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Introduction

Cet article retrace les traductions des écrits du géographe français Paul Vidal de la Blache (1845-1918) qui ont circulé au Brésil de 1943 à 2020. Dans ce pays, les élites sont, notamment, francophones dès le débarquement de la famille royale portugaise en 1808 (Schwarcz, 2008) et les premiers cours universitaires sont mis sur pied dans les années 1930 avec le soutien personnel et théorique des géographes français, à l’Université de São Paulo (USP) et à l’Université du Brésil (UFRJ). On se demande alors pourquoi étudier Vidal de la Blache dans les traductions de ses textes en portugais plutôt que de le faire directement en français – surtout que les cours étaient donnés en français au départ (Petitjean, 1996)

Deux raisons motivent notre recherche : en premier lieu, sauf pour les langues autochtones, ce pays aux dimensions continentales qu’est le Brésil ne maîtrise qu’une seule langue : le portugais, et ce, malgré une forte similitude avec l’espagnol des pays voisins. Selon une enquête réalisée par le British Council en 2012, seulement 5 % de la population brésilienne parle l’anglais (Amorim, 2012). La traduction constitue donc une ressource vitale si l’on veut faire circuler des idées au sein d’un public élargi – surtout parmi les étudiants de premier cycle et de cycles supérieurs. La deuxième raison, c’est notre volonté d’aborder la formation universitaire brésilienne en géographie à travers le rôle des langues étrangères, étant donné que l’omniprésence des traductions n’a pas suffi à attirer l’attention sur ce thème comme sujet de recherche potentiel.

À l’origine de ce texte, se trouve aussi notre propre travail de traducteur de Vidal de la Blache et d’autres géographes étrangers, depuis 2006. Séduit par l’esthétique de la langue française et par le besoin d’enrichir les matériaux didactiques à la disposition de nos étudiants auprès de la chaire d’histoire de la pensée géographique dans un pays périphérique, nous avons négligé la traduction et ses développement. En vertu d’une abondante littérature qui insiste sur les résultats négatifs de la domination de l’anglais sur le « marché » des bourses d’études, des publications et des colloques en général (Minca, 2000 ; Desbiens, 2002 ; Garcia-Ramon, 2003 ; Aalbers, 2004 ; Desbiens et Ruddick, 2006), et grâce aux contributions des translation studies[1] (Spivak, 2000 [1993] ; Venuti, 1995 ; Cronin, 2003 ; Apter, 2006 ; Buden et Nowotny, 2009), on s’est rendu compte – malheureusement avec beaucoup de retard – que la traduction est un métier ni naïf, ni accidentel, mais une opération de sélection dont la dynamique peut aider à clarifier tant les asymétries entre centre et périphérie au niveau international que dans les tensions internes aux groupes et aux institutions au niveau national.

Cela nous amène à considérer que l’étude des traductions de Vidal de la Blache au Brésil (y compris celles qui ont été faites par des géographes portugais) pourrait nous procurer quelques éclaircissements sur la formation du champ de l’histoire de la géographie, dans ce pays. Pour les géographes de la même génération que l’auteur de cet article (né dans les années 1980), l’image « brésilienne » de Vidal de la Blache a été celle d’un géographe possibiliste, régionaliste et négligeable par rapport à la géopolitique, selon les interprétations transmises par Lucien Febvre dans les années 1920 et Yves Lacoste dans les années 1970 (Febvre, 1991 [1922] ; Lacoste, 1988 [1982]). Cette image était tout autant consacrée qu’appauvrie en raison du contenu des premiers ouvrages nationaux dédiés à l’historiographie de la géographie, entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980, à savoir : Introdução à geografia: geografia e ideologia (Sodré, 1976) ; O que é Geografia (Moreira, 1980) ; Geografia: pequena história crítica (Moraes, 1981) ; et Geografia, ciência da sociedade : uma introdução à análise do pensamento geográfico (Andrade, 1987).

Depuis 1999, grâce à l’augmentation des cours de deuxième et troisième cycles et à l’existence de nouvelles revues, la dynamique de travail en géographie brésilienne change visiblement, ainsi que la quantité et le statut des traductions des écrits de Vidal de la Blache – d’abord dans la revue GEOgraphia et ensuite dans le recueil Vidal, Vidais: textos de geografia humana, regional e política (Haesbaert et al., 2012). Dans l’ensemble, les traductions vont contribuer à renverser l’image vidalienne mentionnée plus haut. Le résultat sera de dévoiler un scientifique en accord avec les défis théoriques, économiques et géopolitiques de la modernité.

Ainsi, à partir de l’analyse empirique des écrits en circulation – revues, traductions, contextes historiques – ainsi que des apports des translation studies et de l’historiographie de la géographie (Rupke, 2000 ; Keighren et al., 2012 ; Italiano 2012 et 2016 ; Casanova, 2015 ; Ferretti, 2019), notre argument est le suivant : si les traductions ont d’abord eu pour effet de « canoniser » la pensée vidalienne, elles ont ensuite conduit à une « décanonisation ». Tout cela montre le pouvoir de la traduction comme outil capable de transformer les récits portant sur l’histoire de la géographie.

La traduction en tant que méthode pour l’histoire de la géographie

Même si cela peut surprendre, il faut dire que le champ de l’histoire de la géographie doit incorporer la variable espace – cela a eu lieu dans l’histoire de la science, par exemple (Ophir et Shapin, 1991 ; Secord, 2004) – si on veut le concevoir dans une perspective plus complexe, c’est-à-dire en quête d’une démarche globale (Subrahmanyam, 2014), croisée (Werner et Zimmermann, 2004), ou réticulaire (Latour, 1987), capable de fonctionner comme solution de rechange aux études des écoles nationales de géographie. Ainsi, en concordance avec ces démarches, la première chose à faire est de mettre en relief la place périphérique du Brésil au coeur de la division du travail universitaire.

Suivant ce principe, deux composantes nous semblent indispensables dans ce débat : les langues et les traductions. Elles sont à l’origine de la géographie universitaire brésilienne dès les années 1930 et sont, depuis lors, enracinées dans les « pratiques de connaissance » des professionnels et des étudiants de deuxième et troisième cycles. La circulation de la pensée étrangère à travers des traductions est si naturelle chez nous que la réaction négative des géographes français à la traduction d’un recueil de textes en anglais, en 2000, nous semble absolument inconcevable (Péaud, 2021). Néanmoins, l’épisode français est important dans la mesure où il ratifie l’une de nos hypothèses de recherche : dans la représentation que les géographes brésiliens ont bâtie autour d’eux-mêmes, il n’y a pas de place pour un regard critique sur les langues et les traductions, malgré leur omniprésence dans les livres et périodiques.

Une réponse plausible à ce phénomène nous amène à recourir de nouveau à la géographie pour mieux saisir les concepts de Casanova (2015), pour qui traduction est synonyme de domination d’une langue (et d’une culture, d’une façon de penser) face à l’autre. Dans ce cadre, on se rend compte de l’existence de langues « dominantes » et de langues « dominées », ce qui précise aussi les raisons pour lesquelles les scientifiques de la périphérie sont obligés de devenir bilingues – la « diglossie », dans les termes de Casanova (2015). En interprétant cela à la lumière du cas brésilien, disons que la diglossie, c’est-à-dire le premier pas de la traduction, dans la périphérie, est une stratégie ambiguë: vers l’extérieur, elle est un dialogue subordonné et unilatéral avec le scénario international ; vers l’intérieur, elle se présente comme une sorte de « capital symbolique » (Bourdieu, 2002 [1990]) pour exhiber la capacité linguistico-intellectuelle d’une revue, d’une maison d’édition ou d’un traducteur (et l’attraction de lecteurs qui en découle) par rapport aux autres.

