Corps de l’article

Introduction

Historiquement, l’approche du terrain de recherche est influencée par des principes hérités des Lumières, tels que les impératifs épistémologiques de « neutralité », d’une posture objective et d’une nécessaire distance entre la chercheuse[2] apolitique et son objet de recherche (Giorgi, 1994; Linstead, 1994). En effet, malgré la multiplication des recherches qualitatives et leur grandissante reconnaissance, il demeure nécessaire pour ceux et celles qui adoptent ces stratégies de recherche de se justifier par rapport à la recherche quantitative (Sandberg, 2016). Ces principes positivistes de scientificité se voient toutefois mis à l’épreuve dans des démarches ethnographiques qui se développent au cours d’engagements directs, pratiques et sensoriels avec le milieu de recherche. À ce sujet, Ingold (2014) invite à réfuter l’idée courante selon laquelle l’ethnographie, et plus particulièrement l’observation, serait une pratique exclusivement dédiée à l’objectivation et à la distanciation du monde : « Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité »[3] [traduction libre], affirme-t-il (p. 387), « car observer n’est pas objectiver; c’est s’intéresser aux personnes et aux choses, apprendre d’elles […] »[4] [traduction libre] (p. 387). Pour Ingold, il ne saurait y avoir d’observation sans un couplage intime entre la personne qui observe et ce qui est observé; ce couplage appelle à une forme d’engagement au monde qui passe par le sensible, les affects et la réciprocité.

Suivant l’invitation d’Ingold (2014), nous proposons donc d’interroger l’impératif d’objectivité et de distanciation dans la méthode de la filature, laquelle consiste, comme le terme en anglais le suggère (shadowing), à filer une personne comme son ombre au cours de ses activités quotidiennes en prenant des notes exhaustives et/ou en enregistrant ses activités (McDonald, 2005). La filature est souvent associée à une posture d’observation non participante (Czarniawska, 2018) qui sous-tend une quête d’objectivité et de mise à distance entre la personne chercheuse et ce qu’elle observe. La métaphore de l’ombre – image centrale dans l’explication et l’application de la filature – participe à ces présupposés : une ombre passive, qui bouge silencieusement, dans l’obscurité, sans déranger et surtout sans interférer dans les actions observées. Mais est-il véritablement possible d’adopter une méthode comme la filature sans s’engager avec le milieu observé, sans l’affecter et en être affecté, sans influencer le cours des actions?

Nos expériences de terrain, et celles d’autres chercheuses (par exemple Czarniawska, 2007, 2008; Gill, 2011; Gill et al., 2014) nous font croire que cette posture non participante est improbable, voire insoutenable, puisque la filature repose sur la création et le développement d’une relation intime, certains diront complice (Marcus, 1997, 2001), entre la personne fileuse et la personne filée. Cette mise en relation nous invite à reconnaitre et à valoriser une posture éminemment participante, voire engagée de la chercheuse, que la métaphore de l’ombre ne permet pas de capturer. Ainsi, nous proposons la métaphore du tissage de relations, que nous explorerons par l’entremise de quatre caractéristiques de la filature : l’intersubjectivité, la réflexivité, l’affect et le mouvement.

Dans ce qui suit, nous positionnons notre réflexion dans la littérature portant sur la filature et discutons plus spécifiquement la métaphore de l’ombre sous-jacente à cette pratique. Puis, nous expliquons la démarche méthodologique que nous avons développée pour l’écriture de cet article. Nous présentons ensuite les quatre dimensions de la filature et concluons en expliquant notre proposition de métaphore du tissage de relations.

Revue de littérature

La filature est une méthode qui implique généralement de suivre une personne au cours de ses activités et interactions quotidiennes en utilisant des enregistrements vidéos et/ou audios et/ou en prenant des notes sur le terrain (Vásquez et al., 2012). En sciences sociales, cette méthode est souvent liée à l’observation, qu’elle soit naturaliste ou plus ou moins structurée. La filature partage avec l’observation l’expérience de première main. Cependant, elle s’en différencie en prenant la métaphore de l’ombre au pied de la lettre : la chercheuse suit une personne comme son ombre, en marchant dans ses pas sur une période relativement longue, à travers ses différentes activités, pour collecter des données détaillées (Meunier & Vásquez, 2008). Cela permet à la chercheuse d’accompagner la personne filée dans ses activités quotidiennes.

McDonald (2005) distingue trois formes d’application de la filature : 1) la filature comme expérience d’apprentissage, laquelle renvoie à une stratégie pédagogique permettant à la personne observatrice d’avoir une expérience directe des différentes pratiques de travail qui l’attendent dans ses nouvelles fonctions; 2) la filature comme moyen d’enregistrer les comportements. Découlant essentiellement d’une épistémologie positiviste, cette forme de filature cherche à déterminer les comportements à partir de catégories préétablies et de manière quantitative; 3) la filature comme manière de comprendre les rôles des acteurs et actrices, ainsi que leurs visions du monde. Selon McDonald (2005), cette troisième forme de filature correspond à « une étude ancrée dans des activités »[5] [traduction libre] (p. 467) découlant d’une épistémologie subjectiviste. C’est dans cette dernière que nous inscrivons nos réflexions et nos démarches de recherche puisqu’elle prend comme point de départ les acteurs et actrices eux-mêmes, leurs interactions et le sens qu’ils et elles en font.

