Corps de l’article

Le présent article s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche qui porte sur l’expérience des proches aidantes en Saskatchewan, en Alberta et en Colombie-Britannique. Il s’agit d’une collaboration entre la Fédération provinciale des Fransaskoises et une équipe de chercheures de l’École de travail social de l’Université de Moncton au NouveauBrunswick. Nous présentons ici les résultats des 31 entrevues qui ont été menées en Saskatchewan. L’objectif général de ce projet de recherche est de saisir les conditions socioéconomiques des proches aidantes francophones vivant en contexte linguistique minoritaire. De manière plus précise, il est question de mieux comprendre le vécu des proches aidantes en milieu rural et en milieu urbain, ainsi que les défis qu’elles rencontrent.

Dans la première partie, les dimensions principales de la proche aidance sont abordées en mettant l’accent sur le contexte saskatchewanais. Le concept du care étant intimement lié à la proche aidance, il offre un éclairage pertinent pour mieux saisir l’expérience de ces femmes. Par la suite, les résultats de cette étude illustrent l’ampleur des défis rencontrés par les proches aidantes tant sur le plan de la santé mentale et physique que sur le plan financier. De plus, une analyse selon les régions habitées (rurales ou urbaines) permet de mettre en lumière, entre autres, les enjeux particuliers qui se présentent à elles selon leur contexte géographique. La conclusion expose les besoins qu’elles expriment conviant l’État à reconnaître la valeur matérielle et symbolique de leur travail, elles sans qui les services de santé seraient encore davantage taxés.

Problématique

La proche aidance est un enjeu important dans nos sociétés notamment touchées par le taux de maladies chroniques et d’incapacités ainsi que par le vieillissement démographique (Arriagada, 2020; Statistique Canada, 2013). Le travail de proche aidante, occupé en grande majorité par des femmes, consiste à soutenir des personnes qui demandent des soins de manière temporaire ou permanente (Cornellier, 2018). Selon Cornellier (2018), les responsabilités et les tâches exigées pour aider les proches sont nombreuses et comprennent, entre autres, « la prestation de soins personnels, d’hygiène et médicaux, l’aide à la gestion de leurs finances personnelles, l’accomplissement de tâches domestiques quotidiennes ou hebdomadaires, la présence aux rendezvous médicaux et autres, et le maintien de la vie sociale » (p.49). Au Canada, 25 % des personnes âgées de 15 ans et plus sont proches aidantes (Arriagada, 2020). Parmi les provinces et territoires canadiens, c’est la Saskatchewan qui affiche la proportion la plus élevée de personnes proches aidantes (Statistique Canada, 2013). Les particularités géographiques et culturelles de cette province peuvent être à l’origine de cette forte proportion en tenant compte, notamment, du nombre élevé de communautés rurales (Pedersen et coll., 2020). De plus, pour les Fransaskoises, l’accès à des services dans leur langue dans les réseaux publics et communautaires étant limité, le recours à des proches aidantes francophones est par ailleurs essentiel (Benoit et coll., 2012).

La Saskatchewan compte 296 municipalités rurales (Canadian Rural Revitalization Foundation, 2015). Les statistiques révèlent qu’un plus grand nombre de personnes âgées de 65 ans et plus résident en régions rurales (16 %) comparativement aux régions urbaines (13 %) (Canadian Rural Revitalization Foundation, 2015). À cet effet, Statistique Canada (Statistique Canada, 2013, septembre) soulève que les personnes habitant dans les régions rurales étaient plus enclines à fournir des soins à un membre de la famille (30 % contre 27 %) et étaient aussi plus nombreuses à consacrer 20 heures et plus par semaine à leur rôle de proche aidante (16 % contre 13 %). Elles font davantage de tâches de façon régulière au quotidien avec un horaire fixe, notamment des soins personnels et médicaux (Statistique Canada, 2020).

De plus, la langue parlée en Saskatchewan est majoritairement l’anglais, 98 % de la population étant anglophone dont 16 % ont comme langue maternelle une langue autochtone (Statistique Canada, 2012). Pour ce qui est de la population francophone, elle représente 1,3 %, tandis que 4,7 % de la population sont bilingues (Statistique Canada, 2019). À cet effet, Carbonneau et Drolet (2014) soulèvent que les aînés francophones en contexte minoritaire :

[…] vivent des désavantages importants quant aux déterminants de la santé, à savoir […] un niveau de scolarisation et un niveau socioéconomique inférieurs à ceux de la population âgée anglophone (Bourbonnais, 2007; Bouchard, et al., 2013) et des répercussions liées au manque de ressources en français (Commissariat aux services en français, 2009; Réseau des services de santé en français de l’est de l’Ontario, 2012)

p. 222-223

Ces particularités démographiques et culturelles de la Saskatchewan font en sorte que les réalités vécues par les personnes aidantes de cette province nécessitent une attention particulière. Alors que des Fransaskois reconnaissent l’importance d’avoir accès à des services de santé en français, le fait que la majorité des professionnels de la santé ne parlent pas français constitue la principale raison de l’absence de services dans cette langue (Bouchard-Coulombe, et coll., 2011). Cette réalité oblige donc ces personnes à recourir à des services en anglais.

Au-delà de ces particularités géographiques et culturelles, Baudet et Allard (2020) identifient d’autres enjeux vécus par des proches aidantes, à savoir les conflits familiaux et les difficultés à concilier les responsabilités familiales et professionnelles, ce qui peut conduire celles-ci à ressentir de l’anxiété, de la dépression et de l’épuisement. Dans le même sens, Turcotte (2013) rapporte que 60 % des personnes qui aidaient un parent, 74 % de celles qui aidaient leur conjoint et 82 % de celles qui aidaient leurs enfants se sont senties inquiètes ou angoissées à cause de leurs responsabilités d’aidantes. Il s’agit donc d’un lourd fardeau à porter pour ces femmes qui rencontrent par ailleurs plusieurs problèmes de santé (Deshaies, 2020). En effet, Deshaies (2020) rappelle que les réformes dans le domaine de la santé et le discours entourant les coûts du vieillissement ont un impact sur les familles, faisant en sorte que celles-ci se replient sur elles-mêmes pour prendre soin de leur proche. Ce sont ainsi particulièrement les femmes qui en font les frais et qui en pâtissent au niveau de leur santé (Deshaies, 2020; Statistique Canada, 2020). Toutefois, très peu de données sont, à ce jour, disponibles pour mieux cerner les expériences des proches aidantes francophones habitant en région rurale de la Saskatchewan (Dubois et Poplyansky, 2019).