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de voir seulement les aspects négatifs de la traduction. Nous soutenons que la gamme de traductions produite par la géographie nationale est sans doute plus positive que négative[2]. Bien que l’ouverture brésilienne sur l’extérieur doive faire l’objet d’une analyse sérieuse, l’ensemble de nos traductions nous éloigne du danger de relever du « système provincial » caractéristique de la géographie française (Houssay-Holzschuch et Milhaud, 2013) et de l’« insularité intellectuelle » nord-américaine (Schulte, 1989 : 1). Toutefois, il faut commencer à engendrer un milieu intellectuel à partir duquel ce sujet de la traduction peut être compris comme pertinent par les géographes brésiliens (parmi les rares exceptions, Germes et Husseini de Araújo, 2016). Cela passe par quatre procédures que nous avons élaborées à partir des translation studies (Venuti, 2004, 2009, 2013 [2003] ; Solomon, 2007 ; Bachmann-Medick, 2009 ; Sakai, 2009 et 2012 ; Cassin, 2016 et 2018 ; Santoro et Buarque, 2018):

  1. la traduction entendue comme un texte autonome plutôt que comme une simple transcription entre deux langues;

  2. le traducteur perçu non seulement comme un interprète de la langue, du texte, du contexte et de l’auteur traduit, mais comme un « agent social » dont les langues mobilisées ont des vraies répercussions dans les domaines de la lecture, de l’apprentissage, de l’écriture et de la recherche, ce qui fait de lui un « géotraducteur »;

  3. la traduction est autant un sujet géographique qu’une sorte de géographie : elle se déplace et, à la manière d’une frontière, elle permet ou interdit l’accès. Elle est capable de créer tant des espaces que de nouveaux imaginaires des lieux;

  4. la traduction en tant que pratique, culture, geste « anthropologique » si l’on veut, ce qui signifie qu’elle dépasse les sphères uniquement linguistique et littéraire pour pénétrer dans la constitution même des champs scientifiques, aussi bien en périphérie que dans le modus operandi.

Il s’agit maintenant de lier ces points à la géographie, plus précisément à la notion de « canonisation » (Keighren et al., 2012). Cette notion doit être comprise ici comme le mode par lequel les idées de certains géographes du passé ( les « classiques ») ont été reproduites de manière aussi caricaturale que réductrice (et pourtant facile à saisir), au point de forger les convictions les plus solides (en dépit des lacunes bibliographiques, par exemple) tout au long des différentes générations. Et alors que les auteurs d’On canonical geographies ont dit l’importance de la traduction en tant qu’antidote contre l’hégémonie du monolinguisme anglo-saxon et de l’eurocentrisme en général (Ferretti, 2019 ; Davies, 2021), on peut avancer l’idée que la traduction sert aussi à la « décanonisation » de nos classiques (Ribeiro et al., 2012 : 14). Pour mettre cette idée en pratique, il est bon de savoir que la traduction est capable de gérer une « géographie » (Kershaw et Saldanha [2013] préfèrent « paysage ») dans laquelle certains auteurs, textes, revues, langues, ou catégories, conditionnés par l’histoire et par la politique, fixent ce que l’on connaît comme tradition, en même temps qu’elle empêche l’essor d’autres géographies. Enfin, il faut dorénavant considérer la traduction en tant que méthode d’étude de la circulation des idées géographiques, dans la périphérie (Rupke, 2000).

De la géographie « classique » à la géographie radicale, une présence-absence (1943-1982)

Premier moment: Vidal de la Blache entre la francophonie et l’institutionnalisation de la géographie universitaire au Brésil

À titre d’introduction, concernant l’histoire de la géographie brésilienne, il faut prendre en compte les effets de l’arrivée de la famille royale portugaise en 1808 et, en particulier, la création du Lycée impérial D. Pedro II en 1837 – sous l’inspiration du modèle français – ainsi que de l’Institut historique et géographique brésilien (IHGB) en 1838, avec sa Revista do Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro, l’année suivante.

Si le premier de ces trois éléments a introduit et fixé l’enseignement de la géographie dans les cursus scolaires, les deux autres ont mobilisé des militaires, ingénieurs, politiciens, savants et voyageurs autour de la tâche d’élargir les connaissances d’un territoire dont les dimensions représentaient presque la moitié de l’Europe, et de collecter des archives afin d’écrire une histoire officielle et harmonieuse de la nouvelle nation, indépendante depuis 1822 (Guimarães, 1988 ; Moraes, 2005 [2004] ; Rocha, 2014). Quelques décennies plus tard, la Société de géographie de Rio de Janeiro (1883) organise les premiers congrès de géographie, et son Boletim da Sociedade de Geografia do Rio de Janeiro (1885) commence à diffuser les savoirs géographiques (Cardoso, 2013). La professionnalisation du champ ne se produit cependant que dans les années 1930, et à partir de trois axes : (i) l’ouverture des cours de géographie à l’Université de São Paulo (1934) et à l’Université du Brésil (1935) avec la participation de la mission française composée surtout de Francis Ruellan, Pierre Deffontaines et Pierre Monbeig ; (ii) l’établissement de l’Association des géographes – AGB – (1934) ; (iii) la fondation de l’IBGE (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística [Institut brésilien de géographie et de statistique]) (1938) (Almeida, 1989 ; Massi, 1989 ; Lefebvre, 1990 ; Almeida, 2000 ; Antunes, 2008 ; Machado, 2009).

À partir du moment où la conception « braudélienne » de l’histoire nous amène à prendre en compte la lenteur et le poids des structures pour déchiffrer les conjonctures et les événements (Braudel, 1969), on comprend que la modernisation des années 1930 n’est pas un cas isolé, mais l’expression de la continuité d’un processus où les questions géographiques revêtent un rôle central dans la formation territoriale et dans l’identité nationale brésiliennes. En fait, les dimensions continentales, l’opposition entre le littoral « civilisé » et l’intérieur « sauvage », ainsi que les effets climatiques sur la constitution intellectuelle des « races » ont traversé les débats les plus importants sur le passé et l’avenir du Brésil, au tournant des XIXe et XXe siècles (Schwarcz, 1993 ; Machado, 2008 [1995] ; Maia, 2008 ; Murari, 2009). Ces thèmes continueront d’exister, mais ils seront incorporés dans le programme de centralisation politique et de développement économique où les données démographiques, la connaissance cartographique et la régionalisation prennent place au sein de la modernisation de l’administration de l’État menée entre 1930 et 1945 par le président Getúlio Vargas (Penha, 1993).

Les ressources économiques et la capillarité territoriale de l’IBGE, organe important de l’administration fédérale, faisaient de cet organisme le « centre de calcul » (Latour, 1987) de la géographie nationale. Dans ce cadre, le Conseil national de géographie (CNG – l’une des sections de l’IBGE) était responsable de l’édition de deux périodiques : Revista Brasileira de Geografia et Boletim Geográfico. Le premier a publié 217 volumes, 1 167 articles et 90 traductions (7,71 %) entre 1939 et 1996 (année du dernier numéro). Le second a fait paraître 259 numéros, 2 381 articles et 448 traductions (18,81 %) entre 1943 et 1978 (année du dernier numéro). Au-delà de la vitalité de la production intellectuelle, ces chiffres soulignent aussi le poids des échanges avec l’extérieur. Dominée notamment par les langues française et anglaise, la masse de traductions, surtout dans le Boletim Geográfico, fait ressortir le caractère cosmopolite de la géographie brésilienne.

Ce n’est donc pas par hasard que la première traduction en portugais d’un article de Vidal de la Blache a paru dans les pages du numéro inaugural du Boletim Geográfico, sous le titre « L’enseignement de la géographie à l’École ». Malheureusement, le Boletim n’indique ni le traducteur, ni la source originale (ce qui arrive souvent, d’ailleurs), mais signale seulement que la traduction a été extraite d’un recueil d’articles en espagnol (La enseñanza de la geografía, édité en 1911 par la maison Ediciones La Lectura, de Madrid), et dont la préface et la traduction sont signées par Angel do Rego[3] (Gibbs et al., 1911). Grâce à la numérisation effectuée par plusieurs bibliothèques à travers le monde, nous avons pu trouver la source de l’article de Vidal en français : « L’enseignement de la géographie à l’École » a été publié en deux parties, en 1907, dans le Manuel général de l’instruction primaire (Bibliothèque Diderot de Lyon, 2019), l’un des pionniers dans ce domaine depuis 1832. La simplicité du titre cache cependant des remarques importantes sur les méthodes et les propositions de la géographie moderne, telles que l’observation empirique des formes du paysage au niveau local, l’échelle mondiale en tant que réalité tangible produite par le développement des transports et des communications, et les rivalités entre les empires européens pour les ressources naturelles, justifiant tant l’importance du territoire que l’émergence d’une géographie politique renouvelée (Vidal de la Blache, 1907).

