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Introduction

Cet article présente une stratégie de recherche qualitative narrative articulée autour d’une collecte de données en trois temps : des entretiens individuels, une méthode de collecte de données complémentaires s’appuyant sur des photos commentées prises et commentées par les participantes et des entretiens de groupe.

Cette stratégie de recherche a été élaborée dans le cadre d’un projet de recherche portant sur les expériences d’intégration au travail et le rapport au travail des femmes en éducation au préscolaire et en enseignement au primaire. Les objectifs de ce projet étaient de décrire et d’analyser les expériences marquantes du travail, l’intégration au travail, la valeur accordée aux diverses sphères de vie, voire leur interdépendance, tout en intégrant une vision élargie du travail (salarié et domestique, visible et invisible).

Considérant l’aspect novateur de cette stratégie de collecte de donnée en trois temps, cet article ouvre sur ses ancrages épistémologiques et théoriques. S’ensuit une présentation du choix d’une recherche narrative permettant de soutenir la mise en place d’une stratégie de collecte de données favorisant les dynamiques subjectives et intersubjectives, ainsi que la mise en visibilité du travail (salarié et domestique) invisible de femmes. Comme l’utilisation de photos commentées est novatrice en analyse du travail, elle occupera une place prépondérante dans cet article. Ainsi, quelques résultats provenant spécifiquement de cette collecte de données complémentaires sont présentés. Finalement, ces éléments ouvrent sur une discussion concernant certains apports de ces stratégies combinées.

Les fondements épistémologiques et théoriques

La posture épistémologique s’ancre dans un paradigme constructiviste interprétatif-critique. Cette recherche s’appuie d’une part sur le paradigme constructiviste/interprétatif dominant en recherche qualitative (Merriam & Tisdell, 2016). Ce paradigme est inductif et implique que les questions de recherche soient suffisamment larges. Alors que le terme interprétation reflète un désir de la part des chercheuses et chercheurs à comprendre la réalité à partir du sujet et de son vécu subjectif, le terme constructiviste reflète davantage l’idée d’une coconstruction intersubjective, c’est-à-dire l’idée que le sujet et la personne chercheuse construisent ensemble les connaissances produites (Scotland, 2012). D’autre part, cette recherche s’appuie sur le paradigme critique qui considère que la chercheuse ou le chercheur va au-delà de l’interprétation et de la compréhension des individus et de leur monde (Merriam & Tisdell, 2016). Ce paradigme s’oppose à l’idée d’une réalité « naturelle », mais considère plutôt que la réalité et les connaissances produites à propos de la réalité sont créées et façonnées par des forces sociales, politiques, culturelles, économiques, ethniques et sexistes qui sont réifiées au fil du temps en structures sociales considérées comme naturelles ou réelles (Potts & Brown, 2015; Scotland, 2012). Dans ce contexte, les individus naissent dans une culture préexistante qu’ils s’approprient (Crotty, 1998) : ils sont altérés par un système donné et l’altèrent en retour. De plus, ce système est stratifié et traversé par plusieurs formes d’inégalités (Crotty, 1998). Les approches théoriques critiques ont tendance à s’appuyer sur des méthodes dialogiques, soit des méthodes combinant l’observation et l’entretien avec des approches favorisant la conversation et la réflexion. Ce dialogue de réflexion permet à la chercheuse ou au chercheur et aux participants et participantes de s’interroger sur l’état « naturel » des phénomènes et de contester les mécanismes de maintien de l’ordre afin d’en comprendre les tensions et les conflits (Robert Wood Johnson Foundation, 2008). En somme, le paradigme critique tente de remettre en question des suppositions tenues pour acquises.

Considérant les objectifs de recherche présentés en introduction, le cadre théorique s’appuie sur l’approche compréhensive, l’approche constructiviste, la perspective de la psychodynamique du travail et la sociologie des rapports sociaux de sexe.

L’approche théorique compréhensive prend appui sur une ontologie considérant l’hétérogénéité et la diversité qui caractérisent les « faits » sociaux (Charmillot & Seferdjeli, 2002; Hays & Singh, 2012; Paillé & Mucchielli, 2016). Selon Dejours (1995), la perspective théorique compréhensive émerge des travaux philosophiques de Dilthey (1942) qui affirme que les fondements scientifiques nécessaires aux sciences historiques se trouvent dans la psychologie de l’action, soit la connaissance du fonctionnement de l’esprit de l’humain engagé dans une société. À partir de cette perspective, Dilthey (1942) soutient que si l’histoire est possible, c’est à la base parce que les hommes et les femmes pensent leur rapport au monde. C’est au regard du sens qu’ils et elles construisent leur situation et organisent leurs conduites et actions. L’élément central de cette perspective devient alors la question du sens : « Quel sens les hommes assignent-ils au monde et à leur situation dans le monde? […] comment avoir accès à ce sens? » (Dejours, 1995, p. 92). Pour Dejours (1995), la clé de cette réponse se trouve dans le pouvoir d’entrer dans le monde subjectif de l’autre, soit son monde vécu. L’approche constructiviste considère que les connaissances sont coconstruites dans un processus intersubjectif entre la chercheuse ou le chercheur et les participants et participantes (Guba & Lincoln, 1998; Hatch, 2002; Hays & Singh, 2012). Cette perspective soutient que différents référentiels influencent la construction de la réalité des individus ou du phénomène étudié (Mucchielli, 2009). La réalité constitue ainsi un processus perpétuellement inachevé et relatif (Berthelot, 2006; Mucchielli, 2009).