Comprendre l’expérience des femmes à travers le care

Dans notre société, ce sont essentiellement les femmes qui s’occupent des personnes plus vulnérables qui ont besoin d’aide. En 1995, lors de la Conférence internationale des femmes des Nations Unies tenue à Beijing, des statistiques déconcertantes ont démontré l’envergure du travail des femmes partout sur la planète, qu’il s’agisse de la gratuité du travail qu’elles accomplissent ou encore de l’invisibilité des nombreuses tâches qui leur incombent. Comme le soulignent Robert et Toupin (2018), « la sous-évaluation de la contribution des femmes à l’ensemble des activités économiques était ainsi exposée : Les femmes assument plus de la moitié de la charge totale de travail sur la planète » (p.10). Ce travail, qu’il soit domestique et/ou lié au care est souvent rendu invisible par son manque de reconnaissance dans la sphère publique. Ce rôle du care, que les femmes adoptent un peu partout dans le monde, renvoie à une perspective dite naturelle ou encore à des manières d’être traditionnellement féminines qui sont apprises depuis la plus jeune enfance et qui font en sorte qu’il apparaît inné pour les femmes de rendre service et de s’occuper des autres (Savoie et Pelland, 2016). Comme Toupin (2001) l’indique, le travail du care se « rattache à la contribution historique gratuite des femmes au soutien des familles et des communautés » (p.21).

Dans son célèbre ouvrage intitulé « Une voix différente », écrit en 1982 et traduit en français en 1986, Carol Gilligan développe le concept du care à partir d’une perspective féministe voulant faire reconnaître l’expérience des femmes dans les réflexions morales (Laugier et Paperman, 2008). Plus de vingt ans après ses premiers écrits sur l’éthique du care, Gilligan (2010) émet deux constats majeurs. Le premier, qui place le care comme une éthique féministe, convie à le considérer dans la perspective d’« une démocratie libérée du patriarcat et des maux qui lui sont associés, le racisme, le sexisme, l’homophobie et d’autres formes d’intolérance et d’absence de care » (p.25). Le deuxième constat souligne que « le care et le caring ne sont pas des questions de femmes; ce sont des préoccupations humaines » (Gillian, 2010, p.26). Cette perspective renouvelée de Gilligan se rapproche d’assez près de celle de Joan Tronto qui a voulu s’éloigner de la dimension qu’elle considère essentialiste du care pour le positionner dans une perspective politique (Tronto, 2009).

Tronto (2009) définit conjointement avec Berenice Fischer que le care est « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (p.143). Tronto (2009) attribue d’ailleurs quatre éléments à sa définition : le care s’applique non seulement aux personnes, mais également aux objets et à l’environnement; le soin ne constitue pas nécessairement « une relation duelle ou interindividuelle » (p.144) liée à la sollicitude et perçue comme naturelle dans les rapports humains; la manière dont le care se pratique peut varier d’une culture à l’autre; et le care peut constituer une activité singulière à un moment précis tout autant qu’un processus d’aide dans la vie quotidienne. Pour Tronto (2009), « le champ du care est immense » et, plus encore, « il absorbe une grande part de l’activité humaine » (p.145). Lié au marché du travail, le secteur du care est en grande majorité investi par des femmes dont les emplois conduisent souvent à une « subordination et à une surexploitation de ces travailleuses » (Albert et coll., 2019, p.21). Le travail du care fait l’objet d’une dépréciation dans la société, un travail difficile qui touche la vie humaine (Tronto, 2009) tout en étant souvent considéré comme « un emploi du bas de l’échelle » (Avril, 2003, p.149). Dans la mesure où il est possible de considérer le care comme possédant une dimension politique, ce concept permet de réfléchir aux relations de pouvoir dans nos sociétés et de saisir comment il peut être reconnu à sa juste valeur. En ce qui concerne le travail du care dans une perspective de proche aidance, dans la famille par exemple, Fraser (2012) indique qu’il importe de soutenir « le care informel » afin de rendre possible un modèle de « parité du care » (p.157). Sénac (2015) explique que la parité renvoie à la nécessité de tenir compte des disparités qui existent entre les hommes et les femmes quand ces dernières assument les responsabilités du care afin de les éliminer. Sénac (2015) mentionne que cela requiert l’établissement de « politiques publiques [qui auront] pour objectif de donner les moyens aux femmes d’alterner travail de care et emploi, en combinant des programmes d’allocation généreuse à un recours facilité au temps partiel » (p.88).

La proche aidance étant intimement liée au care, plusieurs auteures se sont penchées sur la place qu’on accorde à ce rôle dans les sociétés (Albert et coll., 2019; Sénac, 2015; Tronto, 2008). Magnaye et coll. (2020) affirment que notre façon de concevoir la prise en charge des personnes vivant avec une incapacité comme relevant de la sphère privée occulte l’hétérogénéité des familles, mais aussi la diversité et l’ampleur des contributions des proches aidantes. Dans le même sens, Deshaies (2020) mentionne que les soins aux proches n’appartiennent pas à la sphère privée des femmes et de la famille, et qu’il faut mettre en lumière les liens étroits qui existent entre les responsabilités des proches aidantes et les politiques publiques. L’État, en se désengageant du social et en éliminant les politiques publiques universelles, renvoie aux familles la responsabilité des soins et les oblige ainsi à se tourner vers le privé pour obtenir des services (Deshaies, 2020). De plus, selon la recherche d’Albert et coll. (2019), le travail d’aide à domicile qu’offrent les femmes « joue un rôle essentiel, rôle qui comprend de grandes responsabilités qui ne sont reconnues, ni symboliquement, ni matériellement » (p.21) au sens où l’entend Fraser (2011). Cette non-reconnaissance du travail effectué par les femmes peut s’appliquer également aux responsabilités qui incombent aux proches aidantes.

