Corps de l’article

1. Introduction

Dans un contexte de crise économique et sociétale, le désenchantement du consommateur perceptible à tous les niveaux de la vie sociale renvoie à l’incertitude, à une indétermination (Morin, 1976). Il correspond au sens wébérien de « démagification », soulignant le déclin des valeurs et la perte de sens. Le consommateur aurait besoin de nouvelles propositions pour envisager une consommation réenchantée (Baudrillard, 1996 ; Maffesoli, 2007) c’est-à-dire qui donnent du sens à l’acte d’achat (voir Heurtebise, 2011 ; Mestiri, 2003). Alors que les consommateurs oscillent entre méfiance et défiance à l’égard des discours institutionnels et marchands, la parole de la marque ne suffit à répondre aux nouvelles attentes.

Aussi, la communication marchande est en quête d’enchantement afin de donner un « supplément d’âme » et mettre à distance la dimension matérielle de la consommation si décriée (Baudrillard, 1996, p. 315). Les interrogations autour du social voire du sociétal[1] sont sensibles : les seniors consommateurs vigilants et impliqués achètent avec des préoccupations de manger mieux et de santé (voir Rabine, 2020) ; les plus jeunes se questionnent sur ce qu’ils veulent vivre, comment le vivre et se montrent attentifs au contexte sociétal global (voir Villeneuve, 2021). L’individuel et le collectif sont donc réinterrogés sous couvert d’une consommation meilleure (Khalla, 2004), bonne pour soi, entre plaisir et santé, bonne pour les autres, les producteurs par exemple (Parizot, 2021), mais aussi bonne pour la planète. Une forme d’éthique voit le jour dans les discours et devient un motif de transformation des actes d’achat et de consommation ; en conséquence, les marques multiplient les engagements pour une consommation plus responsable, durable, proposant des produits issus de circuits courts.

Dans ce contexte les produits monastiques, adossés à des marques porteuses de sens et de signes, révélatrices d’une identité et d’une communauté, semblent apporter des propositions à la fois marchandes et axiologiques. Se caractérisant par des produits issus du travail des religieux, la marque monastique semble jouir d’une valeur symbolique spécifique : elle renvoie à l’imaginaire spécifique des lieux et des conditions de vie en monastère (ou abbaye) avec ce supplément de sens, voire d’âme si tant est que la notion puisse être convoquée. Dans une optique communicationnelle, l’analyse sémiotique nous invite à rechercher le sens des relations entre produits monastiques, religieux et consommateurs à travers l’expérience sensible (Boutaud et Véron, 2007) que ces marques proposent. Il s’agit donc de comprendre le sens religieux que la communication, à travers les moyens de valorisation et de mise en discours au sens large, construit du produit. Sans toutefois évacuer totalement la réception du côté des usagers, l’analyse se placera du côté de la production du discours et du sens, comme résultat d’une démarche stratégique, en interrogeant la place du religieux dans cette proposition d’expérience de consommation. Si le plan figuratif révèle des signes religieux facilement identifiables, l’étude se centrera sur le sens des discours afin de révéler l’image et l’identité spécifiques.

2. Méthodologie et corpus

Après avoir défini la relation entre marque et religion, sachant que la première peut être assimilée à la seconde (Lardellier, 2013), nous restreindrons le périmètre de la marque aux produits monastiques plus connotés par leur densité religieuse et nous interrogerons la place du religieux dans ces discours, notamment sur les sites de vente.

2.1 Cheminement méthodologique

De façon plus significative, cet article propose d’explorer les stratégies qui font des produits monastiques des biens qui inspirent confiance (de Montety, 2011 ; Paquier et Morin-Delerm, 2016) jusqu’à redéfinir un art de la consommation à partir d’un imaginaire converti en style de vie (Macé, 2016) plus respectueux du travail des hommes, de la planète où « l’être » est plus important que « l’avoir ». L’analyse sémiolinguistique de ce premier « matériau signifiant » sera rapportée aux témoignages d’acteurs-producteurs-vendeurs, de revendeurs, mais également aux quelques retours d’expériences de consommateurs exprimés sur les sites ou dans des enquêtes qualitatives[2] (Paquier et Morin-Delerm, 2012, 2016, 2019) (Poulain, 2008, 2020). Une étude de cas de trois bières mettra à jour des stratégies discursives différentes où le religieux fait place au sacré de façon plus ou moins revendiquée par l’intermédiaire d’un storytelling assumé.