Vásquez souligne que la caractéristique principale de la filature repose sur la métaphore de l’ombre : « l[a] chercheu[se] suit un individu comme l’ombre suit l’objet auquel elle est attachée » (2013, p. 70). Elle propose trois types d’ombres – transparente, opaque, ombragée – pour discuter le rôle de la chercheuse et les relations avec la personne filée – qui vont de la « distance détachée »[6] [traduction libre] à la complicité (Marcus, 1997, 2001). Cette discussion l’amène à interroger le rôle des personnes participantes à la recherche selon leur degré de complicité. Ainsi, ces personnes peuvent passer d’un statut d’objet ou de sujet de la recherche à celui de collaboratrices à part entière. D’autres chercheurs et chercheuses ont aussi interrogé cette métaphore de l’ombre pour suggérer que la chercheuse-ombre et la personne filée sont beaucoup plus participantes et engagées que ce que nous laissent croire les impératifs positivistes. On peut penser, par exemple, à la métaphore de Peter Pan (Vásquez et al., 2012), à l’ombre opaque et disruptive (Bruni et al., 2004) ou encore au couple singulier (peculiar twosome) (Czarniawska, 2008) qui mettent l’accent sur la relation intime et complice entre personne fileuse et filée. Ajoutons à cela le concept de spect-acting développé par Boal (1985) et repris par Gill (2011) et la métaphore de « commissariat » (curation) développée par Gill et al. (2014) qui soulignent la participation active de la personne filée en tant qu’actrice et éditrice pouvant changer le spectacle, de même que le travail de mise en scène de la chercheuse, qui telle une commissaire, invite les autres à voir le monde à travers son regard et son expérience. De manière similaire, McDonald et Simpson (2014) suggèrent que la filature opère comme la lumière de la lampe frontale d’un casque de mineur. Lorsque la chercheuse porte ce casque et interagit avec d’autres, elle éclaire ceux et celles avec qui elle parle. Lorsqu’elle suit une personne, elle montre la voie à suivre; mais elle peut aussi éclairer d’autres sentiers lorsqu’elle tourne la tête par curiosité. Selon les autrices, ce sont à la fois la chercheuse et la personne filée qui ensemble et au gré de leur interaction décident qui ou quoi éclairer. Enfin, Aumais et Germain (2021) explorent l’espace liminaire que crée la filature autour d’un ensemble de positions relationnelles entre la chercheuse et la personne filée. Cette reformulation de la relation fileuse-filée perturbe les récits dominants et met en lumière le potentiel transformateur et émancipateur de la filature.

En continuité avec ces métaphores, nous proposons celle du tissage de relations. Cette métaphore souligne la nature relationnelle et incarnée, ainsi que le caractère transformateur de cette entreprise épistémique à deux. Autrement dit, la filature implique une approche méthodologique dite relationnelle, qu’Allen et al. (2022) définissent comme « une approche processuelle nourrissant une relation sensible aux cultures et éthiquement responsable »[7] [traduction libre] (p. 178). Cette approche met en lumière la relation entre les personnes chercheuses et les personnes participantes comme une relation horizontale, ouverte et caractérisée par le respect mutuel (Allen et al., 2022). Ce type d’approche permet de saisir l’interrelation, l’intersubjectivité et l’interdépendance des phénomènes individuels et collectifs, en adoptant des méthodes conçues pour saisir les aspects relationnels de l’objet d’étude (Özbilgin & Vassilopoulou, 2018).

Dans les pages suivantes, nous développons les quatre dimensions centrales de la filature comme tissage de relations, soit l’intersubjectivité, la réflexivité, l’affectivité et le mouvement. Mais nous décrivons d’abord brièvement la démarche méthodologique que nous avons bricolée pour l’écriture de cet article.

Brève présentation de la méthodologie

Nous avons été inspirées par l’entretien en binôme développé par Gilmore et Kenny (2015)[8]. Visant à fournir un cadre méthodologique pour mettre en oeuvre une réflexivité collaborative dans les recherches de type ethnographique, l’entretien en binôme comprend les étapes suivantes : 1) une série d’entretiens semi-structurés entre les deux personnes chercheuses visant à développer des comptes-rendus réflexifs de leur recherche. Ces entretiens sont enregistrés et transcrits sous forme de verbatims. 2) L’écoute collective des enregistrements. Au cours de cette étape, les enregistrements peuvent être interrompus pour permettre aux chercheuses de poser des questions et de faire des commentaires. On porte ici une attention particulière à la dimension émotionnelle. 3) L’identification des thèmes qui ont émergé de la première lecture du matériel empirique, la clarification des thèmes et la catégorisation à l’aide d’exemples tirés des entretiens. 4) La comparaison des thèmes émergents avec les comptes-rendus déjà publiés de chaque projet de recherche. 5) L’articulation de ces thèmes à la littérature existante.

Le dialogue entre nous s’est amorcé dans le cadre d’un atelier doctoral où nous avons été invitées à discuter de nos pratiques respectives de filature en tant que chercheuses. Tout comme Gilmore et Kenny, nous sommes parties d’un échange sur nos expériences respectives de terrain afin de réflexivement et collectivement dégager des constats, des enjeux et des défis autour de la pratique de la filature. Or, ce n’est que suite à l’atelier et en réalisant le parallèle avec Gilmore et Kenny (2015) que nous avons poursuit de manière intentionnelle la démarche de l’entretien par binôme. Ainsi, les échanges tenus lors de cet atelier, qui avait été enregistré, ont été transcrits et analysés selon les étapes proposées par ces autrices. Cela a permis de faire émerger les quatre dimensions caractérisant la filature – soit l’intersubjectivité, la réflexivité, l’affect et le mouvement –, que nous développons par la suite[9].