Or, le travail effectué par les proches aidantes s’inscrit dans une lutte visant l’égalité et la justice sociale rejoignant la perspective de Fraser (2012, 2011, 2004) qui indique que pour qu’il y ait justice, cette lutte implique à la fois le principe de redistribution et celui de reconnaissance. Pour Fraser (2004), il s’agit ainsi de comprendre comment « l’inégalité économique et l’aliénation culturelle se chevauchent et forment système » (p.112). La question de la redistribution fait référence à des groupes qui, ensemble, forment une classe sociale qui se caractérise par une position économique, au marché ou à la production (Fraser, 2011). Il est clair pour elle que la place des femmes dans l’économie, et particulièrement dans le travail non rémunéré, constitue une injustice économique liée au genre plaçant ainsi les femmes « dans une situation d’asymétrie par rapport aux hommes » (Fraser, 2011, p.46). Selon elle, la gratuité du travail qu’effectuent les femmes crée une structure économique qui produit « des modes d’exploitation, de marginalisation et de privation propre au sexe » exigeant la mise en place de « correctifs redistributifs » (Fraser, 2004, p.123). Comme l’explique Fraser (2004), « cela peut impliquer la redistribution des revenus, la réorganisation de la division du travail ou la transformation des autres structures économiques fondamentales » (p.155).

Pour ce qui est de l’injustice de reconnaissance, Fraser (2011) indique que celle-ci est souvent liée au statut du groupe en considérant par exemple l’estime, l’honneur et le prestige qui lui sont accordés en opposition aux autres groupes dans la société. En ce qui a trait aux femmes, elle mentionne que ces dernières sont souvent dévalorisées et qu’elles subissent de bien des façons un manque de respect (Fraser, 2011). C’est ainsi que le genre est soumis à une évaluation culturelle dépréciée puisqu’en société ce sont les normes liées au masculin qui sont valorisées, ce qui constitue une grande injustice liée au genre (Fraser, 2012). Selon Fraser (2012, 2011), pour dépasser le sexisme et l’androcentrisme, il faut revoir la manière dont les structures d’évaluation culturelle se construisent en société, lesquelles ont une forte tendance à gratifier les valeurs et les comportements liés au masculin tout en dénigrant l’apport des femmes, notamment quand il s’agit du travail du care. Cela convie à agir dans une visée de « décentrement des normes androcentristes et [de] revalorisation d’un genre méprisé » (Fraser, 2004, p.124). Agir sur la reconnaissance signifie ainsi selon Fraser (2011) de transformer les institutions sociales ou, de manière plus précise, de transformer les valeurs qui régulent les interactions sociales qui constituent un frein « à la parité de participation dans les lieux institutionnels » (p.81).

Enfin, les femmes en tant que groupe statutaire, souvent considéré comme un groupe subalterne, vivent de l’injustice tant économique que symbolique ou culturelle, menant ainsi à un déni de reconnaissance. Afin de corriger ces injustices liées au genre, cela exige selon Fraser (2012) de changer aussi bien les structures économiques que les structures androcentriques de notre société. La question que se pose Fraser (2004) est la suivante : « Comment les féministes peuvent-elles à la fois combattre pour abolir la différenciation sexuelle et valoriser la spécificité féminine ? » (p.125). Selon elle, pour qu’il y ait équité entre les femmes et les hommes, sept principes doivent être respectés, à savoir la lutte contre la pauvreté, la lutte contre l’exploitation, l’égalité de revenu, l’égalité de temps libre, l’égalité de respect, la lutte contre la marginalisation et la lutte contre l’androcentrisme (Fraser, 2012). Pour elle, et à partir de ces principes, il s’agit de s’interroger sur la manière dont l’État intervient, par ses politiques sociales, devant la responsabilité du travail du care.

Méthodologie

La méthodologie utilisée dans le cadre de cette recherche s’inscrit dans une démarche descriptive interprétative qui a permis de mettre en lumière le sens du phénomène à partir de l’expérience des participantes (Gallagher et Marceau, 2020). Les résultats présentés dans cet article s’inscrivent dans un projet de recherche qualitatif à plus grande échelle dans lequel des entretiens semi-dirigés ont été effectués auprès de 101 proches aidantes francophones de la Colombie-Britannique, de l’Alberta et de la Saskatchewan. Les fonds pour effectuer ce projet de recherche, provenant de Femmes et Égalité des genres Canada, ont été octroyés à la Fédération provinciale des Fransaskoises. C’est en partenariat avec une chercheure de l’École de travail social de l’Université de Moncton que le projet de recherche a été réalisé.

Aux fins de cet article, seuls les résultats des 31 entretiens semi-dirigés effectués en Saskatchewan sont présentés. Ce type d’entretien a été retenu comme outil de collecte de données puisqu’il permet de recueillir l’expérience subjective des participantes (Savoie-Zajc, 2016). Le guide d’entretien comprend cinq thèmes, à savoir le profil sociodémographique, l’expérience de proches aidantes, les aspects valorisants de cette expérience, les défis qui y sont associés et, enfin, les services et programmes gouvernementaux qui leur viennent en soutien.

Le recrutement des participantes a été réalisé par la technique boule de neige (Ouellet et coll., 2000). En effet, une lettre de sollicitation a été envoyée aux organismes qui oeuvrent dans les communautés francophones, ainsi qu’aux journaux locaux de la Saskatchewan. Afin de participer à l’étude, les participantes devaient être âgées d’au moins 21 ans et être ou avoir été proches aidantes. Bien que l’invitation à participer à l’étude ait été lancée tant à des hommes qu’à des femmes, seules des femmes se sont manifestées. L’âge moyen des participantes rencontrées est de 61,2 ans. L’âge moyen des personnes accompagnées est de 73,7 ans, la moins âgée ayant 8 ans et la plus âgée, 100 ans. Le temps moyen d’accompagnement pour ces proches aidantes est de 12,8 ans. Quinze participantes demeurent en région rurale et 16 en région urbaine. Des 31 personnes rencontrées, cinq ont choisi d’effectuer l’entretien en anglais.

La collecte de données s’est échelonnée sur une année, soit de septembre 2019 à septembre 2020. De plus, les entretiens ont été effectués en Saskatchewan par des intervenantes communautaires qui ont signé un formulaire de confidentialité. Ces dernières ont été formées par la chercheure principale, notamment en ce qui a trait à la tenue des entretiens, ainsi qu’à l’importance du respect de la confidentialité et du principe de consentement libre et éclairé. C’est à partir de l’analyse thématique que les données ont été étudiées. Cette forme d’analyse consiste à identifier, à regrouper et à examiner des thèmes représentatifs dans le corpus de données (Paillé et Mucchielli, 2016). À cet effet, l’ensemble des entretiens a été transcrit et codifié, et par la suite certains thèmes ont émergé. Ces étapes ont été réalisées par les assistantes de recherche en collaboration avec la chercheure principale afin d’assurer la triangulation entre les chercheures et la validité de l’analyse (Paillé et Mucchielli, 2016). Les résultats ont permis d’identifier trois thèmes principaux, soit l’expérience en région rurale et urbaine, les répercussions du rôle de proche aidante dans diverses sphères de leur vie et les besoins exprimés quant à leur rôle.

