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La spiritualité, un facteur de performance du leadership. Expériences de dirigeants en France et au Gabon, paru en 2019, est la publication aux éditions de L’Harmattan de la thèse en sciences de la gestion de Faviola Tapoyo, enseignante-chercheure en sciences humaines et sociales et membre du laboratoire en communication, ressources humaines et intervention sociale (CORHIS) de l’université Paul-Valéry à Montpellier III. Ce travail de recherche qui se déploie entre la France (Montpellier) et le Gabon (Libreville) présente la particularité de réfléchir l’investissement spirituel du dirigeant dans son leadership, la place et le rôle de la spiritualité dans la conduite des organisations et la recherche de la performance. Il faut noter que l’enquête entamée par l’autrice au niveau des deux pays, la France et le Gabon, n’est pas une étude comparative ; elle se justifie par un choix d’accessibilité de terrain.

Cette recherche fait appel aux théories cognitives et aux travaux issus de plusieurs disciplines qui sont, pour l’autrice, l’occasion de se situer par rapport à d’autres recherches, notamment celles de Fry (2003-2005) pour qui la vie spirituelle intérieure est centrale et détermine la vision, l’amour altruiste et la foi pour l’engagement, la productivité et la performance organisationnelle, là où Tapoyo met en avant un processus spirituel qui conduit aux résultats d’efficacité du dirigeant. Questionner la spiritualité de manière générale, et en milieu professionnel plus particulièrement, mène inévitablement à la question de la religion tant les notions se répondent et souvent se confondent. Alors que la religion est institutionnelle, avec ses textes et ses rituels, la spiritualité se présente davantage comme un cheminement, une quête personnelle. Cependant, il s’avère délicat d’aborder la spiritualité en mettant de côté la religion, et l’autrice accorde une place aux textes fondamentaux des monothéismes. Du reste, la réalité du terrain investigué ramène à la religion, car les enquêtes menées auprès des dirigeants ont montré que, outre le christianisme qui est majoritairement observé, d’autres croyances et sources d’inspiration, dont l’islam et le bouddhisme, participent à la vie spirituelle dans les organisations : « La religion représente une dimension forte de la spiritualité. Il est bien vrai que nous la distinguons de la spiritualité, mais tout en reconnaissant également, par rapport à l’analyse de terrain, qu’elle est l’un des éléments qui la constituent » (p.60).

La recherche évolue vers un plaidoyer sans réserve en faveur de la spiritualité que l’autrice voudrait centrale à tous les niveaux de l’organisation, individuel comme collectif. L’intérêt croissant que certaines grandes entreprises, à l’exemple de Coca-Cola ou Boeing, ont pour les pratiques spirituelles au travers de formations de groupes, de prières volontaires, de dialogues interconfessionnels, d’organisations de sessions de réflexion, d’exercices de méditation ou des programmes de développement du leadership serviteur corrobore cette intuition.

Une disposition ou une pratique relevant avant tout de l’intime, la spiritualité devient de fait une valeur professionnelle qui s’exprime ou, mieux encore, se transmet aux collaborateurs. L’attention se centre alors sur le cadre à qui la spiritualité donne la possibilité d’harmoniser sa personnalité intérieure avec son action extérieure, d’édulcorer son attitude et d’agir au mieux avec ses collaborateurs et subordonnés. La mise en cohérence entre des valeurs morales personnelles qui transparaissent dans la pratique professionnelle rend possible l’exemplarité du leader spirituel et « le groupe, écrit l’autrice, a besoin de voir de manière concrète que le chef incarne l’idéal visé par l’organisation. Le leader doit donc être l’image qui fait le lien, qui rappelle le cap à suivre » (p.87).

La spiritualité ne se cantonne plus à une sensibilité personnelle. En franchissant ostensiblement le seuil de la gestion des organisations, elle est une compétence à part entière, comme les autres compétences techniques de la fonction, qu’un leader puisse et doive acquérir par la méditation, la prière ou la retraite, autant d’activités ayant pour but d’apaiser et de faire comprendre au pratiquant, donc ici au dirigeant, son environnement. Ce sont des activités propices à la réflexion et à la création : « Le dirigeant fait ainsi preuve de flexibilité, en introduisant ses connaissances spirituelles pour mieux gérer et gérer son processus de leadership. » (p.149) On comprend aisément que, dans cette optique, la spiritualité n’est pas un recours ponctuel, une pratique épisodique en cas de difficulté, mais bien une pratique courante et fréquente du dirigeant pour consolider un leader spirituel. L’autrice préconise de sortir le monde managérial de ses limites rationnelles afin d’ouvrir de nouveaux horizons au leader qui, à la faveur de la spiritualité, prend ainsi davantage conscience de ce qu’il fait, demeure dans le silence intérieur et trouve par là l’occasion de se rassurer, de se restaurer et de se stimuler face aux situations qu’il rencontre dans l’exercice de sa fonction.