La filature, une démarche intersubjective

L’intersubjectivité est un concept utile pour réfléchir sur la démarche de filature. Le concept, développé d’abord en philosophie par Kant, puis repris et discuté par de nombreux travaux plus particulièrement en phénoménologie, s’articule autour de l’idée selon laquelle les humains sont des sujets pensants qui prennent en considération ou qui intègrent la pensée d’autrui dans leur propre jugement et interprétation des phénomènes. Les travaux en philosophie et en sociologie offrent des ressources pour penser la nature intersubjective des savoirs produits par une approche qui reconnait l’inéluctable engagement et la complexité de la posture de chercheuse sur le terrain.

Le travail de philosophes comme Merleau-Ponty (1945/1992), par exemple, avance que nous sommes au monde avant de réfléchir sur le monde de manière consciente. Nous avons donc un rapport incarné au monde, une présence au monde façonnée par la présence préalable du monde. Pour Merleau-Ponty, il serait illusoire d’imaginer la possibilité d’un rapport au monde qui soit non engagé; illusoire aussi, donc, l’idée que nous soyons des chercheuses observantes, non participantes, distantes du monde. Nous participons au monde et, que nous en soyons conscientes ou pas, nous avons une certaine responsabilité par rapport à lui, et ce, malgré toute volonté de neutralité que nous pourrions avoir. Consuelo évoque cette tension en lien avec cette volonté à la neutralité qui informe notre expérience du terrain :

[J]e retournais dans ma ville où j’habitais quand j’étais [au pays], et donc, je connaissais ces personnes depuis un certain temps. Et là, tout à coup, pour eux, c’est comme la Consuelo d’avant qui arrive. Ce n’est pas la Consuelo chercheuse, et à ce moment-là, moi aussi, j’étais dans une posture plus de faire de l’observation non participante. Je ne voulais pas biaiser mes données […] je me sentais extrêmement inconfortable avec ce rôle que je m’étais un peu imposé pour garder la scientificité de ma recherche (nous soulignons).

Une expérience similaire est évoquée par Nancy :

[J]e dirais, comme Consuelo l’a bien évoqué, la co-construction, c’est qu’on n’est pas seulement… moi aussi, je suis arrivée sur le terrain en me disant « posture non participante »; « je ne fais pas la même chose que les participants » et j’ai rapidement réalisé que c’était beaucoup plus complexe, ambigu et mouvant que cela (nous soulignons).

Cette idée d’engagement inéluctable que nous défendons n’exclut pas cependant la nécessité et la possibilité de prendre une distance critique, distance qui incorpore l’engagement au monde, par une dialectique, un mouvement de va-et-vient entre l’observation, le vécu et son interprétation. Dans son livre Engagement et distanciation, Elias (1983) décrit ce va-et-vient en nous invitant à considérer la mobilisation de ce bagage incarné (cognitif, expérientiel, pratique, militant) non comme des obstacles ou des limites à la recherche, mais comme des points d’appui. Le travail de terrain est le site d’une pluralité de relations (Fine, 1994) qui se tissent et se transforment entre nous et les personnes participantes et où nous nous influençons mutuellement de manière plus ou moins consciente, ce qui est générateur de travail identitaire (Cunliffe, 2003). Cela nous amène à expliciter notre positionnement, qui permet d’éclairer cette coconstruction des savoirs produits, d’informer sur le contexte de leur production comme l’évoque Consuelo dans cet extrait :

[J]’ai travaillé un peu cette idée du positionnement et de quel type d’ombre on est, pour montrer qu’il y a une espèce de gradation entre l’ombre ou la posture d’observation non participante et une posture qui est plus engagée; donc, je parlais, par exemple, de l’ombre transparente pour parler du premier cas où là, on est vraiment dans ce que Czarniawska appelle « la mouche sur un mur ». Mais attention, parce qu’on sait très bien ce qui arrive avec les mouches sur le mur [elle mime une tape à mouche qu’elle brandit dans les airs]. Bref, je trouve que cette posture est quand même difficile à maintenir, surtout quand on est là depuis une certaine durée, puis qu’on établit ces liens, et comme le disait Nancy, des fois les gens attendent de nous certaines choses; ou l’exemple que Nancy donnait « tu deviens ma conscience », on voit très bien que c’est un autre rôle qu’on nous demande de jouer.

L’extrait évoque aussi la nature complexe de ces relations qui se font et se défont, qui se transforment, et la nécessité d’adopter une réflexivité que Cunliffe (2003) qualifie de radicale afin de questionner nos suppositions intellectuelles, de reconnaitre la nature symétrique et narrative de la recherche et de procéder à l’examen de la relation avec les personnes participantes et de son impact sur la construction de la connaissance. Cela implique de reconnaitre la nature constitutive de nos conversations de recherche; la construction de théories émergentes plutôt que de vérités objectives, l’explicitation de la nature située des comptes-rendus de recherche et une conception de la vie et de la recherche comme des phénomènes en devenir (becoming) et non comme des vérités préexistantes.

La filature, une démarche réflexive

Ingrédient central des recherches qualitatives, la réflexivité se présente souvent comme un passage obligé compris comme une démarche par laquelle on se regarde (comme dans un miroir) et on s’interroge sur ses propres actes et ses propres discours (Blanchet, 2009). Cette partie de la démarche sert à assoir et à justifier nos interprétations et la production de connaissances. En ce sens, la chercheuse est appelée à être réflexive en mettant à l’épreuve « ses prétentions à la vérité, ses hypothèses sur la réalité et les façons dont se génèrent les théories »[10] [traduction libre] (Cunliffe, 2003, p. 984). C’est par autoexamen et cette prise en compte du processus de recherche que la chercheuse « honore son engagement et sa dette envers celles qu’elle étudie »[11] [traduction libre] (Gilmore & Kenny, 2015, p. 57). Bien que souvent comprise comme une entreprise individuelle (Hardy et al., 2001), des travaux ont souligné le caractère coconstruit et collectif de la réflexivité (Cunliffe, 2003). Cette réflexivité reconnait la nature intersubjective de la recherche et l’apport du « sujet de recherche » dans la construction de sens.