2.2 Le corpus

La démarche exploratoire pour constituer le corpus mobilise divers supports sur le plan de l’expression : étiquettes, espaces de vente et plus d’une trentaine de sites[3] de vente de produits monastiques alimentaires, en lien direct avec un monastère, une abbaye ou seulement avec des revendeurs spécialisés. Nous avons retenu le critère déterminant que ces sites portent dans le référencement, la dénomination « produits monastiques » ou mobilisent la mention « monastère », « abbaye », « carmel », « saint », « père », « bénédictin », voire « divin ». Ce critère inclut des sites de revendeurs de produits monastiques exploitant la religion et ses signes pour communiquer, comme Divine Box lancée en 2017. La liste proposée, loin d’être exhaustive, fournit néanmoins une base significative dans la mesure où se dessine une certaine récurrence de l’expression. La focalisation sur trois bières s’inscrivant dans un contexte religieux, sacré, spirituel ou, à l’inverse, totalement laïc, car en réaction à la religion, constitue une analyse originale par l’attention portée aux degrés de ces manifestations perceptibles dans le discours.

3. Approche théorique

Plusieurs recherches ont questionné le sacré ou la sacralisation des marques, la relation entre publicité et religion et la quête de sens des consommateurs (Dufour, 2011 ; Parizot, 2012, 2014, 2017, 2019). La relation marque-religion, souvent définie comme un oxymore (Poulain, 2020), rapproche deux univers : le marchand et le spirituel à l’opposé, soit le rapport entre le matériel et l’immatériel. Cependant, certains auteurs reconnaissent des ressemblances[4] : Lionel Obadia (2013) a souligné que religion et économie s’alignent l’une sur l’autre. La publicité a par ailleurs largement abusé des codes et symboles de la religion que celle-ci reprend à son tour (Parizot, 2014). Comment alors appréhender le concept de marque face au religieux ?

Le discours des marques, en relation avec l’imaginaire et le mythe, construit une vérité qui leur est propre, déterminant identité, valeurs et systèmes de croyances. Pour comprendre la relation entre marque et religion, un retour à l’étymologie de religion s’avère utile (Parizot, 2012) : religio : religare (le lien de l’être humain à la transcendance), relegere (récolter, rassembler, accomplir dans le respect de la tradition et l’exécution de rites[5]). Ainsi, selon Durkheim (1912, p. 65), le sentiment religieux correspond au sentiment d’appartenance à une société et la religion est un

Système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent.

Il envisage la religion comme un fait social distinguant le sacré du profane. Le sacré, disséminé en dehors de la sphère religieuse reste en relation avec la croyance (Champion, Nizard et al., 2007). Pour Dondero (2009), le religieux, un questionnement humain (bien-mal), concerne la foi, alors que le sacré est un questionnement individuel sur le valoir des valeurs (sens et non-sens). La marque se définirait par le concept de reliance [6] qui, comme la religion, relie. Apple a souvent été assimilé à une religion, jusqu’à l’évêque de Buckingham qui avait souligné, sur le plan figuratif, la ressemblance architecturale des églises et des magasins Apple (Mogg, 2011). Pascal Lardellier (2013) a souligné combien Apple a construit « une sémiosphère » empruntant largement au religieux, à ses discours en créant un univers symbolique dense, offrant une profonde sacralité.

De plus, le lien s’établit aussi par la notion de don et de contre-don dans un système social total, à l’instar de la théorie de Mauss (2007). L’acte d’achat mis en discours, en scène en tant que processus, est un contrat fondateur de liens sociaux permettant à l’individu d’exister, d’appartenir au monde, de créer de la cohésion sociale. Aussi, l’acte d’achat est une contrepartie particulièrement sensible dans le cadre des produits monastiques où donner, recevoir et rendre sont plus ou moins implicitement présents.

