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Introduction

Les commentateurs de l’oeuvre de Paul Vidal de la Blache ont fréquemment insisté sur sa conception du rapport humain à la nature. Qualifiée de possibiliste par Lucien Febvre, cette conception a beaucoup été utilisée par les opposants au déterminisme géographique du devenir des sociétés. Dans le spectre des interprétations accordant plus ou moins d’impact aux facteurs géographiques, elle va depuis une valorisation de l’indépendance humaine vis-à-vis de la nature, ce qu’il faut appeler un possibilisme radical, jusqu’à un probabilisme visant à préserver un rôle causal à la nature. Mais ces discussions sur le possibilisme vidalien sont généralement tenues sans référence à l’engagement de Vidal dans le devenir de la société française. C’est que la géographie vidalienne est trop souvent présentée comme très académique, une géographie à dominante régionale et historique. Or Vidal, comme des géographes qu’il a inspirés, s’est beaucoup impliqué dans les grandes questions sociales et politiques de son époque, du mouvement colonial à l’organisation territoriale de la métropole. Ce faisant, il ne pouvait que s’interroger sur ce qu’il était possible de faire vis-à-vis de la réalité qu’il étudiait, ne pouvant donc tenir à l’écart de son approche possibiliste la volonté prospective qui animait son action.

C’est à la lumière de ce souci pour l’action que la compréhension et la portée du possibilisme de Vidal seront ici examinées. Pensée géographique et pensée aménagiste retrouveront ainsi une complémentarité épistémologique et théorique qui est trop souvent négligée. Avant d’en aborder différents aspects à propos du possibilisme vidalien, il convient de voir dans quelle mesure le socle épistémologique sur lequel Vidal s’appuyait permettait d’aborder la question du possible. Or, le contexte dans lequel et avec lequel les idées de Vidal se sont déployées a beaucoup évolué de son vivant, de sorte qu’on ne peut ignorer l’attention qu’il a pu accorder aux formulations philosophiques du tournant du siècle. Parmi celles-ci, figurent au premier plan celles qu’a magistralement énoncées Henri Bergson. Le « bergsonisme » qui en est résulté ne correspond pas toujours à la pensée du philosophe, mais est symptomatique des préoccupations d’alors pour le temps, l’évolution, la liberté créatrice et les questions métaphysiques. Pareillement, si Gilles Deleuze reprend le terme « bergsonisme » pour commenter la philosophie de Bergson, c’est pour en fournir une interprétation très personnelle au service de ses propres thèses (Deleuze, 1966 ; Gunter, 2009). Les thèmes abordés dans la suite de l’article tiendront donc compte des préoccupations philosophiques de l’époque tout en se référant, quand nécessaire, aux travaux originaux de Bergson.

Questions de contexte

Il faut rappeler avant toute chose que le choix du terme « possibiliste » par Lucien Febvre pour caractériser la contribution géographique de Vidal n’est pas unique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Le mot sert à désigner la préoccupation pour ce qu’il est possible de faire face à des inerties en apparence structurelles. Le possibilisme géographique apparaît ainsi comme un lointain écho du même terme utilisé à la fin du XIXe siècle pour désigner les socialistes modérés (autour de Paul Brousse) qui voulaient rendre possible le socialisme en procédant par étapes plutôt qu’en attendant son hypothétique avènement par la révolution. C’est aussi le terme « possibilisme » qui a été repris pour désigner dans les années 1920 et 1930 un courant libertaire au sein de l’anarcho-syndicalisme catalan (autour de Salvador Seguí puis dans la Revista Blanca, sous l’impulsion de militants comme Ángel Pestaña) qui souhaitait participer au processus électoral.

Le terme renvoie bien à la notion philosophique et épistémologique du « possible » et à ses notions associées : contingence, création, émergence, nouveauté. Or, ce sont ces notions qui ont reçu, de la part de la philosophie néokantienne de la deuxième moitié du XIXe siècle, un ensemble d’interprétations relativement cohérentes et élaborées en rapport avec les progrès des sciences ; le projet vidalien pour la géographie y a été particulièrement sensible (Berdoulay, 2008). Ces interprétations reposaient en grande partie sur des réflexions portant sur la contingence, car celle-ci pouvait se situer autant dans l’activité de connaissance du scientifique que dans la réalité étudiée. Les réflexions d’Émile Boutroux – philosophe, un temps collègue de Vidal à l’École normale supérieure – étaient parmi les plus connues. Boutroux faisait remarquer le lien entre la complexité croissante des êtres et le degré croissant de contingence, la liberté humaine étant la forme la plus élevée de contingence (Boutroux, 1874 et 1895). Cela ouvrait à une prise en charge scientifique de la vie sociale et de l’émergence des phénomènes, parce que science et contingence n’étaient pas placées en opposition de principe l’une à l’autre. Cela intéressa les historiens, qui faisaient souvent référence aux apparentes contingences observées au cours de l’histoire. Cela concernait aussi la géographie, et Vidal s’en est saisi.