Être proche aidante en région rurale ou en région urbaine

Cette partie présente l’expérience des proches aidantes de la Saskatchewan qui ont pris part à l’étude selon si elles habitent en région rurale ou urbaine dans une intention de comprendre leurs diverses réalités. Le tableau ci-dessous présente leur profil.

Tableau 1

Profil des participantes selon la région habitée

Profil des participantes selon la région habitée

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La répartition des participantes selon le type de région habitée est sensiblement égale, soit 15 proches aidantes en région rurale et 16 en région urbaine. De plus, la moyenne d’âge est plus élevée en région rurale. Pour la situation professionnelle, les femmes en région urbaine sont davantage sur le marché du travail à temps plein que celles vivant en région rurale. Pour les participantes demeurant en région rurale, neuf d’entre elles ont affirmé que la personne aidée recevait des services de soutien à domicile alors que douze d’entre elles en recevaient en région urbaine.

L’expérience des proches aidantes en région rurale

Deux dimensions importantes soulevées à propos du contexte de ruralité ont pour effet d’alourdir ou d’alléger le travail des proches aidantes, soit les déplacements et l’aide informelle.

En ce qui a trait aux déplacements, plusieurs enjeux sont identifiés par les participantes. La distance qui les sépare des services constitue l’un de ces enjeux. Pierrette[1], qui s’est occupée de son conjoint pendant 12 ans et de ses deux parents pendant 30 ans, a éprouvé des difficultés à cause de la distance et du fait qu’elle ne pouvait pas toujours compter sur le soutien des membres de sa famille : « Tout est loin. On devait avoir un rendez-vous 2 semaines à l’avance dans le rural. À -30 °C, je voyageais de la ferme à l’hôpital. Nos familles ne vivent pas proche et elles doivent aller plus loin pour le travail ». Pour sa part, Irène s’occupe principalement des rendez-vous de sa mère et s’assure de son accès aux services. Elle mentionne que le fait d’habiter en région rurale comporte des défis, notamment la distance pour accéder à des services de soins de santé ce qui engendre des difficultés au niveau de la conciliation des différentes sphères de sa vie. Irène mentionne : « Pas proche de l’hôpital, pas de ressources pour une urgence ». Denise, Carole et Marthe évoquent aussi leurs inquiétudes à l’idée d’avoir à envisager une situation d’urgence : « Inquiétant en situation d’urgence avec des ambulances » (Carole); « C’est inquiétant si on a besoin d’appeler pour de l’aide » (Denise); « Quand elle a eu une crise cardiaque, elle a appelé le 911 à 2 h du matin; l’ambulance a pris 45 minutes à arriver. L’attente était épeurante, [un] sentiment d’isolement » (Marthe). Il en va de même pour Samantha qui indique qu’il n’est pas facile pour les proches aidantes de parcourir la distance nécessaire lors de situations d’urgence : « [Le] foyer est maintenant à une heure de chez moi, difficile d’être là en cas d’urgence ».

Pour Lily-Rose, Jasmine et Tanya, les déplacements vers la ville sont essentiels puisqu’il n’y a pas de spécialistes ni même de médecins ou de psychologues dans leur région. D’autres participantes ont également mentionné des défis liés à la distance et aux déplacements. Denise explique qu’elle doit parcourir de nombreux kilomètres afin de se rendre aux multiples rendez-vous avec les personnes aidées : « La pharmacie n’est pas près de chez nous. N’importe quoi que tu aurais besoin n’est pas là. Une heure et quart pour nous rendre à l’hôpital. C’est une longue journée pour faire le tour des grandes villes pour des rendez-vous ». Cette dernière ajoute que la conduite en ville est une source d’inquiétude : « Tous les rendez-vous ! Je n’aime pas conduire en ville ». Par ailleurs, le déplacement vers la ville exige beaucoup de temps puisqu’il est nécessaire de faire plusieurs allers-retours : « Quand tu voyages, tu essaies de faire toutes les commissions en même temps. C’est plus loin pour aller en ville, plusieurs voyages » (Rose-Ann). Les proches aidantes doivent donc organiser à l’avance leurs déplacements. Kim, qui assure le soutien de sa mère et de sa tante, a expliqué qu’elle doit faire en sorte de bien planifier ses trajets vers la ville. À cela s’ajoute les mauvaises conditions météorologiques qui se compliquent en hiver et qui affectent les déplacements. Vickie raconte qu’elle est « à la merci de la température, [de la] tempête [et de la] glace sur les routes. Il faut tout prendre en considération ». Rose-Ann, pour sa part, mentionne une situation illustrant les risques encourus en raison des conditions routières éprouvantes : « L’hiver, c’est difficile, les chemins sont glacés. Pendant une visite, on a pris le fossé. On a dû retourner à la maison ». Ces défis amènent quelques participantes à se questionner à propos de la possibilité de quitter la région rurale où elles habitent comme l’indiquent les propos de Wendy : « Tout est loin, les services sont loin. À un point, il faut prendre une décision de se rapprocher des services. C’est difficile de choisir le rural versus l’urbain ».

La deuxième dimension qui émerge des propos des proches aidantes en région rurale est celle de l’aide informelle. Selon Léonie, la présence d’aide informelle s’expliquerait par le fait que « dans une petite communauté, on a plus connaissance si les gens ont des besoins ». Les propos d’Olivia abondent dans le même sens quand elle décrit l’expérience de fin de vie de la personne aidée : « les derniers jours dans un hôpital rural, les gens se connaissent, il y a plus de compassion, plus prêts à aider. Il y a aussi le support des gens de la communauté » (Olivia). Pour sa part, Pierrette a choisi de demeurer en milieu rural afin d’accéder à du soutien social informel, elle qui offrait des soins à son conjoint : « mon mari était aimé de la communauté. Je suis restée dans mon village parce qu’il y a des gens que je connais, il y avait plus de chance d’avoir de l’aide ». En plus du soutien reçu, plusieurs participantes retirent du réconfort tel que l’illustre l’extrait suivant : « On était confortables, proche de l’hôpital, petit village de 1 000 personnes » (Gaëlle). Bien que la vie en région rurale comporte des avantages pour certaines, ce milieu peut aussi être source de rejet et d’exclusion. RoseAnn décrit son expérience comme proche aidante : « Pas autant de support dans la communauté. Dans le rural, il y a des cliques, tu es souvent exclue. Ça se remarque même pour mes enfants » (Rose-Ann).