Dejours (1995), fondateur de la perspective de la psychodynamique du travail, s’appuie sur une approche « constructiviste-subjectiviste » où ce sont les personnes qui « produisent les faits sociaux par leurs actions » (p. 91) d’où, selon lui, la nécessité de développer une « théorie » permettant de comprendre l’action à partir des expériences subjectives des travailleurs et travailleuses. Cette compréhension se situe au coeur de la compréhension des conduites des travailleuses et travailleurs. D’emblée, la psychodynamique du travail aborde le rapport au travail sous l’angle de la domination de la rationalité économique sur les mondes sociaux et subjectifs des individus. Ainsi, en passant par la perspective théorique compréhensive, la perspective constructiviste-subjectiviste permet de comprendre comment les rationalités guident les conduites et le comportement des travailleurs et travailleuses afin d’aborder le sens qu’ils et elles leur attribuent. Le vécu subjectif au travail nécessite inévitablement la prise en compte de la souffrance, des contraintes, ainsi que de la peur de l’échec comme éléments centraux pour comprendre ce qui motive ces conduites (Dejours, 2002). Cet effort de compréhension des conduites humaines nécessite que le chercheur ou la chercheuse reconnaisse que ses propres connaissances sont insuffisantes et ne lui fournissent pas l’ensemble des éléments nécessaires à l’accès à la compréhension des conduites humaines. Dans ce contexte, il ou elle doit se rapprocher du sujet par l’intermédiaire de la parole, du commentaire et de l’explication par et avec ce sujet afin d’en arriver à une intercompréhension de ce que le sujet vit ou a vécu (Dejours, 2002). Cette intercompréhension permet la « formulation vivante, affectée, engagée, subjective » (Dejours, 1980, p. 189) de connaissances.

Considérant que l’objet de la recherche concerne le rapport au travail des femmes, la prise en compte d’une perspective féministe est de mise. Un thème récurrent dans la recherche qualitative féministe est la question de la production des connaissances : ces connaissances sont produites par qui? Pour qui? Où et comment ont-elles été obtenues? Dans quels buts? Les perspectives féministes posent un regard critique sur le concept du genre en tant qu’organe permettant de déterminer (de hiérarchiser) l’ordre social général dans les sociétés modernes, ainsi que dans les institutions sociales, y compris non seulement celle de la famille, mais aussi de l’économie, de la politique, de la religion, de l’armée, de l’éducation et de la médecine. Dans cette conceptualisation, le genre ne fait pas seulement partie des structures de la personnalité et de l’identité, il est aussi considéré en tant que statut formel et bureaucratique, ainsi qu’en tant que statut au sein des systèmes de stratification multidimensionnels provenant des économies politiques et des hiérarchies de pouvoir (Acker, 1990; Olesen, 2018). Parmi les diverses perspectives féministes, la sociologie des rapports sociaux de sexe semble la plus adaptée pour comprendre les expériences subjectives au travail ainsi que les enjeux de l’articulation emploi-famille, puisqu’elles concernent spécifiquement la question du travail, la division sexuelle du travail dans et par le travail et remettent en question l’attribution du travail domestique aux femmes (Delphy, 2009; Galerand & Kergoat, 2013; Molinier, 2008). Les théories féministes en sociologie des rapports sociaux de sexe partent d’une redéfinition du concept de travail pour inclure les activités de travail domestique comme partie intégrante et indissociable du travail des femmes (Galerand & Kergoat, 2014; Kergoat, 2012). Cette conceptualisation élargie du concept de travail postule l’existence d’une division sexuelle du travail (professionnelle et domestique, rémunérée et non rémunérée, productive et reproductive, marchande et non marchande) entre les groupes d’hommes et de femmes au sein de la société (Galerand & Kergoat, 2008). En ce sens, la sociologie des rapports sociaux de sexe permet de considérer la part invisible omniprésente occupée par le travail domestique, peu importe le type de travail salarié que les femmes effectuent (Guichard-Claudic et al., 2008). Cette division atteste l’existence de rapports d’exploitation des femmes sur la question du travail en considérant que les activités de travail de la sphère familiale, encore largement exercées par les femmes, ne sont pas considérées comme du travail (principe de séparation dans la division sexuelle du travail) et ont peu de valeur (principe de hiérarchisation dans la division sexuelle du travail) (Delphy, 2009; Kergoat, 2012). Dans ces perspectives, le concept de travail englobe toute une partie plus invisible du travail salarié qui intègre plusieurs tâches du travail domestique ainsi que certains savoir-faire discrets relevant du travail de care (Molinier et al., 2009). À cet effet, les activités de soins (care) et de prise en charge des besoins des autres (activités de care) demeurent majoritairement effectuées par des femmes. Comme les savoir-faire développés par les travailleuses du care[1] (notamment les enseignantes) demeurent peu visibles et sous-valorisés, il arrive qu’au moment d’en parler, elles soient confrontées à des difficultés à trouver les mots justes, à trouver les bons mots pour exprimer ce qu’elles ressentent à faire ce type de travail. « Il existe un déficit langagier pour qualifier le type de relations, y compris affectif, qui se construit dans une relation de care professionnel au long cours » (Molinier et al., 2009, p. 21). Ainsi, une part du travail des enseignantes est non seulement invisible, mais aussi indicible.

