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« Une île est par définition fragile, nomade. Tout le monde a peur qu’elle se dissolve à un moment donné ou parte à la dérive. Alors on navigue, d’un morceau de terre à un autre, d’un livre à l’autre, d’une langue à une autre. Je suis de plus en plus frappé par la similitude entre le fait d’écrire il était une fois et celui de hisser la voile ». Erik Orsenna.

L’île a de tout temps fasciné les hommes. Elle enchante et fait rêver. Différente, à part, elle semble incarner l’Ailleurs, cet ailleurs insulaire à la fois spatial et temporel, parfois inaccessible même quand on l’a trouvé. Mappa Insulae ou la carte de l’île : un titre, tout aussi intrigant que captivant, invite au voyage… et nous voilà partis au fil des pages sur toutes les mers du globe à la découverte des îles et de leurs représentations cartographiques.

Un collectif de chercheurs baptisé Stevenson signe cet ouvrage. Le travail de ses membres a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence LabexMed et a bénéficié du soutien de l’Agence nationale de la recherche – Projet ANR-11-IDEX-0001-02. Trois philosophes (Jean-Marc Besse, Guillaume Monsaingeon, Gilles A. Tiberghien), un artiste (David Renaud) et un architecte (Jean-Luc Arnaud), tous passionnés de cartographie, ont mis en commun leurs découvertes amassées durant des années. Paru aux Éditions Parenthèses, le livre accompagne une exposition consacrée aux terres émergées « Le Temps de l’île », qui a été tenue en France, au Mucem (Marseille), entre juillet et novembre 2019.

En format carnet de voyage, l’ouvrage se compose d’une soixantaine de cartes et illustrations. La qualité du papier et de la reproduction ainsi que l’esthétisme de la charte graphique et une mise en page harmonieuse le rendent attrayant et agréable à feuilleter. La forme choisie est originale. Chaque sélection est présentée en duo : une représentation cartographique de l’île sur la page de droite et un texte sur celle de gauche. Court et dense à la fois, le texte analyse la carte de manière plus ou moins détaillée, permet d’en connaître l’auteur et la situe dans l’espace comme dans le temps. Il est souvent complété par des commentaires, des poèmes ou des citations littéraires ayant trait à l’insularité.

Dès les premières lignes de l’ouvrage, les auteurs nous entraînent dans les mondes fascinants de Robert Louis Stevenson et d’Herman Melville. En avant-propos, ils nous présentent une traduction de quelques pages de L’Île au trésor : « Le récit plonge ses racines dans la carte, il croît sur ce terreau… » ; la carte, inventée, dessinée, coloriée et affublée de noms imaginaires par Robert Louis Stevenson est ainsi une « mine de suggestions pour l’intrigue ». Et voilà le lecteur invité à parcourir le monde. Il embarque avec Melville à bord d’un baleinier et rencontre un marin amérindien originaire de Rokovoko, « une île très lointaine dans l’ouest et dans le sud. Elle ne figure sur aucune carte, c’est le propre des endroits vrais ». Puis il navigue d’île en île : à chaque page, une escale.

Voguant sur tous les océans, le recueil explore toutes sortes d’espaces insulaires, des plus anciens aux plus récents, des plus enchanteurs (Archipels sidéraux de Rimbaud) aux plus cauchemardesques (île-ville de Poinciana, Radeau de la Méduse), des imaginaires aux réels, des oubliés aux non-retrouvés (p. 40) ou à ceux passés inaperçus (île sans la moindre importance).

Incertaines dans leur localisation « (…) la mer du Sud (…) apparaissait animée par des îles (…) qui faute de précision dans les déterminants astronomiques, semblaient mal enracinées et flottaient sur les cartes », elles sont danger pour les navires (île Pelée) quand elles sont très petites.Elles sont lieux de défense (extravagantes Canaries représentées sous forme de crabe), forteresse (Curco), refuge (les Émigrants du globe, île déserte d’Anatahan), observatoire pour scientifiques (île d’Amsterdam), théâtre d’affrontements géopolitiques (Falkland [ou Malouines] ), mais aussi lieux de désirs et d’évasion (carte du Tendre, îles du Mariage, cartes postales touristiques). Qu’il est difficile de figurer leurs limites sans cesse soumises à variation : les îles perdent leurs contours. La ligne de côte des îles Keys disparaît sous l’assaut des vagues et des tempêtes (p. 52) quand les îles du Pacifique sont victimes de la colonisation (p. 37).

Le rôle de la distance est également évoqué : si les îles sont séparées des autres terres par les eaux, elles n’en sont pas pour autant isolées. En témoignent les cartes des îles fluviales en milieu urbain (p. 12 et 13), des îles rattachées au continent (Ouessant), liées à un centre lointain (Drom et France, p. 56 et 57), regroupées en archipels ou encore reliées entre elles (Venise). Les cartes des îles méticuleusement choisies par le collectif Stevenson – lieux réels, imaginaires ou de fiction – décrites scientifiquement et de manière poétique, montrent que les îles ont participé à la construction des savoirs et donnent des clés de compréhension du monde contemporain.

C’est à la fois pour les connaissances factuelles qu’il expose et pour les réflexions qu’il suscite que l’utilité de cet ouvrage peut difficilement être contestée. Véritable atlas, ce livre a sa place dans toutes les bibliothèques. Original, passionnant, tout en couleur, alliant plaisir des yeux à ceux de la lecture et de la connaissance, il est un véritable objet d’étude pour un cours de cartographie, aussi bien au secondaire que dans le supérieur, dans des domaines tels que la géographie, la littérature, l’histoire ou encore l’histoire de l’art.

En définitive, voici donc un livre résolument novateur parmi les derniers ouvrages consacrés à la cartographie.