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Introduction

Le pèlerinage vers Compostelle, où se trouve le tombeau de saint Jacques dit le majeur, est une réalité millénaire (Rucquoi, 2014). Depuis plus de 25 ans, ce pèlerinage vit un renouveau qui ne faiblit pas. Le nombre de pèlerins qui se sont rendus au sanctuaire pour retirer leur Compostela a été multiplié par 15 entre 1992 et 2019, pour arriver au nombre de 330 000 pèlerins comptabilisés par le bureau de pèlerins de Compostelle (Oficina del Peregrino, 2022). L’engouement observé n’est pas une mode mais un vrai phénomène de société qui attire des personnes du monde entier. Le grand public se retrouve sur les chemins avec un rythme de fréquentation croissant d’année en année. On peut dire que cela traduit la volonté de l’Homme de renouer avec ses origines puisque « l’espèce humaine commence par les pieds » (Leroi-Gourhan, 1982, p.168). Dans l’univers numérique qui nous entoure, espace où les corps deviennent secondaires puisque notre quotidien numérique s’émancipe de l’effort physique, des personnes s’engagent dans une marche longue. En effet, le pèlerinage est d’abord une marche. Pour certains, elle est un vecteur d’émancipation : « La marche est ouverture au monde » (Le Breton, 2000, p.11). Elle est aussi un moyen pour l’Homme de s’approprier, ou du moins à présent de se réapproprier, l’univers qui nous entoure : « [elle] introduit à la sensation du monde, elle est une expérience pleine laissant à l’homme l’initiative… la marche est une méthode tranquille de réenchantement de la durée et de l’espace » (Le Breton, 2000, p.18-19). Elle permet à l’Homme de dépasser son horizon de vie, mais elle engage également celui-ci vers les chemins de la spiritualité. En effet, la marche est un processus de dépossession, l’expression d’une disposition en creux, puisqu’elle confère une autre relation au monde social. Cette mise à distance produit alors un cheminement. Précisons que la marche interroge notre relation au temps et à l’espace. Au fond, elle interpelle l’immédiateté, caractéristique iconique de notre société numérique et connectée. Les chemins de Compostelle sont empruntés de plus en plus par des personnes assez éloignées de la pratique religieuse. Tous quittent leur « habitus quotidien » sans nécessairement s’engager dans un « habitus religieux extra quotidien », pour reprendre la terminologie wéberienne (Weber, 2013, p.329). Le lien religieux du pèlerinage devient de plus en plus distendu. Cependant, la rupture volontaire que représente un pèlerinage vers un sanctuaire interroge toujours la relation au sacré, puisque « le sacré est ce qui spécifiquement ne peut changer » (Weber, 2013, p.93). Nous nous positionnons dans la continuité des travaux qui assurent qu’il y a du sacré en dehors du cadre religieux (Dufour et Boutaud, 2013). Cela se fait avec d’autant plus de force que nous constatons un vaste mouvement de sécularisation à l’œuvre dans notre société occidentale et post-industrielle. Ce mouvement contribue ainsi à élargir les publics qui fréquentent actuellement les chemins de Compostelle.

L’objet de cet article est d’interroger la marque « Chemins de Compostelle » qui se développe de façon singulière à partir d’un imaginaire pèlerin, riche d’une histoire millénaire. Existe-t-il une marque culturelle liée aux chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle ? Dans l’affirmative, est-elle le fruit de l’action conjuguée d’une identité de marque produite par un émetteur et une image de marque partagée par un public possédant un cadre culturel de référence ? Y-a-t-il un lien entre la marque culturelle à l’œuvre et le sacré tel qu’il est perçu et vécu par les marcheurs-pèlerins interrogés dans le cadre de notre étude ? Pour répondre à ces questions, cet article est structuré en trois parties. La première traitera du cadre théorique convoqué pour analyser le concept de marque ainsi que la méthodologie mise en place pour analyser une série significative de près de 4000 photos issues de 15 comptes Instagram dédiés à l’expérience individuelle d’autant de pèlerins ayant réalisé le parcours jusqu’au sanctuaire à Compostelle. Cette analyse en ligne est associée à une série de portraits sociologiques de pèlerins (Lahire, 2002), objet d’une étude plus large (Alcantara, 2020) dont nous exploitons des extraits dans cet article pour mettre en perspective les séries photographiques présentées. Cette étude est complétée par un entretien semi-directif réalisé auprès du directeur de l’Agence régionale des chemins de Compostelle. Ce travail s’inscrit pleinement dans le champ des humanités numériques si l’on considère que celles-ci « prônent la coopération interdisciplinaire entre SHS et informatique, et l’invention de méthodes hybrides » (Vinck, 2016, p.63). La deuxième partie montrera le glissement des chemins de la sphère religieuse vers la sphère culturelle au cours des dernières décennies. Enfin, la troisième partie montrera l’émergence d’une marque culturelle « chemins de Compostelle », à partir d’un imaginaire pèlerin renouvelé.

1. Cadre théorique de la marque, de la photographie numérique et méthode d’analyse d’un corpus ancré dans les humanités numériques

1.1. Fonctions, spécificités et cadre de référence de la marque culturelle

La marque est un sujet régulièrement investi par les sciences de gestion. Selon le prisme de cette discipline, elle est une interface entre une organisation et un public cible. S’inspirant des travaux de Pierce sur le signe, beaucoup de ces études associent la marque à un processus sémiotique avec un rapport triangulaire entre un signe, un objet et un interprétant. C’est ainsi que le rôle de la marque consiste à « générer un univers de significations » (Semprini,1992, p.30). La littérature en gestion distingue alors l’identité de marque, qui relève de la sphère de l’émetteur, et l’image de marque, qui relève de la sphère des récepteurs. Plus près de nous, les sciences de l’information et de la communication se distinguent le plus souvent de ce schéma pour penser la production et l’interprétation du sens. C’est ainsi que la théorie de la coopération textuelle d’Umberto Eco confère au lecteur la mise en œuvre du processus de signification ; « Le texte construit un lecteur modèle capable d’actualiser les divers contenus de signification de façon à décoder les mondes possibles du récit » (Guillemette et Cossette, 2006). Selon l’approche d’Eco, le texte est ouvert, c’est-à-dire qu’il est interprétable par le lecteur au-delà des mots rédigés par l’auteur. Ce dernier rédige pour un lecteur modèle et le véritable lecteur est qualifié de « lecteur empirique », car il est « le sujet concret des actes de coopération textuelles » (Eco, 1985, p.80). On voit donc que le caractère ouvert du texte lui confère un potentiel d’interprétation considérable au profit du lecteur réel. La coopération développée par cette thèse ne peut réellement fonctionner que si le lecteur empirique se rapproche de la figure du lecteur modèle qui, par son capital culturel et ses connaissances, exerce un jugement sémiotique qui est une interprétation compatible, cohérente et explicable du texte rédigé par l’auteur. À partir de ce rapide cadrage de la théorie de coopération textuelle, nous nous posons la question de son application dans le champ de la photographie numérique.