Une stratégie de recherche narrative

La recherche narrative est une stratégie permettant l’imbrication de différentes approches théoriques. Elle aborde le monde subjectif du participant ou de la participante d’une manière compréhensive (Creswell, 2007; Flick, 2006; Wilkinson, 2001) tout en considérant le cadre conceptuel qui guide l’étude de son objet (Clandinin & Connelly, 2000). Cette stratégie se démarque par sa versatilité et sa compatibilité avec les objectifs du projet, la posture épistémologique et le cadre théorique. En ce sens, la place accordée à l’intersubjectivité ainsi qu’à la construction du sens par le sujet conduit à placer la parole et l’énonciation au coeur de la démarche de la recherche. La recherche narrative comme méthode de recherche permet de comprendre le sens que les individus construisent à propos de leurs expériences sociales dans un contexte donné par l’intermédiaire de la narration, en racontant ou en présentant leur histoire (Chase, 2018; Clandinin & Connelly, 2000; Hatch, 2002). La forme que peut prendre la narration peut varier, soit orale, écrite ou observée (Chase, 2018; Clandinin & Connelly, 2000; Creswell, 2015), ce qui justifie l’utilisation d’une stratégie de collecte de données favorisant d’une part des angles d’approches différents de la compréhension subjective des expériences, et d’autre part de rendre visible certaines parts invisibles du travail. Dans le cas de la présente recherche, ces stratégies incluent la narration orale, écrite et visuelle. La recherche narrative convient pour intégrer diverses composantes (Chase, 2018; Clandinin & Connelly, 2000), notamment la temporalité (le passé, le présent et le futur) qui aide à comprendre les évènements présents et les actions du sujet tout en considérant ce qui s’est passé avant et ce qui pourrait se passer dans le futur (Naschberger et al., 2012, 2013). Cette stratégie de recherche est particulièrement intéressante pour rendre compte du vécu subjectif au travail à partir du sens et de la compréhension donnés aux expériences (Creswell, 2013).

Une collecte de données en trois temps

La construction du recueil de données narratives s’ancre dans un processus itératif progressif en trois temps. Ainsi, bien que la séquence soit présentée de façon linéaire, elle est marquée par de nombreux allers-retours, et la collecte de données s’est échelonnée sur un an. Cette section schématise les trois étapes pour ensuite les détailler.

Dans un premier temps, chaque participante a été invitée à prendre part à un entretien individuel d’une durée d’environ 90 minutes. Dans un deuxième temps, et dans la continuité des expériences partagées, la participante a été invitée à créer, à commenter[2] et à soumettre trois photos permettant de rendre visibles des expériences de travail qu’elle considère difficiles ou invisibles par courriel dans un délai d’environ deux semaines suivant l’entretien. L’entretien individuel a été transcrit et constitue le matériau de base auquel se sont ajoutées les photos commentées. Ce tout a été analysé afin d’ajuster la démarche de recherche entre les participantes. Dans un troisième temps, une fois l’ensemble des données individuelles collectées et analysées, sur base volontaire, toutes les participantes ont été invitées à participer à des entretiens de groupe. Ces derniers étaient l’occasion de présenter les résultats préliminaires ainsi que certaines photos afin d’en discuter.

Les trois étapes de la collecte de données peuvent être schématisées comme dans la Figure 1.

Les entretiens individuels

La réalisation des entretiens individuels menés auprès des enseignantes visait à ce qu’elles explicitent leurs expériences vécues en lien avec leur travail d’enseignement de même que le sens construit autour de ces expériences. Pour y parvenir, l’entrevue individuelle non directive a été retenue puisque dans ce type d’entretien, l’intervieweuse ou l’intervieweur demeure centré, ouvert et à l’écoute des expressions libres et spontanées à propos des expériences vécues par les personnes participantes à l’égard du phénomène à l’étude (Paillé & Mucchielli, 2016). Chaque entretien a été mené de manière à soutenir et à favoriser la réflexion, l’expression et la clarification des expériences vécues par les enseignantes notamment à l’aide de signes d’attention et d’efforts de compréhension inspirés de l’entretien d’aide et de l’attitude non directive des travaux de Carl Rogers (Mucchielli, 1991; Rogers, 1961/2005). L’intervieweuse a proposé au sujet un thème et a guidé l’entretien de façon subtile en demandant des clarifications, en reformulant et en reflétant ce qui était dit. Le sujet a ainsi eu tout le loisir de s’exprimer librement à partir de son vécu subjectif (Boutin, 2011). Les avantages de l’entretien non structuré sont sa flexibilité et son caractère informel qui contribuent à la richesse et à l’approfondissement de l’expérience des participants et participantes selon la voie (voix) choisie (Chabot & Shoveller, 2012). Plus spécifiquement, l’entretien narratif (Lieblich et al., 1998) a été retenu notamment parce qu’il permet aux participantes de narrer les évènements vécus et de dégager le sens construit à propos de leur parcours personnel ou scolaire et de leur intégration au travail (Clandinin & Connelly, 2000). Plus concrètement, chaque entrevue non directive a débuté par une consigne très large où chacune des participantes a été invitée à s’exprimer sur le ou les thèmes de son choix parmi ceux visés par la recherche et plus largement, à parler de son travail.

Je vous invite à me parler de ce qui vous a amenée au travail d’enseignement, de votre intégration, de ce que vous vivez au travail en tant que femme, des défis et des enjeux auxquels vous êtes confrontée au quotidien avec vos élèves, vos collègues et les parents des élèves. Parlez-moi de votre travail.