Les propos des participantes permettent d’apprécier à la fois les défis associés aux déplacements vers la ville pour assurer à leurs proches l’accès aux services et les avantages que peut procurer le soutien informel en contexte de ruralité, quoique cette dernière dimension ne reflète pas l’expérience de toutes.  

L’expérience des proches aidantes en région urbaine

Les proches aidantes vivant en région urbaine évoquent trois aspects qui marquent leur expérience, à savoir la proximité des services, l’accès au transport et la méconnaissance des services auxquels la proche aidante et la personne qui reçoit des soins peuvent accéder. Plusieurs participantes considèrent comme un avantage d’habiter dans une région urbaine étant donné la proximité des services. Francine raconte : « En région urbaine, on a accès aux médecins et à tout le système médical. On n’a pas à voyager des heures pour des rendez-vous, mais on attend pareil comme tout le monde, il y a des listes d’attente ». En situation d’urgence, cette proximité aux services de santé est appréciée par Erika qui a offert du soutien à plusieurs personnes : « Proche des rendez-vous médicaux, lors de sa crise cardiaque, lors de sa dialyse, l’AED (défibrillateur externe automatique) sur place, le transfert à l’hôpital de l’autre côté de la rue et le placement aux soins intensifs ». Pour certaines participantes dont Océane, il est plus facile d’offrir du soutien à la personne aidée et de se procurer des fournitures médicales spécialisées en ville : « L’hôpital était proche pour aller la porter ou la chercher. Les médicaments et toutes autres commissions étaient proches ». Le fait d’habiter dans une ville ne signifie pas que les proches aidantes n’ont pas pour autant à encourir de longs déplacements comme l’illustrent les propos de Guylaine : « Dans mon cas, je devais aller dans une autre ville. Courir en ville, c’est fatiguant ». En ce qui a trait à l’accès au transport, Francine mentionne les nombreux services qui sont disponibles en milieu urbain : « On a accès au transport urbain : taxi, autobus pour besoins spéciaux ». Malgré l’existence de services de transport, la méconnaissance des services disponibles peut en limiter l’accès. Léonie explique : « Ne pas savoir où sont les services. Tu vois les autobus accessibles, mais tu ne sais pas où appeler. Tu ne sais pas que tu peux avoir du respite care (service de répit) ». Cette dernière identifie donc un besoin de fournir davantage d’informations aux proches aidantes.

Les répercussions liées au rôle de proche aidante

Les participantes, qu’elles habitent en région rurale ou urbaine, ont soulevé trois enjeux ayant des répercussions sur leur vie et qui sont liés au fait de prendre soin d’un.e proche, soit leur santé physique et mentale, leur vie sociale et professionnelle, et leur situation financière.

La santé physique et mentale

Le stress, l’anxiété, la culpabilité, la dépression et la fatigue émotionnelle sont des répercussions directes de leur implication auprès de la personne accompagnée. Comme l’explique Angèle qui offre du soutien à son père : « C’est fatigant ! Émotionnellement fatigant ! C’est comme si la charrue t’avait passé dessus ». Pour cette participante, la surcharge émotionnelle ressentie dans son rôle lui cause de la fatigue physique. Un peu dans le même sens, Bernice, qui s’occupe de son fils, témoigne de certains défis de santé mentale : « J’ai fait une dépression nerveuse, mais pas hospitalisée. Beaucoup de dépressions, d’anxiété aussi. J’ai été énormément affectée par le syndrome du stress post-traumatique ». Carole est aussi affectée par son rôle de proche aidante. Elle explique le sentiment ressenti lorsque sa belle-soeur qu’elle accompagne résiste à recevoir des services : « Anxiété à convaincre ma belle-soeur d’avoir vraiment besoin de l’aide, d’aller chez le médecin. Ensuite, anxiété d’essayer de convaincre les médecins qu’elle n’était pas prête à retourner à la maison ». Denise, qui prend soin de son fils, de son conjoint, de sa mère et de sa belle-mère, indique que la culpabilité occupe une grande place dans sa vie : « La culpabilité, c’est gros. On pense toujours à si on avait pu en faire plus [pour eux] ».

Au niveau des répercussions physiques, les participantes indiquent négliger leur propre santé. Elles mentionnent des maux de ventre, une mauvaise alimentation, des douleurs physiques ainsi qu’un manque de sommeil. Erika, qui a été proche aidante pour cinq membres de sa famille, l’exprime ainsi : « Tu ne prends pas soin de toi-même, tu négliges ta santé, tu mets les autres avant toi ». Quant à Francine, qui a accompagné son premier et son deuxième conjoint, ainsi que sa belle-soeur, elle mentionne des douleurs physiques qui en ont résulté : « Récemment, après la chirurgie de mon mari, je n’étais pas bien physiquement et je me suis fait du tort ». Comme Guylaine l’explique, les conséquences physiques liées aux soins prodigués à son père découlent des difficultés à maintenir le même rythme et la qualité des soins : « C’est un défi de continuer le niveau ou la qualité de service. C’est une belle recette pour le burn-out ».

La vie sociale et vie professionnelle

Les proches aidantes soulèvent des répercussions au niveau social et professionnel. Plusieurs d’entre elles indiquent que leur rôle affecte les relations d’amitiés. En effet, elles n’ont plus le temps nécessaire pour faire des sorties avec leurs amies puisqu’elles veillent sur leurs proches. Comme l’explique Hortense qui occupe un emploi et qui prend soin de sa fille ayant une condition médicale complexe : « Prendre des cafés avec des amies, on oublie ça. Pas le temps d’avoir des amies ». Dans le même sens, Irène, qui offre de l’aide à sa mère, raconte qu’elle n’est : « pas autant capable d’avoir des amitiés hors de la famille ».