1.2. La photographie numérique : concepts théoriques et méthode d’analyse

L’usage courant du smartphone multiplie singulièrement les occasions de photographier pour témoigner, montrer, partager, transmettre. La photographie numérique devient tellement courante qu’elle est assimilée à un langage sur les réseaux sociaux. Le réseau Instagram, plus orienté sur le contenu photographique et multimédia, publie en moyenne plus de 100 millions de photographies par jour (Asselin, 2021). Le phénomène est massif, populaire et en même temps ordinaire. Il s’inscrit totalement dans l’univers quotidien de chaque individu. La photographie, en tant que moyen d’expression et de conversation, contribue par son usage courant à alimenter les flux d’informations qui enrichissent chaque jour les réseaux sociaux. La photographie numérique en ligne, très souvent, se doit d’être performative, c’est-à-dire de provoquer une discussion, une conversation, un échange ou un partage. Elle a pour objectif « de créer de l’engagement conversationnel sur les réseaux sociaux » (Escande-Gauquié et Jeanne-Perrier, 2017, p.24). Remarquons que toutes les photographies ne sont pas de qualité équivalente. Certaines relèvent d’une preuve de circonstance, d’une futilité, voire des marqueurs d’une mémoire fuyante, alors que d’autres sont le fruit d’un engagement esthétique, d’une volonté de témoigner par l’image, d’une réflexion et d’une mise à distance d’un événement vécu. La force de témoignage, de dénonciation, de revendication ou simplement d’affirmation d’une photographie est particulièrement remarquable et virale sur les réseaux sociaux. L’hétérogénéité des photographies est une réalité qui n’affecte en rien l’action du trio « captation, édition et diffusion » dans le champ du numérique. Notons que l’univers de la photographie est assez largement investi par le monde amateur. Techniquement et socialement, elle est accessible. Aucune expertise n’est nécessaire pour s’engager au départ dans la photographie ; cela relève à présent d’une pratique ordinaire. Cette accessibilité contribue à dynamiser et faire croître le régime amateur de la photographie numérique. En effet, il faut noter que « le web contemporain est devenu le royaume des amateurs » (Flichy, 2010, p.7).

  • La photographie numérique : Ancrage dans la médiologie de l’image et la coopération textuelle.

« Les sciences sociales n’ont jamais ignoré l’image mais ont toujours eu quelques difficultés à en faire des sources d’investigation et des dispositifs d’argumentation » (Boullier, 2016, p.292). Dans la même veine, Debray s’interroge : « pourquoi l’étude de l’image a-t-elle pris autant de retard sur celle du langage ? » (Debray, 1992, p.135). C’est au milieu de ces constats convergents que nous souhaitons proposer un cadre d’analyse de l’image, et plus particulièrement de la photographie, qui puisse s’adapter au corpus large des photos à analyser des pèlerins internautes. L’image est souvent facile à comprendre, accessible au plus grand nombre. On pourrait a minima définir une photographie comme « un rapport d’une nature et d’une culture » (Barthes, 1964, p.46). Ce rapport est à la fois constitué par un message littéral et un message symbolique. Pour une photographie, le caractère littéral peut être incarné par un titre, une légende, un contenu textuel dans l’image, etc. La dimension symbolique est un trait d’union qui va permettre à un tiers de comprendre, de décrypter, de rapprocher un sens, une connotation associée à la photographie. L’image est une émotion, un accès direct à la photographie brute qui est alors une « image pure » (Barthes, 1964). C’est ainsi que l’image répond alors « au besoin de plus en plus urgent de l’homme de donner une expression à son individualité » (Freund, 1974, p.7). Le monde numérique dans lequel nous vivons est « pervasif », c’est-à-dire « qu’il pénètre toutes nos activités, des plus intimes aux plus collectives » (Boullier, 2016, p.6). Or, la pratique photographique est tellement distribuée dans toutes les couches de la population que celle-ci en devient un langage relationnel. Ce dernier est constitué de signe. La photographie devient alors, comme le texte, un ensemble de signes. Cette analogie qui prend appui sur la théorie de la coopération textuelle fait que l’image devient elle aussi un document ouvert, interprétable. L’auteur photographe amène ses signes et le lecteur y place du sens. Dans cette perspective, la photographie s’appréhende alors comme le texte, qui est en fait « une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc » (Eco, 1985, p.29). À ce sujet, une marcheuse photographe que nous avons interviewée, Perrine, déclare : « On voit beaucoup de choses que l’on a envie de partager sur les chemins. Je pense que la photo est plus parlante que le texte. Je crois plus dans ma capacité à prendre de jolies photos qu’à écrire un texte marquant. » La sémiologie a pour but de « comprendre à la fois ce qu’est une image, ce que “dit” une image et surtout comment elle le dit » (Joly, 2015, p.28). Nous évacuons ainsi de notre étude, dans une large mesure, l’intentionalité de celui qui publie une photo pour mieux nous focaliser sur la coopération qui s’opère dans l’interprétation d’une photographie. C’est par ce prisme, d’une ouverture de la photographie à l’interprétation, à partir d’une expérience sensible de la consultation de photographies publiées sur les chemins de Compostelle, que va se réaliser notre étude empirique.

Notre terrain d’étude prend ses racines sur un temps long, une histoire millénaire depuis l’invention de la translation du corps de saint Jacques le majeur à Compostelle. Il serait tentant de percevoir les pratiques et publications numériques de pèlerins du XXIe siècle comme une révolution dans le geste pèlerin multiséculaire. Il faut nous garder d’un tel déterminisme technologique et nous affranchir également de toute position idéologique sur le sujet. C’est la raison pour laquelle il nous semble pertinent également de positionner notre travail dans une médiologie de l’image pour inscrire l’analyse au plus près de l’observation. Cette dernière incarne l’interdisciplinarité pertinente pour apprécier le lien entre « le matériel et le spirituel de l’image » (Debray, 1992, p.110). La médiologie de l’image exprime alors une « pragmatique de l’image dans le champ du sensible ». (Debray,1992, p.109). Elle permet ainsi d’étudier la transmission qui s’opère grâce à la symbolique de l’image. N’oublions pas que l’image dans ce cadre d’analyse a une fonction de relation. Le symbolique présent dans l’image fait que « nul n’est jamais seul face à la présence pure d’un référent. Il est d’abord en relation avec le collectif qui cautionne la saisie et la restitution de cette image » (Merzeau, 2011, p.26). Comment ne pas percevoir l’analogie avec les pèlerins qui publient sur leur compte Instagram les photographies, images pures, de leur périple passé ou en cours de réalisation, visualisées par des personnes qui partagent au moins en partie un imaginaire de la marche et des chemins de Saint-Jacques. La charge symbolique de l’imaginaire de Saint-Jacques-de-Compostelle participe selon toute vraisemblance à constituer une dynamique de communauté de pèlerins. Cet imaginaire est constitué de symboles dont l’apprentissage et l’appropriation se fait en continu par des canaux de communication dont le dernier avatar est incarné par les réseaux sociaux.