Figure 1

Schématisation de la collecte de données

Schématisation de la collecte de données

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Cette façon d’entamer la rencontre donne la parole aux participantes afin qu’elles puissent prendre en main l’entretien. Certaines se questionnaient à savoir par quoi elles devaient commencer, mais il a fallu résister à cette question pour les laisser répondre, organiser et présenter leurs idées de la manière qui avait du sens pour elles. La consigne d’ouverture avait comme objectif d’offrir dès le départ un espace de réflexion. Chaque participante pouvait ainsi entamer l’entretien à partir de ses expériences ou de ce dont elle avait envie de parler pour raconter ce qu’elle vivait à partir de ce qui a du sens pour elle. Progressivement, en fonction de ce qu’elle mentionnait (ou non), des questions d’approfondissement ou l’introduction d’un nouveau thème étaient avancées par l’intervieweuse. Ces entretiens ont duré en moyenne une heure trente. Les entretiens narratifs individuels ont été réalisés sur plusieurs mois, de manière à introduire un processus itératif entre le terrain et la théorie, le traitement et l’analyse du matériau au fur et à mesure de la collecte (Paillé & Mucchielli, 2016).

Dans un premier temps, chaque participante a été invitée à parler de ce qui l’a amenée à choisir cette profession, comment cela a débuté, comment elle a fait son choix de carrière, comment elle est entrée dans l’enseignement, ainsi que de ce qui l’a amenée là où elle est aujourd’hui. Enfin, elle a été invitée à parler de la manière dont elle a organisé sa vie au travail et « hors travail », ce qui peut inclure plusieurs sphères de vie, telles que les implications sociales, bénévoles, syndicales, sportives, familiales, de même que les défis et les enjeux rencontrés. En ce sens, chacune a été encouragée à raconter son histoire, à répondre, à organiser et présenter ses idées et sa narration de la manière qui lui semblait le mieux. Une attention a été portée à l’ordre des éléments abordés, à la manière de les aborder, aux liens qu’elle reconstruisait entre les éléments, ainsi qu’à ce qu’elle ne disait pas ou laissait en suspens (Dejours, 1980). L’entretien narratif a engagé la subjectivité de la participante ainsi que celle de la chercheuse qui, de son côté, s’est intéressée aux conceptions, aux compréhensions, aux perceptions, aux points de vue, aux émotions (Kaufmann & de Singly, 2011; Legrand, 1993) et à l’identité de la participante, tout comme à sa subjectivité qui est partie prenante du déroulement des entretiens.

Les photos commentées

Dans le but d’approfondir la compréhension de l’expérience vécue des femmes en intégration au travail dans l’enseignement préscolaire et primaire, notamment en ce qui concerne la question du travail invisible, du travail domestique, du travail du care et de l’articulation des sphères de vie, une méthode de collecte de données considérée comme complémentaire aux entretiens a été adaptée. Cette stratégie, adaptée de la méthode photovoix (photovoice) (Wang & Burris, 1997), repose sur une collecte de données visuelles participative nécessitant un engagement actif des participantes.

Sans présenter la méthode photovoix en profondeur, il semble pertinent d’en relever certains fondements afin de comprendre les adaptations qui ont été faites. Sous sa forme originale, la méthode photovoix est un processus par lequel les sujets peuvent identifier, représenter et améliorer leur communauté grâce à une technique photographique spécifique. En tant que pratique basée sur la production de connaissances, la méthode photovoix a trois objectifs principaux : 1) permettre aux individus de consigner et de refléter les forces et les préoccupations de leur communauté; 2) promouvoir le dialogue et la connaissance critique sur des questions importantes au travers de discussions en petits groupes à partir de photographies; 3) influencer certaines politiques (Wang & Burris, 1997). Partant de l’idée que les individus qui vivent une expérience sont les mieux placés pour comprendre une situation, les photos sont réalisées par les personnes participantes mêmes. Cette méthode reconnait que le chercheur ou la chercheuse seule ne peut posséder l’expertise nécessaire à la compréhension d’un phénomène social sans passer par le vécu subjectif du sujet qui en fait l’expérience. En ce sens, elle permet au chercheur ou à la chercheuse de voir le monde à partir du point de vue d’un ou d’une membre d’une communauté, alors qu’il ou elle prend le contrôle de ce qui est vu (Wang & Burris, 1997).

À la différence de la méthode photovoix, l’adaptation qui en résulte, soit les photos commentées, n’a pas comme objectif principal de changer les politiques organisationnelles, mais plutôt celui de se rapprocher du sujet par l’intermédiaire du commentaire et de l’explication par et avec ce sujet afin d’en arriver à une intercompréhension de ce que le sujet vit ou a vécu, rejoignant en ce sens certains apports de la psychodynamique du travail (Dejours, 2002). Ainsi, cette stratégie sert à rendre visibles certaines situations de travail qui demeurent souvent dans l’ombre afin d’en favoriser l’analyse et la compréhension pour une meilleure intercompréhension. En ce sens, en prenant une photo et en la commentant, l’enseignante a la possibilité de voir son travail sous un angle différent. Elle doit faire l’effort de narrer ce qui se passe sur la photo, d’engager sa subjectivité afin que la chercheuse comprenne sa situation, et éventuellement d’autres enseignantes, par exemple lors des entretiens de groupe. Ainsi, bien que l’action de photographier et de créer une photo soit intéressante et nécessaire, l’intérêt réside davantage dans le commentaire narratif qui l’accompagne, soit le coeur de cette stratégie de collecte de données complémentaires à l’entretien narratif individuel, dans la possibilité de prendre le contrôle des expériences que l’enseignante choisit de rendre visibles après l’entretien individuel, de même que la possibilité d’en explorer le sens par l’intermédiaire du commentaire.

