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Introduction

Parmi les nombreux travaux qui ont inspiré l’École dans le domaine du langage, se trouve la pensée singulière de Frédéric François, philosophe et linguiste, longtemps professeur à l’Université Paris-Descartes, et récemment disparu[1]. Ce numéro voudrait, en lui rendant hommage, contribuer à une réflexion sur la question du langage à l’École, envisagée comme articulation du dialogue et du dialogisme. L’originalité de cette proposition consiste non seulement dans le couplage de deux champs souvent disjoints, mais aussi dans la décision de questionner ces champs à partir de la pensée de Frédéric François. Bien qu’il ait formé et influencé des générations de personnes chercheuses et enseignantes, on ne trouvera guère chez lui de «théorie» prête à penser. Son apport se situe plutôt dans une «orientation» inattendue pour envisager les objets langagiers, en dehors des références qu’offrent habituellement à l’École les disciplines contributives et les savoirs savants, qu’ils viennent des sciences du langage, de la littérature, des sciences de l’éducation, de la sociologie et de l’histoire ou de la philosophie. L’École, on le sait, est souvent à la recherche de modèles directement assimilables ou transmissibles. Elle est peu à l’aise avec la nuance ou l’incertitude quand il s’agit de rendre compte de la complexité des pratiques scolaires et des savoirs en jeu afin d’agir sur leur fonctionnement. C’est pourtant, plus que jamais, une nécessité pour qu’enseignements et pratiques restent libres et critiques. C’est pourquoi nous avons souhaité rappeler dans ce numéro combien la pensée de Frédéric François est éclairante aujourd’hui pour comprendre les problématiques scolaires et éducatives.

Parmi les questions en rapport avec les apprentissages à l’école auxquelles nous invite la longue bibliographie de Frédéric François[2], nous relevons l’articulation du dialogue scolaire et du dialogisme avec lesquels les élèves et les maîtres sont aux prises.

Penseur du dialogisme largement inspiré de Bakhtine, Volochinov, Vygotski et Medvedev, Frédéric François développe une pensée originale créatrice de notions où l’interprétation du déjà-dit, les significations «dessinées», les mouvements du sens, sont autant de tentatives pour dire qu’il n’existe pas d’explication univoque «totalisante» de la diversité du monde, en particulier des situations et des apprentissages scolaires.

On sait que la perspective dialogique russe, renommée par certains auteurs (Morson et Emerson, 1990; Peytard, 1995; Bell et Gardiner, 1998) «cercle de Bakthine[3]», a trouvé des redéveloppements très différents selon les pays de réception (Tylkowski-Ageeva, 2004; Sériot, 2007). En France, les théories de l’énonciation (Benveniste, 1970/1974; Culioli, 1990) ont, à la suite de Bally (1932), ouvert la voie à une interprétation linguistique de la polyphonie au niveau de l’énoncé, avec les travaux de Jacqueline Authier-Revuz (1982, 1995, 2020), qui cartographie la «représentation du discours autre», ou encore ceux de Ducrot (1984), qui élabore une théorie polyphonique des instances énonciatives. Pour sa part, François a proposé à la même période (1982, 1984a, 1984b) une approche dialogique du dialogue en insistant sur la dynamique de la circulation du sens et la création des significations permises par les «mouvements» de «continuité-déplacement» ou de «reprises-modifications» du discours des uns par celui des autres. Ainsi, contre un certain structuralisme encore dominant en France, il a insisté sur l’impossibilité de rendre compte du fonctionnement d’une production écrite ou orale de façon purement interne «puisque la relation ne s’établit pas entre un texte et un code, mais entre un discours et du déjà répété, modifié ou nié» (François, 1980a, p. 272). La notion de «mouvement» est proposée comme une entrée théorico-méthodologique permettant de cerner ce qui se passe et/ou ce qui bouge au sein d’un discours donné (oral ou écrit) ou entre un discours donné (in praesentia) et d’autres produits ailleurs (in absentia). Le sens d’un énoncé n’est pas en lui, mais dans son enchaînement (François, 1982, p. 76).

Tout texte […] se constitue par une certaine relation, un mouvement reliant ce qui a été dit et ce qui suit.