Des enseignes se tournent résolument vers la spiritualité (Poulain et al., 2013), processus individuel de transformation de soi. Partie de la vie intérieure en rapport avec l’absolu, elle donne de la profondeur à l’existence[7] si bien qu’elle a été elle-même convertie en objet de consommation et d’expérience dans les points de vente (Poulain, 2020).

Les produits monastiques présentent un intérêt spécifique pour l’analyse : ils expriment en partie le « monde religieux », sorte de figures synecdochiques, puisqu’ils sont conçus à l’origine par des religieux dans une enceinte religieuse.

4. Les produits monastiques

L’imaginaire suscité par le terme monastique contient un style de vie fait de simplicité, de prières, de solitude dans une communauté isolée, ce qui ne l’empêche pas d’être tourné vers l’autre. Le dictionnaire CNRTL[8] délivre par proxémie les mots satellites en relation avec « monastique » : « austère, communautaire, fidèle, honnête, sacré », lesquels forgent une part de l’imaginaire évoqué.

Ce marché est vaste et se divise entre produits liturgiques (cierges, chapelets, etc.), alimentaires (confitures, fromages, vin, etc.), cosmétiques (huiles, crèmes, etc.) ou artisanaux (poteries, etc.). Cependant tous ne sont pas élaborés ou vendus par les religieux. Certains sont réalisés par des moines ou uniquement conditionnés (cires de Saint-Wandrille[9]), ou commercialisés par des religieux. Quelques-uns ont une histoire longue (liqueur des Pères Chartreux[10]), d’autres profitent de la relation tradition-innovation avec des garanties écologiques (huiles essentielles de l’abbaye de Rieunette[11]).

Pour protéger leur image, les religieux différencient leurs produits et le fonctionnement de leur économie (Jonveaux, 2011). Le label Monastic®, qui a d’ailleurs été créé pour garantir l’authenticité de ces produits, est déposé à l’Institut National de la Propriété industrielle (INPI). Dans l’enceinte du monastère sous la responsabilité des religieux de tradition chrétienne, la communauté doit réaliser une « ouvraison substantielle », c’est-à-dire une part importante du travail dans l’élaboration du produit.

Le marché s’adapte aux attentes des consommateurs et aux nouvelles technologies : les produits sont vendus sur leur lieu de fabrication, dans des magasins éloignés des sites de production ou sur Internet. Si la vente traditionnelle en magasin d’abbaye reste un moyen de contact privilégié de la clientèle qui pénètre dans l’enceinte préservée du monde extérieur, les enseignes laïques utilisent également ou exclusivement la vente en ligne comme le Comptoir des abbayes. Divine Box[12] vend par abonnement et est surnommée « la box des monastères ». La production monastique respecte la tradition, une méthode qui limite la quantité et le rendement : « On est loin des standards agroalimentaires. Ce sont des produits de qualité […] », affirme le gérant (Rollot, 2015) d’Eole-Agapé[13].

Des invariants significatifs s’enchevêtrent dans le discours pour mettre en exergue ces produits chargés de sens et valoriser la relation entre le religieux et les consommateurs, dont l’authenticité. La fabrication est authentique, parfois ancestrale. « La religion semble affecter le mode de confiance entre consommateur et vendeur » (Pras et al., 2007, p. 198), elle rassure le consommateur (Paquier et Morin-Delerm (2019). De plus, l’authenticité s’inscrit dans la consommation raisonnable et raisonnée. La boutique des Abbayes annonce : « […] produits originaux et authentiques issus de l’artisanat monastique[14]. » L’Abbaye Notre-Dame de Sénanque[15] reprend la sémantique suivante : « […] de nombreux produits monastiques, fabriqués artisanalement par différentes abbayes. Des produits naturels, éthiques et authentiques, à la qualité reconnue ». Ou encore : « Une fabrication artisanale, un savoir-faire et des gestes ancestraux […] l’authenticité de produits naturels[16]. »

