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Introduction

La grande contribution de Paul Vidal de la Blache (1845-1918) à l’institutionnalisation de la science géographique, à son renouveau et à sa notoriété est reconnue depuis longtemps (Berdoulay, 1981). Sa profonde influence sur la discipline en France et en maints pays fut en effet tôt célébrée (Baker, 1988 ; Robic, 2006 et 2011 ; Mercier, 2009). Influence que confirmèrent par la suite, à leur manière, les nombreuses critiques que la pensée vidalienne essuya quand on voulut faire valoir d’autres conceptions de la géographie (Orain, 2006). Aussi légitimes et pertinents que fussent plusieurs d’entre eux, ces avis, favorables ou non, ne se rapportaient pas à un domaine d’études consacré à l’exacte compréhension de la carrière et de l’oeuvre de Vidal de la Blache. La situation a toutefois grandement évolué au cours des dernières décennies, si bien que les études vidaliennes, suivant diverses problématiques et perspectives, sont aujourd’hui constituées. Malgré les avancées en la matière, bien des questions demeurent. Parmi elles, il y a la place qu’occupe le Québec – plus spécialement en sa composante francophone – dans la géographie de Vidal de la Blache et le rôle que lui-même tint dans l’essor de la géographie au Québec ou, comme nous le nommons ici, le Canada français, pour mieux refléter l’esprit de l’époque. Ces questions ont certes déjà été abordées, mais souvent de manière incidente et jamais dans la perspective d’une élaboration conjointe de la géographie comme pensée et comme institution, ce dont nous comptons pour notre part traiter. À cette fin, nous examinons à la fois les activités de Vidal en lien avec le Canada français et les écrits qui s’y rattachent. L’idée est d’analyser ce corpus d’événements et de textes en considérant à la fois sa teneur même et le contexte lui ayant donné lieu. L’attention se porte plus particulièrement sur la relation France-Québec, qui renaissait peu à peu depuis le milieu du XIXe siècle (Hamelin, 1960 et 1962) et sur la dynamique propre de la pensée vidalienne qui, au vu du cas québécois ou plus largement américain, pouvait un tant soit peu s’infléchir.

Vidal de la Blache au Québec

Paul Vidal de la Blache vint à deux reprises en Amérique du Nord et, chaque fois, il y foula le sol québécois. Ce fut d'abord en 1904, alors qu'il était en route vers les États-Unis afin d’assister au VIIIe Congrès international de géographie, le premier à se tenir à l’extérieur du continent européen (Claparède, 1905 ; Martonne, 1905 ; Broc, 1991). Le congrès se déroula du 7 au 22 septembre 1904 en quatre sessions réparties en autant de villes : Washington, New York, Chicago et Saint-Louis. Ces sessions furent entrecoupées d’excursions (sur le Potomac, à Mount Vernon, à Philadelphie, aux chutes du Niagara). Le congrès fut suivi d’une grande excursion dans l’Ouest américain et au Mexique, à laquelle Vidal de la Blache participa également. Pour se rendre à ce congrès, Vidal franchit la Manche le 24 aout 1904 et, à 21 heures le lendemain, quitta le port de Liverpool pour traverser l’Atlantique Nord, après une courte escale à Moville en Irlande[1].

L’entrée en Amérique du Nord se fit le 31 août à 9 heures par le détroit de Belle Isle, qui sépare la Grande péninsule du Nord (Terre-Neuve) et la face méridionale du Labrador. À cette occasion, Vidal écrivit dans son carnet : « Nous entrons par la porte septentrionale de l’Amérique, celle des Bretons et des Normands, celle qui porta les Français jusqu’au coeur du Mississipi[2] » (Vidal de la Blache,  1904 15, Carnet Amérique, août 1904). Une heure plus tard, pénétrant dans le golfe du Saint-Laurent, il nota : « Découvrons de près la côte N. de la prov. du Québec, à la Pointe d’Amour » (idem : 16)[3], côte dont il fit une brève description et esquissa le profil (figure 1), exercices qu’il répéta à l’occasion durant le reste de la traversée. Ainsi, remontant l’estuaire et ensuite le fleuve, il crayonna les monts Notre-Dame (figure 2) sur la péninsule gaspésienne, l’embouchure du Saguenay (figure 3)[4] et le site de Québec (figure 4), de même qu’il griffonna quelques formules pour capter les paysages qui défilaient devant lui[5]. Finalement, il descendit à Montréal le 3 septembre où il excursionna avant de repartir en train vers New York, le lendemain. Après le VIIIe Congrès international de géographie, le retour vers l’Europe se fit en partance de New York (Carnet Amérique, octobre 1904 : 74)[6]. Donc, en tout, pendant son séjour de 1904 en Amérique, Vidal de la Blache ne séjourna sur la terre ferme du Québec que deux jours, les 3 et 4 septembre 1904, exclusivement à Montréal, en transit pour sa principale destination.

Le géographe revint au Québec en 1912, à titre de membre de la Mission Champlain, menée par Gabriel Hanotaux, historien, ancien ministre des Affaires étrangères sous la IIIe République et membre de l’Académie française. Cette mission fut organisée par le Comité France-Amérique à l’invitation de deux États américains limitrophes du lac Champlain, New York et le Vermont, qui avaient décidé d’élever un monument à la gloire de Samuel de Champlain[7] et d’en souligner l’inauguration par des événements commémoratifs. Le Comité France-Amérique avait été créé en 1909 dans le but de rapprocher la France et les diverses nations américaines (Hanotaux, 1913 : 213)[8]. Pour assister aux commémorations de Champlain en 1912, le Comité constitua une délégation dont les membres furent recrutés « dans les diverses branches de l’activité française » (Hanotaux, 1913 : ii). Membre du comité de patronage du Comité France-Amérique, Vidal de la Blache, alors âgé de 67 ans, faisait partie de cette délégation (figure 5)[9].

Le groupe débarqua à New York le 26 avril 1912. Contrairement au voyage de 1904, qui n’offrit à Vidal qu’un court arrêt à Montréal, la Mission Champlain comprenait une tournée en sol québécois. À cette occasion, Vidal fut officiellement reçu, à titre de représentant de l’Université de Paris, par les autorités de deux universités québécoises, McGill et Laval[10]. Il put ainsi s’imprégner plus avant de la géographie de cette ancienne colonie française devenue britannique et ensuite canadienne. Cette découverte du Québec par Vidal restait toutefois en marge d’un voyage dans le Nord-est américain dont il n’est pas inutile de rappeler les étapes (Hanotaux, 1913).