Par ailleurs, comme cette stratégie de collecte de données suit l’entretien individuel, elle permet aux participantes de faire certains choix, par exemple d’approfondir un élément mentionné en entretien individuel ou de remonter dans ses souvenirs pour présenter une situation récurrente, voire de soulever de nouveaux éléments, certains indicibles ou omis.

Les participantes possédaient toutes un téléphone cellulaire et savaient comment l’utiliser pour prendre des photos. Aussi, il ne semblait pas nécessaire d’inclure une formation sur l’utilisation d’une caméra numérique, l’utilisation de l’appareil photo du téléphone cellulaire étant suffisante. Toutefois, elles ont reçu un guide de base relatif à la prise de photos incluant des moyens pour faciliter la confidentialité et l’usage éthique de photos (Oakes et al., 2022), ainsi qu’une fiche de consentement pour les sujets identifiables ne participant pas à la recherche, si nécessaire.

Cette stratégie de collecte de données complémentaire aux entretiens individuels avait pour objectif de rendre visibles des aspects du travail salarié et domestique qui demeurent généralement dans l’ombre. La consigne était la suivante :

À partir de notre entretien, je vous invite à prendre trois photos d’éléments qui vous semblent importants, mais demeurent invisibles aux autres, que ce soit des éléments liés à votre travail salarié ou domestique, à l’intégration au travail d’enseignement ou à l’articulation emploi-famille. Je vous invite ensuite à commenter ces photos afin d’expliquer ce que l’on voit et ce qui se passe réellement.

Cette consigne très large visait à explorer et à rendre visibles certains enjeux et défis que les enseignantes vivent au quotidien et qu’elles considèrent comme centraux à la compréhension du travail des femmes dans ce métier traditionnellement féminin. Les participantes ont été invitées à soumettre leurs photos commentées dans un délai d’environ deux semaines suivant l’entretien individuel. Les photos ont été répertoriées selon la source (participante et origine) et la date. Les commentaires, qui représentent des narrations complémentaires aux entretiens individuels, ont ensuite été intégrés au recueil de données narratives compréhensives collectées tout au long du projet de recherche.

Les entretiens de groupe

La dernière étape de la collecte de données a été celle des entretiens de groupe sur une base volontaire. Ce type de collecte de données est fréquemment utilisé comme méthode complémentaire à d’autres méthodes de recherche, notamment à celle de l’entretien individuel (Morgan, 1996). Ce type de collecte de données est particulièrement mobilisé dans les études féministes puisqu’elle rejoint plusieurs de leurs objectifs, notamment l’interaction en face à face, un haut rapport d’interaction entre la personne chercheuse et le sujet, la place accordée à la voix des femmes et une réduction du facteur hiérarchique entre la personne chercheuse et le sujet (Bryman et al., 2009). En ce sens, l’entretien collectif se démarque au regard de trois aspects méthodologiques. Dans un premier temps, bien que dans un contexte contraint, il crée un contexte d’échange plus « naturel », se rapprochant d’une conversation spontanée où des individus échangent entre eux. Les participants et participantes peuvent ainsi négocier des interprétations et donner un sens à un phénomène. Dans un deuxième temps, il amène à traiter un sujet non pas comme une entité isolée, mais comme faisant partie d’un contexte socialement construit. Dans un troisième temps, il contribue à réduire l’écart entre le chercheur ou la chercheuse et les personnes participantes en leur laissant une plus grande place ainsi qu’en coconstruisant le sens des expériences en groupe (Bryman et al., 2009).

Lors des entretiens collectifs, les grandes lignes des résultats de l’analyse préliminaire ont été présentées au groupe, incluant certaines photos commentées. Les participantes ont été invitées à commenter et à discuter ces résultats, à les nuancer ou à les approfondir, selon ce qu’elles ressentaient. Comme lors des entretiens individuels, la méthodologie retenue lors des entretiens de groupe s’est appuyée sur certaines modalités de l’enquête en psychodynamique du travail (Dejours, 1980). Celle-ci porte sur le vécu subjectif des participantes et participants par l’intermédiaire du commentaire verbal. Le commentaire verbal est « la formulation de l’activité de penser des travailleurs sur leur situation » (Dejours, 1980, p. 192). Pendant chaque entretien collectif, un effort particulier a été réalisé par la chercheuse pour « repérer les liens existants entre les expressions de la souffrance (ou du plaisir), les expressions positives ou les silences activement respectés » (p. 186) et l’organisation du travail. Au repérage de tels liens, il était possible de formuler et de soumettre au groupe une nouvelle interprétation qui pouvait être discutée.

En raison du temps de présentation des résultats initiaux et de la présentation ou de la discussion de certaines photos, et suivant les recommandations de Creswell (2015), des groupes de cinq participantes ont été composés en fonction des dates auxquelles elles étaient disponibles. La prise de contact initiale a été réalisée à la suite de l’analyse du recueil des données individuelles. Chaque groupe réunissait des personnes qui, même si elles relèvent d’un même univers professionnel, étaient des étrangères, ce qui a permis de comprendre les processus de politisation d’une discussion dans un cadre s’apparentant à un espace public, voire contradictoire, et de faciliter la prise de parole sur des sujets qui étaient partagés (Duchesne & Haegel, 2008).

