Corps de l’article

Le nom de Paul Vidal de la Blache (1845-1918) est intimement associé au développement de la géographie universitaire, tout particulièrement dans la francophonie[1]. À ce titre, Vidal de la Blache apparaît toujours comme un des fondateurs de la discipline. Pourtant, l’intérêt pour sa pensée a marqué le pas, sauf pour quelques chercheurs qui, en France et ailleurs, forment un noyau animant un tant soit peu les études vidaliennes[2]. Signe des temps, on a très peu souligné le centenaire de sa mort, ce qui contraste avec l’enthousiasme que suscite depuis quelque temps l’oeuvre géographique de son contemporain, Élisée Reclus (1830-1905)[3]. Manifestement, Vidal de la Blache n’est plus une source d’inspiration pour les géographes actuels. Peu d’entre eux se confrontent à ses idées. Sa contribution intellectuelle, qu’on semble juger surannée, ne suscite plus la curiosité. À quoi cela tient-il ? Une des réponses est certainement que la pensée de Vidal a été dévalorisée par la masse des stéréotypes qui l’enferment. Elle a effectivement fait l’objet d’interprétations très diverses depuis la mort de Vidal, en avril 1918, passant de la louange aveugle au rejet en bloc. De fait, sa pensée a été embrigadée à la faveur de débats et de conflits épistémologiques postérieurs, eux-mêmes souvent liés à des jeux de pouvoir, soit pour défendre une quelconque orthodoxie, soit au contraire pour la contrecarrer. Par exemple, la géographie vidalienne, comme on le voit fréquemment dans les manuels anglophones, est réduite à une géographie régionale idiographique, sans réelle valeur scientifique, afin de valoriser le nouveau paradigme de la géographie quantitative. On lui a réservé le même traitement pour justifier d’autres géographies, d’inspirations marxiste, postmoderne ou postcoloniale. Bref, un légitime souci critique a conduit à vouer les idées de Vidal aux gémonies, à tout le moins à la caricature, ce qui est souvent le premier pas vers l’oubli. Il en résulte une critique superficielle et biaisée qui reflète des enjeux institutionnels, épistémologiques et idéologiques, et qui, à force d’être répétée, forge des préjugés répandus et tenaces qu’on ne songe même pas à remettre en question.

Rejetant cette instrumentalisation de la géographie vidalienne, nous souscrivons pour notre part à un mouvement, certes marginal, mais résolu et maintenant assez bien implanté, qui entend dépasser l’embrigadement de Vidal dans des conflits partisans, afin de revisiter, de façon distanciée, sa contribution intellectuelle. Il s’agit, par cette distanciation, de renforcer l’apport de l’histoire de la pensée géographique à la réflexivité dont la géographie, comme toute discipline, a besoin. Les grands textes, quels que soient les contextes idéologiques et institutionnels où ils ont pris forme, peuvent nourrir cette réflexivité, à l’image de ce qui se fait par exemple en sociologie et en anthropologie, disciplines qui n’ont de cesse de revenir, pour s’y ressourcer, aux écrits d’Émile Durkheim, Max Weber, John Dewey, Franz Boas, Margaret Mead et d’autres encore. En ce qui nous concerne, il ne s’agit pas de réévaluer l’influence de Vidal sur les conceptions et les pratiques de la géographie après sa mort. C’est plutôt un retour aux textes que proposons, afin de contourner la masse des stéréotypes qui en obscurcissent la complexité et qui persistent, même depuis qu’une historiographie de plus en plus étoffée en a révélé l’inanité, ce dont la récente mise au point détaillée et documentée de Paul Claval (2020) atteste d’ailleurs sans contredit.