De façon complémentaire, le néokantisme reconnaissait les capacités cognitives de l’être humain, qui confèrent à son esprit une autonomie autorisant aussi bien le libre-arbitre que la recherche de déterminismes dans les relations entre phénomènes, comme l’a souligné le conventionnalisme d’Henri Poincaré ou de Pierre Duhem, auquel Vidal a été sensible, tout pénétré qu’il était du caractère relatif et hypothétique des concepts et théories. Afin d’aborder conceptuellement et scientifiquement la contingence, les sciences humaines pouvaient se tourner en même temps vers la contribution d’Antoine-Augustin Cournot (1801-1877), économiste, mathématicien et philosophe, un des initiateurs du retour à Kant. Selon Cournot, la « fortuité » (le hasard) n’est pas seulement due à l’imperfection de nos connaissances ou de nos mesures de ce qui peut avoir provoqué un événement ou une action. Ceci peut d’ailleurs être pris en charge scientifiquement par le calcul des probabilités et justifier un assouplissement de l’approche déterministe, comme on a pu le prétendre en géographie (Lukermann, 1965 ; Spate, 1968). Mais, plus fondamentalement, l’originalité de Cournot est de caractériser aussi la « fortuité » comme objective : elle provient de « l’intersection de séries causales indépendantes » (Cournot, 1851 et 1861). Ainsi, un événement ou une action paraissant contingents ne contredisent pas le principe de causalité. C’est l’occurrence de l’intersection de séries causales jugées rationnellement indépendantes, qui paraît imprédictible, et la contingence devient scientifiquement significative dès lors qu’elle déclenche un phénomène (ou événement) nouveau qui est alors soumis à une nouvelle série de causes et d’effets, déterminables scientifiquement.

Vidal fait souvent référence à des contingences, naturelles et historiques. Ce qui l’intéresse, c’est de voir comment elles interviennent dans la réalité des enchaînements identifiables et d’analyser leur insertion concrète dans la complexité des milieux. La contingence est totalement intégrée à la démarche vidalienne, qui consiste à la replacer dans des séries causales à déterminer. L’explication n’est pas focalisée sur l’occurrence d’un fait apparemment exogène – qui paraît, à tort ou à raison, un pur hasard – mais sur l’émergence et la logique des phénomènes nouveaux qu’il appelle, à la manière de Cournot, des « individualités », résultats d’hybridations naturelles et humaines. Les « individualités », ou phénomènes émergents, sont entièrement explicables par l’interaction de ces séries causales, sans recours à des finalités qui leur seraient extérieures.

Ainsi, quand Vidal parle de possibilités, il évoque ce qui est latent dans un milieu, mais dont l’utilisation contingente doit entrer dans un enchaînement complexe de causes et d’effets. La non-prédictibilité à l’origine de ces enchaînements justifie la méthode descriptive qu’il recommande, mais qui n’exclut pas du tout leur explication en termes de causes et d’effets. Cette prise en compte d’un certain déterminisme fait que la position vidalienne n’est pas réductible à un simple volontarisme, antithèse d’un déterminisme environnemental. Le possibilisme vidalien se distingue en cela de la position philosophique volontariste qui valorise ce que l’on peut faire si on veut, et qui est différente de ce qui peut arriver par hasard. C’est parce que la conception possibiliste de la contingence reste ancrée dans l’étude de séries causales. L’explication géographique repose fondamentalement non pas sur des lois universelles, mais sur la reconnaissance conjointe de l’incertitude et de séries de causes et d’effets. Tout phénomène (humain ou naturel ou les deux) peut être « actant » dans un monde très complexe. L’avantage de ce « monisme méthodologique » est double : on peut inclure dans l’explication aussi bien des événements contingents que des enchaînements très contraints.

Mais cette interrogation épistémologique sur l’incertitude s’inscrit dans la toile de fond des préoccupations évolutionnistes de l’époque. C’est le néolamarckisme qui les caractérisait le mieux. Il ne se situait pas en opposition à l’évolutionnisme darwinien (la sélection naturelle et la survie du plus apte), mais insistait sur d’autres aspects de l’évolution, principalement les processus d’adaptation. Dans cette perspective, l’adaptation n’était pas nécessairement vue comme une réaction mécanique à des conditions environnementales (une forme de déterminisme), car elle pouvait dépendre de l’initiative prise par l’organisme, de son effort à atteindre son objectif, et des coopérations ou solidarités mises en jeu (le néolamarckisme renforçait en cela la dimension morale et solidariste du néokantisme qui imprégnait l’idéologie dominante de la Troisième République) (Berdoulay et Soubeyran, 1991). L’adaptation était alors conceptualisée comme un processus d’interaction réciproque entre une société et son environnement, conduisant à l’émergence de nouveaux agencements. Une distinction nette entre « homme » et « nature » n’était pas tenable, même si leur action réciproque justifiait d’une géographie physique (la Terre en soi) et d’une géographie humaine (la Terre « prédiquée » par l’action humaine, pour reprendre l’expression d’Augustin Berque (2000).