Bien conscient de la fragilité des connaissances géographiques des candidats à l’université, au début du XXe siècle en France, Vidal avait écrit cet article pour contribuer à l’amélioration de ces connaissances chez les écoliers (Vidal de la Blache, 1901). Au Brésil, la traduction de l’article en portugais a donné O ensino de geografia na escola primária, le mot primária (« primaire ») ayant été ajouté librement en 1943, soit quelques années après l’ouverture de cours universitaires de géographie (1934 à São Paulo et 1935 à Rio) et dans un contexte d’élargissement de l’instruction publique à tout le pays. Cet élargissement était promu par la Reforma Capanema du ministère de l’Éducation et de la Santé (Schwartzman et al., 1984), et visait à remédier à une situation analogue, toute proportion gardée, à la situation française décrite par Vidal de la Blache. Dans les deux cas, la valorisation de la géographie était liée à la capacité de cette discipline autant d’expliquer les actualités mondiales que de nourrir les liens des peuples avec le sol.

Ce dernier élément était essentiel dans le projet nationaliste et autoritaire mis en oeuvre par l’Estado Novo (1937-1945) de Vargas, dont les écoles primaires et la vie intellectuelle en général ont joué un rôle idéologique fondamental. D’ailleurs, on note une forte ressemblance entre l’article de Vidal de la Blache et le Discurso do Rio Amazonas [Discours du fleuve Amazone] de Vargas, transcrit en 1942 dans la Revista Brasileira de Geografia à partir de sa publication originale en 1941 dans la revue Cultura Política, créée avec l’intention explicite de faire la propagande du régime varguista (Gomes, 1996). Dans son article, le scientifique affirme que « l’homme ne reste pas esclave d’un coin de terre, et notre état civilisationnel le débarrasse d’une soumission assez étroite » (Vidal de la Blache 1942 : 23). De son côté, le politicien souligne, concernant l’Amazonie, que « nos tâches ont été celles de conquérir la terre, dominer l’eau, soumettre la forêt. Dans cette lutte qui traverse les siècles, nous avons obtenu des victoires » (Vargas 1942 : 3).

En somme, la traduction du texte de Vidal n’est pas arrivée par hasard au Brésil. Elle faisait partie de l’esprit de l’époque, à savoir, la question des rapports homme-milieu dans sa double condition de paradigme scientifique (qui traverse plusieurs disciplines telles la morphologie sociale et l’histoire des Annales), et constituant un défi apporté par la modernisation dans les diverses parties du monde. Il ne faut pas oublier non plus la question des « fronts pionniers » mobilisée par Isaiah Bowman et Pierre Monbeig dans l’Amérique latine (Smith, 2003 ; Robic, 2004 ; Nogueira, 2019 ; Lima, 2021). La traduction se justifiait aussi par le profil du Boletim Geográfico, dont le mélange d’articles scientifiques, pédagogiques, politiques et bibliographiques avec des renseignements et des nouvelles sur les lois de l’administration fédérale liées à la géographie, convenait davantage aux enseignants et à la géographie scolaire que la Revista Brasileira de Geografia, consacrée aux grands débats scientifiques et à la publication des rapports de recherches territoriales et régionales de l’IBGE, que sollicitait l’État.

Cet état de choses justifie une nouvelle traduction de Vidal de la Blache au Brésil. Un an après la première traduction, le même Boletim Geográfico publie « Sur le sens et l’objet de la géographie humaine » [Sobre o sentido e o objeto da geografia humana], sous la responsabilité d’Orlando Valverde, adjoint au secrétaire du Conseil national de géographie de l’IBGE, l’un des premiers Brésiliens détenteurs d’un diplôme de géographie, en 1938, et spécialiste de la question agraire dans les régions nord et nord-est du Brésil (Valverde, 1991-1992). L’article présente une définition de la nouvelle discipline appelée « géographie humaine ». En s’appuyant sur l’« anthropogéographie » de Ratzel et le concept d’écologie de Haeckel (Vidal de la Blache, 1903 ; pour la réception de Ratzel en France, Robic, 2014), Vidal de la Blache signale comment l’homme, dans sa condition d’être vivant, n’existe pas hors du milieu. En même temps, le processus historique et la vie moderne montrent que l’action humaine permet la survie et l’adaptation malgré les contraintes de l’environnement. Vidal écrit : « Félicitons-nous-en, car l’entreprise de colonisation à laquelle notre époque a attaché sa gloire serait un leurre si la nature imposait des cadres rigides au lieu d’ouvrir cette marge aux oeuvres de transformation ou de restauration qui sont au pouvoir de l’homme » (Vidal de la Blache, 1912 : 551).

Au-delà de leur portée scientifique, il y avait dans ces thèses un appel à l’aménagement du territoire (Vidal de la Blache, 1910 et 1911). Pour un pays tropical d’envergure continentale doté d’une hétérogénéité physique considérable et peuplé, dans les années 1940, par 41 millions d’habitants irrégulièrement distribués, déchiffrer les épreuves imposées par le milieu était indispensable pour l’avenir, surtout dans une conjoncture où l’aménagement et la centralisation étatiques étaient en plein essor au Brésil. En d’autres mots, Vargas était aussi en train de « coloniser » le territoire brésilien et, dans cette dynamique, la géographie avait une fonction centrale associée à l’expansion de la civilisation (Bomfim, 2018).

Pour ce qui est de la circulation de la science, il faut noter une facette intéressante de cette traduction : bien qu’il soit vrai, comme l’a indiqué Valverde, qu’elle a été réalisée à partir du premier chapitre de la deuxième édition des Principes de géographie humaine de 1936 (l’ouvrage posthume de Vidal édité par son gendre Emmanuel de Martonne en 1922 [Vidal de la Blache, 1922]), l’article « Sur le sens et l’objet de la géographie humaine » est en réalité paru initialement dans la Revue politique et littéraire de 1912 (Vidal de la Blache, 1912). Par la suite, cet ouvrage deviendra bien connu au Brésil, grâce au Portugais Alfredo Fernandes Martins, géographe de l’Université de Coimbra responsable de la préface, des notes, des illustrations et de la traduction des Principes de géographie humaine [Princípios de Geografia Humana], aux éditions Cosmos (aussi une maison portugaise), en 1946. Si l’on n’en a trouvé aucun compte rendu au Brésil, cette édition a néanmoins été mentionnée deux ans plus tard par l’ingénieur et consultant du CNG Moacir Silva, dans un article sur la géographie et le roman, publié par le Boletim Geográfico (Silva, 1948). Cela signifie que les Principes ont vite circulé au pays.

Sur le plan politique, il faut ajouter que les deux premières traductions de Vidal de la Blache sont apparues au Brésil en pleine Seconde Guerre mondiale (1943 et 1944), au moment où le pays combattait auprès des Alliés. Il ne faut pas oublier néanmoins que, avant de prendre une décision dans ce sens, le régime de Vargas avait établi une diplomatie assez ambiguë par rapport au IIIe Reich (Koifman, 2019).

De toute façon, en 1938, le régime brésilien avait adopté un programme qui allait jusqu’à prohiber l’enseignement des langues étrangères au niveau scolaire, et l’un des directeurs de la Faculté de philosophie, sciences et lettres imposé par Vargas à l’Université de Sao Paulo avait menacé d’obliger que tous les cours soient donnés en portugais (Petitjean, 1996).