Le caractère double de notre expérience du monde, d’une part comme monde indépendant de nous-même mais qui nous inclut, d’autre part comme un monde que nous comprenons par l’intermédiaire d’un réseau de représentations symboliques élaborées par les êtres humains et prédéterminé par leur constitution naturelle, réseau qui ne se concrétise qu’à travers des processus d’apprentissage social. (Elias, 2015, p.217)

Les images des pèlerinages vers Compostelle alimentent l’imaginaire collectif et produisent alors régulièrement de nouveaux flux de symboles qui font sens pour certains. Dans ce contexte, l’image et, plus particulièrement, la photographie deviennent un catalyseur de la médiation. Cette médiation, dans la perspective médiologique, est transmission. C’est en ce sens que la médiologie de l’image est un angle d’analyse pertinent pour notre corpus, car ce regard s’inscrit sur un temps long qui prend en considération l’environnement et l’histoire, en ce qui nous concerne, du geste pèlerin. « La médiologie a précisément pour fonction de mettre en rapport l’univers technique avec l’univers mythique, ce qui change tout le temps avec ce qui demeure à travers le temps. » (Debray, 2001, p.54). Grâce à la médiologie des images, nous cherchons à décrire puis à analyser des photos publiées par les pèlerins de Compostelle du XXIe siècle, puis à placer cette nouvelle pratique dans le temps long de ce pèlerinage. La photo numérique est un exemple du fait que c’est une pratique d’amateurs qui traverse notre société, qu’elle modifie notre regard au monde et aux choses. Cet art moyen, pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, est un phénomène de société, dopé par le développement exponentiel du numérique et plus particulièrement des réseaux sociaux. La volumétrie considérable de la production, de la publication et du stockage de photos sur le web montre que ce mode conversationnel est en plein essor. À partir de l’indexation de notre corpus photographique, nous allons générer un classement, un ordonnancement sur la base de la perception visuelle, laquelle sera complétée par des entretiens de type compréhensifs auprès de pèlerins issus de notre corpus. Ce travail nous permettra alors d’interpréter les photographies tout en évitant le biais de la surinterprétation. En effet, « une surinterprétation peut être notamment due à la surestimation de l’importance des indices, qui naît d’une propension à considérer les éléments les plus manifestes comme signifiants » (Guillemette et Cossette, 2006). Nos entretiens compréhensifs, par nature long, sont pour nous le moyen de saisir la volonté des pèlerins photographes afin d’assurer le lien du lecteur empirique que nous sommes avec la figure du lecteur modèle qui connait le cadre culturel de l’auteur. C’est l’apport de la sociologie compréhensive qui repose, entre autres, sur l’appropriation de l’environnement culturel et de la trajectoire du renseignant qui va assurer la coopération entre les deux figures de lecteur et la photographie, tissu de signes.

  • Construction d’une méthode d’analyse pour un large corpus photographique

Étant donné que notre étude repose sur l’analyse de photographies, nous nous sommes focalisés sur le réseau social Instagram, qui est historiquement le réseau social dédié à la publication de photos. En effet, nous pouvons voir que de nombreux profils sur Instagram sont impliqués sur le thème général de Saint-Jacques-de-Compostelle. On dénombre 22 000 publications sur Instagram avec le mot-clic #saintjacquesdecompostelle, 26 000 publications avec #chemindesaintjacques, 740 000 publications avec #santiagodecompostela et 22 000 publications avec #chemindecompostelle[1]. C’est tout à fait significatif et le phénomène de société, observable sur les chemins réels, se retrouve aussi sur Instagram. Pour constituer notre corpus, nous avons retenu que des comptes exclusivement dédiés à la pérégrination vers Compostelle. À partir de ce premier sous-ensemble, nous avons retenu des profils de langue française ayant accompli le chemin dans les douze mois qui précèdent leur intégration dans l’étude. Notre souhait était de pouvoir échanger avec des personnes ayant un souvenir récent et vivant de leur pérégrination. Puis, la sélection s’est portée sur le critère de visibilité. Nous avons alors sélectionné les comptes les mieux classés avec le mot-clic #saintjacquesdecompostelle et le mot-clic #chemindecompostelle. Ces deux variables permettent d’appréhender des personnes pour qui le saint est un marqueur important et d’autres pour qui le chemin est plus significatif. Dans le cadre de notre étude, choisir les premiers classés est significatif, puisque les algorithmes d’indexation sur les réseaux sociaux, et plus particulièrement Instagram, privilégient les contributeurs actifs et réguliers, c’est-à-dire engagés en termes de contenu original. C’est sur la base de ce critère de visibilité que nous avons sélectionné notre corpus de 15 comptes, correspondant à 15 marcheurs-pèlerins (8 pour le mot-clic #saintjacquesdecompostelle et 7 pour #chemindecompostelle). C’est une volumétrie significative. Que cela soit pour extraire et analyser un stock de photographies en ligne mais aussi pour réaliser des portraits sociologiques (Lahire, 2002). Le contenu des comptes Instagram analysés se limite aux données publiques, accessibles à tout internaute. Cela nous permet alors d’exploiter sur un plan scientifique les données publiées sans nécessairement pénétrer l’univers personnel ou perçu comme tel par le pèlerin internaute sans son accord. Nous précisons également que nous souhaitions disposer d’images pures. C’est ainsi que sur une base de 8650 photos en lignes issues des 15 comptes Instagram et évoquant les chemins de Compostelle, nous avons extrait un sous-ensemble de 3951 photos qui traitaient du sujet de Compostelle et qui étaient publiées sans commentaires textuels. Cela s’est fait manuellement, avec un enregistrement des photos sur un espace serveur dédié. Conformément au principe de fonctionnement de la grounded theory (théorie ancrée), (Glaser et Strauss, 1967), nous avons réalisé une première étape de codage en remplissant une fiche descriptive de photo pour chaque image de notre corpus ; celle-ci était synthétisée par un champ lexical, un ensemble de mots-clés qui étaient autant d’étiquettes pour marquer chaque photo, de sorte qu’une même photo peut avoir des entrées multiples en fonction des éléments qui la décrivent ou de la perception et de la lecture que le chercheur produit quand il est en présence de cette image. Par exemple, une image pouvait être indexée avec les mots clefs suivants : Chemin, Pecten maximus, Marche. Puis, le logiciel Bridge, outil professionnel de classement et d’archivage de photos, a permis la mise en pratique de la théorie ancrée. Grâce à ce filtre, nous pouvions réaliser de nouveaux sous-ensembles par recoupement, comparaison, association qui permettait de dépasser le cadre purement descriptif en associant les photos aux explications et portraits sociologiques produits. En effet, le renseignant est capable de produire un savoir profane de sa pratique, il sait se mettre à distance de son quotidien pour engager une démarche réflexive et ainsi produire une intelligibilité des actions qu’il a réalisées. En parallèle, le chercheur doit être au fait de l’expérience des chemins de Compostelle, de la pratique pèlerine pour apparaître comme un membre au sens ethnologique du groupe pèlerin. Cela signifie « qu’il possède la maîtrise du langage naturel, la compétence sociale de la collectivité dans laquelle il vit » (Coulon, 1987, p.84). L’entretien compréhensif est la clé de voûte de la tension entre la démarche de terrain, empirique, et la théorie. Son utilisation doit être souple pour s’adapter à chaque renseignant sans jamais relever de l’improvisation. En effet, l’entretien compréhensif permet au chercheur de s’engager activement dans les questions pour solliciter le pèlerin et lui permettre de dépasser le premier niveau de réponse qui est un discours convenu relevant d’un conte autobiographique (Kaufmann, 2003). C’est aussi une réponse au risque de surinterprétation, biais possible dans la théorie de la coopération textuelle. La singularité de notre méthodologie est d’associer un traitement de larges corpus photographiques à une analyse fine de trajectoires singulières. C’est le défi que propose actuellement le champ des humanités numériques où les corpus gigantesques de données numériques nécessitent la création d’outils et de méthodes adaptés à ces immenses volumétries. Dans le flux continu de production sur les réseaux sociaux, notre méthode cherche à extraire un échantillon qui, sans être significatif au sens statistique, permet d’assurer la compréhension entre l’auteur et le lecteur des photos de Compostelle. En parallèle, il est nécessaire d’analyser l’évolution récente des chemins de Compostelle, pour pouvoir replacer le phénomène actuel dans un temps plus long.