Ce qui dominait, dans cette approche de l’incertitude, c’était la préoccupation pour les phénomènes émergents, pour la genèse de ce qui est nouveau. Or, le bergsonisme, qui avait commencé à exercer une forte attraction dès la fin du XIXe siècle en France, s’efforçait de jeter un regard nouveau sur ces questions. Plusieurs disciples de Vidal, surtout Jean Brunhes mais aussi Lucien Febvre, ont mentionné de façon générale leur intérêt pour la pensée d’Henri Bergson ; mais qu’en était-il de Vidal lui-même ? Son possibilisme, malgré son fort ancrage néokantien, pouvait-il rester indifférent au bergsonisme ? Dans quelle mesure l’intérêt de Vidal pour les phénomènes émergents était-il compatible avec les propositions philosophiques de Bergson ?

Questions de temporalité

Se pencher sur le possible suppose, ne serait-ce qu’implicitement, une conception du temps, c’est-à-dire du rapport de l’apparition de la nouveauté à ce qui précède et à ce qui s’instaurera grâce à elle. Henri Bergson est connu pour s’être intéressé à la question, comme l’illustre sa conférence de 1920 à Oxford sur le possible et le réel, retravaillée et publiée ultérieurement dans La pensée et le mouvant (Bergson, 1934). Mais les idées qu’il y exprime sont déjà centrales dans ses publications antérieures, l’Essai sur les données immédiates de la conscience, de 1889, Matière et mémoire, de 1896, et L’évolution créatrice, de 1907. Le souci de Bergson de développer ses idées en dialogue étroit avec les avancées scientifiques de son époque, notamment avec les théories de l’évolution, ont donné à son livre de 1907 une audience considérable qui s’étendait nécessairement à des géographes comme Vidal de la Blache et ses disciples, très préoccupés des apports des sciences de la nature à leur discipline.

Dans ces travaux, Bergson critique avec force la spatialisation du temps, c’est-à-dire, la conceptualisation du temps comme accumulation d’instants. Dès son livre de 1889, il considère que le temps mesurable, abstrait, peut être considéré comme « la 4e dimension de l’espace ». En cela, il est nécessairement discontinu. Bergson lui reproche de découper la réalité, d’imposer à celle-ci des catégories discrètes, de l’enfermer dans une matérialité inerte, dans l’immobile. C’est pourquoi il le distingue du temps concret, réel, que caractérise le mouvement et dont on peut faire l’expérience individuellement. C’est ce flux du réel que Bergson essaiera de montrer et de saisir dans son projet philosophique.

Qu’il soit ici remarqué que cette critique du temps, qui revient à une critique d’un espace quantifiable ou géométrique, ne pouvait choquer Vidal, comme d’autres géographes de l’époque, en ce sens que l’approche quantitative de l’espace ne les intéressait pas (contrairement à la vague quantitativiste des années 1960). Les fondements kantiens de leur approche les faisaient plutôt porter leur attention sur le qualitatif, sur les combinaisons s’inscrivant dans l’espace de relations et, surtout, sur le défi de ne pas le séparer du temps. Certaines interprétations récentes de l’héritage kantien ont en effet répandu la croyance que la géographie et l’histoire s’intéresseraient respectivement et de façon relativement séparée à l’espace et au temps (Hartshorne, 1958 ; May, 1970). Cela n’était pas le cas à l’époque, comme en témoigne fermement un des tout premiers disciples de Vidal (Dubois, 1914). La géographie humaine selon Vidal a justement été remarquée internationalement pour être toute pénétrée d’histoire (Bassin et Berdoulay, 2004). La temporalité au coeur de sa géographie relève plus du processus, du flux, que d’éclairages complémentaires et discontinus. En cela, elle pouvait accueillir sans difficulté un des traits du bergsonisme.

En effet, comme la spatialisation du temps ne pouvait pas permettre de saisir le flux du réel, Bergson a insisté sur ce qu’il appelait la durée, dont on peut faire l’expérience intuitive. Elle renvoie au devenir, au qualitatif, à un réel qui est entièrement évolution, qui change de façon continue et inédite. En se concentrant sur la portée philosophique considérable de son interprétation de la durée, Bergson a attiré l’attention sur les différentes temporalités auxquelles le géographe peut se référer pour comprendre le rôle de l’écoulement du temps. On en trouve trace dans l’intérêt pour la « longue durée » que Fernand Braudel apprécie notamment dans la géographie vidalienne. Vidal lui-même semble bien avoir une préférence pour l’étude des longues phases de transformation territoriale, de maturation des individualités régionales dues aux interactions changeantes entre les sociétés et leurs milieux (Vidal, 1903a, 1910 et 1917a). Il souligne aussi l’intérêt d’étudier les relatives permanences attribuables aux données environnementales, comme dans son compte rendu de la thèse de Lucien Gallois sur les « pays » du bassin parisien (Vidal, 1909).