La délégation quitta la France le 20 avril 1912 sur un paquebot neuf, Le France[11]. Elle débarqua à New York le 26 avril. Dans les jours suivants, elle fit diverses rencontres et visites dans la région de New York, de même qu’à Washington, Philadelphie et Boston. Des représentants de la mission furent reçus dans trois universités américaines : Columbia, Yale et Harvard. À Harvard, le 1er mai 1912, Vidal de la Blache prononça un discours et une conférence. Le 2 mai, en soirée, la délégation monta dans un train spécial pour entreprendre, le lendemain, sa « Journée Champlain », ponctuée d’arrêts en différents lieux historiques. Le premier arrêt fut à Ticonderoga, dans l’État de New York, à la jointure des lacs Champlain et George, où le gouverneur de la Nouvelle-France, Pierre de Rigaud de Vaudreuil, avait fait ériger le fort Carillon en 1755, pour protéger la colonie française de la poussée ennemie en provenance de la Nouvelle-Angleterre. On arrêta ensuite à Port Henry (New York), au phare de Crown Point (ancien poste français où un Champlain Memorial fut installé en 1912) et enfin à Plattsburgh, à près de 100 km de la frontière canadienne. Le soir, le train traversa au Canada. À Saint-Jean-sur-Richelieu, le 4 mai 1912, la délégation fut accueillie par environ 2000 personnes, dont Raoul Dandurand (1861-1942), ex-membre du Sénat canadien et cofondateur du Comité France-Amérique, avec Gabriel Hanotaux et Léon Barthou. Le même jour, en soirée, la délégation descendit à la gare Bonaventure à Montréal, où elle fit diverses rencontres les deux jours suivants. Vidal de la Blache, de son côté, fut de surcroît accueilli, lors d’une cérémonie conjointe, par les universités McGill et Laval (cette dernière en sa succursale montréalaise, devenue en 1920 l’Université de Montréal). Le 5 mai, la délégation se dirigea vers Québec, où elle tint diverses activités le lendemain, dont une cérémonie au parlement provincial, une visite du domaine Spencer Wood, site de la résidence vice-royale, une excursion à la chute Montmorency et une soirée à l’Université Laval. Elle repartit le soir même pour Toronto et les chutes du Niagara. Le retour en France s’effectua le 15 mai, à partir de New York, par le paquebot La Provence, avec Paul Vidal de la Blache à bord[12].

Comme on le constate, Vidal de la Blache fréquenta très peu le Québec et n’en vit qu’une petite partie. En effet, il ne passa, au total, que trois jours à Montréal et un seul à Québec. Certes, le trajet lui fit découvrir le Saint-Laurent et le Richelieu, mais seulement sous l’espèce d’une saisie hodologique du paysage[13]. De plus, ce passage au Québec eut peu d’effet sur le plan institutionnel, du moins au regard de la discipline géographique. À ce que l’on sache, Vidal de la Blache, lors de son court séjour à Montréal en 1904, ne prononça aucune conférence et n’y fut accueilli par aucune instance. Si tel fut bien le cas, on peut présumer que ce passage au Québec, en 1904, n’avait aucun but spécifique, si ce n’est de recueillir, au gré d’un itinéraire qui eût probablement pu être différent, quelques impressions de cette terre jadis possession française. Bien que sa visite de 1912 suivît un programme officiel passablement chargé et que Vidal y prît publiquement la parole, jamais la géographie, comme pensée ou comme discipline, n’en fut spécifiquement – pour lui et la délégation dont il faisait partie – un objet, un but ou un enjeu lors du passage en sol québécois. Or, cette absence du thème de la géographie durant son séjour au Québec en 1912 est d’autant plus remarquable qu’elle contraste avec le vif engagement dont Vidal fit preuve envers sa discipline pendant le segment étasunien de ce même voyage, plus précisément lors de ses deux interventions à Harvard (Vidal de la Blache, 1913a et 1913b). Faut-il pour autant conclure à un rendez-vous manqué entre Vidal et la géographie québécoise ?

FIGURE 1

Pointe Amour

Pointe Amour

FIGURE 1 (suite)

Pointe Amour

NOTE : Croquis de la pointe Amour (Labrador, Terre-Neuve, circa 51°46’N 56° 86’E) par Paul Vidal de la Blache, le 31 août 1904, à bord du navire qui l’amena de Liverpool à Montréal. Le croquis ci-haut est reproduit à sa dimension réelle.

Source : Carnet Amérique, août 1904, p. 16

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FIGURE 2

Monts Notre-Dame

Monts Notre-Dame

FIGURE 2 (suite)

Monts Notre-Dame

NOTE : Croquis des monts Notre-Dame (Québec, circa 49°10’N 66°10’E) par Paul Vidal de la Blache, le 1er septembre 1904, à bord du navire qui l’amena de Liverpool à Montréal. Le croquis ci-haut est reproduit à sa dimension réelle.

Source: Carnet Amérique, août 1904, p. 19

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FIGURE 3

Embouchure du Saguenay

Embouchure du Saguenay

FIGURE 3 (suite)

Embouchure du Saguenay

NOTE : Croquis de l’embouchure du Saguenay (Québec, circa 48°10’N 69°70’E) par Paul Vidal de la Blache, le 2 septembre 1904, à bord du navire qui l’amena de Liverpool à Montréal. Vidal exprime un doute concernant cette localisation, puisqu’il fait suivre la mention « embouchure du Saguenay », dans son carnet, de deux points d’interrogation. Le profil de la côte sur le croquis suggère que cette localisation serait exacte. Le croquis ci-haut est reproduit à sa dimension réelle.

Source : Carnet Amérique, août 1904, p. 19

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FIGURE 4

Site de la ville de Québec

Site de la ville de Québec

FIGURE 4 (suite)

Site de la ville de Québec

NOTE : Croquis du site de la ville de Québec (circa 48°80’N 71°15’E) par Paul Vidal de la Blache, le 2 septembre 1904, à bord du navire qui l’amena de Liverpool à Montréal. Le croquis ci-haut est reproduit à sa dimension réelle.