La filature met en exergue cette réflexivité par l’étroite et intime relation qui se tisse entre la fileuse et la filée. Czarniawska (2018) souligne d’ailleurs la singularité de ce binôme, caractérisé par une dynamique relationnelle mouvante dans laquelle la confiance est constamment mise à l’épreuve. La complicité qui se crée entre la chercheuse et la personne filée participe ainsi à coconstruire le sens de leurs actions. Poser un regard réflexif sur cette relation constitue l’une des pratiques de cadrage (framing) de la filature identifiée par Vásquez et al. (2012) qui permet de rendre compte de l’agentivité des personnes filées dans la construction des connaissances. La chercheuse peut se poser, par exemple, les questions suivantes : comment ma présence sur le terrain engendre-t-elle des pensées, des discussions et/ou des idées sur la relation entre la personne que j’observe et moi? Comment cette réflexivité joue-t-elle sur la façon dont nous nous comprenons nous-mêmes? (Vásquez et al., 2012). Ces questions peuvent même être posées à la personne filée. Lors de notre conversation, Consuelo souligne l’importance d’un retour sur l’expérience, notamment au moment des entretiens postfilature. Dans ces entretiens, on peut revenir sur des événements, par exemple, si c’est pendant une semaine ou la journée même, pour clarifier. « Mais aussi, ce qui est important, c’est de revenir sur la relation : comment on se sent, comment tu l’as vécu. Et donc, cette réflexivité est aussi une réflexivité partagée » (Consuelo, nous soulignons).

Consuelo va plus loin en affirmant que cette réflexivité partagée ne se joue pas uniquement sur le plan de la relation, mais aussi (et surtout) dans la production des connaissances :

Ça montre aussi cette dimension réflexive qui ne se joue pas uniquement dans la manière de déterminer les rôles et les relations, mais qui peut aussi être vue dans la production même de la connaissance. Je crois aussi que le shadowing, et je pense aussi [que], dans des observations de type participatives, on est beaucoup dans une coconstruction des connaissances avec les participants, et ça, des fois, on a tendance à l’oublier […].

L’oubli auquel réfère Consuelo nous ramène à un « vieux débat » au sein des sciences sociales (et de la science en général) concernant la priorisation et la légitimité – certains diront l’hégémonie des savoirs scientifiques vis-à-vis d’autres savoirs –, un débat souvent dissimulé dans des discussions autour des savoirs profanes et experts (Blais, 2006). La pratique de la filature confronte ainsi la chercheuse à sa dite expertise et à son autorité académique. De manière similaire, Gilmore et Kenny (2015) font référence à une collision entre deux mondes dans l’ethnographie organisationnelle qui sort la chercheuse de la zone de confort de l’université en la projetant dans un autre monde, celui du terrain, et, ce faisant, en la transformant.

La pratique de la filature confronte aussi la chercheuse à sa positionnalité, cette dernière étant comprise comme une dynamique intersectionnelle qui constitue l’identité en termes d’ethnie, de culture, de classe, de sexe, de genre, de sexualité, etc., et qui influence la vision du monde. Concept au coeur des approches féministes et décoloniales, la positionnalité se traduit en recherche qualitative par la prise en compte du lieu d’énonciation de la chercheuse et des implications sur la démarche de recherche et la production de savoir. L’explicitation de la positionnalité de la chercheuse doit donc être comprise comme une partie incontournable de l’exercice réflexif. À ce sujet, Cunliffe et Karunanayake (2013) soulignent que l’immersion sur le terrain demande souvent l’implication des chercheuses dans la vie des participantes à la recherche, générant ainsi un questionnement constant sur la positionnalité des premières. Les autrices proposent la notion d’espace hyphéniques (hyphen-spaces) pour mettre l’accent sur les espaces de possibilités de cette relation (voir aussi Aumais & Germain, 2021). Cette idée invite à insister non sur les frontières, mais sur les espaces de possibilités entre fileuse et filée (Cunliffe, 2003) et à apprendre à travailler dans ces espaces, dans ces marges, et à réflexivement se questionner sur la manière dont leurs présences influencent et/ou modifient les personnes et les pratiques, et vice-versa (Cunliffe & Karunanayake, 2013). Fine (1994) évoque aussi le potentiel de cet espace hyphénique entre soi et « l’autre » pour réfléchir sur la posture de la chercheuse, soulignant que la recherche qualitative produit souvent de l’altérité, en construisant l’autre à partir de la positionnalité propre de la chercheuse, sans nécessairement expliciter les conditions situées de production des connaissances. Dans notre dialogue, Nancy a soulevé l’importance d’être réflexive par rapport à la positionnalité dans la pratique de la filature :

Et aussi les autres éléments : c’est l’inévitable bagage qu’on amène dans nos choix méthodologiques, dans nos choix de quoi observer, quoi écrire, etc. Donc, toute la question de positionnalité dans les études féministes. C’est très important de réfléchir sur les relations de pouvoir : qu’est-ce qu’on amène avec nous? Quel bagage colonialiste, quels privilèges, etc. Donc, tout ça, ça met en lumière la nécessité absolue de la réflexivité dans cette démarche.