La spiritualité ne transforme pas seulement l’action professionnelle, mais aussi la relation aux autres. Au-delà de la sphère individuelle et interpersonnelle, elle irrigue l’ensemble de l’organisation de ses vertus, en particulier dans un « esprit d’équipe, de famille et d’égalité » (p.158). D’ailleurs, pour Tapoyo, la spiritualité est de nature à réconcilier les collaborateurs avec la performance que recherche le cadre. Mieux encore, elle serait un moyen de gagner en compétitivité et en avantage concurrentiel :

Chez le leader spirituel, la performance, c’est le fait d’employer des gens et faire en sorte qu’ils se sentent bien au travail, qu’ils s’épanouissent ; c’est une façon pour lui d’arriver à introduire, dans son processus d’efficacité, la dimension humaine, de manière à humaniser l’organisation. La recherche de performance, dans cette perspective, va au-delà du résultat et du profit financier. Le leader spirituel envisage sa performance comme une aventure également humaine qui devient économiquement rentable. (p.190)

Le déploiement de la spiritualité dans la conduite de l’organisation demande toutefois quelques précautions d’usage. Si elle peut susciter des critiques, elle devient contreproductive et néfaste quand elle s’empare totalement d’un leader incapable d’instaurer une distance à l’égard de sa foi ou de sa croyance. Malgré toutes les vertus que lui prête l’autrice, elle reste un levier à double tranchant, précisément en cas d’abus de pouvoir imposé par un leader partial. De plus, d’autres agissements hégémoniques résulteraient du fait qu’un dirigeant soit capable d’imposer ses croyances et convictions parmi son environnement professionnel : « Cela peut conduire le dirigeant à imposer sa vision liée à sa spiritualité dans le but de propager son idéal, en voulant influencer les gens. C’est un abus de position et de pouvoir de sa part au profit de sa spiritualité. » (p.165)

Tous ces développements sur les bienfaits de la spiritualité dans l’organisation ne sont pas toujours exempts d’une pensée magique au sujet d’un processus vertueux au cours duquel le dirigeant saurait se nourrir de spiritualité pour l’insuffler à l’ensemble de l’organisation qui ne peut qu’en sortir fortifiée. Les arguments sont bien souvent repris directement des déclarations recueillies au cours des entretiens et des exemples foisonnants avec une faible mise à distance critique : « Pour nos répondants, la pratique spirituelle demande certes des efforts et du temps de travail, mais c’est à cette seule condition que les dirigeants spirituels peuvent constater une amélioration et une transformation au profit de leur aptitude au leadership dans l’organisation. » (p.129) L’explication peine à démontrer de manière probante les répercussions, évidemment favorables, de la spiritualité sur les rendements en milieu professionnel. Il n’est nulle part mentionné de façon concrète, avec indicateurs ou éléments empiriques à l’appui, l’évolution d’une organisation professionnelle en termes de profits. On touche là aux limites du thème abordé par l’autrice. Si elle appelle de ces vœux un management qui assume une part plus irrationnelle et moins quantifiable pour contourner les réticences des dirigeants qui

restent sceptiques sur la spiritualité parce qu’ils ne voient aucune méthode scientifique équivalente de tester sa validité […] qu’il n’est pas possible de mesurer la relation au sacré […] que la spiritualité est plus difficile à mesurer que d’autres phénomènes de société et que l’esprit cartésien qui caractérise une grande partie de pensée occidentale crée des réticences chez les chercheurs à faire des recherches sur des aspects de l’esprit. (p.169)

Cette problématique qui consiste à observer un phénomène immatériel, et même irrationnel, se posent en des termes comparables aux chercheurs, quand bien même les finalités sont différentes et inviterait à une réflexion épistémologique sur la saisie de données fugaces, éphémères, voire sensibles.