En même temps, Vidal est très perceptif des différences de temporalité. À un niveau épistémologique, si l’on en croit Camille Vallaux, il aurait fini par accepter que la géographie physique et la géographie humaine obéissaient à des temporalités différentes (Vallaux, 1938 : 81). Quoi qu’il en soit, il met en évidence des temporalités multiples dans l’étude des transformations profondes qui affectent un territoire, comme il le fait souvent à propos de la France où il constate la coexistence d’activités en expansion et d’autres en sursis (Vidal, 1903a et 1911b). Dans une perspective encore plus générale, d’autant plus qu’elle s’appuie sur un regard écologique, Vidal est sensible à la diversité constitutive des milieux, à la profusion de la vie végétale et animale, ainsi qu’à la variété des formes de civilisation qui se sont déployées ou se sont succédé à la surface de la Terre. Chaque milieu ou composante de région est affecté de temporalités différentes. En somme, pour lui, temporalités et différenciations vont de pair dans l’évolution de la surface de la Terre : « En grandissant en variété, le monde a grandi en intelligence » (Vidal, 1911a : 212). Il s’agit là d’un domaine de réflexion où la pensée de Vidal ne s’oppose pas au bergsonisme pour lequel l’élan vital ne suit pas une « trajectoire unique » : le mouvement évolutif se caractérise par des « directions divergentes », des « sinuosités » (Bergson, 1969 [1907] : 99, 102-103). Surtout, compte tenu de cette vision générale de l’évolution, on constate une convergence intéressante de Vidal et de Bergson à propos du possible et de sa relation au passé.

La question est en effet importante pour Vidal : il n’a pas hésité à s’engager dans des enjeux politiques qui lui tenaient à coeur et qui vont bien au-delà du simple diagnostic géopolitique (Sanguin, 1988 ; Mercier, 2009). Il s’est notamment impliqué dans des réflexions de type prospectif accompagnées de recommandations de type aménagiste, comme dans ses propositions pour une nouvelle division territoriale de la France (Vidal, 1910). L’approche vidalienne est très pénétrée de l’idée que l’action aménagiste ne prolonge pas nécessairement les tendances lourdes apparentes ni qu’elle peut modifier à sa guise l’évolution. C’est d’ailleurs ce dont a bien conscience un urbaniste comme Léon Jaussely qui s’inspirait du possibilisme de Vidal, notamment par l’intermédiaire de son disciple Raoul Blanchard (Berdoulay et Soubeyran, 2002). Contrairement à son collègue urbaniste D. Alfred Agache qui s’inspirait d’une approche non vidalienne, comme celle de Le Play, pour discerner des tendances lourdes, Jaussely prétendait chercher dans une étude fine de la diversité du milieu les nouvelles relations que son plan pouvait instituer – même si, dans la pratique, il accordait à l’architecte-urbaniste un pouvoir quelque peu démiurgique. L’important dans cette conception de la prospective vient de ce que le possible n’est pas un simple prolongement du passé ou de configurations existantes. Leur rapport peut être beaucoup plus complexe.

Certes, la dimension toute historique de la géographie vidalienne permet, rétrospectivement, de mettre en évidence les contingences, les émergences et les mutations qui ont conduit au présent. Elle permet aussi d’anticiper certains changements à venir, comme le montrent les réflexions de Vidal à propos de la France de son époque quand il n’hésite pas à recommander certaines orientations d’organisation territoriale (Vidal, 1910). Toutefois, la complexité des milieux et le rôle de la contingence, dont il a bien conscience, le rendent extrêmement prudent.

« On risque fort de se tromper quand on fonde ses pronostics sur l’état actuel », déclare Vidal (1922 : 98). Dans cette phrase-clé, il exprime clairement le problème de l’incertitude qui se pose à la prospective comme à toute proposition aménagiste. Vidal montre en même temps qu’il a conscience qu’une action peut avoir des conséquences non intentionnelles. Si ses analyses du passé en fournissent de nombreux exemples, comment alors fonder une recommandation d’action pour le futur ? Il semble en effet que ce qui va advenir ne soit pas entièrement déterminé par ce qu’on peut savoir du passé, ni contenu dans l’analyse du présent. Ce n’est pas non plus attribuable au seul hasard, ce qui invaliderait l’effort scientifique de compréhension du devenir ou l’effort de prospective. C’est donc par un examen approfondi de la complexité de la situation et de ses ancrages dans le passé qu’on peut essayer de discerner vers quoi et comment orienter l’action.