François, 1984a, p. 43

Un énoncé, soit explicitement soit contextuellement prétend à une certaine réponse. Mais parmi tout ce qui peut être dit, la réponse déplace le cadre discursif.

François, 1994, p. 52

Tout enchaînement énoncé-énoncé suppose un déplacement, un «trou», si l’on veut, entre les messages, dont le sens est quelque chose comme je reprends ton discours/je le déplace.

François, 1996, p. 161

À partir de là, François a exploré la façon dont émergent les significations liées aux modes d’enchaînements des énoncés (sur l’autre et/ou sur soi) mais aussi celles qui «se dessinent» pour un récepteur donné quand il rapproche certains éléments au sein d’un discours donné ou entre ce discours et d’autres, produits ailleurs. «Non paraphrasables, ces significations dessinées concernent des éléments de sens non localisables, mais qui courent dans le texte» (François, 1994a, p. 42): affinités, récurrences, présence dominante de l’interrogation ou des énoncés généraux, absence de tel aspect pourtant attendu, tempo du texte, atmosphère, etc. Tous ces éléments dessinent un «style»:

Sera du côté du manifesté ou de la signification dessinée tout ce qui est inséparable de la façon de dire, si l’on veut le «style», l’allure, le tempo […]; ce qui est manifesté varie forcément en fonction des différents interlocuteurs, des façons de ressentir […].

François, 2006, p. 35

À ce niveau, il ne s’agit pas seulement de caractériser les mouvements du discours mais la façon dont ces mouvements discursifs font faire à leur tour des mouvements interprétatifs au récepteur.

D’une certaine manière, François a considéré avec une mentalité «dialogique» les objets pris en considération dans les approches interactionnelles d’inspiration pragmatique (Kerbrat-Orecchioni, 1998; Traverso, 1996) ou ethnométhodologique (Barthélémy et al., 1999; Mondada, 2017) et les théories interprétatives de la réception (Gadamer, 1960; Jauss, 1978) pour proposer un regard original expliquant la circulation et la création des significations.

Son cadre théorico-méthodologique s’est élaboré en étudiant des corpus très divers, oraux comme écrits, dont une grande partie concerne des dialogues ou des textes scolaires (François, 1984b, 1990, 1993). L’étude du développement langagier de l’enfant le conduit à interroger les doxas sur lesquelles repose l’enseignement de la langue à l’école: qu’est-ce que bien parler? est-ce en empêchant les «fautes» qu’on sert cet objectif? En ramenant l’attention sur la façon dont les enfants dans l’interaction expérimentent les possibles de la langue pour l’apprendre, il questionne les modalités du dialogue pédagogique. Le film L’enfant apprend sa langue (1970) est une illustration de cette prise de position précoce. Dans la décennie suivante, il revendique la nécessaire confrontation entre personnes chercheuses, praticiennes et plus largement public intéressé par les questions d’éducation, pour s’attaquer à «toutes les préconceptions et mythes qui encombrent l’idée qu’on se fait de la langue et de son enseignement» (François, 1983, p. 8), cela dans un dialogue avec sociologues et sociolinguistes. Il entre dans le débat entre Bernstein et Labov autour de la dichotomie code restreint/élaboré, refuse l’assimilation entre conduite langagière complexe, complexité de la syntaxe et variété du vocabulaire, pose la distinction entre norme linguistique et surnorme «quand les tendances unificatrices – inévitables – l’emportent sur les tendances différenciatrices» (1980b, p. 29) et met en évidence la variété des stratégies équivalentes pour coder l’expérience. Cependant, si les sciences du langage se sont ouvertes à la diversité des conduites discursives orales et écrites, la forme scolaire a continué de privilégier des modèles structurels, au risque de les considérer comme des fins en soi.

Polémiquement, cela veut dire aussi que centrer l’analyse sur l’objet clos qu’est «la langue» et les règles de «bonne formation» des énoncés aboutit à perdre l’essentiel: les effets qui se produisent à travers le langage se produisent avant tout dans un espace de jeu où il y a de l’ouvert, de l’inattendu».

