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2076e volume publié par les Presses Universitaires du Septentrion, situées dans la métropole lilloise, ce livre paré d’une belle couverture colorée (dont le lecteur attentif aurait souhaité connaître l’origine) est riche de 12 chapitres répartis en 4 parties (« luttes et résistances dans l’espace public », « professionnels et militants », « modes d’habiter, identités et patrimonialisation », « projets urbains et normalisation ») faisant toutes l’objet d’une présentation succincte et encadrées par une introduction et une conclusion, toutes deux très éclairantes sur l’objectif et les limites du sujet, respectivement rédigées par les deux directrices éditoriales. Les chapitres n’émanent pas que de recherches conduites sur des terrains français. On y trouve une forte dimension internationale (Italie, Russie, États-unis, Royaume-Uni). Deux des chapitres, « Guérilla jardinière, résistance et espace public » et « Construire la justice sociale par l’éducation à l’agriculture urbaine », ont été traduits de l’anglais. Le volume réserve 10 % de sa pagination à une abondante bibliographie. L’iconographie y est assez composite, mais parfois remarquable comme dans le chapitre X, « Le militantisme pour le jardin urbain, fer de lance de la patrimonialisation du logement social ».

Tout mérite attention dans ce volume extrêmement dense, à commencer par le pluriel des deux substantifs, mis en exergue pour constituer un titre très accrocheur, qui revisite certains des oxymores les plus connus dans le domaine des sciences sociales (« traditions et modernité », « grandeurs et servitudes »). L’écriture inclusive y est de rigueur. Le registre sémantique est particulièrement musclé et connote celui d’une lutte frontale. Il y a de l’engagement, de la tension du militant ou de la militante (dont la définition est rappelée avec précision p. 137) « qui cherche par l’action à faire triompher ses idées, ses opinions ; qui défend activement une cause, une personne ». Il y a ensuite de la division genrée, de la contestation pour « le droit à la ville, pour la justice alimentaire, pour le retour de la nature en ville ». Il y a enfin de la critique sans concessions à l’égard de la « ville néolibérale » et de la résistance vis-à-vis d’un capitalisme mondialisé, prompt à la dé-territorialisation. On y évoque la mise à bas des relations de domination, la répression municipale (de la ville de Dijon), la dissidence, la guérilla jardinière, la subversion. Même si le jardin et le potager constituent les fils conducteurs, ils semblent parfois instrumentalisés par leur mise au service exclusif de la lutte. Sans modération parfois. Le lecteur sort essoré par une telle avalanche où ne perce pas la compromission. Et difficilement le compromis.

Rien n’empêche toutefois de signaler d’excellents passages comme le chapitre II sur l’« Empaysannement des luttes urbaines : d’un squat urbain au village liber-terre » qui témoigne, non sans humour, du « pouvoir insoupçonné des salades sur le lien social », ou le chapitre VI, « Les militants et professionnels de l’agriculture urbaine : travailler à l’écologisation des vies quotidiennes en ville ». L’agriculture urbaine (AU) est à la conquête des villes et des toits. Elle s’exprime parfois dans la verticalité des murs, dans l’absence de sols, voire de substrat physique, mais aussi sous la ville (stationnements) et dans tous les interstices urbains en général. Le chapitre VIII porte des regards croisés entre l’Île-de-France et la région de Kazan (Russie). Pour ce faire, il s’appuie sur l’histoire des jardins collectifs, depuis la fin du XIXe siècle, et du cheminement qui conduit du « jardin ouvrier » (appellation abandonnée en 1952, au profit de « jardin familial ») créé en France dans le cadre de politiques hygiénistes pour répondre aux difficiles conditions de vie des populations urbaines pauvres, alors que pour répondre aux mêmes besoins, les collectifs de jardins en Russie sont initialement issus d’initiatives citoyennes, très vite contrôlées par l’État central, qui en limite l’essor avant de faire volte-face en 1965, allant jusqu’à les intégrer dans les politiques agricoles de l’URSS. Le chapitre X évoque une dimension insoupçonnée celle du « militantisme pour les jardins urbains, fer de lance de la patrimonialisation du logement social » en évoquant le rôle central des jardins dans cette reconnaissance qui dépasse les appartenances politiques et qui suscite une mobilisation pouvant être, tour à tour ou simultanément, habitante, artiste ou institutionnelle. Le chapitre XII s’intéresse aux « ressorts politiques du jardinage urbain en quartier populaire » en mettant l’accent sur les jardins partagés et leurs dimensions vivrières, ce qui nécessite toutefois de réguler les espaces et d’encadrer les conduites.

Le chapitre conclusif offre un peu de sérénité et de répit au bouillonnement de l’ensemble. « Cultiver en ville constitue un espace de création où l’esthétique se déploie », une forme de « reconnexion au sensible », qui n’est pas sans rappeler « la Normandie sensible » ou les « espaces vécus » du grand géographe récemment disparu, Armand Frémont. On y apprend avec bonheur que « cultiver la ville, c’est par ailleurs s’inscrire dans un rapport d’opposition à l’esthétique du gazon » ou que « les potagers urbains demeurent des vitrines à hauteur d’homme », mais pourquoi pas de femme, serait-on tenté d’ajouter !

L’ultime phrase du volume traduit une forme de désenchantement à l’égard de la dure réalité du moment : « Encore faut-il que les aspirations des militants et les politiques urbaines des municipalités, à travers le monde, parviennent à s’accorder ». Le réchauffement climatique pourrait toutefois obliger la puissance publique à un changement radical et faire converger les utopies d’aujourd’hui, que relatent les chapitres de ce volume, vers la réalité de demain : la nécessité du potager urbain.