Les contributions au présent numéro thématique visent, à la lumière des progrès effectués en histoire et en épistémologie de la géographie ou des sciences en général, à valoriser ce qu’une relecture de l’oeuvre de Vidal peut apporter aujourd’hui, autant pour aider à comprendre les ressorts de sa pensée que pour permettre de réfléchir à des enjeux plus actuels, qu’ils soient épistémologiques ou sociétaux. Pour ce, rappelons que Vidal, comme plusieurs initiateurs de disciplines universitaires ou de traditions scientifiques, n’était pas inféodé à un système, philosophique ou politique, qu’il se serait borné à appliquer. Certes il s’en inspira, mais surtout il fabriqua ses propres cadres épistémologiques au fil des événements et de ses travaux, si bien que sa pensée était en constante évolution. Le contexte sociétal et les circonstances mêmes de chacune de ses recherches firent que sa pensée pouvait osciller entre diverses orientations épistémologiques et ontologiques, notamment à propos de l’être humain. C’est pourquoi il faut, pour interpréter son oeuvre, tenir compte de l’interaction réciproque entre l’oeuvre scientifique et la conjoncture dans laquelle elle fut énoncée, des effets de l’institutionnalisation de la géographie et du rôle des cercles d’affinités dans la circulation des idées. Bref, une approche contextuelle est essentielle pour dégager, sans anachronisme, un espace d’analyse de la dynamique du discours vidalien lui-même, en y incluant la rhétorique et les logiques qui s’y rattachent (Berdoulay, 2008, 1988 et 1993 ; Mercier, 1995 et 2001). En replaçant son oeuvre dans les enjeux de la société et de la culture de son époque, on évalue en effet mieux l’itinéraire qui fut le sien et les choix épistémologiques qu’il fit. C’est un moyen de tenir compte du fait que « la pensée de Vidal est en perpétuel chantier » (Claval, 2020 : 90).

À ce propos, il faut rappeler que la personnalité de Vidal induit une pensée qui ne peut être enfermée dans des catégories stéréotypées. Et ce, d’autant qu’il semblait allergique à tout dogmatisme, comme le confirment de rares témoignages sur sa personne, ainsi que la seule biographie qui s’appuie sur des documents de famille (Sanguin, 1993). Loin d’apparaître comme un patron tout puissant, Vidal, que les malheurs de la vie n’épargnèrent pas (il perdit trois fils encore enfants et le dernier lors de la Grande Guerre), était certes d’un caractère froid ou plutôt peu communicatif, mais il savait tout de même faire preuve d’écoute à l’égard de ses interlocuteurs, y compris ses étudiants ; il n’aimait pas se mettre en avant et se mêler aux débats de gestion universitaire car, demeurant discret en toute chose, il valorisait au plus haut point le travail de recherche, quoique n’hésitant pas à s’engager dans quelques causes de son temps. Loin aussi de l’image du géographe exclusivement tourné vers le passé et le monde rural, Vidal sut prendre la mesure de la modernité qui transformait le monde à son époque, tant dans l’organisation de l’espace (Claval, 2011 ; Ribeiro, 2014) que dans ses dimensions cognitives et épistémologiques (Berdoulay, 2008, 2010 et 2014 ; Mercier, 2009a). Féru d’études anciennes (par exemple, Vidal, 1896 et 1903), il ne manquait pas moins de s’abreuver d’auteurs de toutes provenances, comme en témoignent ses nombreuses recensions dans les Annales de géographie et dans la Bibliographie géographique annuelle. Son ouverture sur les civilisations et les travaux étrangers nuançait sa ferveur patriotique, perceptible dans quelques-uns de ses engagements (Mercier, 2001 et 2009b). En somme, sans avoir à évoquer plus d’aspects de la personnalité de l’auteur, il est clair que le renouvellement ou l’approfondissement des études vidaliennes doit oeuvrer sous le signe de la nuance et de la complexité. Sinon, des pans entiers resteront dans l’ombre[4].

Par le retour aux textes auquel ce numéro thématique est consacré, nous ne cherchons pas à privilégier les écrits les plus fameux, tels que Principes de géographie humaine, le Tableau de la géographie de la France ou quelques articles programmatiques parus dans les Annales de géographie. Sans bien sûr écarter ce corpus de base, des textes moins connus sont aussi présentés, car ils n’en révèlent pas moins des aspects souvent négligés de la pensée de Vidal. Ils offrent par ailleurs l’occasion de nuancer la portée de sa contribution et de mieux en cerner la complexité. C’est ainsi que sont abordées dans les articles ici réunis un certain nombre de thématiques propres à améliorer la relecture de l’oeuvre de Vidal de la Blache.

