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Introduction

Émilia Ferreiro, adepte de Jean Piaget, mentionne que ce dernier nous a conduits à abandonner l’idée que notre mode adulte de pensée est le seul légitime; il nous a obligés, écrit-elle « à prendre en compte le point de vue du sujet en développement » (Ferreiro, 2000, p. 201). Elle ajoute que cette attitude se révèle toutefois plus facile à dire qu’à appliquer de manière cohérente et systématique, car celle-ci modifie complètement la perspective de recherche et d’intervention. Elle est le contraire de la situation pédagogique habituelle où l’enseignant sait avant l’apprenant. L’adulte compétent veut apprendre comment s’y prend l’apprenant et il ne peut l’apprendre que si l’apprenant le lui apprend. Il faut que l’apprenant l’apprenne avant lui. Ainsi, l’apprenant sait avant l’adulte compétent (De La Garanderie, 2012). C’est au moyen d’entretiens avec les enfants qu’il est possible de mettre en oeuvre des pratiques de recherche et d’intervention qui se rangent du côté de cette posture épistémologique. Il est question dans ce texte particulièrement de l’entretien métagraphique auprès d’enfants et d’adolescents. Il a pour objectifs, d’une part, d’exposer différents aspects de cette méthodologie de recherche, soit ses fondements, ses avantages et ses limites, le déroulement de son utilisation et l’analyse des données en découlant et, d’autre part, de proposer en conclusion une réflexion méthodologique qui se dégage de cet exposé. Boutin (2018) indique que le recours à l’entretien favorise davantage la participation réelle du sujet au processus de collecte d’informations que le questionnaire.

L’entretien et la quête d’informations

D’après son étymologie, le terme entretien traduit une action réciproque reliant deux personnes ou plus où il y a partage d’informations : entretenir, pourvu du préfixe entre, signifie « tenir ensemble ». « S’entretenir est donc échanger [échange de paroles, année 1481], donner quelque chose et recevoir, créer du lien, de la réciprocité. Cette relation implique le respect mutuel et s’oppose à la dépendance, au respect unilatéral » (Perraudeau, 1998, p. 24). Un entretien, au XVIIᵉ siècle, est considéré comme une « oeuvre [opus] qui se présente sous forme de dialogue » (Rey, 1998, p. 1258), c’est-à-dire le produit concret d’une activité dialogique.

Traitant de l’entretien, notamment semi-structuré, Boutin (2018) mentionne qu’il est souvent utilisé dans les recherches auprès d’enfants. Il est favorable à l’assimilation, par l’enfant, de la démarche du chercheur au contexte d’une conversation. L’aspect naturel de ce contexte génère un effet positif sur le niveau de confiance et de compétence de l’enfant à l’égard de cette forme d’échange. Boutin soutient que par ce contact direct avec l’enfant, une voie des plus productives de la recherche est ouverte afin de saisir ses pensées, ses représentations ou ses émotions face à lui-même ou à son environnement.

Visées de l’entretien auprès d’enfants

L’entretien auprès d’enfants peut avoir essentiellement une visée compréhensive pour élaborer une théorie, telle la psychogenèse de l’évolution de l’écriture chez Ferreiro, ou encore une visée compréhensive et pédagogique dans la perspective de soutenir l’apprentissage de l’enfant, voire de remédier à certaines difficultés, comme l’a pratiqué par exemple Antoine De La Garanderie. Dans le présent texte, l’objet d’intérêt concerne particulièrement l’utilisation de l’entretien dans une perspective de recherche.

Une démarche clinique

Gaté (2000) indique que l’entretien auprès d’enfants relève le plus souvent d’une démarche clinique. À travers une relation personnelle nouée avec le sujet, au moyen de méthodes qualitatives qui lui paraissent pertinentes, le chercheur procède à un examen approfondi d’un cas individuel en situation. Cette démarche conduit généralement à la formulation d’un « diagnostic » du cas considéré.

Pour Van der Maren (2014), dans l’entretien de recherche de nature clinique, il s’agit de demander au sujet d’exprimer les perceptions qu’il a de son action ou de son état, de verbaliser son action pendant qu’il effectue une tâche particulière, et à observer ses conduites lorsqu’il est confronté à des nécessités d’actions. Le terme clinique, de source médicale (du grec klinê : lit), est utilisé pour collecter des informations sur l’état du patient en le questionnant sur ses ressentis. Appliqué à l’éducation, ce type d’entretien, pratiqué individuellement, en sous-groupe ou même en groupe-classe, vise à savoir comment l’enfant construit une notion ou résout un problème. On lui demande alors de réaliser une tâche, de résoudre un problème, et on discute avec lui pendant qu’il s’exécute (Van der Maren, 1995, 2014). L’entretien clinique a donc pour objectif « de mettre en évidence des processus par la mise en acte et par la réflexion sur ces actions dans la réalisation d’une tâche » (Van der Maren, 2014, p. 195).

Nous avons examiné trois types d’entretiens cliniques : l’entretien critique piagétien (Perraudeau, 1998), l’entretien d’explicitation (Vermesh, 2011, 2012; Vermesh & Maurel, 1997) et l’entretien introspectif (De La Garanderie, 2012, 2013). Bien qu’ils aient leurs propres spécificités épistémologiques et méthodologiques, ces trois types d’entretiens cliniques présentent plusieurs convergences : 1) ils sont réalisés avec une vision positive du sujet, une confiance dans ses capacités de développement, une écoute attentive, un souci d’apprentissage de l’autre, dans ses réussites comme dans ses erreurs ou ses réponses déviantes; 2) ils tentent de mettre en exergue des processus qui se déroulent au sein de l’action du sujet, de les comprendre, de faciliter leur prise de conscience; 3) au lieu d’utiliser un questionnaire fixe, ils utilisent la verbalisation qui évolue dans le cadre souple d’un questionnement à partir d’une activité, d’une tâche ou d’une action; 4) un accompagnateur assiste le sujet dans un climat de réciprocité; 5) l’accompagnement est souvent réalisé individuellement, mais il est possible qu’il s’exerce aussi au sein d’un sous-groupe ou d’un groupe. Ces convergences mises en évidence sont étroitement reliées aux caractéristiques de l’entretien métagraphique qui seront exposées ultérieurement dans le texte, cet entretien étant aussi de type clinique.

L’entretien métagraphique

L’entretien métagraphique représente tout un courant méthodologique voué à la production de connaissances dans le domaine de l’appropriation de l’écrit, de son développement et des défis que pose son apprentissage. Il s’agit d’une méthode de collecte de données souvent utilisée par les chercheurs. Néanmoins, peu d’écrits documentent ses fondements de même que les modalités pratiques de son utilisation. Le contenu du présent article a donc pour but de contribuer à fournir un corpus de connaissances sur cette méthodologie.