Or, c’est bien là la grande originalité de la contribution de Bergson à propos du possible. Le philosophe prend en effet à rebours un des présupposés les plus fondamentaux du déterminisme scientifique, à savoir que tout ce qui advient est déjà contenu dans ce qui précède. C’est pourquoi le bergsonisme conteste l’usage courant du terme « possibilité » quand il implique qu’elle serait déjà contenue dans le réel, de sorte qu’elle n’aurait de sens que par rapport à un système qui serait clos. Bergson préfère d’ailleurs utiliser le terme de virtuel plutôt que celui de possible qu’il lie à ce qui est concevable, prédéterminé, anticipable, en attente d’une actualisation. Pour lui, le virtuel renvoie à ce qui ne peut pas être anticipé avant de se produire. La vision de l’évolution que défend Bergson s’oppose au mécanisme, et d’ailleurs aussi au finalisme. Elle prône l’importance de la création dans l’évolution de la vie. Qu’on suive ou non Bergson à propos des notions très débattues qu’il a forgées pour développer sa philosophie – l’intuition, la durée, l’élan vital –, il nous détourne fondamentalement d’une acception banale du possible. Dès lors qu’on s’intéresse à l’action, cet avertissement résonne tout particulièrement : le regard rétrospectif sur les enchaînements antérieurs ne suffit pas. Dans la mesure où l’évolution est créatrice, tout n’est pas donné d’avance. L’avenir n’est pas réductible aux événements passés ou présents, parce qu’il s’invente continuellement, la liberté humaine faisant d’ailleurs partie de ce processus. Conséquemment, pour reprendre des termes bergsoniens, la « spontanéité » de l’évolution de la vie pose la question de « l’imprévisibilité ».

S’il y a donc, entre Vidal et Bergson, des convergences sur le possible, en trouve-t-on des échos dans la manière que les deux ont d’en explorer certains tenants et aboutissants ?

Questions de genre

Avec la prudence qui caractérisait sa démarche, avec son sens aigu des transformations incessantes de la réalité, Vidal s’efforçait de n’accorder qu’une valeur relative aux notions qu’il utilisait, de peur qu’elles ne fixent, ou réifient, des catégories contraires au flux de l’évolution. Or, parmi ces notions, il en est une qu’il a particulièrement développée : le genre de vie (Vidal, 1911a). S’y référant à l’occasion comme un mode ou genre d’existence, il ne cherche pas à en faire une classification rigoureuse ou exhaustive. Il écrit à ce propos : « Rien ne ressemble moins à des catégories ou compartiments dans lesquels la nature aurait dessiné des cadres de civilisation » (idem : 212). Prenant seulement des exemples, il insiste sur leur genèse, sur leur fragilité, sur leur délimitation imprécise. Quoique paraissant stables, ces genres de vie évoluent, se modifient, d’autant plus qu’il mentionne leur tendance à la différenciation et à la spécialisation, plusieurs genres pouvant cohabiter dans le même territoire.

Vidal considère que cet équilibre plus ou moins stable entre l’Homme et la nature s’exerce par l’intermédiaire de la complexité des mondes végétal et animal, « c’est-à-dire de ce quelque chose d’infiniment souple et tenace qui s’appelle la vie » (1911a : 195). L’emploi du mot « vie » était alors très répandu pour renvoyer tant au fonctionnement de la nature qu’à celui de la société. Mais ici, il est clair que ce choix d’invoquer la vie, « ce quelque chose », lui sert à placer les processus qu’il étudie dans une perspective qui les englobe. Peut-être est-ce là un écho de la dimension métaphysique qu’on a pu discerner chez Vidal (Gomes, 2000) ? Quoi qu’il en soit, Vidal inscrit dans cette perspective globale l’action humaine qui est dès lors créatrice, rappelant que « pour construire des genres de vie […] l’homme a dû détruire certaines associations d’être vivants ou en construire d’autres. Il a dû se faire à la fois […] destructeur et créateur, c’est-à-dire accomplir simultanément les deux actes en lesquels se résume la notion de vie » (1911a : 200). Comme Vidal avait veillé à établir sa géographie humaine en rapport avec la géographie de la vie (Vidal, 1903b), et comme il accordait à l’être humain la capacité d’exprimer au plus haut point le flux de la vie, notamment par différenciation et spécialisation des genres de vie, il ne contredit pas le bergsonisme. Comme dans l’élan vital de Bergson qui s’immisce dans tous les aspects du monde, l’action humaine fait que « une grande part d’intelligence s’est incorporée […] à la nature » (Vidal, 1911a : 293).

C’est dans cette perspective qu’un autre rapprochement entre Vidal et le bergsonisme apparaît à propos du terme même de « genre ». Bergson l’emploie pour désigner des manifestations relativement stables de la vie et pour les distinguer de ce que l’approche mécaniste considérerait comme des systèmes de lois applicables à un monde inerte. Comme Bergson considère que « la répétition qui sert de base à nos généralisations est essentielle dans l’ordre physique, accidentelle dans l’ordre vital », il inscrit le genre dans le flux contingent de la vie (Bergson, 1969 [1907] : 232). C’est en se concentrant sur la répétition de certaines relations que les genres sont concevables, mais que leur portée doit être relativisée. Si leur stabilité relative crée les conditions d’un certain automatisme des comportements, libérant l’attention vers d’autres fins, leur cristallisation va à l’encontre du flux de l’évolution. Le genre pris comme un objet impose un découpage de la réalité et se trouve alors comme un obstacle à l’évolution créatrice. L’habitude l’exprime tout à fait : routine, elle libère de certaines préoccupations pour se pencher sur d’autres ; « figeante », elle empêche l’initiative et la nouveauté.