Chaque entretien a duré environ deux heures (Morgan, 1997) et était divisé en deux parties d’une heure, la première servant à revenir sur certains phénomènes marquant de la collecte de données individuelles et la deuxième, sur les photos commentées. Un autre élément important de l’entretien collectif est la gestion des désaccords et des interactions. Lors des entretiens collectifs, qui se veulent compréhensifs, le rôle de l’animatrice était réduit à un rôle de facilitatrice de la discussion et de modératrice en désamorçant certaines tensions qui pouvaient faire surface. Pour amorcer chaque entretien collectif, certains éléments relatifs à la confidentialité et à l’enregistrement de l’entretien étaient rappelés (Legrand, 1993).

L’analyse des données

L’analyse des données a commencé à la fin du premier entretien et s’est poursuivie en utilisant une méthode dynamique combinant une analyse phénoménologique des matériaux et une analyse à l’aide de catégories conceptualisantes tout au long du processus (Paillé & Mucchielli, 2016). Dans un premier temps, un examen phénoménologique « vertical » du matériel a été réalisé en écoutant, lisant et relisant attentivement les transcriptions des entretiens (Paillé & Mucchielli, 2016; Tengelyi, 2006). Cette méthode analytique a permis d’identifier directement les phénomènes à travers le sens qui émerge des catégories conceptualisantes, allant ainsi au-delà d’une stricte synthèse du matériel analysé. En outre, ces catégories ont été utilisées pour classer les phénomènes issus des entretiens, en les comparant « horizontalement » les uns aux autres et en menant un processus réflexif, progressif et récursif de construction théorique (St-Arnaud & Giguère, 2018). Envisagée comme un outil d’analyse dynamique, la conceptualisation des catégories entraine une progression ou une régression des analyses tout au long du processus de recherche par l’ajout de nouveaux entretiens. L’idée n’était pas de mettre en évidence un groupe d’éléments ou de les classer, mais plutôt d’identifier un phénomène à travers des liens. Ces liens entre le matériel d’entretien et les perspectives théoriques ont fait ressortir les différentes formes et configurations des catégories conceptualisantes et comprendre le sens des expériences de travail des enseignantes du préscolaire et du primaire. Plus précisément, les catégories conceptualisantes ont été produites par une méthode dynamique qui a permis d’élucider les dynamiques collectives construites dans le travail et leurs conséquences dans la réappropriation et la subversion du monde du travail. Cette tâche a impliqué un va-et-vient entre ces découvertes, les connaissances produites en éducation et les perspectives théoriques mobilisées. Suivant ces perspectives, la réalisation et l’analyse d’entretiens de groupe ont permis de documenter les expériences visibles et invisibles des enseignantes du préscolaire et du primaire et de discuter avec les enseignantes de l’articulation du travail et de ses débordements fréquents en dehors de l’organisation du travail.

Présentation de certains résultats – les photos commentées

La stratégie de collecte de données complémentaire s’est avérée particulièrement intéressante et fertile sous plusieurs angles. Les dates et heures d’envoi des photos commentées montrent que les participantes ont été cognitivement engagées dans ce projet de recherche durant une période variant entre trois jours et un mois, puisque certaines ont tardé à envoyer leurs photos commentées. Ce laps de temps porte à croire qu’elles se sont engagées à réfléchir à ce qu’elles désiraient montrer, et ce, en dehors des limites spatiotemporelles d’un entretien individuel traditionnel. En ce sens, les photos commentées ont été créées dans leur classe, mais aussi dans leur véhicule, à la maison, au parc, dans les gradins d’une piscine publique, dans une salle de bain, dans leur lit en pleine nuit, etc. Ces photos commentées représentent des espaces-temps où le travail n’est généralement pas quantifié ou reconnu dans l’organisation du travail, donc invisible. C’est le cas de cette photo commentée présentée à la Figure 2 prise dans le lit d’une participante durant la nuit.

Les photos commentées ont par ailleurs été créées et soumises à divers moments de la journée, soit très tôt le matin, durant les heures de pause ou de diner, après l’école ou tard le soir, et ce, à divers moments de la semaine, voire durant les vacances de Noël ou durant la semaine de relâche, soit des moments invisibles dans l’organisation du travail.

De plus, il semble pertinent de soulever que l’intérêt de cette méthode ne réside pas tant dans la composition de la photo elle-même que dans la possibilité de laisser à la participante le contrôle des expériences qu’elle choisit de rendre visibles, ainsi que dans la possibilité de s’exprimer par l’intermédiaire du commentaire adjacent, permettant un regard sur ce qui fait sens pour la participante. Ainsi, la photo représente un vecteur intéressant pour amener la participante à raconter ou décrire une expérience difficile ou invisible au travail, à mettre en mots des expériences parfois troublantes, et ce, à son rythme. En ce sens, en prenant le temps de sortir la caméra pour prendre une photo au moment même où l’expérience difficile ou invisible a lieu et en la commentant par la suite, la participante a le loisir de formuler sa pensée à son propre rythme, de prendre ses distances par rapport à sa propre expérience et de travailler la façon de présenter cette expérience selon ce qu’elle accepte de rendre visible ou non.

Enfin, cette méthode a permis de rendre visible une grande variété d’expériences. Ainsi, certaines participantes ont choisi de présenter des photos commentées liées directement au contenu de l’entretien, leur permettant ainsi de revenir sur certains éléments qu’elles considèrent comme importants, soit pour les enrichir ou les préciser. Par exemple, plusieurs participantes ont choisi de montrer le matériel qu’elles avaient elles-mêmes financé pour alléger le fonctionnement de la classe (voir Figure 3).