François, 1993, p. VIII

Cet espace de jeu, c’est précisément celui où peut s’inscrire le mouvement, la reprise-modification, moteurs du dialogue.

De la même façon, se développe chez François une approche très personnelle de la réflexivité, qui réfute une conception trop «successive» ou trop «hiérarchisée» (François, 1996) du sujet revenant en pleine conscience sur ce qu’il a dit ou écrit, ce que généralement l’École s’applique à faire, en particulier dans l’enseignement de la production d’écrits. Pour François, la réflexivité – le second temps – n’est pas toujours discernable du premier, dans la mesure où la perception est toujours modalisée par l’arrière-fond et le style du locuteur ou du scripteur. C’est une conséquence du dialogisme qui est inhérent au langage, sans qu’il soit besoin de toujours classifier ou typifier ces mouvements:

[Mais] il y a aussi la spontanéité du mouvement de différenciation par rapport à soi, par exemple changer d’objet d’intérêt ou de point de vue par rapport à cet objet. Faut-il dire qu’un tel mouvement par rapport à soi est dialogique? Il me semble que oui […].

François, 2014, p. 19

Ainsi peuvent cohabiter des formes différentes de réflexivité pour le sujet apprenant, selon leur modalité temporelle, qu’elles relèvent de l’instant N+1, ou bien de celle de l’«insight». Ces remarques mettent l’accent sur l’affinité existant entre les différents modes de temporalité et la réflexivité elle-même dans les activités scolaires d’apprentissage. Elles mettent à mal l’idée d’un «progrès» linéaire qui pourrait être associé à la reprise: le langage est toujours une aventure, où peuvent se produire les «accidents» (réussis ou non), qu’il appartient au récepteur-acteur qu’est l’enseignant de percevoir et de mettre en lumière, car:

Il y a plutôt des essais pour dire, des tentatives de clarification, où on ne peut poser a priori comment s’articulent (doivent s’articuler) notions, données d’expérience et procédures réflexives, avec le constat d’une part de la diversité de réception, de lecture, d’autre part de la diversité des régimes de temporalité auxquels chacun est soumis, diversité, qui, me semble-t-il, nous constitue.

François, 2017, p. 18

Dialogue et dialogisme dans différents domaines d’apprentissage

Dans les cinq articles suivants, chaque contributeur présente ce qu’il a retenu ou réaménagé comme notion opératoire dans l’oeuvre de Frédéric François pour parler du dialogue et du dialogisme à l’École avant d’en explorer un aspect selon le domaine d’apprentissage envisagé: la narration, l’argumentation, l’oral scolaire réflexif sous différentes formes, l’écriture, l’activité définitionnelle.

Marie Carcassonne montre en quoi la pensée de Frédéric François peut éclairer l’enseignement-apprentissage de l’argumentation et de la narration à l’École. En comparant différents écrits de François, elle cherche d’abord à expliciter la notion de «mouvement» (de «reprise-modification») en revenant sur sa filiation dialogique puis en indiquant en quoi on peut voir cette notion comme un phénomène permettant de concilier un certain nombre de processus en tension dans les discours. Elle précise de plus en quoi la perspective de Frédéric François a permis de montrer la diversité des façons de (se) raconter et de dire le temps, cela en allant au-delà du modèle structuraliste du récit issu de Propp. Cette approche contre-normative à l’époque l’est finalement toujours puisque le modèle structuraliste est encore celui qui est privilégié dans les manuels scolaires. Marie Carcassonne confronte ensuite ces différentes entrées théorico-méthodologiques à des extraits de débats scolaires et de restitution de récits, ce qui lui permet de préciser les effets d’une pédagogie favorisant les «mouvements» sur l’apprentissage des conduites langagières analysées (débat et récit) mais aussi sur l’acculturation à certaines valeurs.