Au coeur de cette réflexion, nous retrouvons cette prise de conscience des relations de pouvoir, souvent présentées comme asymétriques et exploitantes, entre la chercheuse et la personne filée. Fine (1994) affirme d’ailleurs qu’en observant, en analysant et en représentant les activités de nos participantes, nous les colonisons et nous les distançons. Leurs voix deviennent des abstractions généralisées et généralisables. À ce sujet, Gilmore et Kenny (2015) mettent en garde contre les interprétations simplistes des dynamiques de pouvoir entre chercheuse et participante à la recherche qui ne rendent pas compte du sentiment d’impuissance des chercheuses qui s’immergent dans un environnement social inconnu. La filature pourrait, cependant, transformer ces rapports de pouvoir.

La filature, une démarche affective

L’affect, compris comme la capacité d’affecter et d’être affectée (Massumi, 1995) ou encore la capacité d’émouvoir et d’être émue, touchée, secouée, bouleversée, voire transformée par l’expérience du terrain (Ashcraft, 2021), recèle un riche potentiel analytique. Pourtant, les aspects affectifs du travail de terrain tendent à être minimisés et il demeure une sorte d’omerta autour des expériences émotionnelles des ethnographes (Brannan, 2011). Malgré un intérêt croissant pour la question des affects et sa pertinence de plus en plus reconnue[12] (Ashcraft, 2017, 2021; Beatty, 2010; Moriceau, 2016; Vásquez, 2020), les travaux académiques tendent à ignorer la nature incarnée et matérielle de l’agentivité (capacité d’agir) et les affects ne font généralement pas l’objet d’une analyse. Pourtant, les expériences sensorielles, notre corps, nos mouvements, influencent notre manière de penser, d’entrer en relation, d’appréhender l’espace. Les tendances positivistes avec leur injonction à la neutralité persistent, et ce, même dans les travaux d’inspiration ethnographiques (Van Maanen, 1988) et l’évocation des affects demeure plus souvent associée à l’émotivité et considérée comme signe de vulnérabilité, embarrassant, féminin, immature, primitif, subjectif, voire pathologique (Lutz, 1988). La filature est cependant une méthode incarnée, comme l’évoque Nancy dans notre conversation :

Van Maanen dit même que le corps est le principal instrument de recherche dans une méthode ethnographique. Le corps de la chercheuse, du chercheur. Donc, si la méthode donne, comme je disais tout à l’heure, accès aux émotions – partiellement – dans la mesure où on peut capturer celles des acteurs, mais aussi les nôtres, nos émotions, nos malaises, nos réactions. Des choses dont on prend conscience dans le feu de l’action.

L’adoption d’une posture réflexive comme discutée précédemment implique l’exploration des affects. En effet, la chercheuse est un instrument de l’enquête et cette dernière est indissociable de qui elle est (Louis, 1991, dans Brown et al., 2005). Cela n’est pas sans amener quelques défis analytiques et socioaffectifs, comme celui de négocier la sortie du terrain et les frontières de l’engagement sur le terrain (Gill et al., 2014). Certains extraits de notre conversation évoquent les affects et les émotions ressenties sur le terrain, mais aussi ceux en lien avec les relations qui se sont tissées avec les personnes participantes et les attachements qui en ont découlé. Dans ce qui suit, Consuelo évoque la difficulté émotionnelle liée au départ du terrain :

[J]’ai fait des terrains qui étaient quand même assez longs, et j’étais dans une organisation en particulier : c’est couper le lien […], mais il faut quand même considérer que ce n’est pas aussi facile que l’on croit, partir du terrain; une fois qu’on a fait ce type de démarche, parce qu’on s’attache, c’est très simple. On s’attache et on s’habitue et ça fait aussi partie de notre routine.

La filature peut avoir un impact émotionnel et psychologique considérable tant pour les chercheuses que pour les participantes (Czarniawska, 2007). Cela s’explique par sa durée en présence d’autres personnes et par la coordination et la communication que cela suppose, ainsi que par la nature imprévisible de son déroulement. Pour mieux se préparer à ces impacts liés à la nature incarnée de la méthode, Gill et al. (2014) proposent quelques pistes, parmi lesquelles figure le fait de prendre soin de soi, de bien se préparer, voire de suivre des cours sur l’aspect émotionnel des méthodes qualitatives. Cependant, « faire de la filature ne requiert pas de nier ou de désavouer ses émotions, lesquelles au contraire, peuvent être considérées comme des instruments critiques »[13] [traduction libre] (Czarniawska, 2018, p. 69). En effet, « les émotions font inévitablement partie de l’expérience de la recherche et représentent un outil pour comprendre des expériences particulières »[14] [traduction libre] (Cunliffe & Karunanayake, 2013, p. 378). Par exemple, des affects vécus sur le terrain ou perçus chez nos participantes nous signalent que « quelque chose se passe » (Moriceau, 2016, p. 86), ce qui permet de déstabiliser « les représentations que nous tenons pour acquises, ce partage des rôles qui semble naturel, ces habitudes qui paraissent aller de soi » (Moriceau, 2016, p. 86) et nous sortent en quelque sorte du flux (flow) quotidien – de l’observation et des rôles d’observatrice et d’observée, comme l’illustre cette anecdote racontée par Nancy :

La personne se met à parler de choses très lourdes dans son vécu, de la tentative de suicide de son fils. Elle se met à pleurer en réunion. Là, je me sens vraiment intruse. Je n’ai pas à être là… puis elle me regarde en racontant son histoire comme si je fais partie de la conversation. Elle m’inclut finalement dans cette conversation… donc, il y a eu plusieurs moments où j’ai eu le sentiment d’être une intruse.