Figure 2

Un travail sans fin

Un travail sans fin

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D’autres ont plutôt choisi de présenter ou commenter de nouveaux éléments auxquels elles n’avaient pas pensé durant l’entretien, plusieurs étant liés à des souffrances ordinaires qui ne leur étaient pas venues en tête ou qu’elles n’avaient pas osé mentionner en raison de leur nature ordinaire et en apparence banale (voir Figure 4).

Quelques participantes ont demandé qu’une photo précise ne soit pas publiée, notamment une photo de classe où des adaptations considérables ont été apportées pour accommoder un élève, pour éviter que la classe et la participante soient identifiées. Dans ce cas, bien que la photo ne soit pas visuellement présentée, elle demeure utilisable, en ce sens qu’il est tout de même possible de décrire l’image en mots et d’utiliser le commentaire adjacent. Comme on peut le voir dans les commentaires présentés dans les figures, la longueur des commentaires varie considérablement : certains ne contiennent que deux ou trois phrases (30 mots) alors que d’autres s’accompagnent de deux ou trois paragraphes (250 mots). Une participante a aussi choisi d’accompagner ses photos de commentaires enregistrés, qui ont ensuite été transcrits. Finalement, cette méthode était particulièrement intéressante puisqu’il était possible, après la réception d’une photo commentée par courriel, de demander des précisions par rapport à certains éléments, à savoir comment se sentait la participante par rapport à l’expérience présentée ou bien des détails à propos de la photo ou du commentaire. Ces conversations supplémentaires ont aussi été consignées.

De façon sommaire, ces photos commentées révèlent la complexification et l’intensification du travail à effectuer ainsi que les nombreuses difficultés auxquelles les enseignantes sont confrontées dans leur intégration et dans leur maintien au travail, notamment en ce qui concerne la quantité de travail à effectuer et les débordements que cela génère dans les autres sphères de vie. Entre autres, les photos commentées soulèvent la solitude vécue, les difficultés liées à l’idée de constamment changer de classe, de niveau, de collègues, d’école, voire la précarité d’emploi et de travail, ainsi que tout le travail que ces changements constants génèrent. On y voit aussi des piles de travaux à corriger, des grilles d’évaluation du comportement de certains élèves, le matériel acheté à leurs frais, le travail fait à la maison, le travail domestique réalisé dans l’école, par exemple prendre des rendez-vous familiaux, les efforts mis pour décorer les classes, pour les garder en ordre, par exemple faire du lavage à la maison pour garder des costumes propres, de même que ceux mis pour adapter le milieu aux besoins particuliers des élèves ou pour créer du contenu pédagogique intéressant, etc.

Figure 3

Autofinancer son matériel de travail

Autofinancer son matériel de travail

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Figure 4

Contrôler son corps pour l’adapter au travail

Contrôler son corps pour l’adapter au travail

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L’apport des photos commentées : approfondir l’analyse et la compréhension du travail invisible en intercompréhension

L’utilisation d’une stratégie de collecte de données complémentaire constituée de photos commentées s’emboite admirablement dans le prolongement des entretiens individuels et de groupe et s’inscrit bien dans une démarche de recherche visant à rendre visible le travail des femmes, voire des situations de travail qui demeurent souvent dans l’ombre. Appliquée au travail d’éducation préscolaire et d’enseignement primaire réalisé par des femmes, cette méthode complémentaire de collecte de données donne la possibilité aux participantes de rendre visibles et dicibles certains aspects difficiles de leur travail quotidien (salarié et domestique) qui renvoient à une réalité banale et ordinaire, une réalité qu’on ne voit presque pas, puisqu’elle se définit justement par cette invisibilité : s’occuper des autres est une tâche vieille comme le monde (Laugier, 2009).

Une contribution importante de la méthode complémentaire de collecte de données que constituent les photos commentées est que celles-ci favorisent la formulation vivante, affectée, engagée et subjective de connaissances, s’inscrivant en continuité avec la perspective de la psychodynamique du travail (Dejours, 1980). Ainsi, en amenant la participante à s’engager dans le processus de production de connaissance par l’action de sélectionner une situation de travail, de la prendre en photo pour ensuite la décrire et l’envoyer à la chercheuse, la participante s’engage activement dans la coconstruction des résultats. Combinée aux entretiens individuels et collectifs, cette diversité de données confère une grande richesse empirique. De fait, la combinaison de ces stratégies de collecte de données permet d’aller au-delà du discours en donnant accès à certains aspects du travail qui sont moins socialement acceptables ou non conscientisés par le sujet.