Certaines proches aidantes doivent s’absenter du travail, changer d’emploi ou même quitter un emploi afin d’être présentes auprès de la personne aidée ce qui entraine des pertes de revenus. Comme le mentionne Irène : « Je dois prendre une journée de maladie pour me rendre en ville pour son spécialiste. Ça prend toute une journée. C’est une journée de paie qui vient en jeu »™. En plus des pertes de revenus, Bernice qui s’occupe de son fils et Kim qui offre des soins à sa mère et à sa tante, indiquent des conséquences à plus long terme. Bernice explique : « J’ai dû abandonner ma carrière. J’ai deux bacs, je commençais ma maîtrise. Je n’ai pas eu le choix » et Kim ajoute : « J’ai déménagé et quitté mon emploi pour venir aider ma mère ». Toutefois, celles qui ont maintenu leur emploi subissent des répercussions sur le plan de leur carrière professionnelle. C’est le cas pour Guylaine qui raconte : « À chaque fois que j’ai une interruption, je n’ai pas la chance d’avancement et pas mon plein salaire potentiel ». Le rôle de proche aidante a donc des répercussions non négligeables sur la vie professionnelle de ces femmes.

Plusieurs participantes mentionnent également qu’elles s’oublient souvent pour répondre aux besoins de la personne aidée. Dans ce sens, Jasmine indique que les soins offerts à son mari ont préséance sur la prise en compte de ses propres besoins : « La personne aidée est la première priorité ». C’est aussi le cas pour Irène qui dit : « je mets en 2e priorité mes propres besoins » et de Carole qui indique que : « c’est exigeant. Il faut être prête à laisser de côté ses propres plans. Les besoins et les plans personnels passent en 2e ». En se mettant de côté, ces femmes subissent des répercussions sur le plan de la santé physique et mentale ainsi que sur le plan de la vie sociale et professionnelle.

Les coûts engendrés par le rôle de proche aidante

Les participantes parlent des coûts qu’engendre le rôle de proche aidante, soit les dépenses supplémentaires et non prévues. Certaines indiquent que ces dépenses étaient associées aux services complémentaires non couverts par l’État pour répondre aux besoins de la personne aidée. Erika explique à cet effet : « Embaucher des services privés de préposées pour faire des shifts [quart de travail] de nuit à la maison, au foyer et à l’hôpital ». Il a aussi des dépenses liées aux nombreux déplacements. Erika donne l’exemple suivant : « Il avait tout de même besoin d’une chirurgie spécialisée dans une autre grande ville. Deux nuits à l’hôtel pour la famille. Il a eu besoin de se faire transporter par ambulance ». Hortense, Nora et Erika mentionnent également les coûts élevés des services dans le secteur privé. D’autres participantes donnent plusieurs exemples de frais supplémentaires encourus, notamment pour des mesures d’adaptation pour le maintien à domicile. Parfois, ces dépenses se présentent de façon imprévue tel que l’explique Guylaine qui prend soin de son père :

Je n’avais pas budgété pour ça. J’ai une grande famille, encore quatre enfants à la maison. Des exemples de dépenses supplémentaires, après son deuxième AVC [accident cardiovasculaire] j’allais le chercher le jeudi soir pour son traitement holistique dans ma ville le vendredi et je le ramassais le samedi. Ceci pour 6 semaines. Disons 100 $ par semaine d’essence qui revient à 600 $. Cet argent vient d’où ? Il n’y a pas de transport public

Guylaine

Ces imprévus peuvent être une source de stress, même pour celles qui occupent un emploi. Toutes ces dépenses supplémentaires combinées à une perte de revenu affectent de façon négative le quotidien de ces personnes aidantes. Le tableau ci-dessous présente l’ensemble des dépenses supplémentaires identifiées par les participantes.

Tableau 2

Les dépenses supplémentaires encourues

Les dépenses supplémentaires encourues

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Ces propos illustrent les nombreuses répercussions que le rôle de proche aidante occasionne dans plusieurs dimensions de leur vie : sur le plan de leur santé, de leur situation financière, et de leur vie sociale et professionnelle.

Besoins des proches aidantes

Les résultats nous permettent de constater que les participantes rencontrées en Saskatchewan affrontent des défis en ce qui a trait à l’accès à l’information, au soutien financier pour accomplir leur rôle et aux services pour répondre à leurs besoins.

Certaines participantes ont soulevé des préoccupations quant au manque d’information eu égard aux services et aux conditions médicales du proche aidé. Léonie explique comment l’absence d’information constitue une source d’inquiétudes, elle qui vit avec sa mère de 88 ans et qui prend soin d’elle :

De ne pas savoir où était les services pour ma mère. Je ne savais pas à qui demander, si on qualifiait pour des services. Ma crainte était que si je disais que je n’étais pas capable, qu’ils viendraient prendre ma mère et la mettre dans un foyer

Léonie

La peur qu’éprouve Léonie l’empêche d’aller chercher les soins dont sa mère et elles pourraient bénéficier. Hortense, quant à elle, soulève ses préoccupations face au manque d’information pour les communautés ethnoculturelles et linguistiques : « Les maisons d’accueil ne sont pas nécessairement connues des travailleurs de d’autres groupes ethniques ». En plus du manque d’information à propos des services, d’autres participantes identifient la nécessité de mieux connaitre tout ce qui entoure la condition médicale du proche aidé. Jasmine explique : « Ce serait bien de faire venir quelqu’un dans le rural pour expliquer qu’est-ce que c’est l’Alzheimer, la démence ». Le besoin d’information et même de formation est donc important pour ces participantes afin qu’elles puissent continuer à bien jouer leur rôle de proche aidante.

Les participantes ont identifié à maintes reprises le soutien financier comme un besoin essentiel dans l’offre de soins de qualité à la personne aidée, notamment pour défrayer les frais de transport et de thérapie. Hortense, qui est proche aidante pour sa fille adulte en situation de handicap, mentionne :

Je dois embaucher quelqu’un à 20 $ par jour pour l’apporter à son programme. Les kilomètres sont payés seulement pour le retour, entre 60 $ – 72 $. Je ne peux pas me fier à une amie, ce n’est pas du bénévolat. Cela coûte 90 $ d’essence aux deux semaines pour notre van spécialisée

Hortense

Tanya indique qu’elle a pu avoir accès aux services d’un psychologue grâce à leur couverture médicale privée, ce qui n’est pas le cas de plusieurs proches aidantes. Elle explique : « Le psychiatre de notre enfant ne voulait pas nous prescrire un psychologue. On a dû se trouver un médecin de famille. On est chanceux d’avoir des assurances ». Bernice, quant à elle, soulève également que son rôle de proche aidante auprès de son fils en bas âge affecte ses besoins financiers :

Je ne pouvais pas avoir accès à 4 000 $ par année pour de la thérapie parce que j’étais sur des prestations d’invalidité de mon emploi. Ils me l’ont enlevé complètement disant que la seule façon d’avoir l’argent, c’était d’avoir le disability tax credit [crédits d’impôt pour personnes handicapées]. Mon fils le reçoit, mais moi je ne l’ai pas. Mon psychiatre a essayé d’avoir le disability tax credit pour moi, mais le gouvernement a refusé. Je n’étais pas assez handicapée. Je ne suis pas assez stable mentalement pour pouvoir travailler, mais ils voient que je suis capable de m’occuper de mon enfant

Bernice

Non seulement cet extrait illustre une surcharge financière pour Bernice, mais il permet de voir les défis qu’elle rencontre pour obtenir l’aide financière dont elle aurait besoin.