Source: Carnet Amérique, août 1904, p. 26

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Vidal de la Blache en marge de la géographie québécoise

Selon la documentation dont nous disposons, Vidal de la Blache, lors de ses deux brefs passages au Québec, semble être resté à l’écart des cercles où la géographie commençait à susciter de l’intérêt. Pourtant il était déjà reconnu, en France et ailleurs, comme un inspirant réformateur de la géographie. L’opinion le désignait chef de file de la géographie française et son opus magnum, Le tableau de la géographie de la France, publié en 1903, était rapidement devenu une référence et un modèle, de même que son Atlas général (Vidal de la Blache, 1979, [1903] et 1894). Sa notoriété, en 1904 et plus encore en 1912, eût pu par conséquent avoir rayonné jusqu’au Québec et eût pu justifier un accueil déférent de la part des adeptes québécois de la géographie[14]. Or, pourquoi n’en fut-il pas ainsi ? Fut-ce que le contexte était alors peu propice à l’influence française sur la géographie québécoise ? Fut-ce plutôt que Vidal ne sut ou ne put y tenir un rôle de premier plan ? Cette problématique commande une vaste recherche documentaire et une large revue historiographique que nous ne saurions conduire ici. On peut tout de même, en un aperçu, poser quelques jalons pour la circonscrire un tant soit peu.

Par le traité de Paris, signé le 19 février 1763 au terme de la guerre de Sept Ans, le roi Louis XV cédait à l’Angleterre une très large part des possessions françaises en Amérique du Nord. Dès lors, les relations entre la France et les Canadiens, comme on désignait à l’époque les Québécois d’ascendance française, se distendirent et demeurèrent difficiles et sporadiques jusqu’en 1850. Le XIXe siècle offrit toutefois l’occasion d’un rapprochement progressif, en matière d’éducation notamment.

Par exemple, l’abbé Jean (John) Holmes, professeur au petit séminaire de Québec et auteur d’un abrégé de géographie publié pour la première fois en 1831 (Holmes, 1877), séjourna en France et dans plusieurs autres pays européens en 1836-1837 pour y acquérir des ouvrages, des manuels scolaires et des instruments pour l’enseignement des sciences dans plusieurs collèges classiques (Douville, 1903 : 220-234 ; Brosseau, 1990 : 56 ; Galarneau, 2003). Sous le Second Empire, l’attention de la France à l’égard du Bas-Canada s’accrut. L’un des premiers signes de ce regain d’intérêt fut l’envoi en 1855, en émissaire français dans la province du Canada, de Paul-Henry de Belvèze, commandant de La Capricieuse (Yon, 2003). Cherchant des appuis du côté de la couronne d’Angleterre, Napoléon III croyait alors opportun de mener une mission commerciale au Canada-Uni. L’opération était délicate, car il lui fallait sans réserve y rendre hommage à l’autorité britannique, tout en comptant sur la connivence des Canadiens d’ascendance française pour renouer économiquement avec cette partie de l’Amérique. En juillet et août 1855, la corvette remonta le Saint-Laurent jusqu’au lac Ontario en s’arrêtant à Québec, à Montréal, à Ottawa, à Kingston et à Toronto[15]. L’accueil dans le ci-devant Bas-Canada fut triomphal et donna lieu à de grandes retrouvailles (Bossé, 1984). L’événement, qui advint au même moment que la participation remarquée du Canada à l’Exposition universelle de Paris (Taché, 1856), inspira de nombreuses personnalités de part et d’autre de l’Atlantique, de sorte que la mission, si elle eut quelque succès au chapitre commercial, fut plus encore le ferment d’une nouvelle communion d’esprit entre la France et les Canadiens (Lamonde et Poton, 2006).

FIGURE 5

Paul Vidal de La Blache par Fernand Cormon

Paul Vidal de La Blache par Fernand Cormon

NOTE : Plusieurs délégués de la Mission Champlain de 1912 furent dessinés par Fernand Cormon, et leurs portraits furent joints au procès-verbal que Gabriel Hanotaux en constitua en 1913.

Source : Hanotaux (1913, planche 10)

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L’avènement de la Troisième République en 1870 infléchit toutefois le cours de la relation entre la France et le Québec en portant à l’avant-scène la question religieuse. En expulsant plusieurs congrégations masculines en 1880 et en interdisant l’enseignement congrégationniste en 1904, la France se démarquait radicalement du Québec (Laperrière, 1996, 1999 et 2005). Ainsi, cette relation d’une francophonie transatlantique, qui déjà devait passer par le filtre des prérogatives britanniques, eut en plus à composer avec la dichotomie entre le laïcisme institutionnel de la République française et le fort penchant canadien-français pour la cause catholique. Néanmoins, la relation se maintint, voire se renforça, en favorisant, de part et d’autre, des affaires et des personnalités plutôt associées à la défense du catholicisme ou de la présence française en Amérique du Nord. Ce fut dans cette conjoncture qu’un certain nombre de Français, encouragés par les autorités canadiennes, décidèrent de migrer au Canada pour s’installer dans des régions récemment ouvertes à la colonisation (Drapeau, 1887 ; Linteau et al., 2017). À la même époque, l’Église catholique du Québec invita des communautés religieuses françaises, dont les Frères des Écoles chrétiennes et les Frères Maristes, à venir y dispenser leur enseignement (Laperrière, 1996, 1999 et 2005), ce qui stimula d’ailleurs la production de manuels de géographie destinés aux élèves (Brosseau et Berdoulay, 2011).

La géographie contribua également à l’intensification des relations franco-québécoises dans la seconde moitié du XIXe siècle (Sénécal, 1992 ; Berdoulay et Sénécal, 1993 ; Bergevin, 1994 ; Berdoulay et al., 1996). Ainsi, après sa création en 1877, la Société de géographie de Québec fut en constante communication avec plusieurs sociétés de géographie de France (Morissonneau, 1971 et 1978)[16]. En parallèle, plusieurs intellectuels français s’intéressèrent au Québec et à ses régions, que d’aucuns, qu’ils fussent géographes ou non, visitèrent et décrivirent en diverses publications : Edme Rameau de Saint-Père (1820-1899), les frères Reclus, Élisée (1830-1905) et Onésime (1837-1916), Émile Salone (1858-1928) et bien d’autres (Yon, 1964 et 1965 ; Simard, 1987 ; Augustin et Berdoulay, 1997). Certains se firent même les propagandistes de la colonisation interne alors en plein essor au Québec. Ce groupe inspirait des auteurs québécois, dont Arthur Buies (1840-1901), qui rédigeaient de flatteuses descriptions des diverses régions du Québec pour en promouvoir le peuplement[17].