Avec l’authenticité, le contexte religieux de la fabrication favorise une perception qualitative du produit (Moklis, 2006). Elle est énoncée ou implicite par le travail, l’artisanat et le savoir-faire. C’est d’ailleurs une promesse du label Monastic® : « La marque MONASTIC s’engage sur l’origine, la singularité et la qualité de nos produits et services monastiques[17]. » Le Comptoir des abbayes signale de son côté des produits « artisanaux de qualité supérieure […] fabriqués par les communautés religieuses, grâce au savoir-faire traditionnel[18]». Pour la Boutique des Abbayes, « [l]es produits monastiques […] reconnus pour leur qualité irréprochable résult[e]nt d’un savoir-faire très ancien. […][19]. Le site de l’Abbaye de la Rochette pose d’emblée la question : “Envie de produits de qualité ?”[20] »

Le registre axiologique vante le travail pour toute une communauté et non au bénéfice de quelques individus. Ce partage s’accompagne d’un recours au collectif tout en réinvestissant les richesses dans les outils de production. La boutique de Théophile[21] se présente ainsi :

[…] fédère des communautés […] : un site de MONASTERES PRODUCTEURS. […] En achetant sur notre site, vous vous faites plaisir, mais aussi vous aidez des moines et des moniales qui, à travers leur vie de prière et de travail, se consacrent au service des hommes et magnifient la Création.

L’abbaye Notre Dame de Sénanque annonce ceci : « Privilégier cette offre monastique, c’est apporter, tous ensemble, notre soutien aux communautés en leur permettant de vivre de leur travail et d’assurer le bon entretien des abbayes[22]. » Ou encore : « L'Artisanat Monastique, c’est une relation unique, un soutien pérenne à la vie des monastères[23]. » Sur la Boutique des Abbayes, il est écrit : « […] une bonne action en permettant aux communautés religieuses de vivre de leur travail ». Le Comptoir des monastères[24] est chargé de ce sens religieux : c’« est un lieu où satisfaire le corps et l’âme, dans une démarche chrétienne. » Ainsi, l’imaginaire créé est soutenu par le lieu qui donne au visiteur confiance entre honnêteté (produits sains, tracés), don et contre-don entre religieux-producteurs et laïcs-consommateurs. Acheter un produit monastique revient à soutenir activement non seulement un modèle de production qualitative, mais un mode de vie qui le rend possible et le garantit.

L’analyse des sites relève une mise en scène de l’univers de production alliant religieux et travail, prière, simplicité (Monastic®[25]). Le gérant du Comptoir des abbayes affirme par exemple : « Les produits monastiques ont un supplément de sens. Le moine est un personnage consensuel profondément moderne et le monde monastique a des choses à nous apprendre quant à notre rapport au travail, à l’environnement » (de Galzain, 2016).

La clientèle semble se montrer sensible à cette production discursive : « À chaque nouveau produit, on me raconte une histoire. […] En plus, j'ai confiance dans la composition des produits » (Peter, 2017). La dimension narrative accompagne ces produits, mais est souvent produite par les revendeurs et les consommateurs qui se font le relais de la marque monastique. Souvent quasi silencieuse celle-ci s’oppose aux marques bavardes en matière de communication (Paquier, Morin-Delerm, 2019). La conciliation des mondes monastique et marketing semble finalement possible. Les ordres monastiques vendent leurs produits pour assurer la (sur)vie du monastère avec un discours mesuré, plutôt discret, revendeurs et consommateurs se chargeant de le valoriser.

Le religieux est-il perceptible dans le discours des producteurs, des revendeurs, voire des consommateurs ? Est-il exposé, minoré ou détourné au profit d’autres formes de légitimité ? Plus globalement, quelle est la place du religieux sur ces sites ? Pour répondre à ces interrogations, nous nous appuierons sur leurs discours et retiendrons quelques exemples.