L’entretien métagraphique est un entretien qui cherche à saisir des processus et des états de connaissances associés à l’activité de l’écriture chez les enfants et à son apprentissage, pour les comprendre, les conscientiser, voire pour les développer et les améliorer. L’entretien métagraphique amène les élèves à objectiver la façon dont ils résolvent leurs problèmes orthographiques (Cordary, 2010); il donne accès à leur travail cognitif, informe sur leurs représentations du système d’écriture et permet de mieux comprendre comment ils procèdent pour écrire (Creuzet & Pasa, 2009). Les productions écrites des élèves s’avèrent insuffisantes pour mener des analyses complètes; il est alors pertinent d’adopter une méthodologie qui associe l’étude des écrits réalisés par les élèves et les verbalisations – dénommées « explications métagraphiques » (David & Jaffré, 1997; Jaffré & Ducard, 1996; Morin et al., 2014). Les explications ou commentaires métagraphiques sont

les explications, libres ou sollicitées, que donnent les enfants pour justifier leurs options graphiques; ils fournissent des indices externes du raisonnement métalinguistique produit lors de l’écriture. Ces commentaires peuvent accompagner les productions, ou les précéder, mais d’une façon générale ils sont énoncés après la production, lors d’un entretien prévu à cet effet

Jaffré, 2003, p. 67

L’analyse croisée des écrits et des verbalisations associées par les scripteurs pour justifier leurs choix graphiques fait apparaitre une variété de procédures mobilisées pour écrire et l’élaboration de plus en plus aboutie de leurs verbalisations métagraphiques. Ainsi, ils développent leur compétence métalinguistique, c’est-à-dire la capacité à adopter une attitude réflexive pour analyser des faits de langue (Mauroux, 2018).

Entretien métagraphique et verbalisations d’élèves : pertinence, validité et problèmes rencontrés

Notre intérêt pour l’entretien métagraphique et les verbalisations d’élèves nous a conduits à porter attention à leur pertinence, leur validité et aux problèmes que peuvent engendrer leur utilisation en recherche.

Pertinence

Nombre de chercheurs revendiquent la nécessité de s’intéresser au sujet scripteur, au sein d’entretiens pour nous montrer ce qu’est l’apprentissage du lire-écrire :

C’est en observant comment s’y prennent des enfants pour (s’)apprendre à lire et à écrire, en les regardant en train d’essayer de comprendre et de produire des messages écrits qu’on parviendra le mieux à apprendre les mécanismes et l’évolution de l’acquisition-appropriation du langage écrit

Chauveau & Raymond, 1993, p. 19

Hassan (2004) mentionne que le sens que les élèves donnent, par l’intermédiaire du discours relatif à leurs actions, est constitutif de ces actions. Ainsi, le discours de l’enfant est essentiel pas seulement pour son potentiel informatif sur sa démarche d’écriture, mais aussi pour le fait qu’il donne sens à sa réalisation, grâce à l’échange avec l’adulte et à l’intérêt que ce dernier lui porte. Ce sens devient un facteur positif dans la continuité des apprentissages. Pour Parent et Morin (2009), l’utilisation des explications métagraphiques en recherche s’avère impérative pour saisir et comprendre l’ensemble complexe et hiérarchisé de procédures inhérentes au développement du système d’écriture où à la fois des stratégies sont explicitées et des processus sont progressivement intériorisés pour devenir ensuite une infrastructure de compétences linguistiques.

L’analogie avec l’apprentissage en mathématiques semble judicieuse pour saisir la pertinence des commentaires des élèves relatifs à la réalisation d’une tâche. Dans ce domaine, résoudre un problème sans formuler un raisonnement est impossible et il importe d’inviter l’élève à expliciter ce raisonnement. Ainsi, un fort consensus existe en ce qui a trait aux mathématiques, particulièrement sur l’importance d’exiger de l’élève qu’il produise des traces explicatives; « les consignes sont régulièrement ponctuées d’un “justifie ta réponse” ou bien un espace est clairement identifié pour laisser apparaître les calculs et autres recherches » (Geoffre, 2014, p. 1004). En ce qui concerne l’acquisition de la langue écrite, c’est comme si la réflexion sur la langue n’était pas essentielle.

À l’instar des problèmes à résoudre soumis aux élèves en mathématiques, ce sont de véritables situations de résolution de problème qui leur sont offertes en écriture.

En commentant et en expliquant les procédures qu’ils mettent en oeuvre dans leurs écrits, les jeunes scripteurs expriment qu’ils sont disposés à comprendre et à utiliser ces procédures phono-sémio-morphographiques, à s’en servir systématiquement et de manière plus ajustée dans de nouveaux écrits

David, 2008, p. 180

Ainsi, les verbalisations métagraphiques sont au fondement de la description de l’acquisition de l’orthographe; du coup, elles éclairent les fonctionnements de la langue, les problèmes que son apprentissage pose aux élèves et les contrôles que ceux-ci exercent sur leur production. Par leurs verbalisations, le cheminement cognitif des élèves qui apprennent le langage écrit est renseigné. Par ailleurs, si les observations sont répétées, les élèves tirent quand même profit de ces verbalisations qui à l’origine n’ont pas de visée d’apprentissage (Cogis & Ros, 2003).

Validité

On doit, certes, s’interroger aussi sur la question de la validité scientifique des entretiens cliniques pour solliciter des verbalisations chez les élèves. Pour Van der Maren (2014), ce n’est que par l’examen attentif des protocoles de réalisation de ces entretiens que leur validité peut être confirmée ou infirmée. L’objectif alors consiste à vérifier, entre autres, si l’adulte qui interroge l’enfant n’a pas induit ses réactions et s’il a été en mesure de maintenir une discussion intelligente et intéressante pour lui. C’est la condition : sans son respect, aucune garantie à propos du statut à accorder aux données ne peut être obtenue.

À la suite de l’examen de certains écrits traitant de la valeur scientifique de la parole des enfants dans le cadre d’entretiens de recherche (tels ceux de : Assor & Connell, 1992; Dubois & Horvath, 1992; Stone & Lemanck, 1990), Boutin (2018) conclut que les verbalisations de l’enfant, quoique différentes de celles de l’adulte, peuvent être considérées comme égales à ces dernières pour ce qui regarde la fiabilité et la validité.