Certaines participantes s’expriment longuement à propos des services permettant d’offrir un meilleur soutien aux proches. Quand elles parlent de ceux-ci, elles soulignent qu’ils sont souvent absents ou offerts de façon limitée, et parfois peu adaptés à leurs besoins. En ce qui concerne la carence des services, Marthe, entre autres, mentionne qu’il n’y avait pas de services en français dans sa région. À cela, Olivia renchérit en disant que la terminologie médicale utilisée est fréquemment en anglais. Guylaine indique qu’il existe des services, mais qu’ils sont restreints. Quant à Hortense, elle soulève le fait que les services de répit sont limités et lui donnent peu d’options : « Très limité pour le choix de répit. Les services de répit ont une limite d’âge. Il y a aussi un manque pour les jeunes adultes ». De plus, Hortense ajoute que les services ne sont pas adaptés à sa situation puisqu’elle ne reçoit pas les heures dont elle a besoin pour prendre soin de sa fille :

J’avais demandé aux services de répit de rester avec ma fille entre 14 h et la fin de ma journée de travail. Ils ont coupé le service au lieu de trouver une solution. Je suis allée en appel, j’ai parlé à la travailleuse sociale. Je connais mes droits, je peux signer à l’hôpital et dire que je ne peux plus m’en occuper. Voulez-vous vous en occuper 24/24, je vous la donne ! Qu’est-ce qui va coûter plus cher ? Qu’est-ce qui va coûter moins cher ?

Hortense

L’histoire d’Hortense illustre la complexité de l’accès aux services. Ainsi, lorsqu’elle a fait une demande d’augmentation d’heures, le service lui a été retiré et elle a dû entreprendre des démarches pour récupérer les heures retranchées. Guylaine explique aussi que les services ne sont pas adaptés à leurs besoins : « Ils m’ont offert du home care (services à domicile), mais il n’y avait aucune valeur. J’avais besoin qu’ils fassent des tâches que home care ne faisait pas ». Dans le même sens, le service de livraison de repas à domicile ne correspond pas aux besoins de Samantha : « Il faut plus de repas à domicile. C’est difficile d’offrir ce service parce que les gens sont habitués à leur propre style de nourriture, difficile à plaire à tous les goûts ». Une autre participante, Rose-Ann, qui travaillait à temps plein, explique qu’elle aurait eu besoin d’un service de garde pour ses filles lorsqu’elle jouait son rôle de proche aidante auprès de ses parents âgés. Elle dit : « Un service de garde pour mes propres enfants quand j’ai dû prendre soin de mes parents. Quand elles étaient plus vieilles, elles n’étaient pas très intéressées d’aller au foyer avec moi ». La proche aidante, pour pouvoir accomplir ses tâches et endosser ses responsabilités, non seulement envers le proche aidé, mais envers toute la famille, a, elle aussi, besoin de soutien, ce qui est souvent occulté de l’offre de services.

Les résultats mettent bien en lumière la complexité des réalités vécues par les proches aidantes. Les femmes expriment les nombreux défis liés aux contextes rural et urbain, et qui se situent, pour le contexte rural dans l’absence de service et la distance pour y accéder, et, pour le contexte urbain, dans le manque d’information. Les femmes vivant en milieu urbain mentionnent que l’accès au transport en commun et la proximité des services les aident dans leur rôle de proche aidante, alors que celles du milieu rural soulignent plutôt l’aide informelle qu’elles reçoivent et qui facilite leur rôle. Toutes les participantes, peu importe leur milieu, vivent de nombreuses répercussions sur leur vie quand elles s’engagent comme proche aidante. Celles-ci se font sentir sur leur santé, sur leur vie sociale et professionnelle, et sur leurs finances. De plus, les participantes disent avoir des besoins afin de pouvoir continuer à accomplir leur rôle : davantage d’information sur les services et sur la condition médicale des personnes accompagnées, ainsi que davantage de soutien financier et de services adaptés à leur situation. Enfin, les résultats révèlent que le care qui s’inscrit dans ce rôle exige de nombreux sacrifices affectant l’ensemble de la vie des proches aidantes.

Discussion

Ce qui ressort des résultats, c’est que le fait de prendre soin d’un.e proche constitue souvent un choix imposé. En effet, ce non-choix consiste en une proposition qui les oblige à choisir la seule option possible. Les mots des participantes expriment cette obligation envers leur proche, lorsque Bernice dit : « il faut » ou encore quand Carole affirme : « pas le choix ». Demczuk (2018) explique aussi cette réalité des proches aidantes : « On devient proche aidante sans s’en rendre compte, car c’est en qualité de fille, de conjointe, de mère, de belle-fille ou d’amie que l’on prend soin d’un membre de sa famille biologique ou élective, souvent sans l’avoir planifié » (p.84). Cette obligation, qui repose sur des femmes, est aussi occasionnée par un manque de services de soutien à domicile soutenu par l’État (Grenier et Laplante, 2020) faisant en sorte que seules les familles les mieux nanties peuvent s’en prévaloir (Demczuk, 2018). Donc, cette responsabilité non-planifiée comporte une charge mentale importante, qui s’ajoute au quotidien de ces femmes, charge mentale qui a tendance à s’accentuer avec la durée de la prise en charge. Les mots d’Angèle évoqués plus haut, avec sa métaphore de la charrue qui lui est passée dessus, illustrent cette charge mentale ressentie. Celle-ci est aussi accentuée par la charge émotive comme l’évoque Denise qui se sent coupable de ne pas en faire suffisamment. De plus, ces charges mentale et émotive sont exacerbées par la peur d’exprimer leurs besoins ou les difficultés liées au travail du care (Damamme, 2020). C’est du moins l’expérience dont témoigne Léonie quand elle craint qu’en demandant des services, sa capacité à prendre soin de sa mère soit remise en question.