Toutefois, bien que les revues de l’IBGE participaient à la propagande gouvernementale pour la nationalisation de la langue et de la culture brésiliennes sous les auspices de l’État, le Boletim Geográfico, entre 1943 et 1949, a traduit 9 articles en espagnol, 12 en allemand, 44 en anglais et 63 en français, ce qui montre que la présence étrangère se faisait sentir. Dans la foulée de la recherche de Gabriela de Lima Grecco sur la censure et la promotion littéraire pratiquées par l’Estado Novo (Grecco, 2021), peut-on supposer, à titre d’hypothèse, que la traduction a été une manière de contourner la censure des langues étrangères ? Enfin, quoique incomparable au nombre des traductions en anglais et en français, l’existence de celles en allemand ne doit pas être négligée. Parmi les sources des articles traduits, les trois publications les plus récurrentes sont les Annales de géographie, la Geographical Review et le Bulletin de l’Association de géographes français (avec neuf, six et cinq articles respectivement). Les principaux géographes traduits ont été Monbeig et Deffontaines, dont l’importance dans les cours de géographie à l’Université de São Paulo et à l’Université du Brésil à Rio est assez connue (Delfosse 1998 ; Angotti-Salgueiro, 2006 ; Ferretti, 2014 ; Lima, 2021).

Ces chiffres ne laissent aucun doute sur le fait de que la guerre n’a pas empêché la francophonie tropicale, malgré la censure allemande et les difficultés matérielles de la France, de continuer à publier ses revues de géographie pendant le conflit (Perpillou, 1946 ; Beauguitte, 2008), la vie culturelle française étant demeurée très active même sous l’occupation (Riding, 2012 [2010]). Et les difficultés n’étaient pas moindres du côté brésilien : dans un éditorial du Boletim Geográfico, en 1944, l’ingénieur et secrétaire-général du CNG, Christovam Leite de Castro, s’excuse pour le retard dans la sortie du numéro 13 (avril), les ressources de l’État ayant été consacrées aux efforts de guerre (Leite de Castro, 1944).

Enfin, les élèves universitaires issus des élites maîtrisaient bien la langue française à cette époque-là. Rappelons-nous que les cours étaient alors donnés en français, tout comme les professionnels du CNG responsables des traductions en plusieurs langues (français, anglais, espagnol et allemand). On doit ainsi supposer que les traductions visaient à atteindre le plus large public possible. Cela allait de pair avec l’augmentation des lecteurs en général[4], la multiplication des cours de géographie dans les institutions privées et la diversification des classes sociales, dont l’une des conséquences a été l’affaiblissement de la prépondérance du français chez les étudiants (Petitjean, 1996). Les traductions favorisaient donc la consolidation du rôle du Boletim Geográfico (dont la distribution était assurée par des agences municipales de l’IBGE sur le territoire national). Elles aidaient aussi à bâtir un espace privilégié d’attraction et de formation de lecteurs, surtout à un moment où il y avait peu d’ouvrages scientifiques de géographie disponibles en portugais.

Deuxième moment : Vidal de la Blache entre la fin de la nouvelle géographie et les géographes radicaux

Bien que les géographes français de différentes approches (Jean Tricart, André Cailleux, Pierre George et Michel Rochefort, par exemple) aient continué d’être traduits par les deux revues de l’IBGE même pendant la pénétration de la nouvelle géographie anglo-saxonne au Brésil, entre 1966 et 1982, il a fallu attendre 40 ans pour lire à nouveau Vidal de la Blache en portugais (à noter que ces deux années, 1966 et 1982, sont celles de la première et de la dernière traductions dans l’approche anglo-saxonne au Brésil [Ribeiro, 2022], ce qui montre que la traduction est aussi une façon de sérier les mouvements scientifiques). Le retour des textes traduits de Vidal s’est produit à un moment historico-intellectuel assez important pour la géographie brésilienne : la rentrée de Milton Santos après son exil, en 1977, et le lancement de son livre Por uma Geografia Nova. Da crítica da geografia à geografia crítica (Santos, 1978), ainsi que la prise symbolique du pouvoir par les géographes radicaux face à la nouvelle géographie, à l’occasion de la fameuse réunion nationale parrainée par l’AGB, en 1978. Cela a aussi coïncidé avec le début de la fin de la dictature militaire (1964-1985) et la loi de l’amnistie, en 1979 (Zaverucha, 1994).

En 1982, l’un des principaux promoteurs de l’approche quantitative en géographie au Brésil, le géomorphologue Antonio Christofoletti, édite un recueil d’articles traduits, publié par la Diffusion européenne du livre (DIFEL). Composé de 14 textes (2 en portugais écrits par lui, 3 en français et 9 en anglais), Perspectivas da Geografia expose la diversité des méthodes géographiques et connaît par conséquent un succès considérable (Christofoletti, 1982). À l’égard de Vidal de la Blache, l’article choisi par Christofoletti et traduit par son étudiante Odete Sandrini Mayer s’intitule « As características próprias da geografia », dont la version en français, «Des caractères distinctifs de la géographie», était parue dans les Annales de géographie 70 ans auparavant. Dans ce texte, Vidal de la Blache renforçait l’importance de la description et définissait la géographie en tant que « science des lieux, et non des hommes » (Vidal de la Blache, 1913).

En laissant de côté l’appel didactique, toujours présent dans un recueil de traductions dans un pays de langue dominée, on se rend compte que la sélection du géomorphologue n’était pas un geste naïf. Il s’agissait plutôt d’une défense de ses propres convictions. Ainsi, si l’on croit que la traduction est non seulement un sujet légitime de recherche, mais également une méthode qui nous permet de suivre la « circulation scientifique » en géographie selon de nouveaux points de vue, on ne peut pas considérer comme une coïncidence le fait que la dernière traduction d’un texte quantitatif a été publiée exactement en 1982, dans la Revista Brasileira de Geografia (Johnston, 1982 [1977]).

En d’autres termes, Christofoletti essayait de faire survivre ce qui devait s’avérer les derniers souffles de la science de l’espace (spatial science) à travers des traductions comme la géographie économique positive liée à la théorie des lieux centraux (King, 1982 [1976]) et la géographie spatio-temporelle (time-space geography) de Torsten Hägerstrand, abordée par Alan Pred (Pred, 1982 [1973]), y compris la reproduction d’un article sur les traits de la nouvelle géographie, signée par Christofoletti lui-même six ans avant (Christofoletti, 1982 [1976]). En outre, le géomorphologue voulait sauvegarder la géographie comme l’étude des rapports homme-milieu et, en même temps, conserver l’unité entre ses branches physique et humaine – ce qui était remis en cause par les géographes radicaux de l’époque – ainsi qu’on peut conclure à partir des traductions d’Albert Demangeon, Henri Baulig (lui-même géomorphologue) et Paul Vidal de la Blache sur ce sujet.

Énoncée de façon la plus claire possible, la conception épistémologique de Christofoletti nous fournit une piste sur les motivations implicites de ses traductions :

Dans la perspective positiviste, les réponses et les solutions peuvent être erronées, mais elles peuvent être modifiées ; on cherche à les améliorer et à vérifier leur validité à travers la réfutation. Dans la perspective marxiste, les propositions ne peuvent être ni vérifiées, ni réfutées. Elles sont dogmatiques, et tant les réponses que les solutions sont plus importantes que les problèmes. Les solutions marxistes aux problèmes du monde sont prêtes à l’avance

Christofoletti, 1982 [1976] : 28, notre traduction

Cela dit, on peut avancer sur la traduction de Vidal de la Blache. Les effets négatifs de l’interprétation de Vidal par l’historien Lucien Febvre, dans son ouvrage La Terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, sont devenus célèbres. En dévalorisant l’intérêt accordé à l’action humaine et la politique au bénéfice d’une « géographie humaine modeste » (Febvre, 1991 : 48-72 [1922]), Febvre détourne le sens de la pensée vidalienne, dont la démarche suivait les transformations des paysages, du commerce mondial et de la vie sociale par des actions et des techniques humaines. L’année suivant la publication de Des caractères distinctifs de la géographie, ce n’est pas fortuitement que Vidal de la Blache lui-même s’explique, dans Sur l’esprit géographique, en montrant que la géographie est consacrée à l’homme à partir des changements et des influences que celui-ci produit et subit par rapport aux lieux (Vidal de la Blache, 1914).