Cordary (2010) explique que le choix de s’intéresser au sujet apprenant et à ses explications ne fait cependant pas l’unanimité : peut-on se fier à des verbalisations d’élèves, et le chercheur qui procède ainsi ne court-il pas le risque de se fonder sur des affabulations? Même si l’élève interrogé reconstruit l’expérience qu’il a faite au moment où il écrivait, il n’en reste pas moins vrai que son discours est une source d’information sur son aptitude à conceptualiser les faits de langue qu’il évoque et qu’au bout de quelques séances, la précision des commentaires fournit de précieuses informations sur les compétences orthographiques. C’est la confrontation des multiples réponses au cours d’entretiens métagraphiques qui permet de vérifier l’état de conceptualisation du scripteur : quand bien même il le voudrait, ce dernier ne dit jamais absolument n’importe quoi et, à partir d’un certain seuil atteint dans la collecte des entretiens, on voit se dessiner nettement des lignes de force. Les explications fournies font apparaitre des stratégies récurrentes dans les tentatives faites par les élèves pour s’approprier le fonctionnement de l’écrit.

Comme évoqué ci-haut, c’est l’appariement des commentaires et des textes écrits qui permet d’inférer des cheminements cognitifs (Cordary, 2010; Jaffré, 1994). C’est cette double dimension qui donne la possibilité d’accéder au monde cognitif du sujet : les erreurs, loin d’être des « fautes », sont la manifestation visible d’un état de connaissance, et les commentaires faits par les élèves manifestent l’état de leur conscience métalinguistique.

Problèmes rencontrés

Si interroger l’élève qui réfléchit à voix haute devant nous conduit sur le chemin de sa pensée, plusieurs problèmes matériels et organisationnels guettent les chercheurs qui se lancent dans cette aventure de s’entretenir avec des enfants. Fialip-Baratte (2004) a relevé plusieurs de ces problèmes, particulièrement en ce qui a trait à des entretiens avec de jeunes enfants de la maternelle. Un premier problème est la difficulté de trouver un milieu et un moment calmes et propices aux entretiens dans une école. Le manque flagrant de place dans la plupart des écoles et la vie scolaire en classe et même à l’extérieur de la classe, qui ressemble à celle d’une fourmilière, laissent peu de lieux et de moments privilégiés pour interroger les enfants. D’autres problèmes se manifestent, cette fois au cours du déroulement des entretiens. Lorsqu’interrogés en petits groupes ou en groupe, les enfants peuvent avoir du mal à rester calmes; aussi, comme les enfants sont témoins des réponses des uns et des autres dans ces situations, cela peut provoquer chez certains un effet de contamination des propos. Toujours dans le cadre d’entretiens avec de très jeunes enfants, Fialip-Baratte indique par ailleurs un écueil dont les chercheurs doivent se préserver, à savoir « le vouloir faire dire à tout prix », lorsqu’ils font face au silence de certains enfants : « Il faut au contraire “laisser dire”. C’est souvent au travers de propos, considérés d’abord comme “hors sujet”, que le chercheur […] pourra saisir des bribes de sens supplémentaires » (Fialip-Baratte, 2004, p. 16).

Une précurseure : Émilia Ferreiro

Ferreiro est sans contredit celle qui a ouvert la voie à tout un ensemble de pratiques d’entretiens de recherche auprès des jeunes dans le domaine du développement et de l’apprentissage de l’écrit. Son rattachement aux principes fondamentaux du cadre psychogénétique piagétien est évident et explicite. Elle a modifié la perspective de recherche pour passer du « comment enseigner l’écriture aux enfants? » à « comment les enfants apprennent-ils à écrire? ». Selon elle, les choses évidentes ne pouvaient pas être observées

simplement parce qu’on demandait à l’enfant d’écrire ce qu’on lui avait appris, au lieu de lui demander d’écrire ce que, précisément, on ne lui avait pas appris. Ce léger ajustement a totalement modifié la situation

Ferreiro, 2001, p. 139

Dans la conception constructiviste piagétienne, le sujet qui apprend est un sujet actif, qui construit, non pas actif au sens où il fait plein de choses, mais actif au sens où il est constamment en train d’organiser et de réorganiser ses schèmes assimilateurs (Ferreiro, 2001). Ainsi, l’enfant qui apprend est une personne qui théorise, c’est-à-dire qu’il ne reçoit pas l’information déjà élaborée, toute faite, il la structure par lui-même. Cette posture épistémologique implique une visée théorique et pédagogique : comprendre que l’enfant connait des choses et reconnaitre que ce qu’il apprend dépend beaucoup de lui, et pas seulement de ce que l’adulte lui apporte.

Il s’agit de réintroduire, au premier plan, le sujet actif, intelligent et créateur, celui qui construit pour comprendre, celui que Piaget nous a permis de voir à l’oeuvre dans d’autres domaines d’apprentissage […] Un sujet qui assimile pour comprendre, qui doit créer pour assimiler, qui transforme ce qu’il apprend petit à petit, qui construit son propre savoir pour s’approprier celui des autres

Ferreiro, 2000, p. 64 et 67

La méthode clinique d’investigation de Ferreiro repose sur le respect intellectuel de l’enfant :

Si l’on considère vraiment l’autre comme un être pensant, si l’on accepte le fait qu’il pense différemment, d’une façon irréductible à la nôtre, on doit obtenir de lui qu’il nous aide à comprendre son mode de penser

Ferreiro, 2001, p. 139

Ainsi, l’enfant devient un véritable partenaire intellectuel qui est en mesure de révéler ce que l’écriture représente pour lui, comment il la conçoit, comment il l’interprète, comment il interagit avec elle et comment il parvient à se l’approprier.

Creuzet et Pasa (2009), qui se sont intéressées à la démarche de Ferreiro, indiquent que cette dernière a repris la technique de l’écriture inventée (invented/creative spelling) – aussi nommée écritures approchées, écritures provisoires, orthographe inventée – des Américains Chomsky (1971) et Read (1971, 1986) en demandant à des enfants hispanophones de produire par écrit des mots et des phrases qui ne leur ont pas été enseignés. C’est par l’analyse des écrits produits et des entretiens cliniques qui les ont accompagnés que le travail cognitif fourni par des enfants dans cette situation a pu être approché afin de procurer des renseignements sur leurs représentations du système d’écriture.

La longue expérience de Ferreiro l’a conduite au constat suivant : les enfants acquièrent le statut de partenaires intellectuels et se montrent coopératifs seulement dans la mesure où l’adulte les traite comme des sujets qui pensent, un adulte qui cherche véritablement à comprendre leur façon de penser (Ferreiro, 2001).