2. Vers un glissement culturel des chemins de Compostelle

Depuis le renouveau de la fréquentation des chemins de Compostelle, au tournant des années 1990, il y a eu un glissement progressif des chemins de la sphère cultuelle vers la sphère culturelle à travers une logique de labellisation et de patrimonialisation.

2.1. Une politique de labellisation internationale

Le Conseil de l’Europe et l’UNESCO ont successivement contribué à donner une impulsion culturelle aux chemins de Compostelle.

  • L’intervention du Conseil de l’Europe

En 1987, le Conseil européen crée un label intitulé « itinéraire culturel européen ». Il s'agit de mettre en visibilité des parcours ou des ensembles culturels reconnus comme significatifs dans leur rapport à la valorisation de l'histoire, du patrimoine et de la mémoire commune au sein de l'Europe, s’inscrivant dans le champ du tourisme culturel. À cette époque et dans ce contexte, il s'agit de créer les artefacts de l'imaginaire européen à l'heure où la suppression des frontières est un objectif à moyen terme. Or, le premier itinéraire que le Conseil de l'Europe labellise en 1987 est celui des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, avec un itinéraire valorisé qui concerne la France, l'Italie, le Luxembourg, le Portugal et la Suisse. Il est facile de percevoir l'instrumentalisation des chemins menant à Compostelle pour servir le grand projet politique de la construction européenne à l'œuvre à ce moment-là. La légitimité provient aussi de l'histoire, de l'antériorité, et les chemins offrent alors cet imaginaire d'une conscience européenne latente à travers les pérégrinations des pèlerins sur les différentes époques. Ils s'affranchissaient des frontières et barrières culturelles pour produire une unité, une communauté dans leur quête collective. Une appropriation politique par la culture produit du sens avec un chemin réceptacle de pèlerinage chrétien depuis des siècles et définit ainsi une identité européenne ad hoc.

  • L’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO

Celle-ci concerne successivement l'Espagne et la France. En 1993, le principal chemin espagnol d'accès à Compostelle, appelé Camino Frances, est inscrit au patrimoine mondial par l’Unesco au titre « d'un paysage culturel linéaire continu qui va des cols des Pyrénées à la ville de Saint-Jacques-de-Compostelle » (UNESCO, 2022). Outre cent soixante-six villes et villages et plus de mille huit cents bâtiments, a été classée une bande de trente mètres de part et d'autre du chemin. Sans jeu de mots, une sanctuarisation du chemin s’opère alors par le culturel. La France engage de son côté l’instruction pour la reconnaissance d'un ensemble de biens de différentes natures qui se situent sur les quatre chemins historiques reconnus par le Codex Calixtinus mis en lumière en France dans le guide du pèlerin (Vielliard, 1938). C'est ainsi qu’en 1998, le comité du patrimoine mondial qualifie l'ensemble proposé par la France, où il précise dans sa décision finale que :

Tout au long du Moyen Âge, Saint-Jacques-de-Compostelle fut la plus importante de toutes les destinations pour d'innombrables pèlerins venant de toute l'Europe. Pour atteindre l'Espagne, les pèlerins devaient traverser la France et les monuments historiques notables qui constituent la présente inscription sur la liste du patrimoine mondial. (Unesco, 2022)

Un bien culturel singulier s’est construit, à savoir un ensemble de soixante-dix-huit éléments constitués de sept tronçons de sentiers et soixante et onze monuments dont sept ponts, un dolmen, vingt-deux églises, vingt et une cathédrales ou basiliques, etc. Au moment de leur inscription, les chemins de Saint-Jacques, que ce soit le bien 868, c’est-à-dire le chemin français, ou le chemin espagnol, sont des objets « nouveaux ». En effet, un patrimoine matériel est associé à des tronçons de sentiers pour qualifier et pérenniser des paysages, c’est-à-dire du patrimoine immatériel. L'ensemble inscrit sur la liste de l'UNESCO est donc une construction pour proposer un sens, une cohérence de mémoire au service d'une vision contemporaine du monde à savoir un glissement de la sphère religieuse vers la sphère culturelle en ces temps de sécularisation.