Le projet de Febvre de placer l’histoire au centre des humanités, dans les années 1920-1930, a malheureusement créé l’illusion d’une géographie vidalienne étrangère à la politique et aux affaires de l’État en la réduisant aux rapports homme-milieu sous l’étiquette « possibiliste ». Dans un compte rendu diffusé dans les Annales de géographie, la riposte de Demangeon a été claire : les géographes n’avaient besoin de personne pour leur rappeler les dangers du déterminisme, Febvre n’avait pas bien compris la méthode de la géographie humaine et avait commis des abus typiques sur son caractère (Demangeon, 1923). En dépit de cela, l’autorité de Febvre a fait de La Terre et l’évolution humaine une référence presque incontestable au siècle passé. Même si les géographes de traditions et de langues distinctes sont aujourd’hui unanimes à revoir les positions de l’historien des Annales (Lacoste, 1988 [1982] ; Carvalho, 1997a et 1997b ; Martins, 2001 ; Baker, 2003 ; Claval, 2007 ; Gómez Mendoza, 2008 [2007] ; Ribeiro, 2009), ces réactions sont arrivées avec beaucoup de retard.

À son tour, 50 ans après lui, Yves Lacoste finit par « mettre à jour » la « verve » de Febvre afin de promouvoir une critique de gauche et de prendre en main le domaine de la géopolitique en France, dans La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. En ignorant complètement les articles sur les colonies d’outre-mer, les antagonismes impérialistes et les nouvelles délimitations des frontières européennes rédigés par Vidal, Marcel Dubois, Albert Demangeon, Lucien Gallois, Emmanuel De Martonne, Augustin Bernard et Maurice Fallex (Heffernan, 1987 et 2001 ; Boulineau, 2001 ; Arrault, 2007), le fondateur de Hérodote assure que ses prédécesseurs ont renoncé à se demander si le pouvoir exerçait une influence sur la dimension politique de l’espace et sur les échelles[5] (Lacoste, 1988 [1982]).

Son livre A geografia serve antes de mais para fazer a guerra (la traduction de La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre) va circuler au Brésil grâce à la traduction professionnelle du Portugais Nuno Messias, publiée par la maison lusitanienne Iniciativas Editoriais en 1977. Mais la censure imposée par la dictature militaire (1964-1984) retardera probablement jusqu’en 1988 la parution de sa version brésilienne ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il y avait déjà des traductions pirates de ce livre au Brésil, raconte le géographe critique Ruy Moreira [Moreira, 2000]). La professeure Maria Cecília França (USP) et José William Vesentini – à l’époque doctorant de géographie à l’USP et devenu un célèbre auteur de livres didactiques inspirés par le marxisme au cours des années 1980 – ont respectivement traduit et préfacé A geografia, isso serve, em primeiro lugar, para fazer a guerra, chez Papirus, à partir de la troisième édition française (Lacoste, 1988 [1982]). Par contre, la traduction de A terra e a evolução humana. Introdução geográfica à história n’a paru qu’en 1991, aussi grâce à une version portugaise chez Cosmos traduite par l’historien lusitanien Jorge Borges de Macedo et préfacée par son compatriote, le géographe Fernando Rebelo (Febvre, 1991 [1922]).

Ces deux oeuvres sont indispensables pour saisir comment l’oeuvre de Vidal a circulé auprès du grand public brésilien au cours du XXe siècle. Au tournant des années 1970-1980, les marxistes locaux ont commencé à rédiger quelques livres voués à l’histoire de la géographie, tels qu’Introdução à geografia : geografia e ideologia (1976) de (l’historien) Nélson Werneck Sodré ; O que é Geografia (1980) de Ruy Moreira ; Geografia : pequena história crítica (1981) d’Antonio Carlos Robert Moraes ; et Geografia, ciência da sociedade : uma introdução à análise do pensamento geográfico de Manuel Correia d’Andrade (1987) (Sodré, 1976 ; Moreira, 1980 ; Moraes, 1981 ; Andrade, 1987). Malgré la valeur de ceux qu’on propose d’appeler, en toute justice, « les pionniers », on peut dire, en s’appuyant ipsis litteris sur les thèses de Febvre et de Lacoste, que ces écrits ont contribué à faire de Vidal de la Blache un sujet démodé et n’appartenant qu’au passé de la discipline. L’examen des références bibliographiques révèle que Sodré a cité le Tableau de la géographie de la France et les Principes de géographie humaine, que Moreira n’a mentionné aucun texte de Vidal de la Blache, que Moraes a mentionné les Principes et « les articles publiés dans les Annales de géographie » (Moraes, 1981 : 133), mais on ne sait pas exactement lesquels, et qu’Andrade a enregistré les Principes et la traduction brésilienne de Des caractères. Il est intéressant de noter qu’aucun d’entre eux n’a cité les traductions publiées dans le Boletim Geográfico, ce qui illustre le défaut de prestige de la revue de l’IBGE chez les radicaux.

Cela nous inspire les deux raisonnements suivants : (i) pendant la première moitié du XXe siècle, les racines francophiles de la géographie brésilienne ont canonisé Vidal de la Blache (mais aussi Ratzel) ; donc, les arguments de Febvre s’accordent bien avec le fait qu’au Brésil, les livres, articles et chapitres écrits par des Français exercent plus un argument d’autorité que de science, d’où une lecture de Vidal et des « vidaliens » à partir d’un regard tout à fait français ; (ii) les critiques formulées par Lacoste dans les années 1970 ont fourni aux géographes brésiliens radicaux – surtout Moraes – les alibis pour se mettre aussi à contester Vidal de la Blache. À l’origine, Vidal était le maître, le père fondateur aussi compétent qu’inattaquable. Par la suite, il est devenu un géographe « possibiliste » limité à la description pure et simple, aux rapports homme-milieu hors de toute considération politique, ainsi qu’au régionalisme, négligeant relativement les autres échelles.

Expansion et globalisation du champ de l’histoire de la géographie : les diverses facettes de Vidal de la Blache (1999-2019)

Dans les grandes lignes, on peut dire que la géographie brésilienne, des décennies allant de 1980 à 2000, a été dominée par trois événements : la décadence de la géographie à l’intérieur de l’IBGE (liée aussi à la centralité des sciences économiques depuis les années 1970 et pendant les années 1980 [Valverde, 1991-1992 ; Geiger, 1994]) ; l’ascension et la consolidation des approches radicales dans les décennies 1980 et 1990 ; l’expansion des cours universitaires de cycles supérieurs au début du XXIe siècle.

Après la fin du Boletim Geográfico, en 1978, la perte de vitalité de la Revista Brasileira de Geografia est déjà visible dans la deuxième moitié des années 1980. Par ailleurs, stimulés par Yves Lacoste, Massimo Quaini, David Harvey et Henri Lefebvre au niveau international, et par Milton Santos au niveau national, les géographes marxistes brésiliens vont consacrer une grande partie de leurs écrits à montrer, comment, en théorie, les contradictions capitalistes et les inégalités sociales sont directement liées à la production de l’espace (Moreira, 1978 ; Santos, 1982). Cela ne les empêche pas de s’intéresser aux classiques : pour mettre à jour la démarche vidalienne, Max Sorre apparaît dans le paysage en portugais en 1984, grâce à Januário Megale (qui a fait une thèse de doctorat sur lui à l’USP en 1979) et aux professeurs de l’USP Maria Cecília França et Moacyr Marques. Pour rendre justice au rôle des anarchistes, négligés par le statu quo, mentionnons qu’Élisée Reclus a été traduit en 1985 par França et Megale ; et pour souligner le pouvoir du Raum, Friedrich Ratzel a été traduit en 1990 par les professionnelles Fátima Murad et Denise Bottman (Sorre, 1984 ; Reclus, 1985 ; Ratzel, 1990). Les recueils d’articles de Reclus[6] et de Ratzel sont organisés et préfacés par deux des principaux géographes critiques brésiliens : Manuel Correia de Andrade (UFPE) et Antonio Carlos Robert Moraes (USP), respectivement.