L’intérêt partagé pour la géographie du Québec, pourtant bien marqué dans la seconde moitié du XIXe siècle, tarda à pénétrer le milieu universitaire. Il est vrai que l’institution universitaire était encore très récente au Canada français. En fait, une seule université francophone existait dans la province au début du XXe siècle : Laval à Québec, depuis 1852, et la succursale qu’elle avait implantée à Montréal en 1878. De plus, l’enseignement s’y limitait, à peu de choses près, à la théologie, au droit, à la médecine et aux arts. Cette condition pourrait expliquer pourquoi Vidal de la Blache, lors de ses passages en 1904 et 1912, ne fut pas particulièrement sollicité ou attiré par l’université canadienne-française. Il demeure qu’un germe de géographie – au travers de quelques cours épars – prenait alors forme dans l’enseignement supérieur au Québec, notamment dans les écoles normales et dans les écoles de commerce, et il apparaît que Vidal, qui incarnait indéniablement cette discipline en France, fut tenu ou se tint à l’écart de ce mouvement[18]. Une telle distanciation semble en effet avoir existé puisque, déjà, la géographie universitaire française attirait l’attention de certains intellectuels canadiens-français. Ainsi, en 1904, l’abbé Adélard Desrosiers, de l’École normale Jacques-Cartier, « venait de terminer des études en histoire et en géographie à la Sorbonne », où il avait entendu, signale Ludger Beauregard, « des grands maîtres français […], les Vidal de la Blache et Marcel Dubois entre autres » (Beauregard, 2003 : 15). Desrosiers publia, en 1910, un récit historique fortement teinté d’apologie de l’oeuvre conjointe de la civilisation française et de l’Église catholique en Amérique du Nord. Bien qu’aucune référence n’y soit faite aux « grands maîtres français », le chapitre d’ouverture, consacré à la géographie du Canada, témoigne néanmoins d’une relative communion à la doctrine professée à l’époque à la Sorbonne (Desrosiers et Fournet, 1911). Desrosiers aurait par ailleurs communiqué son engouement pour la nouvelle géographie française au jeune Émile Miller, qui entra à l’École normale Jacques-Cartier en 1904 et qui donna en 1906 un manuel pour initier les élèves à la discipline. L’engagement de Miller envers la géographie déborda la pédagogie et le mena à l’enseignement universitaire à l’Université de Montréal, où il devint professeur de géographie en 1920, à la faculté des lettres et à l’École des sciences sociales (Beauregard, 2003 : 16 ; Boisvert, 2003). En résultèrent des travaux marqués, pour une première fois au Québec, du sceau de la géographie universitaire alors en plein essor ailleurs dans le monde. Certes, dans Terres et peuples du Canada, de 1913, Miller ne se reconnaissait aucune dette envers des géographes, français ou autres. Dans sa préface (datée de juin 1912) de l’ouvrage, l’abbé Desrosiers y précisa toutefois qu’Émile Miller « s’est mis à l’école des maîtres de la science géographique contemporaine : Vivien de Saint-Martin, de Lapparent, Suess, Élisée Reclus, Marcel Dubois, Leroy-Beaulieu » (Desrosiers, 1924 : 13). On remarque que le nom de Vidal de la Blache ne figure pas dans cette liste où les Français dominent[19]. Miller fut en revanche plus disert sur ses influences dans Pour qu’on aime la géographie, ouvrage publié en 1921 qui contient un long chapitre sur l’évolution de la discipline. Les innovations les plus récentes, de diverses provenances, y sont répertoriées. La contribution des Allemands (Humboldt, Ritter, Ratzel et Richthofen) et des Anglais (Mackinder et Herbertson) y est saluée, mais la belle part est attribuée à la France, pays, soutient Miller, « où tant d’idées – indigènes et étrangères – se coordonnent, se disciplinent et se clarifient » et où, en géographie, « on est arrivé plus tôt qu’ailleurs à une juste conception d’ensemble » (Miller, 1921 : 144). Il attribue cette excellence de la géographie française à des précurseurs, Albert de Lapparent, Auguste Himly et Émile Levasseur (idem : 144-145), avant d’en célébrer l’achèvement dans l’oeuvre respective de Paul Vidal de la Blache et de Marcel Dubois. Miller consacre d’ailleurs toute une section à ces deux personnages, qu’il présente comme « le maître et le disciple devenus antagonistes » (idem : 148). Bien qu’il souligne un contentieux entre les deux géographes, il évite d’en indiquer la nature, préférant insister sur ce qui, malgré tout, les unit. À cette fin, il porte d’abord aux nues l’expression archétypale de la pensée vidalienne, soit l’individualité géographique, en citant ce fameux passage, repris à l’envi, du Tableau géographique de la France :

Une individualité géographique ne résulte pas que de simples considérations de géologie et de climat. Ce n’est pas une chose donnée d’avance par la nature. Il faut partir de cette idée qu’une contrée est un réservoir où dorment des énergies dont la nature a déposé les germes, mais dont l’emploi dépend de l’homme. C’est lui qui, en la pliant à son usage, met en lumière son individualité. Il établit une connexion entre des traits épars ; aux effets incohérents de circonstances locales, il substitue un concours systématique de forces. C’est alors qu’une contrée se précise et se différencie et qu’elle devient à la longue comme une médaille frappée à l’effigie d’un peuple

Vidal de la Blache cité par Miller, 1921 : 145-146[20]

Miller se félicite que Vidal ait rappelé avec autant de pénétration que le génie du peuple s’exprime au premier chef dans l’oeuvre géographique. Après quoi, il fête Dubois pour avoir établi une méthode efficace qui permet d’en attester rigoureusement au travers des études régionales systématiques. Au passage, à l’instar de Dubois (Dubois et Kergomard, 1909 : vii-xvi), il dénonce ceux qui surestiment la contrainte qu’exercent la géologie et les autres conditions naturelles sur le façonnement humain de la surface terrestre. Il souligne à ce propos qu’« aux tenants de l’école régionaliste, [Dubois] montra combien, de nos jours surtout, ce serait méconnaître la réalité des faits, que de s’obstiner à morceler imaginairement les États en prétendues régions naturelles, à les considérer comme autant d’alvéoles où s’incrusterait l’humanité » (Miller, 1921 : 147). On peut voir là une allusion à l’antagonisme entre Vidal et Dubois, que rappelle Miller.Soubeyran (1994 et 1997), Robic (1992 : 133-141) et Claval (1998 : 79-80) ont expliqué qu’un différend avait séparé les deux collègues. Ils précisent que la mésentente se noua autour de la direction des Annales de géographie, cofondées par Vidal et Dubois en 1891, et faisait écho à leur conception respective de la géographie, l’une plus fondamentale et historique, l’autre plus pratique et prospective. On peut toutefois supposer que la divergence entre Vidal et Dubois que rapporte Miller concernait aussi leurs positions politiques ou idéologiques. Dubois était un antidreyfusard notoire, membre actif de la Ligue de la patrie française, ardent nationaliste et fervent colonialiste (Joly, 2013 : 54), ce qui détonnait avec un Vidal laïciste au patriotisme certes sincère, mais en comparaison somme toute discret. Une telle nuance pouvait-elle influencer un jeune Québécois baignant dans un catholicisme militant, affligé de la perte de l’Amérique française et vibrant du désir d’une conquête du sol québécois ?[21] Il nous est impossible d’en décider. Quoi qu’il en soit, on retient que Miller érigea Dubois en parangon de la géographie française qui, selon lui, brillait plus que toutes les autres au début du XXe siècle. Il voyait en Dubois le plus accompli des réformateurs de la géographie grâce à son décisif apport méthodologique. Aussi, n’hésita-t-il pas à écrire, à propos de lui : « Cet homme […] mérite si justement de s’appeler le rénovateur de la géographie » (Miller, 1921 : 148).