Dans la foulée des travaux de Ferreiro

Dans la poursuite des travaux de l’équipe de Ferreiro en langue espagnole, nombreuses sont les recherches en langue française qui se sont consacrées à l’étude des processus de développement en écriture et des stratégies déployées par les enfants à l’âge préscolaire et au moment de leur entrée dans l’écrit, soit avant son enseignement formel. David nomme « autographie » cet « ensemble de pratiques permettant aux élèves d’écrire directement et de manière autonome des écrits, sans autre médiation que le recours à leurs propres habiletés scripturales et connaissances linguistico-graphiques, plus ou moins affirmées ou tâtonnantes » (David, 2008, p. 180). Ces pratiques sont opposées à certaines autres qui se limitent à la copie de lettres, de mots ou de phrases. David (2008) indique que plusieurs travaux de recherche dans les années 1990 et 2000 ont vu le jour tels ceux de Besse (1990), de Fijalkow et Fijalkow (1991), de Jaffré (1992), de David et Jaffré (1997), de David (2003), de Morin (2004, 2005) et de Montésinos-Gelet et Morin (2006). Il précise que ces travaux ont permis d’étudier, comme l’a fait Ferreiro, les conceptualisations de l’écrit que les enfants élaborent à l’aide de l’écriture inventée accompagnée d’entretiens métagraphiques. Ces conceptualisations ont comme retombée possible de soutenir les praticiens (Cogis & Ros, 2003) et de permettre des interventions pédagogiques davantage adaptées à l’apprenti lecteur/scripteur (Parent & Morin, 2005). Par la suite, d’autres études (Arseneau & Lefrançois, 2019; Boisvert & Boyer, 2019; Chaussé, 2019; Cogis, 2020; Giguère & Aldama, 2019; Le Levier et al., 2018; Marin et al., 2015; Ouellet et al., 2014) se sont intéressées à l’appropriation de l’écrit chez les élèves du primaire et du secondaire, qui cheminent en classe ordinaire ou en adaptation scolaire, de la même manière afin d’augmenter le corpus de connaissances, soit en combinant les productions écrites des élèves et les verbalisations à leur égard, dans le cadre d’entretiens métagraphiques.

Des entretiens métagraphiques à propos d’objets de recherche variés

Différentes composantes de l’écriture peuvent être abordées lors d’entretiens métagraphiques. Chez les enfants qui font leur entrée dans l’écrit, on s’intéresse souvent à la relation phonème-graphème, à la syllabe ou au mot (Besse, 1990; David, 2003; Jaffré, 1992; Mauroux, 2016; Morin, 2005). Chez les élèves plus âgés, on s’intéresse parfois à des éléments généraux qui englobent des éléments spécifiques. C’est notamment le cas des recherches qui se sont intéressées à l’orthographe grammaticale qui fait référence aux différents accords (Chaussé, 2019; Le Levier et al., 2018; Marin et al., 2015; Ouellet et al., 2014). Dans celles-ci, les élèves ont, par exemple, été questionnés relativement à l’accord d’un adjectif, d’un verbe ou d’un participe passé employé avec l’auxiliaire être ou avoir, et ce, dans le cadre d’un même entretien. D’autres études choisissent de mettre l’accent sur des éléments spécifiques comme la subordonnée relative (Arseneau & Lefrançois, 2019), les verbes aux temps composés (Boisvert & Boyer, 2019), les participes passés employés comme adjectifs (Cogis, 2020) ou les homophones grammaticaux (Giguère & Aldama, 2019). Dans ces dernières, seul l’élément étudié a fait l’objet de questions amenant l’élève à expliquer ou à justifier son raisonnement. Bref, à la lumière des recherches recensées, on constate que différents éléments associés à l’écrit peuvent être abordés lors d’entretiens métagraphiques. Ceux-ci sont toutefois souvent en lien avec l’orthographe lexicale et grammaticale. Ils sont choisis dans le but de répondre aux objectifs de la recherche.

Conduire des entretiens métagraphiques : quelles attitudes? Quelles procédures méthodologiques?

L’emploi de l’entretien métagraphique exige l’adoption d’attitudes de nature compréhensive de la part du chercheur et la mise en oeuvre de procédures lui permettant d’amener le scripteur à verbaliser sur ses représentations et conceptualisations de l’écrit.

Des attitudes de la part du chercheur

Au sujet des attitudes à adopter et à développer de la part du chercheur au sein de tout entretien avec des jeunes, l’intervieweur doit se situer dans une perspective où il « est celui qui cherche à comprendre, à apprendre » (Boutin, 2018, p. 76). Plus précisément dans la conduite d’entretiens métagraphiques, Cordary (2010) ajoute qu’au cours de l’échange, il convient de s’interdire d’être trop présent pour ne pas escamoter le temps de l’explicitation au profit de la solution normée (Cordary, 2010). Cette attitude forte se retrouve également dans la démarche de Ferreiro (2001). Celle-ci soutient que si le chercheur veut que l’enfant lui explique ses idées, il doit, avant tout, le traiter comme un sujet qui pense, sinon il ne lui expliquera jamais ses idées. L’enfant acquiert ainsi le statut de partenaire intellectuel, et cela, les enfants le perçoivent très bien. Ils collaborent volontiers, du moment qu’ils se trouvent face à quelqu’un qui cherche vraiment à comprendre leur façon de penser. En dehors de ce contexte, ils se montrent rarement coopératifs. Cette posture de grande considération pour l’élève de la part du chercheur l’amène à accueillir toutes réponses, même les plus déviantes : « J’ai besoin de ton aide pour comprendre ta façon de penser. Je ne qualifie pas, d’emblée, de sottise ou de stupidité la pensée qui m’apparaît déviante… » (Ferreiro, 2001, p. 139). Ferreiro ajoute que « les réponses déviantes sont précisément les plus riches d’enseignements, celles qui nous permettent de comprendre comment les enfants pensent, avant de penser conventionnellement, et comment ils parviennent à penser conventionnellement » (Ferreiro, 2001, p. 32). Pour Chauveau et Raymond,

entreprendre un travail de ce genre suppose qu’on adopte « un certain regard » sur l’enfant en train d’apprendre : celui de psychologues comme Piaget, Vygotsky, Wallon. Cela signifie, pour nous, regarder et écouter un sujet connaissant, c’est-à-dire un enfant qui cherche, s’interroge, comprend plus ou moins bien, change de point de vue, élabore des conceptualisations nouvelles et provisoires, construit progressivement des connaissances et des stratégies

Chauveau & Raymond, 1993, p. 19, l’italique et les caractères gras sont des auteurs

Diverses pratiques ou techniques qui s’identifient à l’approche clinique semblent avoir bénéficié de l’influence des techniques de l’entretien non directif développées à partir du travail de Rogers (1984), dont la préoccupation était le développement de la personne. Un dénominateur commun les rassemble et il se décline en trois éléments essentiels, repérés par Vermersch (2011) : la notion d’attitude d’écoute, la gestion des silences pour pouvoir accompagner le sujet dans ses verbalisations propres et les techniques de reformulation, entre autres la reformulation en écho, soit simplement de reformuler une partie de ce qu’a dit le sujet, en attendant qu’il développe, qu’il apporte des précisions. Les reprises, mentionne Hassan (2004), peuvent être totales ou partielles des propos de l’enfant, et comporter des intonations interrogatives ou assertives selon l’intention visée.