En faisant partie du projet Grandes Cientistas Sociais [Grands scientifiques sociaux], une collection consacrée à la divulgation scientifique de textes classiques chez l’éditeur Ática, entre 1978 et 1990, les traductions ont encore une fois été mises à profit lors d’un élargissement du champ universitaire. Incarné par cette collection, ce mouvement a été bien compris à travers le concept de « cosmopolitisme périphérique » (Rodrigues, 2018). On peut ajouter que, dans les classes de géographie à l’Université de Sao Paulo à la fin des années 1970 et dans les années 1980, les étudiants traduisaient de façon artisanale les références bibliographiques en français, en espagnol et en anglais indiquées par les professeurs et les partageaient avec les collègues (Damiani, 2012). Incidemment, le développement de la géographie critique coïncide avec les luttes des étudiants, intellectuels et ouvriers pour la redémocratisation du pays après 20 ans de dictature militaire [1964-1984]).

Autrement dit, les traductions étaient une stratégie pour rompre avec la censure et se connecter sur les nouveautés venues de l’extérieur. En plus, concernant la géographie de la science et de la circulation, la ville de São Paulo, moteur économique du pays et siège de la plus importante université brésilienne (USP), a été protagoniste de ce réseau en déclassant Rio de Janeiro – l’ancienne capitale fédérale et siège de l’IBGE. Quaini en 1979 et 1983, Harvey en 1980 et Lacoste en 1988 ont été traduits par les professeurs de l’USP Liliana Laganá Fernandes, Armando Correa da Silva et Maria Cecília França, respectivement, et publiés par des maisons d’édition de São Paulo : Paz e Terra pour les deux premiers et Papirus pour le troisième (Quaini 1979 et 1983 ; Harvey, 1980 ; Lacoste, 1988 [1982]).

Finalement, la multiplication et la dissémination spatiale des cours de deuxième et troisième cycles à partir de la décennie 2000 (Paes et al., 2019) – dont l’impulsion a été donnée particulièrement par les politiques publiques de gauche des présidents Lula da Silva (2003-2011) et Dilma Roussef (2011-2016) – ainsi que les revues correspondant à ces niveaux universitaires ont apporté une nouvelle dynamique dans la production nationale. Pour ce qui est de la traduction, la revue GEOgraphia, publiée par le département de géographie de l’Université fédérale Fluminense (UFF), joue un rôle important depuis 1999 grâce à sa section « Nos classiques ». Celle-ci n’est pas uniquement vouée à la traduction ; elle fournit aussi des éclaircissements contextuels et critiques sur la bibliographie nationale et internationale (Ribeiro, 2021). Bien que les Français y soient prédominants (Vidal de la Blache, Reclus, Vallaux et d’autres), une particularité, dans GEOgraphia, est l’émergence d’auteurs allemands tels que Kant, Humboldt, Ritter, Ratzel et Hettner, traduits directement de l’original, grâce surtout (mais pas seulement) au travail du jeune géographe Leonardo Arantes. La puissante tradition traductrice brésilienne avait oublié les géographes allemands pendantle XXe siècle. Il y a donc maintenant un regain d’intérêt pour la langue allemande.

Cinquante-six ans après le Boletim Geográfico (et dix-sept ans après la dernière traduction en 1982), Vidal de la Blache ouvrira à nouveau le premier volume d’une revue brésilienne, cette fois avec des extraits de l’introduction et de la conclusion du Tableau de la géographie de la France (1999 [1903]). Chargé de la traduction et des commentaires, Rogério Haesbaert – cofondateur et coéditeur de GEOgraphia et professeur au département de géographie de l’UFF – fait valoir en deux pages l’utilité de relire ce maître afin de découvrir la richesse de son écriture, l’originalité de sa méthode, son interdisciplinarité et les jonctions homme-milieu – en s’opposant donc aux étiquettes de subjectivité et d’empirisme qui lui étaient accolées (Haesbaert, 1999).

Au cours des années suivantes, les traductions de Vidal vont tenir une grande place dans la section « Nos classiques », à savoir : Le principe de la géographie générale (2001 [1895-1896]) [traduit par Haesbaert et le géographe Sylvain Souchaud, avec une toute petite remarque du premier] ; La géographie politique. À propos des écrits de M. Friedrich Ratzel (2002 [1898]) (traduit par Haesbaert et Souchaud, et commenté par Souchaud) ; Les genres de vie dans la géographie humaine. Premier article (2005 [1911]) (traduit par les géographes Maria Regina Sader et Simone Batista, avec révision de Haesbaert) ; Routes et chemins de l’ancienne France (2006 [1902]) (traduit par Ribeiro et Haesbaert, avec une petite note de celui-là) ; Les conditions géographiques des faits sociaux (2007 [1902]) (traduit par Ribeiro, avec révision de Haesbaert et commentaire de celui-là) ; Leçon d’ouverture du cours de géographie (2008 [1899]) (traduit par Ribeiro, avec révision de Haesbaert et commenté par le premier) ; États et nation de l’Europe autour de la France (extraits) (2009 [1889]) (traduit par Haesbaert, avec révision de l’anthropologue et traductrice brésilienne Roberta Ceva et commenté par Haesbaert).

Dans l’ensemble, ces textes faisaient apparaître, en Vidal, un géographe attentif aux progrès scientifiques relatifs à la connaissance de la surface terrestre, aux transformations historiques infligées aux milieux par les transports et les communications, et attentif aux enjeux territoriaux de l’Europe à l’époque des empires. Bref, un géographe dont les étiquettes « traditionnel » et « empiriste » n’étaient pas justifiées. Bien au contraire, il s’agissait d’un géographe ayant bien compris le besoin de renouveler la science géographique afin d’examiner les défis de la modernité.

Sous l’angle de la sociologie de la connaissance, on observe l’adoption de la même stratégie par le Boletim Geográfico (1943) et la revue GEOgraphia (1999) : traduire un auteur « classique » étranger pour obtenir une légitimation intellectuelle à l’intérieur d’un champ. Dans le mouvement de « transfert de capital symbolique » (Bourdieu, 2002 : 5 [1990]), on se rend compte qu’un périodique nouveau dans un pays périphérique est capable, à travers des traductions, de mobiliser des héritages bien établis afin d’acquérir du prestige dans le champ scientifique, toujours compétitif. À différents moments d’une la carrière universitaire, et pour les motifs les plus divers, cela vaut aussi bien pour ceux qui traduisent que pour ceux qui rédigent les commentaires : professeurs à la recherche d’une bourse ou d’un renouvellement de bourse, étudiants de master et de doctorat désireux de publier leurs premiers articles, partage du travail entre le directeur de recherche et ses étudiants, jeunes docteurs au début de leur parcours professionnel, etc.

En outre, on peut ajouter à la théorie « bourdieusienne » que l’acquisition et le transfert du capital symbolique dans un pays comme le Brésil se réalisent dans le domaine de la langue française quand l’intellectuel traducteur a acquis ou accru sa formation dans le pays de la langue traduite. Ainsi, à propos des traducteurs mentionnés ci-dessus, on sait que, dans les années 1970, la professeure Maria Regina Sader (USP) a étudié en France comme exilée de la dictature militaire brésilienne (Verdi, 2016 : 48), tandis que Haesbaert et Ribeiro ont fait une partie de leur doctorat respectif à Paris, au début des années 1990 et à la fin des années 2000 (grâce à une bourse de l’agence fédérale brésilienne [CAPES] pour ce qu’on a appelé un « doctorat-sandwich »).

Le transfert de capital symbolique peut également se réaliser en fréquentant des « centres de calcul » (Latour, 1987) tels que l’Institut d’études politiques, l’École des hautes études en sciences sociales, l’Université de Paris IV-Sorbonne, et en dialoguant avec des auteurs comme Jacques Lévy et Paul Claval. On pourrait aussi mentionner, dans l’acquisition de capital symbolique, la place de l’Alliance Française – fondée en 1883 entre autres par le géographe Pierre Foncin, dans le but politico-culturel de diffuser la langue et la civilisation françaises autour du monde (Barko, 2000) – puisque Haesbaert a suivi ses cours à Paris et Ribeiro à Rio. Par ailleurs, Souchaud est un Français d’origine, mais les Brésiliennes Batista et Ceva n’ont pas eu de rapports avec le milieu universitaire français (même si Ceva a suivi les enseignements de l’Alliance française à Rio).