L’oeuvre d’Émile Miller, à laquelle il faut ajouter une Géographie générale posthume[22], constitue à nos yeux le moment fondateur de la géographie universitaire au Canada français, même si l’institutionnalisation de cette discipline en programmes et départements y fut plus tardive. Bien qu’encore fragile, cette fondation s’arrimait directement aux mouvements d’idées qui dynamisaient à l’époque la géographie française et contrastait avec une géographie traditionnelle que transmettaient les collèges classiques (Douville, 1903) et, par extension, l’Université Laval, soit la seule université francophone au Québec à cette période.Ce contraste est d’ailleurs manifeste lorsque l’on compare la géographie d’Émile Miller à celle d’Adolphe Garneau. Ce dernier, professeur à la faculté des arts de l’Université Laval et au petit séminaire de Québec, publia en 1912 et en 1917, dans la foulée de l’Abrégé de géographie de l’abbé Holmes, un volumineux Précis de géographie (Garneau, 1917 ; Brosseau, 1990 : 55). L’ouvrage, à caractère encyclopédique conformément à une convention particulièrement vive au siècle précédent, donne lieu à une apologie du catholicisme, assortie d’une critique du darwinisme et d’une condamnation de l’immoralité des nations qui se dissipent dans la course aux armements et dans la guerre. Malgré son attention à l’actualité, l’ouvrage n’évoque jamais la géographie en plein essor à l’époque dans le milieu universitaire français autour ou en marge de Vidal de la Blache, qui n’est jamais mentionné, tout comme André Siegfried[23], Marcel Dubois[24] ou Jean Brunhes[25], trois autres réputés géographes français dont l’oeuvre avait à l’époque un certain rayonnement au Québec. Seulement deux géographes contemporains un tant soit peu associés à la colonisation interne de la province y sont nommés : Élisée Reclus et Franz Scharder, à côté de quelques auteurs du XIXe siècle, dont le naturaliste Armand de Quatrefages (1810-1892) et le géographe Conrad Malte-Brun (1775-1826).

À l’époque où Paul Vidal de la Blache voyagea au Canada français, une géographie universitaire y prenait donc forme. Alors à ses tout débuts, elle était à l’affût d’inspiration et d’encouragement. La science française était de surcroît une référence obligée, dans la mesure toutefois où, on peut le présumer, les sensibilités locales enclines au directivisme catholique et au nationalisme canadien-français étaient ménagées. D’ailleurs, ce fut peut-être là l’une des raisons pour lesquelles Vidal de la Blache, pourtant au faîte de sa renommée et par conséquent figure tutélaire imposée, n’y eut qu’une reconnaissance formelle, et encore bien ponctuelle, sinon pour lui attribuer, comme chez Miller, le second rang derrière Marcel Dubois, dont la personnalité était mieux accordée aux idéaux de l’élite québécoise du moment. En l’état actuel de nos recherches, il nous est impossible de savoir ce que Vidal pensait de ce probable déficit d’affinité ou de la cause de la géographie savante au Canada français. Peut-être ne prêtait-il aucune attention à ces questions. Pour l’instant, on ne peut que prendre acte de ces inconnues avant de diriger notre regard vers ce que Vidal put concevoir de la géographie et du Canada français à la faveur de ses deux passages en Amérique du Nord au moment où, dans la province de Québec, on tentait de raviver le souvenir de la Nouvelle-France et d’en perpétuer l’héritage.

Le Québec et la géographie dans les écrits américains de Paul Vidal de la Blache

Paul Vidal de la Blache écrivit très peu sur le Québec et le Canada français, tout au plus quelques passages, du moins parmi ses publications qui nous sont connues. L’un dans le récit qu’il fit, dans la Revue de Paris, de son voyage en Amérique réalisé en 1904 à la faveur du VIIIe Congrès international de géographie (Vidal de la Blache, 1905). Un autre dans sa mémoration, à l’Institut de France, de l’excursion de New York à Québec conduite par la mission Champlain de 1912 (Vidal de la Blache, 1912b[26]). Et un dernier dans le mot prononcé à Montréal devant les autorités des universités McGill et Laval (Vidal de la Blache, 1913d). En chaque cas, le thème, le contexte et le genre, par leur différence même, orientent le fond et la forme du propos. Si l’on ne s’en tient qu’au thème, il s’en dégage que le Québec ou le Canada français n’y est jamais conçu en soi, mais toujours subordonné à une entité géographique plus large. Cette entité est tour à tour la France qui, jadis, colonisa la vallée du Saint-Laurent et commanda une vaste exploration de l’Amérique du Nord, ensuite le Canada qui, en conséquence de la conquête anglaise de la Nouvelle-France, suscita la coexistence en un même pays de deux peuples d’ascendance européenne, et enfin l’Amérique, incarnée au premier chef par les États-Unis, où s’est largement répandu un nouveau genre de vie, l’« américanisme ». Des trois, la figure de l’Amérique demeure prépondérante. La question américaine est principalement traitée dans le récit que Vidal fit de son voyage de 1904. Ce texte, qui tient moins du journal que de l’évocation d’une manière spécifique d’occuper et d’aménager le territoire, marque certainement, comme Claval (2011) l’a déjà relevé, une évolution significative de la pensée de son auteur. Mélangés ou non aux figures de la France et du Canada, l’Amérique et l’américanisme sont également abordés dans trois autres textes vidaliens qui doivent, de ce fait, être intégrés au corpus à l’étude. Le premier est l’article « Les chemins de fer en Amérique », où le rail est notamment présenté comme un facteur décisif du genre de vie américain (Vidal de la Blache, 1912a)[27]. Le deuxième est le discours prononcé en 1912 par Vidal à l’Université Harvard, à titre de représentant de l’Université de Paris au sein de la Mission Champlain (Vidal de la Blache, 1913a). Livrant cette allocution de circonstance, Vidal délaissa la science pour la diplomatie en vue de renforcer, au nom d’un idéal commun de justice et de liberté, la collaboration universitaire entre la France et les États-Unis d’Amérique. Le troisième texte est la conférence donnée par Vidal lors de cette même visite à Harvard. Bien qu’elle porte sur la France et ses provinces, l’américanisme y transparaît dans la modernisation économique et sociale que la France du début du XXe siècle serait en train d’expérimenter et qu’elle aurait avantage, selon Vidal, à encourager par une politique régionaliste idoine. Au total, ces six textes, tous publiés du vivant de Vidal, constituent un corpus américain qui, malgré un contenu ou un faire variables, possède sa propre résonance. C’est pourquoi l’analyse individuelle de chacun, pourtant utile, est ici laissée de côté au profit d’une lecture d’ensemble concentrée sur notre problématique, soit la relation France-Québec – et par extension la relation France-Amérique – dont Vidal de la Blache fut partie prenante, et sur la pensée géographique qu’il formula à la faveur de ses voyages américains.