Il s’agit là d’un des thèmes favoris de Vidal. D’une part, il constate que l’habitude joue un rôle puissant, somme toute positif, dans l’émergence de genres de vie. Il souligne à ce propos « l’effet d’habitudes organisées et systématiques, creusant de plus en plus profondément leur ornière, s’imposant par la force acquise aux générations successives, imprimant leur marque sur les esprits, tournant dans un sens déterminé toutes les forces du progrès » (Vidal, 1911a : 194). D’autre part, il lui attribue un rôle négatif : « L’homme est un être d’habitude plus que d’initiative. Progressiste surtout dans la voie où il est poussé par les progrès antérieurs, il se retranche volontiers, s’il n’est pas secoué par quelque choc du dehors, dans le genre de vie où il est né » (idem : 304). Cet intérêt pour le rôle de l’habitude intéresse Vidal dans différentes publications, comme dans les Principes de géographie humaine où il revient sur l’idée que le genre de vie peut se transformer en prison pour le développement d’une civilisation : « Le genre de vie, entré à ce point dans les habitudes, devient un milieu borné dans lequel se meut l’intelligence. Le nouveau paraît l’ennemi ; on voit sous ces influences des organismes sociaux se cristalliser et, faute de renouvellement, des oeuvres combinées pour le bien commun devenir des conservatoires de routine » (Vidal, 1922 : 204).

Or, la force de l’habitude correspond à un thème philosophique ancien qui connaît, au XIXe siècle et au-delà, un regain d’intérêt en raison de sa transversalité dans tous les domaines de l’activité scientifique, sociale et intellectuelle. Le livre de Ravaisson, paru initialement en 1838, a particulièrement retenu l’attention en plaçant l’habitude dans son rapport au changement et en l’inscrivant dans une recherche de l’unité du réel (Ravaisson, 1838). Bergson ne cachait pas l’inspiration qu’il en avait tirée, comme nombre d’auteurs intéressés par la psychologie et l’évolution (tels qu’Henry James, Marcel Proust, Martin Heidegger ou Paul Ricoeur). La discussion du double aspect de l’habitude (statique ou dynamique) sert à Bergson pour distinguer deux formes de la mémoire, dont l’une est la « mémoire-habitude ». Résultat d’un apprentissage du corps, et donc fondée sur la répétition, elle relève, toujours selon Bergson, du fixe, d’une causalité mécanique, loin de ce qu’il cherche à mettre en valeur. Pour ce faire, il l’opposera à la « mémoire pure », ou « spontanée », sur laquelle nous reviendrons dans la partie suivante.

Le thème de l’habitude et l’importance qu’on lui attribue trouvent aussi chez Vidal des accents similaires. L’habitude est souvent invoquée de façon plutôt critique, car le géographe en fait un frein à une évolution jugée créatrice. Comme Bergson, il la place en rapport avec la contingence qui vient briser la routine, et donc avec la question de l’émergence. Mais si le possible n’en apparaît pas plus prédictible pour autant, des questions de méthode apportent un utile éclairage.

Questions de méthode

La contingence traduit la vision de l’évolution qu’a Bergson. Comme il l’écrit lui-même, et en cela il rejoint son maître Émile Boutroux, « la part de contingence est […] grande dans l’évolution » (Bergson, 1969 [1907] : 255). Mais s’il considère que la contingence n’est pas extérieure au processus même de l’évolution et qu’elle en est une manifestation intrinsèque, Bergson n’en constate pas moins qu’elle s’inscrit dans un processus qui n’est pas continu. Il insiste sur la contingence des obstacles, des adaptations, des divergences, des reculs, que rencontre le flux de l’évolution faisant émerger de nouvelles formes de vie. Et en fonction de son insistance sur le réel comme processus, Bergson souligne que « choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir. Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions » (idem : 249). S’il propose l’intuition comme méthode philosophique à côté de la démarche scientifique d’inspiration positiviste, il renvoie à l’expérience et ne ferme pas la porte à une certaine approche de l’imprédictibilité.