Au niveau national, à l’occasion de la première Rencontre d’histoire de la pensée géographique à São Paulo en 1999 et avec la parution en 2000 de la revue Terra Brasilis, dédiée à l’histoire de la géographie et à la géographie historique, on constate que ce champ de la géographie est en train de mûrir. En somme, Vidal de la Blache n’arrive pas au Brésil par accident, au tournant du XXIe siècle. Il participe à un nouveau moment dans le processus d’internationalisation de la géographie brésilienne où les cours de cycles supérieurs et les bourses d’études ont la part belle.

Après la fin de la polarisation politique suscitée par la guerre froide, il y avait, de la part de ces traducteurs, une volonté de réfléchir à la pensée vidalienne au-delà des condamnations lancées par Febvre, Lacoste et les radicaux brésiliens. Si l’on a appris avec eux que Vidal de la Blache n’avait pas voué ses écrits à la définition d’un objet et d’une méthode ; la traduction de la préface de l’Atlas général Vidal-Lablache, Histoire et Géographie (1895) et La géographie humaine. Ses rapports avec la géographie de la vie (1903) prouve le contraire. À ses détracteurs qui le taxent d’être un géographe qui ne voit que l’échelle régionale enfermée dans un seul concept, on pourrait répondre avec La relativité des divisions régionales (1911) et L’évolution de la population en Alsace-Lorraine et dans les départements limitrophes (1916). Et en réplique à l’accusation de tourner le dos à la géopolitique, on pourrait opposer des travaux comme La zone frontière de l’Algérie et du Maroc d’après de nouveaux documents (1897) et La carte internationale du monde au millionième (1910).

Pendant notre doctorat-sandwich à Paris, nous avons d’abord exploité ces écrits et d’autres[7] – qui avaient déjà été analysés dans les années 1990 et au début des années 2000 par l’équipe Épistémologie et histoire de la géographie (EHGO) à Paris et aussi par Guy Mercier à Québec – à partir d’une bibliographie assez stimulante (Ozouf-Marignier et Robic, 1995 ; Robic, 2000 et 2004 ; Mercier, 1995, 1998, 2001 et 2009), y compris l’oeuvre-clé de Berdoulay (1995 [1981]), les contributions d’Andrews, Sanguin et Soubeyran (Andrews, 1986 ; Sanguin, 1993 ; Soubeyran, 1997) ainsi que les textes pionniers de Claval (Claval, 1968, 1979, 1993 et 1998). Néanmoins, il nous a alors semblé essentiel que les articles originaux de Vidal de la Blache gagnent en substance, en « matérialité ». Nous avions vraiment besoin d’un corpus de preuves matérielles si nous voulions changer l’image de Vidal de la Blache au Brésil, et cette opération n’allait être possible qu’à travers la traduction. C’est dans ce sens qu’on peut recourir au concept ébauché par le moderniste Oswald de Andrade dans les années 1920 (Andrade, 2017 [1928]) pour qualifier d’« anthropophagique » notre ouvrage Vidal, Vidais : textos de geografia humana, regional e política (Haesbaert et al., 2012). Cela signifie que nous avons absorbé la pensée étrangère, non pas pour la répéter, mais afin de produire une chose nouvelle surtout capable de faire réfléchir sur les enjeux de la réception de Vidal de la Blache au Brésil.

L’ouvrage a été préfacé par Claval, notre directeur de recherche à Paris et celui qui possède le « capital symbolique » capable de le légitimer, au-delà du fait que plusieurs de ses articles et livres avaient été traduits en portugais depuis les années 1980. Ce qui a guidé le choix des textes a été la détermination de présenter au public le plus large (c’est-à-dire qui ne lit pas en français) les diverses couches aussi bien que l’unité du raisonnement vidalien. Nous l’avons fait à partir de trois axes : (i) géographie humaine, suivi du chapitre « Géographie humaine : fondements épistémologiques d’une science » par Ribeiro ; (ii) géographie régionale, suivi du chapitre « Vidal et la multiplicité des approches régionales » par Haesbaert ; (iii) géographie politique, suivi du chapitre « États, nations et colonialisme : traces de la géographie politique vidalienne » par Nunes Pereira (Haesbaert, 2012 ; Nunes Pereira, 2012 ; Ribeiro, 2012). Au total, 24 textes, dont les traductions ont été faites majoritairement par l’auteur de cet article et par Haesbaert, sous la révision de Nunes Pereira et des traductrices Ceva et Eloisa Araújo Ribeiro (cette dernière a aussi effectué des passages à l’Alliance Française à Rio et en France). Dans l’introduction « Relire Vidal : à la recherche de nouveaux abords », était clairement énoncé que :

À travers de la problématisation du pouvoir, de la création et la réception des discours et de la logique sociale dans laquelle les sciences sont inscrites, et en procédant à l’examen de textes négligés ou considérés moins importants, mais aussi en relisant quelques écrits envisagés comme « classiques », le but de ce recueil est de montrer de nouveaux angles sur la géographie de Vidal de la Blache en faisant émerger un auteur engagé dans le contexte socioéconomique, historique et (géo)politique de son temps. Dans ce sens, il faut détacher la richesse de sa contribution théorico-méthodologique, la complexité de son concept de région, l’application de questions stratégiques pertinentes au territoire national et ses réflexions autour de l’expansion et de la préservation de l’Empire colonial français

Ribeiro et al., 2012 : 14 [notre traduction]

Considérant la diversité du corpus vidalien et les textes qui n’ont pas intégré le Vidal, Vidais, nous avons eu la chance de traduire, chez Confins – revue franco-brésilienne créée par les géographes Hervé et Neli Théry à l’USP sous l’inspiration de l’héritage de Pierre Monbeig – les articles « Rapports de la géographie avec la sociologie » (2010), « Mission Crampel et Itinéraire Dybowski » (2011) et « L’Afrique centrale française, par Auguste Chevalier » (2011), ces deux derniers tirés de la section « Notes et Correspondances » des Annales de géographie et suivis d’un court exposé motivé notamment par leur contenu géopolitique (Suremain, 1999 ; Ribeiro, 2011). De toute manière, en ce qui concerne la géographie de la circulation scientifique, les traductions publiées dans GEOgraphia et dans Vidal, Vidais indiquent que Rio de Janeiro a repris sa place comme centre national de traduction au début du siècle avec, entre autres, les remarquables traductions de la langue anglaise relatives à la géographie culturelle, réalisées par la revue Espaço e Cultura à l’UERJ depuis 1995.

Au même moment, dans ce qui est probablement la première recherche de cycle supérieur sur Vidal de la Blache au Brésil, Larissa Alves de Lira (elle aussi ex-étudiante à l’Alliance Française à São Paulo) soutient une dissertation de master à l’USP sur le rôle de la Méditerranée dans l’élaboration de la méthode vidalienne (Lira, 2012). Cette dissertation est publiée comme livre par la maison Alameda, en 2013 (Lira, 2013b). Deux traductions sont jointes en annexe : Des rapports entre les populations et le climat sur les bords de la Méditerranée (2012 [1886], sous la responsabilité de Lira) et La péninsule européenne : l’océan et la Méditerranée (2012 [1873], signée par Ribeiro et Lira). Cette seconde traduction est publiée, aussi en 2013, dans la section « Sources » de la réputée revue d’histoire de la science História, Ciências, SaúdeManguinhos, suivie d’une notice rédigée par Lira (Lira, 2013a). En 2014, Rui Ribeiro de Campos publie sa recherche post-doctorale intitulée Analyse critique de l’oeuvre de Vidal de la Blache et de son influence sur l’enseignement de la géographie au Brésil (Campos, 2014) et quatre ans plus tard, Guilherme Queiroz soutient sa dissertation de master La politique chez Paul Vidal de la Blache: la récupération d’un point clé (Queiroz, 2018). Tous les trois ont largement utilisé les traductions disponibles dans Vidal, Vidais.