À la base des attitudes à adopter par le chercheur, évoquées ci-haut, lors des entretiens métagraphiques, il y a déplacement de l’enjeu : « […] il s’agit avant tout “d’établir” l’orthographe plutôt que de la “rétablir” » (Cogis & Ros, 2003, p. 96). Selon ces derniers,

ce n’est pas un hasard si les élèves dits « en difficulté », reconnus comme sujets, s’y retrouvent. Leur activité intellectuelle propre n’est pas d’emblée disqualifiée (il y a presque toujours une parcelle de savoir dans une erreur), chacun pouvant apprécier le trajet qu’il fait

Cogis & Ros, 2003, p. 97

Procédures méthodologiques

Dans le champ épistémologique de la psychologie génétique chez Ferreiro, lequel a marqué grandement nombre de travaux en langue française subséquents, il est essentiel de s’appuyer sur la description la plus précise et fine possible de l’objet de connaissance fourni par la science en cause, ici la production écrite, et avoir la capacité de déterminer la définition ou la représentation qu’en a le sujet en développement. Ainsi, des questions englobantes et récurrentes, en amont des procédures méthodologiques particulières propres à chacune des études, doivent guider les chercheurs : « Quel genre d’objet l’écriture représente pour l’enfant? Comment la conçoit-il? Comment l’interprète-t-il? Comment interagit-il avec elle? Et, enfin, comment parvient-il à se l’approprier? » (Ferreiro, 2001, p. 76).

Étapes de l’entretien métagraphique. Une certaine variabilité dans les étapes de l’entretien métagraphique peut exister d’une recherche à l’autre, d’un auteur à l’autre, mais de façon générale, les chercheurs s’alignent sur les quatre étapes fondamentales repérées dans les travaux de Ferreiro (2000, 2001) :

  1. l’intention initiale de la production écrite. Cette production peut être un mot, une phrase, par exemple. Besse (2000) précise que c’est le temps de l’élaboration d’une représentation mentale de ce qui est à marquer ou écrire, sur la base de la demande formulée à l’enfant (représentation de la tâche). Ainsi, une tâche est proposée au sujet, laquelle implique qu’il active le processus (de production écrite) que le chercheur cherche à mieux connaitre (Van der Maren, 1995);

  2. le processus même de production de l’écrit proprement dit par l’enfant;

  3. l’écrit produit en tant que tel;

  4. l’interprétation résultante de ce qui vient d’être produit par écrit (l’écrit terminé), selon le point de vue de l’enfant, par la parole et par le geste du doigt (étape du questionnement par le chercheur).

Rappelons qu’il est aussi possible de questionner l’enfant avant (sur ce qu’il anticipe) ou pendant qu’il écrit (ce qu’il est en train de faire). Il est toutefois plus fréquent que les questions soient posées après comme ce qui est mentionné dans les étapes ci-dessus.

À propos des entretiens cliniques en général, Van der Maren (2014) apporte la précision suivante qui s’applique aux entretiens métagraphiques : avant l’entretien, minimalement de manière hypothétique, le chercheur doit être en mesure de savoir quelles actions de la part du sujet sont de bons indices de tels ou tels processus, et quelles tâches suscitent les actions qui expriment des processus à propos de l’objet singulier de recherche et des questions formulées. Il doit avoir une maitrise de l’ensemble des relations « tâche – processus – actions », du domaine de recherche (le développement de l’écrit en ce qui nous concerne), qui lui permette, au cours de l’entretien, de passer d’une tâche à l’autre sans avoir besoin d’une pause pour y réfléchir.

Le questionnement – formulation des questions. La qualité du questionnement de la part du chercheur à l’endroit de l’enfant (ou de l’adolescent) est à la base de la qualité des données recherchées. « Il faut poser des questions qui ne soient pas trop suggestives mais que l’enfant, en même temps, puisse comprendre. Il faut trouver la bonne façon d’interroger, ce qui est extrêmement difficile » (Ferreiro, 2001, p. 40). À propos de l’entretien d’explicitation, Vermersch (2012) indique que le chercheur doit avoir la préoccupation de ne poser qu’une seule question à la fois, de manière à orienter l’attention du sujet et de mobiliser son activité dans une seule direction et clairement, soit de lui permettre de se mettre en mouvement de répondre par rapport à ce qui lui est demandé. Ce conseil vaut assurément pour les entretiens métagraphiques, à plus forte raison avec des jeunes. Poser deux questions ou plus, risque de rendre l’enfant confus, celui-ci ne sachant pas à laquelle répondre et l’obligeant à se prendre en main pour opérer un choix par lui-même. Les questions peuvent toutefois offrir une alternative de réponse au sujet : « Quand tu écris, tu cherches les mots ou les sons? » (Hassan, 2004, p. 20). Lorsqu’une question ouverte n’amène pas l’enfant à verbaliser, offrir une alternative de réponse s’avère une bonne option pour amorcer la parole.

Hassan (2004) met l’accent sur l’importance d’éviter de suivre une grille préétablie de questions comme il est décrété de le faire dans les recherches de nature expérimentaliste. Il faut reconnaitre que le chercheur, en entretien métagraphique, est en contact avec divers enfants, une variété de productions écrites et des problèmes différents qui peuvent se poser d’un enfant à l’autre. Elle ajoute qu’une unité thématique peut être présente dans les questions qui interrogent la démarche d’écriture du sujet, soit « comment fais-tu pour écrire X? », ou les raisons d’une absence de production, par exemple, ou des demandes de définitions, comme cette question : « C’est quoi une phrase? » (Hassan, 2004, p. 20). Par ailleurs, comme cela a été fait dans la recherche de Boisvert et Boyer (2019), il est possible d’analyser l’écrit produit par l’élève en amont afin de sélectionner à la fois des éléments qu’il réussit et des éléments qui semblent problématiques à partir desquels poser des questions. En plus de permettre à l’élève d’être à l’aise et de verbaliser certaines connaissances plus facilement, cette façon de faire permet de documenter de potentielles fausses réussites.