Jamais, dans les textes considérés, il n’apparaît que Vidal vint au Québec après y avoir été invité personnellement ou dans l’intention expresse d’y favoriser l’essor de la science géographique, ou encore pour promouvoir la géographie française dont il était le chef de file. Cela conforte l’idée qu’il ne fut pas directement engagé dans l’ouverture vers la géographie française que pratiquaient à l’époque quelques membres de l’élite canadienne-française, que ce fût en vue d’une valorisation patriotique ou d’une colonisation de la province de Québec, ou pour favoriser l’introduction, dans l’enseignement supérieur, d’une science géographique renouvelée. Bref, Vidal ne semble pas avoir entretenu le désir particulier de faire rayonner la discipline géographique au Québec et ne semble pas avoir été sollicité à cet effet. Certes, à l’époque au Canada français, d’aucuns admiraient son oeuvre – Émile Miller au premier chef – ou du moins la respectaient, mais il ne paraît pas y avoir contribué formellement à l’établissement d’une géographie universitaire qui, incidemment, aurait été destinée à favoriser l’émancipation nationale des francophones d’Amérique. En fait, selon ce qu’on peut lire, Vidal n’entrevoyait pas de progrès du Canada français en dehors du Canada tout entier et de l’Empire britannique. Quant à l’apport de l’université à ce titre, il la voyait plutôt du côté de la formation d’ingénieurs ; du moins ce fut l’invitation qu’il lança aux dignitaires des universités McGill et Laval en 1912:

Il faut des instituts, il faut des laboratoires pour préparer ces ingénieurs qui tracent des chemins de fer à travers les montagnes Rocheuses ; pour former ceux qui scruteront les ressources minérales, qui mettront en valeur les forces hydrauliques que vos lacs magnifiques, que vos lacs vous ont réservées, qui mobiliseront enfin ces richesses de toute espèce dont la nature vous a si libéralement dotés, que c’est le Canada qui est maintenant par excellence la contrée des possibilités infinies !

Vidal de la Blache, 1913d : 120[28]

La possibilité d’infinis qui fit s’exclamer Vidal était, à ses yeux, la promesse même de l’Amérique. Si cette promesse, d’après lui, concernait également le Canada français, Vidal remarquait toutefois, à partir des impressions qu’il avait pu en recueillir, que cette contrée était une « Amérique encore archaïque » (Vidal de la Blache, 1905 : 514). De Québec, qu’il avait vu de la passerelle de son navire en 1904, il nota « ses ruelles grimpantes et ses couvents et ses églises » (ibid.). Ce portrait compendieux de la cité de Champlain jurait avec celui détaillé, sagace et admiratif qu’il brossa de la ville américaine dans la suite du même récit. À propos de Montréal, où il put excursionner quelques heures lors de son premier voyage outre-Atlantique, il écrivit que la ville « tient encore de la vieille Europe, de la mediaeval Europe, comme on dit ici » (idem : 515) et compara son centre-ville à « la grand’rue de l’une de nos villes de province » (ibid.). À Lachine, au pourtour campagnard de la ville, il croqua une scène villageoise où de « purs ruraux » interpelaient des « Indiens ». L’épisode le « ramène au vieux temps » où cette « route des peuples » entre le Saint-Laurent et l’Hudson était « une arène où se débattit le sort du continent », puisque « Européens et Iroquois, Anglais et Français, Anglais et Américains y luttèrent tour à tour ». Il ressentit alors, « ce qui est rare en Amérique, une émotion historique » (ibid.). Mais un tel transport, aussi sincère fût-il, demeurait une incongruité, car ces temps, comprit-il, étaient révolus : « On s’arrache avec peine à ces anciens compatriotes et à ce passé ; mais l’Amérique n’est pas la terre du passé » (ibid.). D’ailleurs, Montréal en donnait la mesure, puisque au-delà de son noyau originel et de son site unique, entre le mont Royal et le Saint-Laurent, cette ville portait déjà la marque d’un habitat à l’enseigne de son continent :

Cependant l’américanisme n’est pas loin. Pour les débutants au nouveau monde, Montréal, dans ses hauts quartiers, fait même l’effet d’une ville tout américaine, avec ses blocs, ses rues bordées de banques et d’offices [sic], surmontées de cette toile d’araignée de fils télégraphiques et de trolleys, que nous retrouvons, du Canada au Mexique, comme le signalement de toute ville grande ou petite, même de celle qui aspire à naître

Vidal de la Blache, 1905 : 514

Par ailleurs, Vidal ne s’ouvrit pas sur le sort que l’américanisme devrait réserver au Canada français. Comme la propagation et la domination de ce genre de vie en Amérique du Nord lui paraissaient inéluctables, on présume que l’avenir de ce reliquat devait lui sembler appartenir à ce mouvement d’ensemble[29]. Si un doute l’occupait, il concernait plutôt le sentiment d’échec que la France cultivait relativement à ses anciennes ambitions nord-américaines. Vidal déplorait ce froissement qui déniait à la France le mérite d’avoir été l’aiguillon initial de l’américanisme. Tel est en effet le sens premier d’un autre texte majeur de Vidal, celui lu à l’Institut de France en 1912 et réédité en 1913 sous un titre plus judicieux, « La signification de la journée de Champlain », au lieu de « Une journée aux bords du lac Champlain » (Vidal de la Blache, 1912b et 1913c). Ainsi, la sublimité américaine de la France ne fut pas, selon Vidal, d’avoir colonisé la vallée du Saint-Laurent et plusieurs de ses affluents, mais d’être partie à la conquête de toute l’Amérique du Nord, d’avoir ouvert en tous sens ce continent à une Europe qui en brûlait, car elle voulait y incarner son avenir, son salut. Cette fièvre américaine de la France était, selon Vidal, au coeur de la commémoration de l’oeuvre de Champlain, dans la mesure où, à travers ce brave, c’était une oeuvre partagée avec ses dignes successeurs que l’on honorait :