Catherine Delarue-Breton présente les choix qui ont présidé à l’élaboration d’un modèle d’analyse de ce dialogue scolaire, choix inscrits dans une conception du dialogue au sein duquel des significations se dessinent (François, 1990), ce qui implique qu’elles ne sont pas toutes entières dans la langue ou dans les textes. Conçu comme un outil d’analyse, le concept de dialogisme lui a permis dans un premier temps de décrire l’hétérogénéité spécifique du dialogue scolaire, et de mieux comprendre les difficultés d’élèves confrontés à la pluralité des voix qui le feuillètent et les inégalités de questionnement qui en résultent. À partir de ce modèle, c’est le processus même d’élaboration des significations qu’elle a cherché à cerner en privilégiant le dialogisme interdiscursif, tant dans l’analyse des situations d’enseignement que dans les mémoires professionnels des futurs professeurs des écoles, espace discursif privilégié pour observer en acte la manière dont ces derniers négocient la confrontation avec des savoirs nouveaux et tentent de les utiliser.

Philippe Roiné convoque la pensée de Frédéric François pour étudier une pratique scolaire émergente, la discussion à visée philosophique (Tozzi, 2012). Engagés dans une activité de conceptualisation, les élèves sont confrontés à l’altérité sous ses trois formes de l’Autre en soi, l’Autre du face à face (in praesentia) et l’Autre de la médiation sémiotico-culturelle (in absentia) (Roiné, 2016). Il décrit les mouvements discursifs incessants que suscite cette rencontre, montrant les «continuités-déplacements» effectués par les élèves au fil de la discussion ainsi qu’au sein même de chaque tour de parole: dialogue entre interlocuteurs et éléments dialogiques s’y articulent (François, 2014) pour permettre aux personnes participantes de s’orienter dans la discussion (François, 2009) et ceci à travers cette «pluralité des façons de signifier». L’étude du discours représenté (Authier-Revuz, 2020) dans cinq discussions à visée philosophique menées en cycle trois de l’école élémentaire permet d’appréhender comment ces façons de signifier prennent forme, se déplacent et de s’enrichissent au fur et à mesure que la discussion avance.

Catherine Boré interprète les thèmes du dialogue et du dialogisme qui ont guidé les travaux sur François à partir de la notion de réflexivité, présente chez lui sous des noms divers comme «retour sur», «reprise-modification» ou «commentaire». Elle montre que la représentation que permet le langage n’est pas décrite chez François comme distincte de sa dimension métalangagière, à rebours d’une conception qui en limiterait la description aux formes marquées en langue. L’analyse du travail d’écriture d’élèves du début de l’école primaire, quand se manifeste très tôt la réflexivité autodialogique du scripteur se montrant «raturant», souligne la diversité des formes de reprises, depuis la matérialité du signifiant jusqu’aux variantes de la réécriture, et surtout la diversité du sens de ces reprises, irréductible aux cadres préformés de production d’écrits souvent proposés à l’École. Ce «reste» interprétatif, héritage de François, est proposé comme matière à réflexion «didactisable» pour les jeunes générations de personnes enseignantes.

Marie-Laure Elalouf s’intéresse à la place que Frédéric François accorde à la définition dans le développement du langage. Déjouant l’adultocentrisme, il observe les différentes façons de «dire avec des mots ce que signifie un mot» (2005) et met au jour un réel travail conceptuel de mise en mots, porteur de connaissances épi/métalinguistiques. Ces connaissances, peu valorisées à l’école, font l’objet d’un article pionnier (1986) tant pour le recueil des conceptions qu’il présente que pour les priorités qu’il dégage: appréhender les propos des élèves sur la langue comme des textes, ouverts aux divers modes d’interpréter. C’est cette démarche qui est retenue pour étudier un corpus de 93 définitions de la notion de verbe recueillies dans des classes de cours moyen (10-11 ans) à quatre mois d’intervalle en décrivant les mouvements de «reprise-modification» qui s’y dessinent chez un même élève et au sein d’une classe. En regroupant les mises en mots singulières du déjà-là enseigné selon leur degré de proximité, cette démarche favorise l’interprétation d’énoncés déroutants; elle aide la personne enseignante à se décentrer de ses représentations de la langue pour cerner des points de résistance et nourrir le polylogue.

Les contributions proposées ont fait l’objet d’un exposé lors du colloque international «L’École primaire au 21e siècle» organisé par le laboratoire ÉMA[4], qui s’est tenu du 12 au 14 octobre 2021 avec le soutien de l’INSPÉ[5] de l’académie de Versailles et de CY Cergy Université.