Figure 1

Le bien culturel « chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle en France », appelé également bien 868. Source : https://fr.unesco.org

Le bien culturel « chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle en France », appelé également bien 868. Source : https://fr.unesco.org

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L’inscription au patrimoine mondial UNESCO est un formidable vecteur de notoriété et d'attractivité pour accroître la fréquentation des chemins. C’est un catalyseur de la dimension communicationnelle de la patrimonialisation (Davallon, 2006). Difficile de distinguer précisément la part de notoriété du patrimoine mondial dans la croissance régulière et continue de la fréquentation des chemins. Mais, il est évident que cela représente un levier significatif dans le développement de cette nouvelle forme de tourisme spirituel qui s'organise et se développe sur le chemin pour atteindre, en 2019, le chiffre record de 330 000 pèlerins reconnus au bureau de Compostelle (Oficina del Peregrino, 2022). Des forces politiques très différentes ont convergé pour s'approprier, dans des registres très différents, les chemins et participer, au moins en partie, à leur renouveau. Le politique, au mieux, accompagne les pèlerinages, il ne les crée pas ex nihilo.

2.2. Une patrimonialisation des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle

Dans la démarche de sécularisation qui modifie la perception et la représentation des chemins de Compostelle, il apparaît que le processus de patrimonialisation des chemins est une pierre angulaire de ce changement. Par définition, « la patrimonialisation est le processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels, de sorte que ce collectif se trouve devenir l’héritier de ceux qui les ont produits et qu’à ce titre, il a une obligation de les garder afin de les transmettre. » (Davallon, 2014, p.1) Puisque les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France sont inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1998 et les chemins espagnols depuis 1993, la qualification de la notion même de patrimoine mérite d'être interrogée. L'association générale des conservateurs en France en 1969 déclare que :

[L]e patrimoine est l'ensemble de tous les biens naturels ou créés par l'homme sans limite de temps et de lieu. Ils constituent l'objet de la culture. Cette notion dynamique et prospective, manifestée avec acuité dans le développement de notre civilisation est essentielle à l'hygiène et la survie de la civilisation. Outre la mission de conserver et de transmettre, elle implique la protection et l'exploitation du patrimoine acquis et du patrimoine du futur. (Cité par Davallon, 2014, p.4)

Cette approche relève d'une qualification institutionnelle qui se retrouve également dans la définition du cadre de référence internationale, à savoir les critères d’évaluation de l’UNESCO. En prenant appui sur les travaux de Davallon, le processus de patrimonialisation relève de « cinq gestes » différents et complémentaires :

  1. Tout d’abord le premier geste réside dans l’intérêt qu’un collectif, un groupe de référence va porter à l’objet. Dans notre cas, les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle furent une « trouvaille », au sens d’Umberto Eco, grâce au travail de valorisation, de mise en lumière de la dimension symbolique forte des chemins leur conférant ainsi un caractère exceptionnel, tel que décrit par Davallon. À ce titre, le gouvernement espagnol, en 1962 déjà, déclarait les chemins de Compostelle « ensemble historico-artistique ». « Saint-Jacques et ses hôpitaux, églises et monastères sont instrumentalisés en tant que référents identitaires nationaux » (Cerezales, 2013, p.3). Plus près de nous, des instances régionales et nationales en France collaborent pour construire l'ensemble culturel des chemins de Saint-Jacques dans la perspective de sa labellisation par le Conseil de l'Europe, puis de l'UNESCO. La présentation de l'ensemble des quatre voies principales historiques d'accès à Compostelle est un construit, « une trouvaille » qui caractérise donc la valeur symbolique de l'objet.

  2. Le deuxième geste décrit par Davallon est un temps d'authentification. Celle-ci repose sur des études scientifiques pour légitimer la « trouvaille » et sa valeur. Dans notre cas, la construction des chemins de Compostelle prend appui sur un ensemble d'études réalisées depuis de nombreuses années par des historiens, historiens de l'art, géographes, philosophes, etc., qui ont mené des travaux, en particulier en France, et ont permis de légitimer la construction de l'objet. Nous pensons plus particulièrement à la création et aux travaux réalisés à partir de 1950 par la Société française des amis de Compostelle qui va étudier le pèlerinage des deux côtés des Pyrénées.

  3. Le troisième geste repose sur la déclaration du statut de patrimoine. Celui-ci peut être conféré par des instances régionales, nationales ou internationales. Les chemins de Compostelle ont été reconnus en particulier comme itinéraire culturel européen par le Conseil de l’Europe et patrimoine mondial par l'UNESCO. Ces autorités confèrent alors aux chemins le statut de patrimoine.

  4. Le quatrième geste convoqué est « l'organisation de l'accès du collectif à l'objet patrimonial » (Davallon, 2006, p.2). Les chemins sont valorisés en France, en particulier, par l’Agence des chemins de Compostelle qui s’ancre plus particulièrement dans la valorisation du tourisme culturel et la préservation du bien 868. Une signalétique dédiée au chemin contribue à organiser l’accès à un public de plus en plus large et de plus en plus nombreux.

  5. Enfin, le dernier geste est la transmission aux générations futures. Elle repose sur des obligations et des contraintes qui engagent les administrateurs des chemins à assurer la pérennité des biens patrimoniaux associés à l’objet culturel connu.

Figure 2

Balisage des voies compostellanes par le Conseil de l’Europe

Balisage des voies compostellanes par le Conseil de l’Europe

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Les chemins de Compostelle répondent donc à l’ensemble des étapes constitutives du processus de patrimonialisation. Cette démarche contribue à accélérer le mouvement de sécularisation et à favoriser le glissement institutionnel des chemins de Compostelle de la sphère religieuse vers la sphère culturelle en précisant que la première sphère n’exclut pas la seconde.

3. Emergence d’une marque culturelle sur les chemins de Compostelle

3.1. Des marqueurs spécifiques sur les chemins de Compostelle

Le travail d’indexation des photographies, à partir d’un champ lexical constitué par itérations successives, a permis de dégager trois catégories de photos qui sont des facteurs constitutifs d’une marque « chemins de Compostelle » du côté des marcheurs-pèlerins comme nous allons le montrer.

  • Les images de la marche :

C’est l’un des thèmes les plus récurrents sur notre corpus. Il est à noter que l’ensemble des pèlerins étudiés sont des marcheurs sur les routes de Compostelle comme 93 % des pèlerins comptabilisés par le bureau des pèlerins de Santiago (Oficina del Peregrino, 2022). Les images présentes sont très rapidement identifiables aux chemins de Compostelle. En effet, un « Pecten maximus » est le plus souvent accroché au sac à dos. Celui-ci est garni comme pour faire une marche au long cours. Très souvent, la marche s’effectue sur des étendues à perte de vue dans des espaces sauvages et parfois même arides qui sont les plus distinctifs visuellement du Camino Frances. Le pèlerin est régulièrement photographié par un autre, un tiers extérieur, qui donne l’illusion dans l’image de la solitude souvent associée à l’imaginaire du pèlerin. Les photos sont également souvent prises de dos, en mouvement. La marche est alors saisie au plus près de sa réalité, de l’aube au crépuscule.