Cette célébration a pris un caractère plus général que la glorification d’un grand homme. Elle signifie l’adoption par l’Amérique de tous les héros qui ont contribué à sa grandeur. Cet hommage ne se borne pas à Champlain ; il va à Montcalm, il s’adresse à Cavelier de la Salle ; à Marquette, dont l’image figure aussi au Capitole de Washington ; à Maisonneuve, le fondateur de Montréal qui lui a dressé une statue sur une de ses places ; à La Clède, dont la statue s’élève sur une des places de Saint-Louis ; à Joliette [sic][30], d’Iberville, Hennepin, Duluth et bien d’autres qui, au lac Champlain, sur l’Ohio, sur les Grands Lacs, ou sur le Mississipi, furent les pionniers d’une domination qui devait se réaliser un jour, – mais après eux et autrement qu’ils ne l’avaient conçue

Vidal de la Blache, 1913c : 96-97

Dans leur oeuvre réside, d’après Vidal, le plus digne patrimoine historique de la France en Amérique, puisqu’elle stimula un élan de conquête sans pareil et toujours prometteur. Dans cette optique, la colonisation initiale, sur la façade atlantique du continent, n’était, aux yeux du géographe, qu’un instrument de cette ambition, si bien qu’elle ne peut, du moins à elle seule, être l’emblème de l’Amérique française. Qu’importe si la vaste Amérique appartient désormais à d’autres que la France. Les regrets, en la circonstance, ne peuvent tout emporter, insiste Vidal, puisqu’ils masqueraient fâcheusement la gloire américaine de la France. C’est pourquoi, à propos de Champlain et de ses épigones, Vidal écrit :

Ces Français eurent, plus que d’autres, la vision anticipée de l’étendue et des dimensions que ce continent était capable de donner aux dominations politiques. Ils virent plus grand que les tenaces colons qui appliquèrent leurs vertus puritaines et leur sens pratique à incruster pièce à pièce leurs établissements entre la mer et les Appalaches[31]. Ceux-ci furent des fondateurs ; mais on peut se demander si, sans les perspectives ouvertes par nos compatriotes, sans leur exemple et l’émulation qu’ils ont excitée, cette puissante unité, dont notre époque a vu l’accomplissement de l’Atlantique au Pacifique, des Grands Lacs au golfe du Mexique, se serait réalisée. Il y est entré quelque chose des vues, des plans, de cet esprit généralisateur propre à nos compatriotes. Ils ont tracé, en pensant à la France, l’esquisse de la grandeur des États-Unis

Vidal de la Blache, 1913c : 97

Tout en définissant l’américanisme, Vidal effectuait une montée en généralité qui affinait sa doctrine géographique. En effet, chez lui, l’américanisme constituait davantage que le genre de vie de prédilection en Amérique du Nord, aux États-Unis notamment, comme il avait pu le constater de visu. Il était à ses yeux plus encore un tropisme géographique propre à une modernité entraînée par le libéralisme économique et politique. Or, pour Vidal, ce tropisme n’est pas confiné à l’Amérique du Nord. Et c’est pourquoi il profita de son passage aux États-Unis en 1912 pour expliquer, devant ses collègues de l’Université Harvard, que la France était elle-même emportée, à l’époque, par un semblable mouvement. Son argument tenait dans un bref et saisissant tableau de la France, dont les régions n’étaient plus des provinces fortement polarisées par la capitale, mais des entités géographiques désormais dotées d’une vitalité propre grâce à une mise en valeur novatrice ou redoublée du potentiel local, qu’il s’agît de matières premières, de conditions naturelles, de terroirs, de capitaux, de compétences, de volontarismes. Vidal allait même jusqu’à soutenir que de traditionnels « pôles répulsifs » du territoire français trouvaient là le moyen de contrer leur « irrémédiable décadence » (Vidal de la Blache, 1913b : 63). Cette vitalité, Vidal l’associait bien entendu à l’essor de la grande industrie, au déploiement du système bancaire, à l’expansion du commerce, à l’amélioration des transports (au premier chef le rail) et à la mobilisation de nouvelles sources d’énergie (l’hydroélectricité tout particulièrement). Il ne négligeait pas pour autant le facteur social (en rappelant par exemple le rôle des syndicats et des coopératives agricoles) et la mobilisation politique à l’échelle régionale. Or, à ce dernier titre, il souhaita que les lourdeurs inhérentes à une centralisation de moins en moins adaptée à la modernité géographique de la France s’estompassent:

Voilà donc, de différents côtés et loin de la capitale, des centres d’activité qui puisent leurs ressources dans le pays même, et qui tendent à s’organiser suivant les conditions régionales. Certainement, leurs revendications rencontrent des obstacles ; il y a des courants qu’on ne remonte pas en un jour. Mais il est intéressant d’assister à cette revanche des faits, qui donne un démenti à la centralisation ; à cette réaction des énergies naturelles contre des habitudes invétérées qui pouvaient sembler inexorables

Vidal de la Blache, 1913b : 64

En plus d’être propice à un rappel de ses positions régionalistes relativement à la France (Mercier, 2001), la subsomption de l’américanisme dans un tropisme propre à l’époque plutôt qu’à un lieu en particulier permettait à Vidal de réitérer avec force le caractère foncièrement économique et plus encore politique de sa doctrine[32]. De même, elle en illustrait la ferme volonté d’expliquer la dynamique géographique la plus contemporaine, voire de la projeter vers l’avenir au travers d’une institution territoriale pertinemment réformée. Ce faisant, Vidal osa même dévoiler comme jamais ses convictions républicaines. Il est vrai que le contexte s’y prêtait, surtout lors de son passage aux États-Unis en 1912, considérant que le républicanisme et les idéaux s’y rattachant étaient au coeur de la diplomatie mise en oeuvre par la Mission Champlain. C’est pourquoi on ne s’étonne pas que Vidal profitât de l’occasion pour présenter la discipline géographique, alors que l’Europe est en pleine course aux armements et en instance de belligérance (MacMillan, 2013), comme un engagement en faveur de la paix, car selon lui il faut voir « dans l’étude intime et réciproque des peuples une des applications les plus dignes de leur intelligence et un des moyens d’établir plus de justice et plus de sympathie entre les hommes » (Vidal de la Blache, 1913b : 65). Plus encore, Vidal plaida que la géographie, en sa valeur explicative et prospective, était au coeur du progrès indispensable aux sociétés humaines pour échapper à la décadence, progrès sans lequel, de surcroît, il n’est pas possible de poursuivre l’idéal de justice et de liberté. L’épilogue de son discours à ses collègues de Harvard était à cet égard remarquable, d’autant que le plaidoyer en faveur de la géographie se moulait adroitement dans une invitation à fréquenter la France et ses régions :