Puisons dans l’étude de Pasa et al. (2006) afin de donner un exemple de questionnement correspondant aux principes évoqués ci-dessus. La recherche visait à examiner comment des enfants d’une ville française (N = 115 enfants de grande section maternelle, âgés de 5 et 6 ans, issus de 6 classes) procèdent en situation d’écriture inventée, en considérant tant le nombre de lettres produites pour chaque mot que les unités orales auxquelles ces lettres correspondent. Les entretiens individuels métagraphiques ont servi à mieux comprendre les éventuelles variations dans les traitements mis en oeuvre par les élèves. Ils ont permis d’expliciter les conceptualisations sous-jacentes à une écriture unitaire (une lettre = une syllabe). Plus précisément, par ces entretiens, les chercheurs ont pu voir si une écriture unitaire relève d’une conceptualisation syllabique ou d’une conceptualisation partielle, constituant en fait une réponse pseudosyllabique, à savoir que l’enfant n’a produit qu’une lettre pour coder la syllabe, tout en sachant que son traitement est incomplet.

L’observateur montrait à l’enfant une planche à dessin qui représente « une forêt magique » puis énonçait la consigne suivante :

Je te présente ma forêt magique, tous les animaux de la forêt portent des prénoms comme toi et moi. Alors, tu vas retourner une carte et tu vas me dire le nom de l’animal. Par exemple, celui-ci est un éléphant. Je vais te dire qu’il s’appelle Toctoc et tu vas écrire : Toctoc est un éléphant

Pasa et al., 2006, p. 91, l’italique est des auteurs

L’enfant était ensuite invité à répéter la phrase avant de commencer à écrire afin d’avoir l’assurance qu’il n’avait effectué aucune transformation du message.

Après l’écriture de chacune des six phrases proposées à l’enfant, l’entretien métagraphique suivait. Pour ce faire, le chercheur pouvait formuler diverses demandes à l’enfant, comme lui faire relire une partie ou l’ensemble de son écrit, puis :

  • Lui demander de cibler un mot, par exemple : « “Montre-moi où tu as écrit ‘crapaud’, [d’]isoler la première syllabe du mot puis faire signaler ce qui y correspond dans le segment écrit (“Qu’est-ce que tu entends au début de crapaud?,Montre-moi où tu as écrit [kra]”) » (Pasa et al., 2006, p. 92, l’italique est des auteurs et les caractères gras sont de nous afin de mettre davantage en exergue les questions et leur forme).

  • Vérifier si sa production est satisfaisante de son point de vue. Par exemple, à l’enfant qui montre A pour [kra] : « “C’est bon, tu as tout écrit?”, “Dans [kra] tu n’entends que le A? » (p. 92).

  • Faire commenter une écriture différente de celle que l’enfant a produite qui contient un nombre différent de graphies, par exemple : « “Regarde, un petit garçon a écrit ‘crabe’ avec ces lettres [AB], tu en penses quoi?” » (p. 92).

  • Lui « demander si un adulte écrirait de la même manière (ex. “Penses-tu que ta maîtresse écrirait ‘crabe’ comme ça?”) » (p. 92).

À travers cet exemple, on constate que les questions ont été réfléchies avant l’entretien et elles ont été formulées dans le but d’amener l’enfant à verbaliser en lien avec sa conceptualisation syllabique, ce qui constitue l’objectif de la recherche. Toutefois, dépendamment de ce que l’enfant a produit, l’expérimentateur doit adapter, en cours d’entretien, les questions formulées. Il doit aussi ajouter des questions de relance afin d’amener l’enfant à développer sa pensée, à préciser certains éléments, à donner des exemples pour illustrer ses propos, etc.

La réalisation d’un entretien métagraphique auprès d’un enfant ou d’un adolescent constitue un défi puisqu’il exige que différents éléments soient considérés afin d’assurer le bon déroulement de la rencontre et de recueillir des données qui permettent de bien répondre à l’objectif de la recherche. Différents éléments en ce sens ont été évoqués dans cette partie. Dans la suivante, il est question de l’analyse de ces données.

L’analyse des données issues d’entretiens métagraphiques

Force est de constater que les chercheurs donnent souvent peu d’informations dans leurs publications sur les méthodes d’analyse utilisées des corpus de données cumulées au moyen d’entretiens métagraphiques. Le lecteur doit donc souvent faire l’effort de décoder, globalement, comment le chercheur a opéré dans sa démarche analytique des données. Les informations explicites dans les écrits ou celles que nous avons pu décoder montrent que les verbalisations métagraphiques peuvent faire l’objet d’une analyse qualitative, d’une analyse quantitative, ou encore d’une analyse mixte (qualitative et quantitative). Des exemples de ces méthodes d’analyse sont exposés ci-dessous.

Exemples de méthodes d’analyse

La recherche de Parent et Morin (2009) avait pour objectif de mieux comprendre l’évolution, au cours de trois moments de l’année scolaire, des stratégies utilisées et verbalisées en lecture-écriture chez des élèves en première année du primaire. Une partie du matériel constitué de verbalisations métagraphiques a été soumise à une analyse quantitative au moyen d’une grille qui a permis de les comptabiliser. Cette grille d’analyse comprend deux types de commentaires : métalinguistiques et métacognitifs. Les commentaires métalinguistiques correspondent aux dimensions phonogrammique (les correspondances graphophonologiques), morphogrammique (p. ex. la prise en compte des indices morphologiques à l’écrit) et logogrammique (p. ex. les connaissances liées aux signes diacritiques comme les accents). Les commentaires métacognitifs, quant à eux, se subdivisent selon les cinq catégories suivantes : mémorisation, analogie, évaluation, référence à une stratégie enseignée et évitement.

David (2008) souhaitait pour sa part comprendre les stratégies mises en oeuvre et les procédures déployées par des élèves de 5 et 6 ans lors de leur première acquisition de l’écriture. Bien qu’il n’ait pas fourni d’explications sur la méthodologie d’analyse qu’il a utilisée pour comprendre ces stratégies à travers les verbalisations métagraphiques, les résultats exposés, illustrés par divers extraits des échanges chercheurs-élèves, laissent supposer une analyse essentiellement qualitative des données, dans une logique typiquement inductive (Savoie-Zajc, 2018).

De leur côté, Pasa et al. (2006) voulaient examiner comment des enfants âgés de 5 et 6 ans procèdent en situation d’écriture inventée, en considérant tant le nombre de lettres produites pour chaque mot que les unités orales auxquelles ces lettres correspondent. Les verbalisations métagraphiques issues des entretiens ont fait l’objet d’une analyse mixte. Pour l’analyse quantitative, les structures syllabiques ont été codées en les répartissant en quatre catégories : 1) l’enfant justifie la lettre comme étant la seule traduction possible de la syllabe; 2) l’enfant effectue une analyse phonétique de la syllabe, mais ne parvient pas à la coder de manière exhaustive; 3) l’enfant effectue une analyse phonémique de la syllabe et réussit à extraire deux des trois phonèmes qui la constituent; 4) l’enfant effectue une analyse phonémique de l’énoncé. Pour l’analyse qualitative, les auteurs se sont intéressés en particulier à la façon dont les enfants utilisent les différents traitements et les justifient. Pour écrire la première syllabe de marmotte (CVC : consonne – voyelle – consonne), les auteurs donnent l’exemple d’une élève, nommée Soraya, qui effectue un traitement phonémique partiel.