Finalement, en 2019, nous avons traduit et commenté L’éducation des indigènes (Vidal de la Blache, 1897) et Sur l’esprit géographique (Vidal de la Blache, 1914) dans la section « Classiques et textes de référence » chez Terra Brasilis (Ribeiro, 2019a et 2019b). Dans le premier article, Vidal de la Blache utilise un raisonnement linguistique. Pour lui, l’impérialisme n’était pas une question de violence, mais de mauvaise compréhension de la part des peuples colonisés : « Nos intentions sont assurément excellentes, mais elles sont mal interprétées » (Vidal de la Blache, 1897 : 354). Ainsi, appuyée sur l’argument selon lequel l’enseignement de la langue française aux enfants, aux femmes et aux élites serait capable de soulager les tensions de la colonisation au Maroc, en Tunisie, en Algérie, dans le Tonkin et l’Annam – par contre, il ne pense pas que l’apprentissage de l’arabe par les Français pourrait être utile – une conférence prononcée à l’Union coloniale française nous offre un alibi irréprochable pour traduire son « métatexte » (c’est-à-dire, un texte traduit dont le sujet est aussi la langue) et, en même temps, pour examiner les politiques de traduction ayant eu cours dans l’histoire de la géographie brésilienne de 1943 jusqu’à nos jours. Un projet de longue haleine, sans doute, mais également vital.

À propos du second article, Vidal de la Blache semble prévenir « avant la lettre » les malentendus dérivés de sa définition de la géographie en tant que « science des lieux », et non celle des hommes, établie dans le texte déjà mentionné Des caractères distinctifs de la géographie (Vidal de la Blache, 1913). En fait, ce qu’il a voulu exprimer, c’était le fait qu’on ne pouvait pas déchiffrer le monde moderne sans prendre en compte la localisation des phénomènes et la circulation qu’ils engendrent, ainsi que la manière dont ils transforment la vie en société. L’objet de la géographie doit être conçu selon une méthode où « temps et lieux » ne sont pas des catégories a priori, mais des concepts soumis au processus historique, si bien que les notions de « quand » et « où » demeurent indissociables et s’éclaircissent mutuellement. Pour Vidal de la Blache, « lieu » était un concept hybride entre ce qui est donné par le milieu physique et ce qui est bâti par les interventions humaines, dans un processus d’incessante reconfiguration où les hiérarchies entre les lieux ne sont pas rigides. Sa réflexion n’est donc pas du tout dichotomique.

Notre intention en traduisant Sur l’esprit géographique a été de manifester que Des caractères distinctifs de la géographie pourrait être compris de manière assez différente de l’interprétation élaborée par Lucien Febvre. Nous avons voulu « décanoniser » cet article afin qu’il puisse représenter Vidal de la Blache non pas comme un géographe classique au sens démodé du terme, mais comme un scientifique plus complexe qu’il y paraît au point de vue théorique. Néanmoins, à notre surprise Des caractères a fait l’objet, en 2020, d’une nouvelle traduction, par le doctorant portugais José Braga, publiée dans la revue brésilienne Terra Brasilis. Cela nous a fait réagir contre la possibilité d’une « recanonisation » de cet article si polémique (Ribeiro, 2020). Il est bien possible que la traduction brésilienne de 1982 n’ait pas circulé chez les Portugais – malgré la similarité de la langue. En réponse à la question que nous lui avons adressée, Braga a confirmé notre soupçon en expliquant que le recueil de Christofoletti n’est pas disponible dans les bibliothèques portugaises et que sa motivation pour traduire Des caractères a été une citation de cet article par le célèbre géographe portugais Orlando Ribeiro, ainsi que la volonté de renforcer l’histoire de la géographie dans son pays.

Conclusion

En termes quantitatifs, et sans considérer les répétitions, entre 1943 et 1982, quatre écrits de Vidal de la Blache ont été traduits en portugais. Entre 1999 et 2020, il y en a eu 32 (annexe 1). Dans notre recherche, nous avons tenté d’élucider comment et pourquoi une telle différence a eu lieu entre les deux périodes et quels ont été les rapports de Vidal avec l’histoire de la géographie au Brésil.

Concernant la phase 1943-1982, il ne faut pas oublier que ce domaine de l’histoire de la géographie au Brésil n’a pas été développé pendant les années d’or de l’IBGE (fin des années 1930-fin des années 1970), organisme consacré notamment aux recherches empiriques régionales et urbaines, ce qui ne différait guère des cours universitaires de géographie. En réalité, l’histoire de la géographie, comme domaine autonome de recherche au Brésil, n’existe que depuis le début des années 1980, grâce aux ouvrages des « pionniers » marxistes. Il n’y avait aucun ouvrage d’histoire de la géographie avant eux. Cependant, plutôt que de chercher les textes originaux de Vidal de la Blache en français – y compris pour contourner la diminution des traductions – ces pionniers préféraient reproduire les conceptions superficielles de l’oeuvre vidalienne élaborées par Febvre et Lacoste. En plus, la version lusitanienne des Principes de géographie humaine, en 1946, n’a pas été un stimulus à la recherche pour eux, mais a été considérée comme s’il n’y avait aucune nouveauté à découvrir sur Vidal de la Blache.

Puis la traduction de Des caractères, par un géomorphologue plus préoccupé d’affirmer la démarche néopositiviste face au matérialisme que d’exploiter la pensée vidalienne, a fini par ternir l’image de Vidal de la Blache lui-même en raison de la polémique sur la caractérisation de la géographie comme science des lieux et non comme celle des hommes. Sans une contextualisation historique et théorique, cet article est devenu la cible parfaite des reproches marxistes. Concernant les deux premières traductions, les pionniers n’ayant pas lu les revues de l’IBGE (attachées à l’autoritarisme de l’Estado Novo et de la dictature militaire dans son ensemble), elles tombèrent dans l’oubli. Tout cela a contribué à ce que nous appelons la « canonisation » de Vidal de la Blache, c’est-à-dire la fixation caricaturale d’un personnage à travers des étiquettes infâmantes: empiriste, possibiliste, régionaliste et étranger à la géopolitique.

À propos de la deuxième phase (1999-2020), son mûrissement se déroule afin de remplir les vides laissés par les pionniers et dans une ambiance d’affaiblissement partiel de l’influence marxiste sur la géographie brésilienne. L’augmentation remarquable des cours de cycles supérieurs au moment de l’émergence de la mondialisation, aussi liée à l’envoi récurrent d’étudiants à l’étranger, de même qu’à l’internationalisation de sources et archives rendue possible par l’Internet (notamment l’accroissement de la bibliographie franco-canadienne sur Vidal de la Blache), a eu un effet déterminant sur la volonté de connaître et de faire connaître le maître français selon d’autres perspectives. À partir de l’impulsion donnée par la section « Nos classiques » de la revue GEOgraphia, suivie de la publication du recueil Vidal, Vidais et d’autres traductions signalant la diversité thématique, la dimension politique coloniale et l’apport théorique, on constate qu’un processus de « décanonisation » de Vidal de la Blache est en cours.

Dans les deux périodes, on a vu aussi comment les traductions de Vidal de la Blache étaient liées à la nécessité de moderniser et de légitimer autant le champ scientifique que les publications elles-mêmes, ainsi que nous l’avons exposé dans le cas du Boletim Geográfico et de GEOgraphia. Dans un pays périphérique, les traductions apportent un pouvoir symbolique dont les racines se trouvent dans la hiérarchisation linguistico-scientifique créée par le colonialisme et présentement mise à jour par la mondialisation.

Enfin, il faut extraire les traductions du silence auquel elles ont été soumises et les convertir en objet et en méthode d’investigation d’une histoire prospective de la géographie. La traduction n’est ni une photocopie, ni une répétition érudite destinée à être traitée par une histoire embaumée des idées. À notre avis, la traduction peut être une sorte d’utopie « anthropophagique » destinée à viabiliser l’interrogation permanente des récits scientifiques hégémoniques et des textes considérés comme canoniques. À partir des traductions, on peut examiner les chemins par lesquels un auteur, un article, une langue ou un concept sont devenus classiques ou ont été sous-valorisés. Bref, traduire est une manière de douter de certains critères dits « scientifiques ». Traduire est aussi l’acte d’actualiser le passé, de créer la nouveauté, et c’est pour cela qu’on présume que les déplacements brésiliens de Vidal de la Blache peuvent ajouter une petite pierre à sa remarquable – mais pas incontestable – contribution en langue française.

Le prochain pas, maintenant, est de susciter un regard critique face aux traductions en géographie, au Brésil. Un projet de longue haleine, sans doute – mais également vital.