Les sites et les revendeurs usent des caractéristiques des produits monastiques à l’image des religieux qui les fabriquent ou les produisent et leurs discours tendent à se superposer. Sur certains sites comme Eole-Agapé[26] (nom évocateur du religieux, les « Agapes[27] » étant les repas partagés par les premiers chrétiens) le discours est ambivalent : « Plus de 3000 produits d’abbaye et d’artisanat monastique. Un sacré choix ! » La polysémie de « sacré », la ponctuation particulière soulignant la connivence ou le signal du jeu de mots sont caractéristiques d’un discours commercial plus que d’un discours religieux détourné. Les produits proposés sous forme d’un catalogue publicitaire sont rattachés au label Monastic® : « lui faire confiance, c’est faire vivre nos communautés, les inscrire dans la vie économique et valoriser un mode de travail solidaire et une éthique de vie qui nous ressemble ». « Confiance, solidaire, éthique de vie » sont repris des valeurs chrétiennes (d’où le nom « Agapé »). Le Comptoir des monastères[28] tient un discours plus marqué. Si l’affirmation de la démarche chrétienne est présente (c.f. note 21), le discours retrouve des accents commerciaux : « C’est une échoppe où les prix sont abordables[29], et où les familles nombreuses bénéficient de réductions ». L’argumentaire concilie discours commercial (jouissance hédonique, bien-être du corps…) et discours empreint de valeurs plus chrétiennes (âme, chaleur, familles…). La superposition des discours illustre ce que Floch (2002) évoque au travers des valeurs de consommation selon des structures sémio-narratives choisies par l’énonciateur en amont et des structures discursives qui offrent la mise en scène sélective et la distribution. Aussi, l’opposition entre discours commercial et discours chrétien convoque des univers figuratifs différents qui se concilient dans une axiologie de la vie quotidienne comme :

L’abbaye de Lérins […] tradition monastique de plus de 16 siècles […] souhaite mettre en avant l’amour du travail bien fait, la fraternité et l’excellence. Une fraternité […] dans le respect et la tolérance des différences, mais […] permet de projeter des valeurs de justice et de paix. Des valeurs dont notre monde a tant besoin et dont nous voulons être les premiers ambassadeurs à travers de nos différents produits et prestations[30].

Un extrait du texte présent sur ce site, de Frère Marie Pâques fait ressortir le discours religieux, à propos du vin produit :

Ce terroir trouve son sens dans la fraternité qui l’habite […]. Des frères qui vivent ensemble dans le respect des différences. La « fraternité » c’est aussi la solidarité, le partage, le respect, la tolérance, le service mutuel, la justice, la paix… des valeurs dont nous voulons être les premiers ambassadeurs. Ces valeurs nous mènent à « l’Excellence ». L’excellence des produits, […] excellence dans les relations, dans les rapports avec la nature, l’excellence de vie. L’excellence n’est pas un état acquis, mais un but vers lequel on marche.

La mise en scène iconographique souligne le cadre sacralisé (monastère, abbaye, etc.) et le travail lui-même (images de religieux en action). Le mot « prière », par exemple, apparaît pour définir l’alternance au travail. Mais ce sont les seuls éléments repérables sur les sites en dehors des prises de parole des religieux.

L’existence d’un blogue affiche néanmoins la volonté de communiquer, même « discrètement ». Celui de Saint-Wandrille[31] promeut la bière à l’aide d’une vidéo et de l’interview de frère Matthieu qui perçoit « comme un signe du Seigneur (sa) vocation » (de brasseur) et qui « caractérise l’activité communautaire principale de l’abbaye » avec la « bière phare ». L’individuel se retrouve au centre du collectif. Une bière, la « Brozeur » issue de la « collaboration », a vu le jour. Sa dénomination avec un jeu de mots phonétique (brother) reflète la relation, le rapprochement avec l’identité du religieux. Il ajoute : « des personnes ne seraient jamais venues au monastère si on ne faisait pas de bière ». Celle-ci devient un « produit d’appel », au sens marchand comme au sens spirituel. Mais « on est plutôt sur un témoignage discret d’une vie religieuse simple[32] ». La « petite activité commerciale reste orientée vers le Seigneur » et justifie le travail manuel. Présenté sur son lieu de travail, il tend à concilier de façon mesurée les deux mondes (religieux et commercial). Lionel Obadia (2013, p.119) avait souligné comment les religions « intègrent les “contre-valeurs” de l’économie de marché dans une rhétorique de l’accommodation de la mondialisation aux religions et non pas le contraire ».