Ce malaise ressenti par Nancy sur le terrain l’a amenée vers un véritable engagement puis vers une posture réflexive de son « expérience de l’expérience »[15] [traduction libre] (Massumi, 2015). Ce genre de rencontre affective peut nous amener à percevoir les subtilités, la complexité de l’expérience d’autrui, et à développer une compréhension élargie qui échappe en partie au langage et dont une méthode comme l’entretien ne saurait rendre compte. La littérature établit en effet que l’ethnométhodologie, l’ethnographie et les méthodes qui s’en inspirent (comme c’est le cas de la filature) sont à privilégier pour analyser les pratiques sociales puisqu’elles fournissent un accès aux pratiques au moment où elles se déploient (Rouleau, 2013). Il ne s’agit pas simplement de décoder, d’analyser ou de décrire les affects vécus ou observés, mais, comme l’explique Moriceau, de les expérimenter, de nous « laisser affecter » (2016, p. 90) par l’expérience qui nous transforme, par le malaise qui nous envahit, qui nous permet de mieux comprendre ce qui se passe, de faire « naitre du sens » et de nous laisser guider par cette expérience et ces questionnements.

La filature, une démarche en mouvement

Cette pratique, par son caractère particulier – le fait de suivre quelqu’un partout, mais aussi d’être en mouvement avec cette personne –, la mobilité du shadowing fait quelque chose de très différent de quand on est stationnaire; [quand] on observe des réunions, on est assis, ce n’est pas la même chose que de marcher. Vous l’avez peut-être expérimenté dans votre vie quotidienne, mais quand on prend une marche avec quelqu’un, il y a des choses qu’on se dit en marchant qui ne sont pas les mêmes que si on est assis à la table

Consuelo

Ces paroles de Consuelo, reprises de notre conversation, mettent le doigt sur une des caractéristiques centrales, et une des forces de la filature en tant que méthode d’observation : sa mobilité. La filature permet de capturer le travail et la vie de celles qui sont toujours en mouvement, déjà ailleurs, médiées par des interfaces, des plateformes et des réseaux, au rythme de l’organisation et au moment de l’organisation (Czarniawska, 2007). Toutefois, la mobilité qui caractérise la filature va au-delà du fait de se déplacer d’un endroit à l’autre. Comme l’exprime bien Czarniawska :

L’avantage de la filature est que les déplacements sont doubles – le monde et ses événements deviennent accessibles aux yeux et aux oreilles de l’observé[e] et de l’observat[rice]. L’observation est quadripartite : L’observat[rice] et l’observé[e] s’observent mutuellement, et [elles] observent tou[te]s deux ce qui se passe autour d’[elles] – comme avec un appareil photo à quatre objectifs[16] [traduction libre]

2018, p. 69

Ce double déplacement – du monde et du binôme fileuse-filée – rend difficile, voire impossible, le contrôle de ce mouvement par la chercheuse qui doit plutôt se laisser guider par la personne qu’elle file. Comme chez la flâneuse de De Certeau (1984) qui parcourt les rues de Paris, le mouvement dans la filature s’assimile à une tactique qui déstabilise de manière créative et ludique des façons de faire prédéterminées dans la recherche. C’est en ce sens qu’une négociation constante s’opère entre la chercheuse, la personne qu’elle file et le monde. Lors de notre conversation, nous avons soulevé les enjeux liés à cette négociation par rapport au terrain (accès et départ), ainsi qu’aux rôles de la chercheuse. Comme le souligne McDonald (2017), la question de l’accès au terrain ne peut être négociée de manière ponctuelle au début de la recherche. Au contraire, l’accès doit être continuellement rediscuté entre la chercheuse, la participante et l’organisation.

Donc, se préparer implique la négociation de l’accès, qui n’est pas seulement quelque chose qu’on doit faire au début pour accéder au terrain, mais une espèce de négociation continue parce qu’il se passe toutes sortes de choses au quotidien, toutes sortes d’émotions, de part et d’autre […] Au début de l’expérience, ça a été quand même relativement difficile en termes de questionnements générés par tout ça. Donc, négocier l’accès et aussi développer un lien de confiance

Nancy

Dans cet extrait, Nancy soulève le caractère continu de la négociation de l’accès dans le cadre de la filature qui s’explique, entre autres, par les imprévus et les surprises propres à la démarche ethnographique, mais aussi par la spontanéité et l’imprévisibilité des activités quotidiennes. À ceci elle ajoute le développement du lien de confiance. La manière dont la chercheuse tiendra compte des malaises, des questionnements, des inquiétudes, des inconforts et des attentes par rapport à sa présence et à la démarche de recherche façonneront la relation avec la participante, mais aussi avec les personnes qui l’entourent. L’éventail des personnes rencontrées spontanément au cours de la filature – une collègue croisée à la cafétéria, une amie qui vient prendre des nouvelles – demeure imprévisible. Certaines de ces personnes (une cliente au bout du fil, par exemple) ne sauront jamais qu’elles ont participé à une recherche. Cela pose des questions éthiques notamment en ce qui concerne le consentement libre et éclairé des participantes à la recherche, consentement que les conseils d’éthique demandent souvent par écrit, ce qui rend l’exercice encore plus difficile (McDonald, 2017). Par ailleurs, ces questions se posent par rapport au départ du terrain, comme l’illustrent les extraits suivants tirés de notre conversation :

Je trouve qu’il y a aussi comme une négociation de ce départ, à la fois pour nous, mais aussi pour les personnes qui finalement, d’une certaine manière, se sont habituées à notre présence, nous ont intégrées des fois dans leur équipe parce qu’on prend un rôle qui est plus participant, donc, à un moment donné, il faut quand même se retirer