Figure 3

Images de la marche

Images de la marche

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  • Le patrimoine matériel :

Le bien 868, c’est-à-dire les chemins de Compostelle en France et les chemins de Compostelle en Espagne, est valorisé par les pèlerins au niveau du patrimoine matériel. En effet, une quantité importante de photos, près de 850 sur un total de 3951, a pour sujet des ouvrages remarquables présents sur les chemins de Compostelle. La nature religieuse des sujets photographiés est très largement représentée. Nous percevons une rencontre sur le chemin entre ce patrimoine historique et le pèlerin. La rencontre peut sembler parfois fugace, lointaine dans la prise de vue et, à d’autres moments, beaucoup plus lente. On s’aperçoit d’un temps plus long, d’une prise de vue plus rapprochée avec des focales sur des détails qui tendent à montrer que des pèlerins apprécient ce patrimoine historique qui singularise le chemin et prennent le temps de l’observer. C’est en ce sens que marcher sur les chemins de Compostelle, c’est aussi une expérience culturelle.

Figure 4

Patrimoine matériel

Patrimoine matériel

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  • Les marqueurs symboliques de Saint-Jacques-de-Compostelle :

Avant d’aborder les marqueurs spécifiques des chemins de Compostelle, évoquons rapidement les symboles du pèlerin moderne. Comme par le passé son habit et son équipement en sont les premiers témoins. De nos jours, c’est un sac à dos souvent bien rempli qui est porté par le pèlerin. C’est aussi un chapeau, un bâton et des chaussures de randonnée qui équipent le pèlerin. Il est identifié alors comme un marcheur « au long cours » pour citer Émile, un de nos renseignants. Bref, le pèlerin s’identifie par une tenue qui est un marqueur, comme par le passé, de cette identité temporaire qu’il investit, à savoir le statut de pèlerin. Nous observons également sur les photos que la marche se poursuit quelle que soit la météo ; la tenue de pluie est de rigueur. Nous percevons alors sur les photographies autre chose qu’une simple marche touristique. La représentation stylisée de la coquille Saint-Jacques de couleur jaune sur fond bleu est un autre symbole souvent présent et qui fut créé par le Conseil de l’Europe en 1994. Ce marquage symbolique qui identifie les chemins et oriente les pèlerins est régulièrement pris en photo par ces derniers. C’est une façon d’investir, voire de revendiquer, le fait d’être sur un chemin particulier, qui a sa singularité, une identité forte dont le balisage récent est un témoin que chaque marcheur identifie pour retrouver son chemin. On voit donc une appropriation d’un marqueur symbolique institutionnel.

Figure 5

Marqueurs symboliques

Marqueurs symboliques

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Un autre marqueur est présent sur l’ensemble des profils analysés, c’est le Pecten maximus, c’est-à-dire la coquille Saint-Jacques. Elle est l’icône du chemin, la référence symbolique du chemin. Un pèlerin interrogé, Sylvain, nous précise que la coquille est « un visa, un laisser-passer de sourires et de bienveillance sur les chemins ». L’appropriation de ce marqueur est très virale. Il est porté par la plupart des pèlerins très rapidement. C’est un vecteur d’adhésion temporaire à une société éphémère de pèlerins dont le symbole oriente le regard de l’autre, facilite le dialogue et le contact avec un tiers. On pourrait dire que ce marqueur est un formidable logo de marque !

3.2. Une image de marque nourrie par l’imaginaire pèlerin :

Cette identité temporaire, avec des attributs distinctifs que nous venons d’évoquer, est un implicite partagé par l’ensemble des pèlerins de notre corpus. C’est un tout auquel les pèlerins adhèrent. Le sac à dos est l’attribut le plus sensible. Pour nos renseignants, le pèlerin doit marcher sans aucune assistance extérieure, de façon autonome. Ce point est important pour nos renseignants, car, à l’exception de ceux dont l’état physique l’exige, faire porter ses affaires, c’est quelque part renoncer à la dimension ascétique de la marche et du pèlerinage tel que l’imaginaire pèlerin le nourrit. Ne pas être autonome, c’est au fond pour nos pèlerins renoncer à une part d’incertitude et d’engagement qui doit selon eux caractériser l’aller pèlerin. Une renseignante, Perrine, précise alors : « Nous vivons une expérience initiatique où l’on allège le poids que la vie a mis sur nos épaules, on allège le sac. » C’est dans cette double perception physique et symbolique que le sac devient emblématique. Le sac à dos, marqueur de l’autonomie de chacun sur les chemins, est un signe distinctif implicite. Cette société éphémère fait sens, elle dépasse le cadre de la collection d’individus car ces derniers communiquent, échangent et partagent cette expérience qu’ils qualifient eux-mêmes d’initiatique.

Figure 6

Quelques attributs de la société éphémère

Quelques attributs de la société éphémère

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Figure 7

L’ombre projetée sur la route du pèlerin

L’ombre projetée sur la route du pèlerin

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Figure 8

Pecten maximus comme marqueur identitaire temporaire

Pecten maximus comme marqueur identitaire temporaire

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La deuxième constante est l’expression d’une relation au sacré qui s’exprime dans cette expérience initiatique, cela émerge du dialogue que nous avons engagé entre nos renseignants et les photographies publiées par ces derniers. Les pèlerins interviewés, y compris ceux qui se déclarent croyants et pratiquants, parlent le plus souvent de spiritualité. La spiritualité étymologiquement vient de « spirare », c’est-à-dire respirer. La spiritualité est donc de l’ordre de l’âme, soit la part de l’Homme qui n’est pas physique, matérielle ; c’est le souffle de vie, ce qui le caractérise et le distingue du règne animal. Cette âme sur laquelle prend appui la spiritualité est de l’ordre de l’individu, c’est une connexion ou une rencontre entre un état de conscience éveillé et une verticalité, une relation cosmique, divine, qui n’emprunte pas nécessairement les chemins de l’Église, le « véhicule » historique pour reprendre la métaphore de Régis Debray (Debray, 2001, p.191). Le sacré est constitué de symboles. À ce sujet, les travaux de Mircea Eliade montrent que la nature même du sacré lui impose de s’exprimer en termes symboliques (Eliade, 1965). Julien Ries qualifie ainsi l’Homme d’homo symbolicus (Ries, 2009, p.367). Et le sacré, pour exister, doit être partagé par une communauté témoin. Cela s’opère indistinctement dans la sphère religieuse et dans la sphère profane. Donc, le sacré n’est pas de nature essentialiste, mais bien une construction sociale. D’ailleurs, depuis les travaux d’Émile Durkheim, nous savons que « toute société produit du sacré » (Durkheim, 1912). C’est un invariant anthropologique propre à toute société établie. Nos pèlerins sont donc dans l’expérience sensible vécue en route vers Compostelle. Pour eux, entre le vécu du chemin et la quête spirituelle, la relation au sacré est une construction, une situation de l’ordre du relationnel.