Une telle relecture a déjà été entreprise à propos du Tableau de la géographie de la France, ouvrage abondamment célébré, mais longtemps en manque d’approfondissement (Robic, 2000). Or, d’autres textes, de moindre renommée, mais tout aussi riches, révèlent des aspects importants de la pensée géographique de Vidal, comme cela a été montré à propos du territoire contesté entre la France, d’une part, et le Portugal puis le Brésil, d’autre part (Mercier, 2009b ; Puyo, 2012). De même, l’analyse du Bassin de la Sarre, ouvrage jusqu’ici quasiment ignoré, permet de jeter un éclairage plus direct sur l’engagement intellectuel de Vidal lors de la Grande Guerre, tout en précisant les ressorts, teintés de rhétorique, de sa méthode géographique et de sa lecture des dynamiques territoriales sous le coup de l’industrialisation (Mercier et Tremblay-Breault, ci-après). Dans la même perspective, l’examen d’États et nations de l’Europe entourant la France montre la façon dont Vidal interprétait, en creux, l’originalité de son propre pays, ainsi que les valeurs qui sous-tendent les formations étatiques (Ozouf-Marignier, ci-après). Pareillement, il est possible de se focaliser sur ses peu nombreuses publications touchant à l’Asie pour voir l’importance que Vidal accordait à cette partie du monde, non seulement du point de vue géopolitique, mais aussi dans l’optique d’un approfondissement conceptuel de la discipline (Onjo, ci-après). Par ailleurs, un retour sur le Tableau de la géographie de la France autorise un nouvel examen de l’écriture vidalienne et de la part que tient l’image dans le récit géographique (Laplace-Treyture, 2000 ; Berdoulay et al., 2015). Il apparaît à cet égard que le succès du célèbre ouvrage découle, du moins pour une bonne part, d’une expression qui a su stimuler l’imagination du lecteur pour lui faire comprendre ce qui fait paysage ou pays (Laplace-Treyture, ci-après). Il n’est pas non plus sans intérêt de s’interroger sur la portée de la traduction des textes de Vidal sur la diffusion et l’interprétation de sa pensée. Certes, la traduction favorise l’accès à une oeuvre, en étend l’audience, mais elle l’extirpe aussi de son contexte d’énonciation pour lui faire tenir un rôle dans un autre. Or, relativement au Brésil, on comprend que la traduction de Vidal est tout autant facteur de sa canonisation, qu’elle est l’agent de sa critique (Ribeiro, ci-après). Enfin, les quelques textes que Vidal a écrits à la faveur de ses deux voyages en Amérique du Nord, notamment dans la vallée du Saint-Laurent, jettent un nouvel éclairage sur les relations entre la France et le Canada français et sur le rôle que la géographie savante a pu jouer à ce titre au tournant du XXe siècle. Par ailleurs, il appert que ce corpus américain, aussi limité soit-il, n’en est pas moins significatif d’une pensée en constante évolution, montrant un géographe désireux d’élargir ses connaissances empiriques ou de les interpréter à l’aide de concepts plus adaptés, notamment celui d’« américanisme », qui mérite assurément une place de choix dans le lexique vidalien (Mercier et Deshaies, ci-après).

Dans le contexte actuel de redéfinition inquiète du rapport de l’être humain au milieu naturel, comme les préoccupations pour les changements climatiques ou le succès de la notion d’« Anthropocène » le montrent, il semble essentiel de revenir sur certaines dimensions de la pensée vidalienne et de sa contribution potentielle aux enjeux et débats contemporains concernant l’action et le genre de vie. Deux exemples en sont fournis dans ce numéro des Cahiers de géographie du Québec. Le premier porte sur l’idée du possible chez Vidal de la Blache afin de voir sur quelles bases épistémologiques il pouvait aborder des décisions engageant l’avenir (Berdoulay, ci-après) ; il y a là un moyen de se départir des stéréotypes liés au possibilisme, de revisiter ses orientations philosophiques et d’évaluer la pertinence de sa pensée pour fonder l’anticipation et la prospective dans un contexte d’incertitude (Berdoulay, 2019). Le second exemple (Entrikin, ci-après) souligne l’intérêt, surtout à une époque où tant de géographes s’inspirent d’autres disciplines ou d’auteurs à la mode, voire s’y inféodent, d’aborder l’oeuvre de Vidal comme un des grands textes fondateurs des sciences humaines, partageant des préoccupations aussi pertinentes que celles puisées chez d’autres auteurs qui lui étaient contemporains et qui sont encore mis de l’avant. N’est-ce pas en cette actualité que Vidal de la Blache pourrait devenir, plus qu’un classique, un grand auteur ?

Au-delà de l’apport spécifique de chacun d’entre eux, les quelques articles rassemblés dans les pages qui suivent sont une invitation à une redécouverte des textes de Vidal. Car beaucoup reste à déchiffrer dans cette oeuvre, pour voir en quoi elle est toujours d’actualité et pour mieux entrevoir la contribution géographique aux débats contemporains.