Consuelo

La question du départ : dans mon cas, ça a été, disons, un processus qui a duré plus longtemps. Une des participantes, justement, m’a recontacté pour dire : « Écoute, ça me manque, tu étais en quelque sorte ma conscience, est-ce qu’on pourrait faire des entretiens mensuelles? » OK, donc, on a fait des entretiens mensuelles pendant six mois à sa demande

Nancy

Le caractère relationnel et affectif de la démarche de filature apparait ici comme central dans la négociation du départ. Dans le premier extrait, Consuelo y réfère en termes d’intégration de la chercheuse et d’habituation pour les participantes. Dans le deuxième, Nancy partage son expérience en montrant que la fin d’une filature peut prendre des formes et des durées différentes selon les besoins et les désirs de la personne filée et de la chercheuse. Quand et comment partir sont des questions cruciales pour la pratique de la filature, et de manière plus générale les démarches ethnographiques. Comme nous l’avons noté, l’accent porté sur l’accès au terrain et l’appareillage logistique de ce type de démarche mettent souvent sous silence la forte composante émotionnelle du départ (Gill et al., 2014; Gilmore & Kenny, 2015).

Un autre aspect découlant du caractère mouvant de la filature concerne la transformation des rôles de la chercheuse au cours de la démarche ethnographique, qui sont aussi appelés à être renégociés. Cette renégociation se joue avant tout en ce qui a trait aux perceptions et aux attentes du milieu de recherche. Dans notre conversation, Nancy partage à ce sujet quelques anecdotes de terrain qui sont très éloquentes :

J’ai compilé toutes les étiquettes qu’on m’a attribuées dans toute l’expérience; il y en avait au moins vingt. Donc, il y avait « notre chercheuse », « mon ombre », « ma conscience », donc ça alternait entre outsider et insider. […] C’est très mouvant.

[…] Il est arrivé qu’on m’interpelle et qu’on dise : « Toi, tu n’arrêtes pas de nous observer… alors là, dis-nous donc, qu’est-ce que tu notes en ce moment? » […] donc parfois, on m’assignait une posture d’experte et on me demandait mon avis sur les choses. Alors au début, c’était pour moi, c’était « qu’est-ce que je fais avec ça? ». C’est déstabilisant

Nancy

Ces propos de Nancy montrent bien comment les personnes filées assignent des rôles aux chercheuses qui fluctuent entre des postures de proximité et de distance selon la situation donnée, les besoins du milieu et les interprétations quant à la place et au rôle des chercheuses. Ces rôles qui parfois ne correspondent pas à la stratégie de recherche que nous avons développée ni aux impératifs d’objectivité et de légitimité que nous avons appris créent ainsi des malaises et surtout des questionnements. Ainsi, la négociation des rôles de la chercheuse se joue aussi sur le plan de ses propres attentes et interprétations sur son travail et sur la recherche scientifique. Consuelo, à ce sujet, partage une expérience de terrain qui l’a amené à requestionner son statut de chercheuse non participante :

Et d’autre part, cette demande que je sentais des fois quand ils disaient : « Mais toi, qu’est-ce que tu penses du plan de com qu’on est en train de faire? » parce que j’avais fait les coms à l’époque dans cette organisation, puis là c’était justement de renégocier ce rôle que je m’étais d’une certaine manière donné, et moi de leur dire : « Mais moi, je suis une ombre. Les ombres ne parlent pas… ». C’était ça ma réponse au début. Puis vers la fin (j’ai fait un terrain de quatre mois), je répondais au téléphone

Consuelo

Cet extrait illustre bien la transformation du rôle de la chercheuse par les relations qu’elle entretient avec le terrain, et plus particulièrement les personnes participantes à la recherche. Coffey (1999) souligne à ce sujet que les personnes chercheuses se rendent dans des terrains de recherche en tant que « soi-en-devenir » (selves-in-process) (p. 158). Ainsi, leur propre travail identitaire est pris dans ce qu’elles vivent sur le terrain, et est inévitablement façonné et informé par les autres personnes qu’elles rencontrent.

Discussion conclusive

Cet article a été animé par une interrogation de l’application et de la pertinence des présupposés scientifiques de neutralité, d’objectivité et de distanciation dans la pratique de la filature. Nous nous sommes demandé s’il était véritablement possible d’adopter une telle méthode sans nous engager avec le milieu observé, sans l’affecter et en être affectées, sans influencer le cours de l’action. La réponse que nous fournissons s’appuie sur une mise en dialogue de nos expériences de filature et de la littérature sur ce sujet : par sa nature intersubjective, réflexive, affective et mouvante, la filature se présente comme une démarche relationnelle, un couplage intime entre fileuse et filée, qui invite à un engagement ontologique (Ingold, 2014).

Or, comme nous l’évoquions en introduction, les recherches qualitatives, et plus particulièrement les démarches ethnographiques, peinent à se libérer de l’emprise de ces impératifs de scientificité hérités de la recherche positiviste (Cunliffe, 2022; Linstead, 1994; Pestre, 2013; Sandberg, 2016). Une posture qui n’est au fond qu’une façon de connaitre parmi d’autres, et qui oublie trop souvent qu’elle est le produit de rapports sociaux, d’une histoire (Piron, 2017). Dans le cas de la filature, nous avons argumenté que la métaphore de l’ombre qui sous-tend cette méthode contribue à renforcer ce positionnement dominant. Suggérant une forme d’observation sans participation par l’effacement de la fileuse (qui demeure dans l’ombre), cette métaphore réinstaure l’idée selon laquelle la subjectivité de la chercheuse doit être éliminée pour éviter les biais. Les expériences que nous avons partagées dans cet article montrent pourtant que l’essence même de la filature passe par la participation et l’engagement de la chercheuse avec la personne qu’elle file et son entourage.