En effet, les témoignages dans nos portraits de marcheurs-pèlerins illustrent bien le fait que la relation au sacré est personnelle, intense et récurrente au fil des interviews (Alcantara, 2020). C’est ainsi que Sylvain déclare : « Je suis allé grâce à cette expérience à l’essentiel, et l’essentiel était pour moi une évidente présence sur le chemin ». Il ajoute également : « Je ne sais pas pourquoi je suis parti au départ, quelle était la nature de cet appel, mais par contre, je sais pourquoi j’y reviens ! ». Perrine, par exemple, précise : « Les jours où tout va mal, le lendemain il se passe un truc qui vous donne envie de continuer et d’avancer… C’est la magie du chemin… ». Dans la même veine, elle ajoute : « [I]l y a des millions de personnes qui ont marché sur ces chemins et je me dis aussi qu’on est portés par tout ça… Vous êtes happés par quelque chose de plus fort que vous. » On voit bien que la rencontre avec le sacré, leur sacré, se fait sur le chemin par l’expérience quotidienne de la marche. Pour Antoine, c’est la lenteur de la marche qui le rend disponible pour les autres : « La marche, ça facilite la rencontre ; sur les chemins de Saint-Jacques, je n’étais pas seul. Je me nourrissais aussi de multiples rencontres, des gens qui avaient des histoires différentes de la mienne, parfois des écorchés de la vie avec beaucoup de souffrances. Je me nourrissais aussi de ces rencontres-là. » Le chemin, la marche, les rencontres, une spiritualité parfois construite ad hoc, la recherche d’une expérience sensible avec du sens, telle est au fond l’expérience individuelle du sacré pour chacun de nos renseignants. Emile se qualifie même de « migrant spirituel ». Cette relation singulière et intime au sacré fait que nous préférons parler de sacralité « qui renvoie explicitement à un acte de sacralisation, opération purement et simplement humaine » (Debray, 2016, p.170). Dupront également utilise le terme de « sacralité » au lieu de « sacré » pour mieux se placer à hauteur de l’humain, là où la rencontre sacrale s’opère (Dupront, 1987). Le caractère cosmique de certaines destinations, dont les chemins vers Compostelle dans une course vers l’Ouest, est une porte d’entrée accessible à tous pour effectuer le pèlerinage. Nos pèlerins confèrent alors une dimension sacrale à la rencontre, l’engagement vers l’autre, son prochain sur le chemin, car ils ont en commun une quête, ils sont en route, en marche, en action vers une destination finale. Il y a donc une incertitude commune à tous sur les chemins, c’est l’incertitude d’une espérance et c’est ainsi, entre autres, que la rencontre est l’expression d’une sacralité, une construction individuelle et commune dans notre étude du sacré à travers les rencontres. Il y a donc une sacralité du chemin qui s’opère par l’expérience unique et individuelle que chaque pèlerin vit sur le chemin. Il est un tiers médiateur qui permet à l’expérience spirituelle de s’accomplir. La marche, accessible à tous, permet d’investir le chemin qui est porteur d’un imaginaire, d’une somme de symboles qui constituent aussi sa sacralité. Perrine nous dit : « [L]es lieux vibrent car ils sont chargés d’histoire, de ces pèlerins qui depuis un millénaire convergent vers la même destination ». Cette antériorité, cette histoire millénaire participe à développer une mythologie qui nourrit l’imaginaire des chemins de Compostelle et du pèlerinage. C’est un vecteur accessible, qui ne nécessite pas une connaissance des rites religieux. Les chemins sont ouverts et, paradoxalement, incarnent la rencontre sacrale, car elle est endurée jusqu’au bout par le pèlerin. C’est ainsi que « tant l’épaisseur du passé que celle de l’espace ont valeur sacralisante » (Dupront, 1985, p.202). Les chemins sont donc des rites de passage qui modifient la vie des pèlerins. Cette sacralisation de l’espace par les chemins repose en fait sur un engagement, une mise en action qui est extraordinaire, en totale rupture avec la vie vécue jusque-là. L’expérience des chemins est sensible, affecte le pèlerin, et celui-ci souhaite témoigner de cette sacralité. « Chaque époque se forge le sacré selon son climat et sa trajectoire, comme si la sensibilité spirituelle ayant elle aussi horreur du vide, une sacralité venait nécessairement se substituer à une précédente. » (Dufour et Boutaud, 2013, p.10) Les chemins deviennent alors une figure culturelle et, puisqu’ils sortent du cadre religieux, chacun peut les expérimenter.  Le sacré s’autonomise mais il peut aussi s’individualiser. On s’affranchit alors de la communauté, on est dans une posture radicale et c'est ainsi que Leiris, par l'analyse de ses expériences quotidiennes, évoque non pas le sacré mais son sacré :

Il s'agit de chercher à travers quelques faits très humbles... quels sont les traits qui pourraient permettre de caractériser qualitativement mon sacré et aider à fixer la limite à partir de laquelle je sais que je ne me meus plus sur le plan des choses ordinaires mais que je suis entré dans un monde radicalement distinct, aussi différent du monde profane que le feu l’est de l’eau […]. (Leiris, 2016, p.13)

Cet exemple illustre bien le fait que le sacré devient une expérience sensible, un avatar culturel, hors du cadre religieux et s’autonomise dans le temps et dans l'espace. C’est ce que témoignent les photographies analysées couplées aux portraits de marcheurs-pèlerins et réalisées dans le cadre de notre étude (Alcantara, 2020). Ce sacré à hauteur d’Homme, cette sacralité construite individuellement prend appui sur l’imaginaire pèlerin de Compostelle et son histoire millénaire. C’est un creuset, un gisement de symboles que les internautes pèlerins investissent et se font les relais, pour ne pas dire les influenceurs numériques de l’image de marque des chemins de Compostelle. Il est donc aisé de voir que les marcheurs-pèlerins recherchent, pour certains, une forme de verticalité sur les chemins. L’imaginaire culturel qui s’exprime entre autres par une spiritualité renouvelée est un formidable levier de mobilisation et de fréquentation des chemins. À côté de cette dynamique, il est alors intéressant d’analyser comment les acteurs professionnels du chemin déploient une communication de valorisation des chemins.