La rencontre [entre les universités de Harvard et de Paris], en ces conditions, était inévitable. La voilà désormais accomplie. Il nous reste à cimenter cette alliance universitaire et à lui faire porter ses fruits. // Je vous dirai pour cela : Venez à nous, visitez notre pays, comme de notre côté nous devons faire effort pour connaître le vôtre. Ne vous contentez pas, quand vous venez chez nous, de concentrer votre attention sur Paris. Paris mérite assurément autre chose qu’une curiosité banale. C’est le plus beau fleuron de notre couronne, une de ces capitales, qui, comme écrivait le géographe Karl Ritter, sont l’expression la plus exquise et la plus raffinée de la civilisation d’un peuple. Mais en dehors de Paris, il y a en France plusieurs régions qui par la vitalité et le renouveau qui s’y manifestent sont dignes aussi d’une sérieuse attention. C’est vers elles surtout que je vous convie à tourner les yeux. Vous trouverez, dans ces foyers multiples où brille l’inépuisable vitalité de la France, ample matière à des observations de grande portée. // Il n’y a pas assurément, vous le savez mieux que personne, de loi qui condamne les civilisations qu’a consacrées le temps, à tomber fatalement en décadence et à dépérir ; on ne voit pas d’où viendrait ce phénomène de paralysie frappant à un moment donné les sociétés, quand, malgré l’ancienneté de leur histoire, elles continuent à chercher dans le travail de nouvelles sources de vie. // Mais il faut que ces sociétés ne se replient pas sur elles-mêmes ; il est nécessaire qu’elles se tiennent en contact avec d’autres peuples, dont la vie se développe en des conditions différentes. C’est pourquoi nous aspirons à entrer en relations de plus en plus intimes avec le grand et jeune peuple des États-Unis d’Amérique. Nous nous sentons portés vers vous par les souvenirs du passé comme par les préoccupations de l’avenir. Nous nous rapprochons de vous, parce que nous avons un idéal commun, cet idéal de justice et de liberté que vous avez inscrit au frontispice de votre Constitution. Nous pensons que la poursuite réfléchie de cet idéal est capable d’ajouter encore des pages glorieuses à celles que, vous et nous, nous comptons déjà dans notre histoire

Vidal de la Blache, 1913a : 57-58

Deux ans après l’expression de ce voeu d’harmonie et de collaboration entre les peuples, entre la France et l’Amérique, la Grande Guerre mit les espoirs à l’épreuve. Au terme des hostilités, le pessimisme gagnait passablement les esprits, du moins sur le Vieux Continent, comme en témoignait Le déclin de l’Europe (1920). Ce livre d’Albert Demangeon, un élève de Vidal était paru en 1920, quelque temps après la fragile paix de Versailles (MacMillan, 2003). Si, en cette circonstance, Demangeon n’affichait pas envers la France le même optimisme qu’avait exprimé son maître, à Harvard, il n’en croyait pas moins que le pays pouvait tirer son épingle du jeu, à certaines conditions. Il ne doutait toutefois pas qu’une géographie bien conçue et bien appliquée, comme celle de Vidal, pût expliquer la dynamique du monde contemporain et l’orienter convenablement.

Conclusion

Notre brève enquête indique que la relation de Vidal de la Blache au Québec ne fut pas à la hauteur de sa notoriété. En effet, Vidal ne fut pas un agent direct de l’éclosion de la géographie savante au Canada français, au début du XXe siècle. Lors de ses deux courtes visites en 1904 et en 1912, il n’y fréquenta pas le milieu concerné et, même lorsqu’il fut appelé à intervenir auprès d’universitaires (en 1912), il n’y évoqua jamais la discipline géographique, du moins dans les propos qui en furent rapportés. De plus, l’oeuvre de Vidal n’eut que peu d’échos dans les cercles canadiens-français engagés dans la mise en oeuvre de la géographie savante. Des géographes français pourtant moins réputés que lui y eurent plus d’audience et furent, pour d’aucuns, accueillis parmi eux. Certes, Émile Miller, pionnier de la géographie universitaire au Québec après la Première Guerre mondiale, salua la pénétration de la pensée vidalienne, mais il s’empressa de lui réserver le second rang derrière l’élève de Vidal, Marcel Dubois dont le profil idéologique, il est vrai, se conformait davantage aux canons de l’élite catholique qui exerçait une forte emprise sur l’intelligentsia canadienne-française à l’époque.

Malgré ses rapports rares et superficiels avec le Québec, Vidal sut exprimer, quoique en concentré, un avis bien campé sur la société canadienne-française. Il y vit une « Amérique encore archaïque » (Vidal de la Blache, 1905 : 514), issue d’une ancienne colonisation accessoire à une conquête de l’Amérique. Quand la France dut renoncer à prendre part à cette conquête, elle pouvait certes regretter la perte de la Nouvelle-France, mais elle pouvait également s’enorgueillir, estimait Vidal, d’avoir hardiment enclenché la découverte européenne de l’Amérique du Nord. Aussi, bien que ce continent ne fût plus que marginalement d’ascendance française, son occupation entière en portait toujours la marque. En d’autres mots, Vidal se représentait le Canada français, moins en ce qu’il était devenu qu’en ce qu’il avait jadis annoncé et ce qu’il était en train de devenir en s’incorporant, tout en conservant son originalité, dans l’américanisme, soit ce vaste mouvement appelé à capter au mieux, à travers un nouveau type d’établissement humain, le potentiel du territoire continental.

Au demeurant, l’américanisme constituait la principale préoccupation de Vidal durant ses séjours outre-Atlantique. La réflexion sur le Canada français, à ces occasions, n’était qu’incidente. Et cette préoccupation première, de surcroît, ne relevait pas uniquement de la géographie régionale. En effet, à travers ce thème, Vidal ne cherchait pas seulement à mieux comprendre le genre de vie spécifique à cette terre conquise par l’Europe, mais plus encore à définir plus adéquatement les termes de la dynamique géographique du monde contemporain appelé à se moderniser économiquement et politiquement pour assurer son progrès, sinon sa survie. À ce compte, l’épisode où Vidal vint au Québec ne peut donc être compris sous le seul angle d’un apport à la compréhension du Québec et de l’Amérique, car il est surtout un moment fort de la formation et de l’expression de sa doctrine géographique.