alors que les salles de concert urbaines subissent l’embourgeoisement, les festivals sont rachetés et contrôlés par des firmes multinationales, arrachés aux territoires locaux, globalisés et dépolitisés, formatés par des discours marketing inclusifs et construits à travers des exigences de récits numérisés : les bandes-annonces de festivals qui empruntent les codes des vidéoclips présentant et résumant les festivals. Si on les compare, les musiques live apparaissent ainsi en tension avec les musiques enregistrées telles qu’elles se sont construites, entre alternative, récupération et convergence aussi bien en termes de formats que d’économie politique.

Les textes réunis dans ce dossier nous montrent aussi (par la forte présence de terrains ou de propositions liés à la plateforme Twitch aux début des années 2020) qu’un des canaux importants favorisant la diffusion numérique du live depuis quelques années vient des dispositifs de jeux vidéo plutôt que de la captation ou de l’ontologie des arts de la scène, des plateformes de vidéo à la demande ou des services périphériques de la télévision numérique. Alors que les jeux vidéo sont aujourd’hui un secteur majeur des industries culturelles, leur rencontre avec le live interroge non seulement les manières dont la musique live est mobilisée ou circule, mais plus généralement leurs frontières de plus en plus poreuses avec le spectacle musical — amenant certaines entreprises à se décrire comme « a new MTV » (Tessler, 2007).

Dans une première partie du dossier, nous proposons des textes qui s’intéressent aux transformations des logiques économiques de production et de réception. Wiart et ses co-auteurs posent la question de la numérisation de la billetterie de spectacle qui reconfigure l’offre, mais qui transforme aussi l’usager en producteur de métadonnées : aller au concert devient une activité culturelle qui peut être rationalisée, parce que numérisée. Romain Bigay montre que le livestream rapproche l’économie du live de celle des musiques enregistrées, il souligne aussi que, suite au coup d’accélérateur donné à l’activité par le confinement, plusieurs modèles économiques s’affrontent et tracent une issue incertaine. Les plateformes de streaming musicales proposeront-elles des concerts ? Et si oui, selon quelles modalités ? Laure Bolka-Tabary montre quant à elle que, même si le dispositif du concert diffusé en ligne diffère de celui donné dans une salle, les fans y trouvent de l’intérêt et réaménagent des rituels de célébration des artistes.

Dans une seconde partie, nous nous intéressons à la manière dont le numérique pose la question des spécificités du phénomène « musique live ». Sylvain Martet et Elsa Fortant se focalisent sur la question de l’improvisation collective, remise en cause par la distanciation physique. Cela n’empêche pas toutefois de trouver des solutions pour le travail collectif expérimental, même si ce dernier subit l’impact des conditions techniques à disposition. Frederic Trottier, habitué de l’ethnographie des événements électros à Detroit, les vit de son logement parisien, en ligne, en périodes de confinements (2020-2021). Il cherche à évaluer les changements et les continuités à l’œuvre. Michael Spanu et Catherine Rudent remarquent que la captation amène à l’émergence de documents audiovisuels qui peuvent être appréhendés de diverses manières, parfois très éloignées du concert.

La troisième et dernière partie que nous proposons permet de souligner la façon dont le live en général, et la performance filmée en particulier, se développent avec l’augmentation de l’offre et des usages d’Internet. Maxim Bonin retrace la manière dont le média musical Pitchfork a intégré l’image live animée à son activité de critique journalistique de média web. Quant à Sergio Pisfil et Jos Mulder, ils montrent comment les captations sonores historiques du festival Woodstock de 1969 peuvent trouver une nouvelle vie par le truchement des diffusions Internet, et en viennent ainsi à poser la question de la patrimonialisation des captations live de musiques populaires en contexte numérique, aussi bien méthodologiquement qu’axiologiquement.

On peut alors constater à quel point les recherches qui concernent les musiques live doivent également prendre aux sérieux les dispositifs technologiques numériques, aujourd’hui et demain.