Dans un premier temps, la lettre M est la seule utilisée pour coder la syllabe. Soraya justifie ce traitement phonémique partiel en commentant : « Je crois qu’il faut d’autres lettres. » […] Puis, lors de relecture de son écrit, elle donne une seconde justification. Elle précise ne pas avoir écrit la syllabe [mar], mais le phonème [m]. En disant cela, elle montre une seconde fois que la lettre M traduit bien un phonème et non une syllabe

Pasa et al., 2006, p. 95

Boisvert et Boyer (2019) ont pour leur part souhaité étudier, à l’aide d’un devis multicas, les représentations grammaticales relatives aux temps composés d’élèves de 1re secondaire (11-12 ans). Pour ce faire, elles ont fait appel à une analyse qualitative qui a permis de créer un portrait grammatical pour chaque élève. À partir de ces portraits, elles ont pu effectuer des comparaisons permettant de dégager, entre autres, des tendances ou des divergences à l’égard de l’utilisation ou non de stratégies (par exemple à/avait et vendre/vendu).

Enfin, Arseneau et Lefrançois (2019) souhaitaient documenter l’évolution dans les habiletés métalinguistiques d’élèves de 3e secondaire (13-14 ans) liées à la phrase subordonnée relative à la suite d’une intervention fondée sur les interactions verbales. Dans cette étude, les « séquences métagraphiques » ont fait l’objet d’une analyse quantitative à l’aide d’une grille de codification. À titre d’exemple, les types d’explication permettant de justifier l’emploi du pronom relatif pouvaient être classés (comptabilisés) dans les sous-catégories suivantes : explication syntaxique, explication sémantique, explication liée à l’orthographe grammaticale, explication liée au jugement grammatical, explication d’un autre type, absence d’explication.

Une tâche complexe

La question de l’analyse des données collectées au sein d’entretiens métagraphiques constitue un objet de grand intérêt pour Hassan (2004, 2010) dans la foulée de sa thèse de doctorat sous le titre Manier et apprendre l’écriture : réflexions sur l’entrée dans l’écrit de jeunes enfants (Hassan, 2002). Suivis d’une tâche d’écriture libre de mots et de phrases et d’une autre de dictée de mots, les entretiens qu’elle a conduits avec des enfants de 6 et 7 ans dans sa recherche doctorale ont mis l’accent sur l’explicitation de la démarche d’écriture de mots. La question « comment tu as fait/comment tu fais pour écrire X? » (Hassan, 2004, p. 18, l’italique est de l’auteure) visait à faire verbaliser par l’élève ses procédures orthographiques. Cette question donnait lieu à des reformulations et des relances successives sous formes variées. Dans les mêmes entretiens, il a aussi été demandé à l’élève de fournir une définition ou une différenciation des notions de « mot » et de « phrase ».

La chercheure souhaitait décrire et expliquer le problème de la discordance qui peut se produire dans certains cas (ou de non-équivalence) entre des données graphiques d’une part, et verbales, d’autre part, entre le procédural et le déclaratif, cela en analysant les entretiens métagraphiques non plus du seul point de vue informatif des explications fournies par les enfants, mais dans leur dimension dialogique adulte-enfant. Hassan (2004) mettait l’accent sur le fait que les aspects relatifs à l’interaction chercheur-sujet et aux mouvements dialogiques dans ce type d’entretien sont rarement un objet d’attention de la part des chercheurs-analystes, bien qu’ils aient une influence importante sur l’interprétation des propos de l’enfant, particulièrement quand il s’agit d’évaluer ses connaissances et ses conceptualisations.

L’entretien de recherche est d’abord au service du chercheur. Cette remarque, loin d’être anodine, donne toute sa légitimité à une analyse dialogique des entretiens qui rend compte autant que possible de l’implicite du chercheur et des effets de son discours sur de jeunes enfants peu habitués à la posture méta

Hassan, 2004, p. 19

En revisitant les données de sa thèse, l’auteure a dégagé des éléments de réflexion relatifs à une nouvelle orientation pour les analyses des données collectées au moyen d’entretiens métagraphiques. Hassan (2010) indique que l’analyse d’entretiens métagraphiques est une opération complexe au cours de laquelle le chercheur peut rencontrer divers écueils. Elle mentionne, entre autres, que « les relations entre ce que fait un enfant à un moment donné, le savoir qu’il possède et son discours sont complexes, notamment parce que le faire et le dire se situent dans des temporalités différentes » (Hassan, 2010). Dit autrement, ce que dit l’enfant, lorsqu’il est questionné après l’activité d’écriture, n’est pas la trace de son activité intellectuelle au moment où il était confronté à la tâche. Il s’agit d’une trace, bien sûr, mais une trace qui est inscrite dans un autre temps, séparée du temps de production. Le passé demeure passé bien que par le présent, le sujet tente de le mettre en mots. Le présent peut modifier la représentation du passé. Ainsi, dans ce processus de rétrospective des actes, ce que dit l’élève est ancré dans le temps du discours et non dans le temps de la production. « Le dit peut donner son sens au fait. Il peut l’excéder, il peut aussi rester en deçà du fait sans l’éclairer » (Hassan, 2004, p. 21).

Hassan (2004, 2010) précise que lorsque le chercheur analyse un entretien à caractère méta comme un dialogue, il ne doit pas seulement prendre en compte les réponses de l’enfant, mais doit aussi analyser en même temps le rapport entre la production de l’enfant, le discours de l’enfant et celui de l’adulte, tout en étant attentif aux différences entre les implicites de chacun, enfant et adulte, les façons d’enchainer avec le discours de l’un et de l’autre. L’exemple suivant est donné (Hassan, 2004) : la production d’Esther pour l’écriture de mots exprime une recherche d’articulation phonographique (les mots moustache, mouche, cheval et canard qui lui ont été dictés ont été écrits ainsi méhtache, mohe, hevale, sans trace de canard). Lorsque la chercheure demande à l’enfant si elle a essayé d’écrire le mot moustache par mémoire ou en pensant aux sons, elle répond : « j’ai essayé de faire par mémoire » (Hassan, 2004, p. 23). Du point de vue de l’adulte, la production de l’élève et sa réponse présentent une inadéquation. Il y a ainsi modification du statut de la réponse de l’enfant qui ne saurait être le reflet de sa démarche d’écriture. La chercheure ne sait pas ce que signifie pour l’enfant « faire ça par mémoire ». Pour la chercheure, cela est en opposition avec une analyse phonographique du mot, mais cette lecture, bien qu’exprimée dans sa question, n’en est peut-être pas une pour l’enfant. La réponse d’Esther induite par la question de la chercheure demeure obscure par rapport à ce qui la motive, sachant que « par mémoire » peut renvoyer à une intériorisation qui a conduit à la transcription du mot en question.