Le discours religieux est bien présent sur ces sites, mais de façon latente, voire détournée. La parole donnée au religieux en revanche, sous une forme personnalisée (frère Marie Pâques, frère Matthieu) donne légitimité à la dimension religieuse : les valeurs qui animent les producteurs et leur travail, les valeurs des produits sont mises en exergue. Ces genres discursifs particulièrement développés dans la communication marchande (notamment en rapport avec la RSE) tendent à renforcer le processus de médiation.

Dans le prolongement de cet exemple, nous focalisons l’étude sur ce produit emblématique de l’univers religieux et de consommation courante qu’est la bière. Elle semble faire le lien entre deux univers et permet l’expression de discours différents, voire contradictoires.

5. L’espace communicationnel de la bière

En raison de sa longue histoire et de ses origines, la bière offre un contexte social et culturel propice à la construction de storytelling. Manifestations, floraison de nouveaux commerces (microbrasseries, caves à bières, etc.) et diversification des produits et territoires (accord mets et bière) en font un produit au goût du jour. Grâce aux innovations ainsi qu’aux inspirations puisées dans le monde du vin, les brasseurs renouvellent l’environnement expérientiel des consommateurs. D’ailleurs plus que le produit lui-même, ou le fait de satisfaire ses besoins essentiels (la soif), le consommateur achète aussi l’hédonisme et, consciemment ou inconsciemment, les valeurs représentées par la marque, ceci est d’autant plus sensible que le produit est ingéré.

L’espace informationnel et communicationnel couvert par la bière est le reflet d’un univers symbolique et expérientiel, à partir d’un marketing polysensoriel, d’un marketing territorial, touristique et patrimonial. La mention « trappiste et d’abbaye » fréquemment utilisée exploite un imaginaire spécifique qui confère authenticité et légitimité, porté par les représentations culturelles, voire publicitaires, induites par ces mots. Ces bières sont rattachées à un lieu, une histoire et une communauté qui vit de cette production et exploite de façon plus ou moins marquée ce contexte. Nous étudierons les sites de ces bières et les discours compris au sens large de stratégies de communication, storytelling et d’éléments figuratifs qui s’y rapportent (sites, étiquettes, publicités). La « pensée bricoleuse » liant sémiotique, marketing et communication (Floch, 2002) permettra d’aborder le niveau des significations axiologiques (éléments sémantiques profonds) et plus superficielles (les éléments figuratifs) (Boutaud, 2019). Nous analyserons donc les présentations et représentations de la bière afin de repérer comment le consommateur est invité à partager ce nouvel univers de consommation et de dégustation au prisme du religieux ou du sacré, par la construction des imaginaires.

La tradition religieuse est associée de longue date à la bière que les moines brassent et boivent depuis le VIIIe siècle. La bière monastique reste un produit artisanal, réalisé selon d’anciennes techniques qui se sont transmises. La brasserie qui lui est associée démontre l’héritage historique, mais la bière n’est pas forcément produite à l’intérieur ou à proximité d’une abbaye. Parmi les différentes typologies brassicoles, nous retiendrons principalement la bière d’abbaye et la bière trappiste (particulièrement liées à la Belgique). Cette dernière constituera un exemple de notre étude de cas. Précisons ce qui les distingue, car leurs qualificatifs les ancrent profondément dans ce contexte religieux.

Les bières d’abbaye, terme générique et appellation non protégée, sont réalisées au sein d’une abbaye dont la production est assurée par des moines ou des laïcs. C’est aussi un style de bière belge portant le nom d’une abbaye existante pour laquelle les moines reçoivent de l’argent pour l’emprunt du nom de leur abbaye. Enfin, elle représente la bière belge à laquelle se rattachent la plupart des bières ayant des noms d’abbaye ou à consonance monastique.

Les bières trappistes produites par un ordre religieux cistercien de la stricte observance sont présentes dans plusieurs abbayes, dont une, en France, protégées par la dénomination « trappiste ». Une association créée en 1985 délivre le logo « Authentic Trappist Product ». Mais dans la plupart de ces brasseries, les salariés sont des laïcs. La commercialisation et la communication sont également souvent sous-traitées.