Ainsi combinée, la stratégie de collecte de données s’est avérée un outil précieux pour appréhender le travail des femmes en éducation au préscolaire et en enseignement au primaire, notamment pour relever certaines difficultés invisibles du travail salarié et domestique, et plus spécifiquement la division des temps de travail, l’envahissement des sphères de vie, voire pour mieux cerner la mise à disposition du temps qu’exige le travail du care. Ce dispositif méthodologique s’est avéré un outil particulièrement polyvalent, transcendant certaines limites spatiotemporelles qu’imposaient les entretiens individuels ou de groupe. En ce sens, les dates et heures d’envoi des photos ont montré que les participantes ont été cognitivement engagées dans ce projet de recherche durant une période variant entre trois jours et un mois. Cette période suggère qu’elles se sont engagées à réfléchir à ce qu’elles désiraient rendre visible et expliciter. De fait, les photos ont été prises dans leur classe, dans leur véhicule, à la maison, au parc, dans les gradins d’une piscine publique, dans une salle de bain, dans leur lit en pleine nuit, etc. De plus, elles ont été prises et soumises à divers moments de la journée : très tôt le matin, aux heures de pause ou au diner, après l’école ou tard le soir, et ce, à divers moments de la semaine. Ces aspects témoignent de la capacité de la méthode à engager les participantes dans le projet de manière beaucoup plus longue et approfondie, et à obtenir des données encore plus riches lors des entretiens de groupe qui ont suivi. Par ailleurs, il semble pertinent de noter que l’intérêt de cette méthode réside moins dans la composition de la photo que dans la possibilité pour les participantes de prendre le contrôle des expériences qu’elles choisissent de rendre visibles et, plus encore, dans la possibilité de s’exprimer par l’intermédiaire du commentaire. Finalement, les résultats obtenus indiquent que cette méthode constitue une façon d’accéder à des données sur l’expérience, laquelle est moins filtrée en quelque sorte par le prisme de la désirabilité sociale dans le contexte d’un entretien.

Qui plus est, la photo commentée a permis d’aller au-delà des mots, des situations de travail indicibles. En ce sens, lorsqu’elles racontaient certaines expériences de travail en entretien, le ton de la plainte était fréquemment utilisé. Or, la photo commentée a permis d’accéder à une part de mise en visibilité de l’héroïsme, une mise en scène de ces mêmes expériences ou de nouvelles expériences auxquelles elles ont pensé à la suite de l’entretien individuel. À cet effet, certaines étaient fières de montrer certains aspects difficiles ou invisibles de leur travail. Ainsi, les photos commentées représentent un vecteur intéressant pour amener la participante à raconter ou à présenter des expériences difficiles ou invisibles au travail sous un autre angle, à mettre en mots des expériences parfois souffrantes, et ce, à son rythme, dépassant certaines limites des entretiens. L’outil même de la photo dans le contexte actuel des nouvelles technologies de la communication est central à la présentation de soi. Au-delà des mots, les images produites et les commentaires ajoutés révèlent l’intérêt porté par les enseignantes à la mise en visibilité de leurs efforts pour s’intégrer ou se maintenir au travail. L’action de sortir le cellulaire pour prendre une photo au moment même où l’expérience difficile ou invisible a lieu et en la commentant par la suite amène la participante à formuler sa pensée à son propre rythme et à modeler la façon de présenter cette expérience selon ce qu’elle accepte de rendre visible ou non. Cette stratégie de collecte de données a également permis de dépasser un premier niveau de discours, notamment au regard de la division du travail domestique, de la division du temps de travail et de l’engagement subjectif que nécessite le lien affectif à l’élève et le travail du care sur lequel il repose, et ce, afin de mieux comprendre les mécanismes de sa répartition sur les divers temps de vie des enseignantes.

En ce qui concerne plus spécifiquement les entretiens de groupe réalisés à la suite des entretiens individuels et de la collecte des photos commentées, ainsi que les traitements et l’analyse du matériau collecté, ils ont permis de peaufiner et de préciser le processus de théorisation en cours, de valider et d’interpréter en action une majeure partie des résultats, de même que de dégager de nouveaux éléments qui n’avaient pas été observés ou pas tout à fait compris par la chercheuse. À partir de questions très larges, de la présentation de certains verbatims et de certaines photos, ces entretiens de groupe ont été l’occasion de présenter, de discuter, d’approfondir et de nuancer certains aspects qui demeuraient moins bien compris par la chercheuse. Ainsi, il a été possible : 1) de discuter en groupe du processus d’insertion en emploi et l’idée d’y survivre seule ainsi que de la centralité du lien affectif à l’élève et de certaines stratégies d’adaptation qu’elle nécessite; 2) d’approfondir certains aspects du travail invisible et du déversement du travail salarié dans les autres sphères de vie; 3) de présenter et de discuter de certains aspects de l’idéologie défensive que nous qualifions de la « traversée du désert », des actes d’héroïsme qu’elle nécessite, ainsi que des espaces de délibération entre collègues, et plus particulièrement les espaces formels numériques; 4) de comparer les expériences, de les discuter en groupe, de soulever certaines convergences et divergences; 5) de prendre en compte les éléments qui ont retenu leur attention ou non; 6) de noter certains malaises; 7) de prendre en compte certaines variations entre les participantes dites à statut « précaire ».

Limites et conclusion

En ce qui concerne les photos commentées, une limite doit être soulevée concernant l’impossibilité de présenter l’ensemble des photos au groupe de participantes en présentiel afin de leur permettre de dégager ensemble certains thèmes importants de leurs expériences et d’en délibérer. Ainsi, en raison de la pandémie de la COVID-19 et de l’interdiction de rassemblements, il a été impossible de procéder à cette étape. Il n’a été possible de présenter que quelques photos lors des entretiens de groupe, les rencontres Zoom en ligne se prêtant peu à ce type d’échange. Ce contexte peut avoir réduit considérablement l’apport des photographies au regard de la construction de sens collectivement élaboré, privant d’une part de données intéressantes.

Finalement, retenons que cette stratégie de collecte de données articulée en trois temps permet aux personnes participantes de s’engager à réfléchir à ce qu’elles désirent montrer, et ce, en dehors des limites spatiotemporelles d’un entretien individuel traditionnel.