Par ailleurs, les réponses de l’enfant peuvent être peu élaborées; il peut avoir la capacité de saisir une idée sans qu’il ait encore assimilé la règle complexe qui permet de l’exprimer, mais il peut le faire de manière indirecte (Hassan, 2004). À ce propos, l’auteure donne l’exemple suivant : pour répondre à la consigne d’écrire trois mots, « Ha a écrit rama-maman-tata, des noms séparés par des tirets » (Hassan, 2010, italique de l’auteure). Pour l’écriture d’une phrase, elle a écrit « mama tata a il hawa, mais, cette fois, sans séparer les mots avec des tirets » (Hassan, 2010, italique de l’auteure). Ainsi elle conçoit une différence entre les mots isolés et ceux en tant que composantes d’une phrase, bien que la phrase qu’elle a écrite ne correspond pas aux normes de l’adulte. Par cet exemple, il est possible de constater le lien complexe qui peut exister entre la trace étudiée par l’adulte et les savoirs qu’il peut attribuer à l’enfant de même que la possibilité pour l’enfant de les verbaliser.

Pour Hassan, il importe donc de retenir de sa réflexion qu’il ne s’agit pas, pour les chercheurs, de considérer dans leurs analyses des verbalisations métagraphiques le discours de l’enfant comme devant refléter fidèlement l’activité, mais de porter attention aux relations, aux rapports qui existent entre les discours et le produit de l’activité, pouvant s’éclairer ou même s’obscurcir mutuellement, leur permettant ainsi éventuellement de s’interroger sur l’activité.

Conclusion

Dans cet article, nous avons approfondi un type particulier d’entretien clinique, soit l’entretien métagraphique. La pertinence de ce dernier, sa fiabilité et certains problèmes auxquels sont confrontés les chercheurs dans son utilisation ont été examinés. Après avoir exposé un ensemble de recherches dont des connaissances ont été produites à l’aide de cette méthodologie dans la foulée des travaux d’Émilia Ferreiro, des procédures de conduite de cet entretien de même que l’analyse des données qui peuvent en résulter ont été abordées.

Les réflexions d’Hassan (2004, 2010) évoquées ci-dessus sont riches d’enseignement. Elles montrent que si les verbalisations des enfants ne reflètent pas toujours fidèlement leurs représentations, l’entretien métagraphique joue néanmoins un rôle très utile pour le chercheur lorsque celui-ci considère les relations entre le discours et l’activité comme espace d’apprentissage pour l’enfant des réalités de la langue. Hassan rejoint ainsi le point de vue de David (1996) qui mentionne que les verbalisations au sein des entretiens métagraphiques renseignent sur une partie du processus de production expliqué par l’élève. Elles permettent de mettre en lumière des problèmes d’écriture que rencontrent les élèves, de même que les solutions ou les choix qu’ils envisagent et les connaissances qu’ils possèdent. Aussi, la présence d’une inadéquation possible entre le discours de l’enfant et sa production graphique relevée n’enlève aucune valeur à l’entretien de recherche métagraphique. Au contraire, elle permet plutôt, comme le souligne Hassan (2010), de le reconnaitre comme un espace réflexif. La chercheure émet l’hypothèse que dans cet espace, cette inadéquation indique la présence de savoirs en processus d’élaboration.

Au terme de la recension des recherches qui ont utilisé l’entretien métagraphique comme méthode de collecte de données, nous avons mentionné que c’est surtout l’orthographe lexicale et grammaticale qui a fait l’objet de questions. À notre avis, il serait opportun que des études dans lesquelles l’élève est questionné sur d’autres aspects liés à l’acte d’écrire, comme le vocabulaire, la syntaxe ou même la cohérence du texte, soient menées afin de compléter les études existantes. Par ailleurs, dans les études consultées, l’entretien métagraphique se fait habituellement après la production d’écrits. Pourrait-elle se faire aussi durant l’ensemble du processus rédactionnel? Il serait pertinent, selon nous, que les chercheurs s’intéressent à ce qui se passe tout autant avant, pendant et lors de la révision/correction. À titre d’exemple, comment l’enfant ou l’adolescent planifie-t-il son texte? Que fait-il pour générer les idées et pour les organiser? Lorsqu’il rédige, utilise-t-il des stratégies? Lorsqu’il révise, que fait-il pour repérer les erreurs? Questionner l’élève durant l’écriture permettrait possiblement d’atténuer le décalage temporel relevé par Hassan (2010). Toutefois, cela viendrait-il interférer dans le déroulement de la pensée de l’élève et nuire au processus rédactionnel? Cette avenue serait à explorer. Nous pensons aussi qu’il serait à propos de ne pas centrer l’entretien métagraphique uniquement sur la dimension cognitive de l’acte d’écrire. Dans le développement de la compétence à écrire, la dimension affective occupe aussi une place importante. Ainsi, questionner l’élève sur comment il se sent lorsqu’il écrit, sur ce qu’il aime et n’aime pas, nous apparait incontournable. Notre intention n’est pas de remettre en question les fondements de cette méthodologie et sa nature clinique. Nonobstant, ces différentes propositions pourraient permettre de l’enrichir, d’augmenter les corpus de données et d’élargir les connaissances en ce qui concerne le processus d’écriture chez les enfants et les adolescents.

Au moyen des entretiens métagraphiques de recherche, des principes de l’écriture du français sont mis en exergue. Ces savoirs émergents sont très utiles parce qu’ils permettent de déboucher sur des connaissances intégrées avec un pouvoir de transférabilité. Comme le propose David (2008), c’est par la mise en oeuvre de dispositifs didactiques – s’inspirant des travaux de recherche – qui amènent les élèves à verbaliser à propos de leurs écrits que l’on peut favoriser l’acquisition d’automatismes orthographiques.

Enfin, si l’entretien métagraphique est une méthodologie qui permet à la fois à l’élève et au chercheur de s’informer mutuellement sur les façons de penser et d’agir de l’élève, il ne faut pas que le chercheur perde de vue que cette méthodologie lui offre aussi l’opportunité d’un questionnement sur lui-même, d’une autocritique afin d’optimiser cette recherche d’informations.