Pour alimenter ce caractère spécifique, une « bénédiction de la bière » (1614) est introduite par le Pape Paul V dans le Rituale Romanum, manuel de liturgie catholique, utilisé encore aujourd’hui. Nous donnons la traduction du latin tirée du Chapitre « Bénédictions des choses ordinaires » :

Bénis Seigneur cette bière nouvelle, qu’il t’a plu de tirer de la douceur du grain : qu’elle soit un remède salutaire au genre humain ; et que, par l’invocation de ton saint nom, quiconque en boive obtienne la santé du corps et la protection de l’âme. Par le Christ notre Seigneur. Amen.

Les discours et narrations oscillent entre sacré et profane, tradition et innovation, tout en participant à l’évolution des thématiques sociales. Le discours verbal et iconographique figure bien cette religiosité. Les codes visuels soulignent l’utilisation de la religion, voire de la religiosité, notamment avec les bières d’abbaye : image de prêtres ou de nonnes, décor et architecture d’abbaye, lumière en forme d’auréole sur le produit, certains verres ressemblant à des calices, etc. Les marques utilisent également un discours de proximité. Les stratégies se renouvellent en intégrant le contexte sociétal par le jeu de mots « brassage » et renvoient au gustatif, à l’authenticité du goût marquée par la figuration des moines. La marque Affligem (bière d’abbaye) dont le slogan est « Affligem : on ne plaisante pas avec le goût » (2017) joue sur une mise en scène sacralisant le produit. La campagne d’affichage montre des moines bénédictins de l’abbaye sous la forme de gravures d’époque. La dégustation en magasin se fait par l’intermédiaire d’une mise en scène de Maîtres brasseurs habillés comme de grands Chefs qui ritualisent l’art de la dégustation et détaillent l’origine de la marque. Ce rituel de dégustation vise à faire découvrir et apprécier l’univers de la marque. Le rapport au temps, à l’histoire et à cet espace réservé des connaisseurs est présent : « Affligem, Bière d’initiés depuis 1704 ». L’initiation, processus qui marque le passage d’un rite, fait évoluer le novice et instaure un caractère sacré.

6. Analyse croisée

Nous avons choisi de mettre en concurrence trois bières de « statut différent » afin de voir les modalités d’intégration du religieux ou, à défaut, d’une forme de spiritualité et d’en analyser l’exploitation. Les exemples retenus présentent des degrés a priori variables de relation avec la religion : une bière trappiste, une bière « sans étiquette », et une bière que l’on pourrait qualifier d’« anticléricale ».

Nous ferons donc appel au concept d’image, d’identité, afin de révéler le positionnement des produits étudiés. Afin de mener à bien cette analyse, nous nous appuierons sur l’image du produit en le resituant dans son contexte figuratif, discursif présent sur les sites de vente ou sur l’étiquette de la bouteille, et dans son contexte historique et géographique de production.

L’Orval : L’abbaye trappiste d’Orval fondée en 1070 est un lieu d’hospitalité selon la règle de Saint-Benoît. L’origine du mouvement trappiste remonte au Moyen Âge, en Europe, qui connaît une période de ferveur religieuse. Certaines personnes ressentent le besoin de se retirer de la société pour mieux vivre leur foi. Créée en 1931, la bière s’affiche comme « bière authentique des RR.PP.[33] trappistes » qui respecte les règles liées au produit reconnu trappiste. Elle est produite avec de l’eau de la source que la Vierge aurait bénie, au cœur de l’abbaye, eau vendue d’ailleurs à la taverne de l’abbaye. C’est donc déjà dans le paysage belge un mythe qui est déjà entretenu par la rareté du produit due à sa production réduite et à la qualité des houblons spécifiques liés au premier maître brasseur d’Orval. Une légende issue de la littérature (voir Tillière, 1897) reprise sur de nombreux sites[34] et par la marque elle-même construit l’imaginaire : au XIe siècle, Mathilde comtesse de Toscane et tante de Godefroy de Bouillon, est une fervente catholique qui se désaltère au bord d’un ruisseau. Par mégarde, elle fait tomber dans l’eau son alliance, seul souvenir de son défunt mari. Toute chagrinée, elle invoque la Vierge pour qu’elle lui vienne en aide. Soudainement, une truite tenant l’anneau dans sa bouche sort de l’eau. Mathilde remercie le Ciel en disant : « Vraiment, c’est ici un val d’or » ! et voulu qu’on y fonde une abbaye.