En effet, celle-ci est intrinsèque à l’évolution, mais la création n’y est pas nécessairement abondante ni effervescente. Elle procède de manière discontinue, par sauts brusques. C’est que Bergson lui reconnaît des limitations. Celles-ci correspondent notamment aux obstacles que représentent non seulement la « matière » mais aussi la « mémoire-habitude », c’est-à-dire tout ce qui relève de l’inerte ou du figé, du cristallisé. C’est pourquoi, en phase avec sa conception de la durée, il distingue une autre forme de la mémoire. Faite de « souvenirs purs », elle peut déborder dans le présent tel qu’il est vécu, de sorte que le passé a une certaine contemporanéité avec lui. De virtuels, de tels souvenirs peuvent s’actualiser dans l’action. Bergson fournit un exposé détaillé des enseignements qu’il en tire, notamment grâce à son examen approfondi de pathologies et traumatismes psychologiques (Bergson, 1896). Si à première vue son questionnement philosophique semble loin de la géographie, il peut éclairer de manière plus générale la façon d’aborder l’imprédictibilité. De fait, il implique certains éléments d’une méthode d’approche qu’on retrouve, en l’occurrence, chez Vidal.

Il faut en effet considérer que, si l’action créatrice semble imprédictible, elle dépend pour son émergence de certaines conditions qui ne la restreignent pas. Face à l’exigence de prospective, le géographe, comme déjà souligné, ne peut se limiter à établir des tendances lourdes et à simplement les prolonger dans le futur. En revanche, il peut repérer et analyser ce qui est susceptible de faire obstacle à la créativité. C’est une façon de mobiliser, dans une démarche globale non déterministe, le repérage de déterminismes existants, matériels ou humains, tels que les moyens par lesquels l’habitude s’institue en blocage plutôt qu’en atout pour la création. Ainsi, dans la perspective vidalienne, les possibilités repérables dans un milieu donné – Vidal parlera de « virtualités » dans le même sens (Vidal, 1902 : 22) – ne sont actualisées que par la construction d’un genre de vie. Si Vidal s’intéresse à leur genèse, c’est pour mieux en montrer l’inscription dans l’évolution de la vie sur terre, avec ses moments de créativité et ceux de relative immobilité. Il note ainsi que les « superstitions » ou les « rites » forgés par l’être humain lui-même à l’appui de ses habitudes peuvent cristalliser un genre de vie en y confinant ce qu’il lui reste d’inventivité et qui lui ôte sa capacité d’évoluer (Vidal, 1911a : 304).

Certes, diagnostiquer des obstacles peut aider à en miner la portée. C’est, par exemple, ce que fait Vidal quand il propose une nouvelle organisation territoriale pour une France diagnostiquée comme trop centralisée et faisant obstacle aux multiples initiatives qui, espère-t-il, peuvent émerger des diverses régions du pays. Mais ce côté diagnostic de blocages repose sur une connaissance fine de l’espace géographique français. Son espoir que des initiatives pourraient contribuer au développement du pays provient de son observation des réalités locales, de leur potentiel théorique et des innovations qui s’y manifestent. Il lui faut, dans son étude de terrain, serrer au plus près les changements qui y sont observables, si petits paraissent-ils. C’est là que la philosophie que défend Bergson où tout est processus, tout est constamment en action, fait écho à la démarche vidalienne. Sa composante « cinématique », discernable à la lumière de l’apport de Deleuze reprenant lui-même l’apport de Bergson, suggère l’entrecroisement des préoccupations de l’époque pour saisir le flux irréductible du temps (Deleuze, 1981 et 1985 ; Lindaman, 2016 et 2017-2018).

« Tout est action et réaction, dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique », écrit Vidal (1902 : 21). Par-là, il invite à se pénétrer de ce que le réel est en action constante. Et c’est dans l’étude de sa complexité que Vidal propose d’y percevoir les conditions de ce qui pourrait surgir de nouveau. Car il est bien persuadé de la pertinence de se placer dans le flux de la vie. Par exemple, étudiant le rôle des grandes céréales dans la construction de nouveaux genres de vie, il écrit : « Par empirisme ou autrement, l’homme a su mettre à profit la précieuse faculté [que cette construction] tenait en réserve d’engendrer spontanément des variétés nouvelles » (Vidal, 1911a : 293). On retrouve là ce qui conforte sa « méthode descriptive ». Elle lui permet de dépasser l’identification des blocages pour discerner des frémissements observables dans un milieu, tels les « indices » de rénovation de la vie régionale qu’il s’efforce de montrer malgré le contexte dramatique de la Première Guerre mondiale (Vidal, 1917b). De façon très pragmatiste, sa méthode rend compte de ce qui est en train de se faire. Sans prédire, elle entrevoit toutefois des chemins qui peuvent conduire à l’acte créatif. Flux, répétition, différenciation, spécialisation sont autant de ces chemins qui conditionnent le possible.