3.3. Les chemins de Compostelle, une marque en friche ?

Un travail a été mené auprès de l’Agence des chemins de Compostelle. Rappelons que cette association, depuis 2015, dans le cadre d’une mission confiée par l’État, anime le réseau des propriétaires, gestionnaires et acteurs du bien culturel « Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France ». Dans le cadre de cette mission d’État, une marque a été créée ; son nom est « chemins de Compostelle. Patrimoine mondial ». Cette dénomination de marque est présente sur l’ensemble des supports de communication de l’Agence comme en témoigne la capture d’écran du bas de page du site web de l’Agence.

Figure 9

Capture d’écran d’une partie du bas de page du site web de l’Agence des chemins de Compostelle

Capture d’écran d’une partie du bas de page du site web de l’Agence des chemins de Compostelle

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« Patrimoine mondial » fait office de baseline, mais ce slogan semble de notre point de vue trop générique pour assurer le lien entre la marque « chemins de Compostelle » et les valeurs qui caractérisent le bien 868. L’ancrage culturel est présent, mais insuffisant en termes d’identité.

L’abandon de la référence à Saint-Jacques de Compostelle est un autre marqueur du glissement vers le champ culturel au détriment du cultuel. L’Agence, elle-même, ne semble pas très à l’aise avec la composante religieuse des chemins de Compostelle, y compris dans sa dimension historique. Nous avons remarqué cela au détour d’une anecdote captée au cours de notre entretien. Le directeur de l’Agence nous informe qu’il souhaitait supprimer la Pecten maximus dans ses supports de communication, trop associée à la figure du pèlerin ! Mais, le travail de recherche visuel réalisée par la graphiste de l’Agence n’arrivait pas à s’émanciper de la coquille. C’est ainsi qu’elle apparait de façon stylisée sur le logo de la marque (Figure 9). C’est aussi l’illustration d’une démarche de création de marque par des acteurs qui n’ont pas réellement défini l’univers de marque, l’imaginaire commun et les valeurs à placer dans un logo que toute institution rêve de posséder. En effet, la coquille Saint-Jacques est le logo, l’élément visuel indissociable des chemins. La volonté de s’émanciper de la coquille s’est faite de façon empirique, sans concertation et sans stratégie d’image à développer à moyen et long terme. Dans le cadre des chemins de Compostelle, la Pecten maximus est d’une très grande notoriété spontanée que les acteurs des chemins, et en particulier l’Agence, sous-exploitent. Au fond, il est tout à fait singulier de constater que les marcheurs-pèlerins se sont bien plus appropriés l’histoire et les marqueurs de l’imaginaire pèlerin que les acteurs du chemin en France. Nous sommes alors dans un cas où l’imaginaire social de la marque est très riche, le logo iconique, mais le nom et les valeurs de la marque toujours balbutiants ne permettent pas de produire un storytelling (Salmon, 2007) pertinent pour lancer la dynamique de marque alors que les composants les plus difficile à produire existent. Bien que les composants de la marque pré-existaient à la création de celle-ci, que ce soit le nom (Compostelle), le logo (la coquille), ou l’imaginaire de marque (la longue histoire millénaire des chemins), il n’existe pas à notre connaissance de récits qui associe la marque à l’imaginaire de Compostelle. Si le storytelling s’impose dans le tourisme pour faire rêver les gens (Kapferer, 2011), il n’existe pas de récits pour alimenter la marque des chemins de Compostelle. Cela est d’autant plus regrettable que la technique du storytelling permettrait de faire écho à l’expérience sensible de la marche sur les chemins. Nous pensons que l’Agence se situe à une période de transition où la création de la marque se met en place avec une inertie assez marquée, étant donné le nombre considérable d’acteurs que l’Agence des chemins de Compostelle doit coordonner et impliquer dans la même direction. On voit donc que l’identité de marque portée par l’acteur fédératif que représente l’Agence des chemins de Compostelle est un chantier totalement ouvert et affecté par une position gênée des administrateurs politiques de l’Agence par rapport à l’histoire religieuse des chemins, alors même que ce patrimoine et cette histoire millénaire font converger culturel et spirituel du point de vue de ceux qui empruntent les chemins.

En conclusion

Les chemins de Compostelle ont une histoire millénaire, celle de la translation du corps de Jacques dit le majeur près du cap Finistère. C’est le début du développement d’un territoire au bout de la péninsule ibérique, en Galice, au moment de la Reconquista. Il est clair que l’univers chrétien et la foi catholique furent les vecteurs de cette expansion et de la popularité du sanctuaire. Des enjeux économiques et politiques ont toujours accompagné le développement des pèlerinages chrétiens, que ce soit à Compostelle, Rome ou Jérusalem, pour évoquer les principaux (Rucquoi, 2014). La sécularisation de notre société ne promettait pas le renouveau considérable de la fréquentation des chemins de Compostelle que nous observons depuis plus de 25 ans. Ce phénomène est l’expression très souvent, comme nous l’avons vu dans notre étude, d’une mise entre parenthèse de la vie quotidienne pour engager une quête de sens, une démarche réflexive et spirituelle de ceux qui empruntent les chemins. Ces derniers s’étirent dans l’espace pendant que le temps, lui, se dilate par la marche que s’imposent les pèlerins. Autant de leviers puissants pour engager un cheminement qualifié de spirituel par nos renseignants. Cette quête de sens est également alimentée par un imaginaire culturel puissant, riche, accessible au plus grand nombre. Cet imaginaire est le creuset d’une marque liée à Compostelle dont les marcheurs-pèlerins sont les témoins de son attractivité. Parallèlement à ce constat, les acteurs professionnels du chemin et plus particulièrement l’Agence des chemins de Compostelle ne s’approprie pas cet imaginaire culturel et spirituel. Ce décalage est particulièrement visible dans les vecteurs de communication développés par l’Agence. Celle-ci est très mal à l’aise avec la dimension spirituelle des chemins et plus encore avec son histoire chrétienne. Il existe bien un lien entre une marque culturelle en construction sur les chemins de Compostelle et l’expression d’une sacralité, c’est-à-dire d’un sacré à hauteur d’Homme, qui est vécu par les marcheurs sur les chemins. Ignorer ce lien est une impasse qui ne permet pas de construire la marque territoriale chemin de Compostelle avec la réalité vécue et recherchée par un nombre significatif de marcheurs-pèlerins.