Afin de s’éloigner de l’image d’une ombre passive qui, dans l’obscurité, suit une personne sans la déranger « comme une mouche sur un mur », des métaphores alternatives ont été développées. Comme il a été noté dans la revue de la littérature, ces travaux ont proposé des nuances d’ombrage pour élargir la métaphore de l’ombre. Cependant, celle-ci demeure selon nous problématique, car elle relègue au second plan ce qui nous semble être la particularité première de la filature, soit la mise en relation par et dans le mouvement. D’autres métaphores ont été proposées pour souligner cette dimension relationnelle de la filature, telles que les métaphores du binôme particulier (peculiar twosome), de la lampe du casque du mineur, du spect-acting et du dwelling. On retrouve aussi la dimension relationnelle, de manière plus générale, dans la définition d’ethnographie comme rencontre à l’autre (Rouleau, 2013). Or ces propositions ne s’attardent pas nécessairement à expliciter le vécu de cette mise en relation en termes du rapport d’altérité que la filature crée.

Dans la continuité de ces propositions et à partir des expériences et des réflexions partagées dans cet article, nous proposons une nouvelle métaphore de la filature comme tissage de relations (au pluriel). Par cette métaphore, nous voulons ancrer la nature profondément relationnelle de cette démarche de recherche dans la construction de l’altérité. À ce sujet, Aumais et Germain (2021) affirment que la filature crée un espace « d’entredeux » comme un ensemble de positions relationnelles entre la fileuse et la filée. Dans cet espace, la chercheuse sert de miroir, participant à la construction et à la déconstruction de l’identité de la personne qu’elle file, de la même manière que le regard de cette dernière sur la chercheuse transforme son identité (toujours) en devenir – l’ombre devient ombragée (Vásquez, 2013). Comme le notent les auteurs : « Si les identités et leurs différences présupposées disparaissent progressivement au fil de la relation, il s’agit de comprendre ce que cet “entredeux” produit et révèle en termes d’altérité (Jullien, 2016) »[17] [traduction libre] (Aumais & Germain, 2021, p. 16). S’attarder à la production de cette altérité demande alors de considérer le potentiel transformateur de la filature à la fois pour la personne filée que pour la personne fileuse. Plus qu’une technique de collecte de données, la filature telle que nous la définissons se constitue alors en une rencontre transformatrice : affectées par cette relation intime et dans la durée avec l’autre, fileuse et filée ne sont plus les mêmes, elles deviennent ensemble. Le fait que cette relation soit vécue transforme aussi notre objet de recherche : ce dernier devient une partie de nous qui imprègne notre relation à autrui et au monde (Aumais & Germain, 2021). Ainsi, les « construits »[18] produits par la filature sont en quelque sorte des artéfacts de la rencontre de l’autre, des relations tissées, de la dynamique, de nos voix respectives, incorporant affects, expériences antérieures, représentations de soi et coconstruction identitaire.

Par ailleurs, si nous avons retenu la métaphore du tissage, c’est aussi qu’elle évoque l’artisanat qui a été l’une des premières carrières accessibles aux femmes (avec le tricot et la broderie), mobilisant des savoir-faire dits féminins associés à la sphère domestique (Amossé, 2004). Nous trouvons intéressante l’association de genre et de pratique artisanale dans cette métaphore puisque l’artisanat fut longtemps sous-valorisé par rapport à d’autres formes d’art comme le demeurent les approches relationnelles au sein des méthodes qualitatives, malgré une indéniable transformation (les revues savantes, par exemple, continuent de prioriser des « méthodes traditionnelles » par rapport aux méthodes « plus humaines ») (Cunliffe, 2022). La littérature s’intéresse surtout à l’influence de la chercheuse sur les construits (ses biais) et relativement peu aux processus de construction identitaire qu’elle engage. En effet, si le terme shadowing réfère à la notion d’ombre, qui est désincarnée, son expérience ne l’est pas et elle engage la chercheuse dans son intégralité (Aumais, 2019). Par ailleurs, cette métaphore évoque la fabrique d’un tissu (social) à partir de milliers de fils en tension, ce qui permet aussi de souligner pour nous la nature polyvocale de la filature. En effet, comme nous l’avons discuté dans cet article, le tissage de relations de la filature met en dialogue des personnes et des réalités différentes, tout comme l’entrelacement de fils de couleurs diverses dans un tissu.

Cette métaphore, qui ouvre des possibles autour d’une épistémologie du lien (Piron, 2017), permet de sortir du schéma normatif positiviste pour reconnaitre et accueillir l’articulation entre le savoir et les conditions matérielles d’existence des personnes. À l’instar d’autres approches interprétativistes (Fine, 1994; Tillmann-Healy, 2016), la métaphore de la filature comme tissage de relations propose un dépassement des idées d’enquête désincarnée, de neutralité scientifique et de vérité universelle pour s’intéresser à des vérités relationnelles, passionnées, vécues par le moyen d’un engagement entier sur le terrain dans lequel les frontières entre nous et les personnes suivies sont mouvantes, voire s’effacent. Au lieu de « parler pour » ou même de « donner la parole » à nos participantes, nous apprenons ainsi à les connaitre et nous tissons avec elles des liens, voire des attachements significatifs et durables, nous permettant ainsi de nous engager ensemble dans une entreprise épistémique riche et stimulante.