En cherchant à serrer au plus près le réel, la méthode que Vidal appelle descriptive valorise l’expérience, une expérience qui ne sépare pas l’espace du temps, une expérience où coexistent et se mêlent différentes temporalités. Le Tableau de la géographie de la France l’évoque souvent, ne serait-ce qu’au détour d’une phrase, comme quand il écrit que, au bord du Rhin, « on ne voit pas ses eaux vertes fuir à travers les peupliers et les saules sans ressentir le frisson de l’histoire » (Vidal, 1903a : 221). En recourant à l’histoire, Vidal ne fait pas une géographie historique cadrée par la chronologie, visant à restituer le passé, mais plutôt il revisite ce qui, dans le passé, peut resurgir dans le présent et le futur. Pour en rendre compte, sa géographie est narrative. Critiquée souvent comme trop littéraire par des géographes d’orientation positiviste, elle ambitionne en fait, à la fois, de se situer au plus près du réel et d’ouvrir sur les mondes possibles que permet précisément la littérature de fiction. Peut-être la critique devrait-elle être retournée : Vidal ne serait pas allé assez loin dans sa méthode pour explorer les mondes possibles afin de guider l’action ?

Conclusion

Le possibilisme de Vidal de la Blache fournit une approche du possible réunissant des temporalités multiples, ouverte à la prospective et à l’action aménagiste. Si cette approche a trouvé ses fondements épistémologiques dans le néokantisme dominant de son époque, elle n’est pas contradictoire, à bien des égards, avec le bergsonisme, qui a connu un grand succès dans un large public à partir de la fin du XIXe siècle. Et ce, malgré la pratique courante d’opposer une philosophie à l’autre. Dans la démarche géographique vidalienne, de nombreuses convergences sont notables en raison de l’interrogation sur le possible. Certes, Vidal n’a jamais perdu sa volonté de faire une oeuvre de science qui soit reconnue comme telle, c’est-à-dire en fonction de ce qu’apportent les sciences naturelles, notamment dans sa recherche de séries de causes et effets. Mais d’un autre côté, si les épistémologues néokantiens, les Lachelier, Renouvier, Boutroux, valorisaient la science et le déterminisme méthodologique, leur philosophie s’attachait aussi à préserver le libre-arbitre au moyen de l’affirmation de la contingence. En cela, Bergson, qui a été proche de plusieurs d’entre eux et qui a travaillé au contact étroit des sciences biologiques, est allé plus loin dans un sens qui ne pouvait que plaire à un géographe comme Vidal dont le regard écologique trahissait une fascination pour les chemins empruntés par la vie. Son interprétation du néolamarckisme, son approche globale de la diversité et des spécialisations dans la nature, sa façon de considérer la contingence dans le processus même du réel, sa vision d’une évolution créatrice malgré les obstacles, sont autant de thèmes et de perspectives que le bergsonisme pouvait entretenir et conforter. Il ne s’agit là, du point de vue de l’histoire des sciences, d’argumenter ni une influence de Bergson sur Vidal, ni l’inverse, mais juste de constater une entrée en résonance au sein d’un mouvement plus général.

Ces convergences nous interpellent aujourd’hui avec la mise en lumière de l’incertitude qui conditionne l’exercice de la prospective ou de l’action aménagiste. À cet égard, la pensée de Vidal est proche des problèmes actuels de la pensée planificatrice. L’incertitude, notamment sous l’effet d’événements apparemment contingents et des conséquences non intentionnelles de l’action, invalide les approches fondées sur le prolongement de tendances déterminées. La question de l’émergence du nouveau est redevenue d’actualité dans la pensée planificatrice. Or, un peu comme le faisait Vidal en serrant le réel au plus près, on se tourne, souvent par inspiration pragmatiste, vers l’étude de l’action en train de se faire. L’objectif devient moins d’éliminer l’incertitude que de l’accompagner, comme les réflexions sur l’improvisation en tant que méthode nous y invitent (Soubeyran, 2014 ; Berdoulay et Soubeyran, 2020).

On perçoit aussi, à la lecture de Vidal de la Blache, une résonance ontologique de son questionnement géographique qui lui donne une profondeur toujours actuelle. Il n’est pas étonnant, dans le contexte actuel où, aussi, on cherche à dépasser les clivages entre l’humain et la nature dans une philosophie du processus, que des géographes s’enthousiasment pour la pensée de Gilles Deleuze ou de Jacques Derrida qui, justement, tirent une partie de leurs sources chez Bergson. Or, la pensée de Vidal de la Blache qui a aussi travaillé sur des problématiques proches de celles de Bergson, n’est pas abordée par ces travaux contemporains. On peut alors s’interroger sur la portée intellectuelle d’un courant de recherche épistémologique porté par certains géographes qui se placent sous la dépendance de l’apport récent de ces philosophes sans réfléchir à la façon dont des problématiques analogues ont été traitées antérieurement dans leur propre discipline.

Quoi qu’il en soit, les premières réflexions ouvertes ici méritent d’être approfondies, tant la pensée de Bergson est complexe et la question du possible toujours brûlante, notamment en rapport avec les défis environnementaux contemporains.

À l’heure de la planification d’une transition écologique souvent pensée au moyen de solutions technologiques, l’orientation originale, à la fois géographique et prospective, dessinée par Vidal ne vient-elle pas rappeler que le projet émancipatoire de la modernité peut se concevoir selon des formes et des processus différents ?