En plus du choix contraint et des charges mentale et émotionnelle, l’engagement des femmes lorsqu’elles jouent le rôle de proches aidantes implique une dimension temporelle importante. Une étude réalisée par Lecours (2015) rend compte du fait que les conséquences sont plus grandes chez les femmes que chez les hommes, révélant que le temps consacré aux activités sociales, à leur conjoint, à leurs enfants et leurs amies ou encore à leur temps de vacances est diminué considérablement. Hortense évoque d’ailleurs son incapacité à entretenir des amitiés et faire des activités sociales en dehors de la famille.

Il semble également que vivre en milieu rural ajoute à la dimension de temporalité. Les femmes rencontrées soutiennent que la ruralité impose de nombreux déplacements pour avoir accès aux services, ce qui s’ajoute au temps qu’elles doivent consacrer au soutien offert. Alors que Thériault et Rousseau (2010) indiquent l’importance de la disponibilité des services en milieu rural pour soutenir le maintien à domicile des personnes âgées, les proches aidantes rencontrées déplorent l’indisponibilité de ces services. Cependant, bien qu’il serait possible de penser que l’accès aux services est plus facile en milieu urbain, les proches aidantes rencontrées qui vivent dans ce milieu affirment que le manque d’informations relatifs à ces services affecte leurs capacités à y accéder, exigeant de leur part davantage de temps et d’efforts. De plus, les femmes du milieu urbain n’ont pas évoqué bénéficier de soutien informel comme l’ont fait celles des régions rurales. En ce sens, c’est ce que proposent Bouldin et coll. (2018) quand ils formulent l’hypothèse selon laquelle les proches aidantes du milieu rural sont peut-être plus enclines à évoquer l’idée de l’aide informelle et du soutien social que les femmes du milieu urbain étant donné la rareté des services disponibles dans leurs communautés. Les résultats de la présente recherche révèlent également que les proches aidantes, qu’elles vivent en milieu rural ou urbain, mettent une grande partie de leur vie sur pause pour soutenir leur proche.

Ainsi, les résultats révèlent à quel point les femmes investissent du temps et trans- forment leurs conditions de vie pour répondre aux besoins des personnes qu’elles accompagnent. Une de ces conditions de vie qui semble être touchée par cet engagement est la situation économique qui peut conduire à la précarité. En plus des coûts financiers supplémentaires qu’occasionne le rôle de proche aidante, les femmes déclarent devoir parfois quitter leur travail, s’en absenter, diminuer le nombre d’heures ou encore refuser des occasions d’avancement, précarisant ainsi leur situation financière (Beaudet et Allard, 2020). D’ailleurs, Gagnon (2020) évoque que « pour de nombreuses aidantes, l’ultime défi consiste en la préservation de leur emploi, qui est tributaire de leur disponibilité, elle-même liée à l’intensité de la sphère des soins » (p.29). Les résultats révèlent un engagement composé de plusieurs défis faisant en sorte que la vie des proches aidantes est affectée de toutes parts. Toutes les sphères de leur vie s’articulent autour du rôle de proche aidante, reléguant leur vie personnelle, familiale et professionnelle au second rang. Bien que ces femmes répondent à l’appel pour aider leurs proches, cette réponse à leurs besoins reste non-entendue et, par conséquent, non reconnue. Il semble ainsi que c’est un travail qui se fait dans l’ombre, voire un travail invisibilisé aux yeux de la société (Fraser, 2012). Cette situation perdure à cause du désengagement de l’État dans le soutien aux proches aidantes, alors que, par ailleurs, il bénéficie du travail de ces dernières. Enfin, il serait intéressant d’approfondir la question de la proche aidance en mettant en lumière la contribution symbolique et matérielle des proches aidantes, afin de mieux documenter l’étendue du soutien qu’elles apportent au système de santé et à l’État. Une recherche dans ce sens permettrait de formuler des recommandations dans le développement de politiques sociales qui viendraient davantage soutenir leur travail. De plus, la population étant vieillissante, il serait également pertinent de se pencher sur la réalité des personnes âgées qui devront assumer des responsabilités de proche aidance (Arriagada, 2020). Aussi, à la lumière des récentes données de Statistique Canada (2020) qui font état de l’apport des hommes plus âgés aux activités de proche aidance, il serait intéressant de se pencher sur les particularités des contributions des hommes et des femmes quand il s’agit de prendre soin d’un.e proche.

Conclusion

Selon la National Alliance for Caregiving et la American Association of Retired Persons (2015, dans Moen et DePasquale, 2017), la non-reconnaissance des proches aidantes est ancrée socialement en grande partie en raison du message véhiculé à l’égard de ce rôle disant que la proche aidance relèverait de la sphère féminine, qu’elle n’est pas considérée comme un travail et, que de toute façon, les femmes accepteraient bien volontiers de s’y engager (Moen et DePasquale, 2017). Cet ancrage social renvoie nécessairement à l’invisibilité du travail fait par les femmes tout comme l’indique le Blanc (2009, p.95). En effet, celles-ci « sont particulièrement exposées à ce genre d’invisibilité » puisqu’elles sont perçues « comme des instruments au service de la vie des autres ». Ce sont là des valeurs institutionnalisées qui font en sorte que certaines actrices sont exclues et rendues invisibles. Fraser (2011) va parler d’une non-reconnaissance statutaire se traduisant par une relation institutionnalisée de subordination sociale, ce qui conduit à une non-reconnaissance symbolique et à une marginalisation économique. Ainsi, les proches aidantes sont des personnes qui font l’objet « d’injustice culturelle et d’injustice économique » renvoyant à un besoin « de reconnaissance et de redistribution » (Fraser, 2011, p.21). Afin d’enrayer ces injustices, l’État doit reconnaître ce travail en adoptant des politiques sociales qui visent à soutenir le travail essentiel des proches aidantes. Comme le soulignent Beaudet et Allard (2020), « le soutien financier est la forme de soutien la plus souvent souhaitée par les proches aidant[e]s » (p.101). La rémunération de ce travail invisible effectué dans la sphère privée contribuerait à valoriser le travail du care qu’elles font. Il s’agirait là d’une reconnaissance manifeste de leur soutien à l’État qui va au-delà du privé, car il faut se questionner sur la manière dont le système de santé survivrait sans le labeur des proches aidantes. Ce travail tombe de manière imprévue dans leur vie comme le dit si bien Chloé Sainte-Marie : « on devient un[e] aidant[e], je l’ai appris par la force des choses, le jour où je suis devenue indispensable » (Sainte-Marie, n.d.).