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Dans son ouvrage, Zachary J. Violette examine le rôle des architectes et bâtisseurs issus de l’immigration dans la conception du cadre bâti des quartiers ouvriers américains, au tournant du XXe siècle. S’éloignant d’un récit des mouvements de réforme du logement social menés par les élites économiques et politiques, il s’intéresse à une forme spécifique de tenements, ces immeubles de logements qui forment le paysage urbain de nombreux quartiers ouvriers. Le cadre spatiotemporel à l’intérieur duquel s’insère son analyse correspond à la période du Gilded age (la « période dorée »), soit celle comprise entre 1865 et 1900. L’auteur s’intéresse plus précisément aux quartiers du North End et du West End de Boston, ainsi qu’à celui du Lower East Side de New York. Par cette analyse, il contribue à approfondir notre compréhension de la diversité des positions culturelles de ces architectes aux statuts sociaux et économiques souvent plus près des populations ouvrières que de ceux des élites politiques. L’auteur vise ainsi à contextualiser et à personnifier les instances de conception de résidences ouvrières qui s’écartent du cadre réformiste traditionnel tout en mettant en lumière les conflits inhérents à une telle forme urbaine.

Violette amorce son analyse par une rétrospective du contexte social qui structure les réformes du logement entreprises au cours de cette époque. Établi autour de 1870, le mouvement réformiste se caractérise par une incompréhension des réalités quotidiennes et des désirs des populations ouvrières, de la part des autorités, issues en majeure partie des classes bourgeoises. Ce mouvement visait à rétablir l’ordre social des quartiers industriels défavorisés et ainsi à mener à terme une visée d’accroissement de la respectabilité des strates ouvrières. Résultant non seulement des préjugés des élites envers les tenements, perçus comme force corruptrice, le mouvement liait également les maux sociaux des populations à leur environnement physique plutôt qu’à des inégalités structurelles plus larges. Ces objectifs expliquent le choix esthétique qui définit le mouvement de réforme architecturale. Influencé par des notions d’hygiène et de pureté, ce mouvement était caractérisé par une conception simple, modeste et pratique. L’auteur explique que, si un tel mouvement a pu contribuer à l’ancrage permanent de cette forme architecturale dans le tissu urbain, il a toutefois eu peu d’effets véritables sur les perceptions négatives des quartiers ouvriers par les classes plus aisées.

Au terme de cette rétrospective, Violette dénote la relative absence de travaux portant sur la construction de types de tenements se situant en dehors de ce modèle de réforme hégémonique et monolithique. C’est dans ce contexte qu’il introduit la notion de decorated tenements, ces immeubles conçus par des architectes immigrants d’origines juive, allemande, italienne, irlandaise, ou originaires d’Europe de l’Est. Ce type de bâti, selon lui, vient complexifier cette vision standardisée du tissu urbain ouvrier. Ces immeubles se distinguent, entre autres, par leur façade ornée symbolisant les désirs et aspirations des populations ouvrières, en contraste aux impératifs utilitaires de la vision réformiste. Ils se différencient également par le statut de leurs propriétaires. En tant qu’immigrants de première génération, les investisseurs et les architectes de cette forme d’immeuble d’habitation étaient, pour la plupart, des résidants de ces quartiers, une situation qui témoigne d’une certaine participation des classes populaires à la conception de leur milieu de vie, du moins au cours de cette période. En effet, Violette note le déclin de ce contre-mouvement au début de la Première Guerre mondiale, provoqué par l’exode de cette élite immigrante vers des régions périphériques, ainsi que par l’influence subséquente des autorités. Il conclut ce tracé historique par un examen de la disparition progressive de ces immeubles au cours des décennies suivantes, notant toutefois une récente recrudescence culturelle de cette forme urbaine.

Violette appuie son analyse sur une recension exhaustive de plus de 3000 tenements localisés à l’intérieur des quartiers ouvriers de Boston et New York mentionnés plus haut. Il s’est plus précisément intéressé aux critères de construction, aux composantes internes des immeubles, aux architectes, ainsi qu’à la signification culturelle de ces bâtiments.

L’auteur fait preuve de transparence dans la définition de sa méthodologie en évoquant les difficultés qui émergent de la vision « préjudicielle » qui teinte les archives et autres sources primaires utilisées. Ces documents étaient généralement produits par des acteurs des mouvements réformistes, et ce, dans l’objectif de justifier le réaménagement de ces quartiers. Ils contribuaient donc à renforcer les préjugés en amplifiant, visuellement et statistiquement, les enjeux sociaux et économiques auxquels étaient confrontées les populations ouvrières. En réponse à cette situation, Violette diversifie son analyse, mobilisant entre autres l’histoire orale. Il s’insère ainsi dans une perspective de digital humanities, une approche qui favorise la production de savoirs par la mise en relation d’un nombre significatif de données de types variés. Non seulement ce choix contribue à l’atteinte des objectifs de l’auteur, mais il favorise également la compréhension du lecteur et l’appropriation de l’objet d’étude par ce dernier. L’ouvrage demeure, somme toute, nettement délimité, tel qu’expliqué par Violette. S’il s’agit en effet d’une étude ponctuelle, celle-ci n’est toutefois pas limitée par une conception localiste. L’étude comparative de divers quartiers et contextes culturels apporte une plus-value à l’analyse, permettant ainsi une documentation exhaustive d’un phénomène architectural, social et économique sous-documenté.