L’Orval se veut unique que ce soit par le goût et l’eau, sa bouteille à la forme particulière ou encore sa rareté. De plus, elle fait l’objet de débats spécifiques : doit-on dire un Orval ou une Orval ?[35] Définie comme authentique, la dimension éthique correspondant à l’appellation « Authentic Trappist Product »[36] suppose un mode de fabrication strict sur le lieu même de l’abbaye. Ainsi une partie des revenus générés par la vente est consacrée au soutien d’œuvres de solidarité. Le site[37] présente ainsi des cuves en cuivre sur fond de vitraux illustrant la légende et accompagne l’image du verre en forme de Graal d’une luminosité particulière soulignant le caractère divin.

Le positionnement de l’Orval se fait par l’intermédiaire de la promesse faite au consommateur. Ici l’authenticité est largement exploitée en référence à la légende de la reine Mathilde et donc à une temporalité longuement établie sur une tradition ancrée dans la religion. Des éléments visuels portent ce message comme sur la figure 1 :

Figure 1

La bière Orval

La bière Orval

-> Voir la liste des figures

La truite et l’anneau de Mathilde figurent en bonne place sur le produit (et les diverses communications). Mais pour les trappistes, même si la longévité de la tradition de l’Orval existe, il s’agit bien cependant de vivre un ici et maintenant qui permet d’être réceptif et de fait d’être dans l’échange relationnel. C’est un style de vie reposant sur le travail, la prière, le silence incarnant la culture de l’univers monacal.

Nous distinguons des éléments d’identification qui mettent en relation moines brasseurs et consommateurs. La forme physique confirme la religiosité du produit, car le verre d’Orval est en forme de Graal assimilé au Saint Calice. Le storytelling associé correspond à l’histoire de Mathilde et la bière se raconte : « je suis brassée au cœur du val d’or… là même où la truite remonta de la rivière l’anneau d’or de la reine Mathilde… Là où les moines, mes pères se sont installés ». L’histoire, la légende sont fondatrices et dévoilent la puissance de l’origine presque divine, du moins est-elle relayée par des religieux. Nous retrouvons les invariants liés au produit monastique déterminés précédemment.

Un rituel sacré de dégustation sur le site fait l’objet d’un long développement : « servir un Orval est tout un art ». Il y a dans le discours un mélange de religieux et de mythique… le discours religieux est détourné au profit d’un discours commercial qui garde une certaine réserve. La marque limite ses communications et sa production de bière pour préserver le caractère unique et la philosophie du lieu.

La bière suivante présente un autre type de sacralité lié à un univers différent. L’Ardwen [38] est une bière française artisanale créée en 2003 dans les Ardennes qui étaient, jusqu’au XXe siècle, un des premiers territoires français de fabrication de bières. Comme dans l’exemple précédent, le nom souligne l’origine du lieu (ici un territoire, les Ardennes, proche phoniquement du nom de marque) et les traces celtiques. La préservation du patrimoine brassicole ardennais est une motivation significative (« bière artisanale de tradition ardennaise »). L’histoire repose sur la territorialité symbolisée notamment par le sanglier (logo du département), animal proche de la connaissance, puisqu’il sait trouver la truffe avec son groin. Animal sacré des Celtes, il représente les druides ayant la charge de la relation avec l’autre monde[39], le sacré et les dieux. Selon la mythologie celtique Arduinna, divinité topique de la faune, deviendra déesse de la chasse et des bois, protectrice de la forêt d’Ardenne. Elle chevauche le sanglier avec un étendard (figure 2).

Figure 2

La bière Ardwen

La bière Ardwen

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La promesse du produit est la bière aux racines mythologiques, avec la chasseresse. Celle-ci donne un caractère sacré à la bière sans pour autant lui conférer le caractère religieux de l’Orval. Il s’agit moins de silence et de prière que de nature et d’action dans un monde féerique.

Nous pouvons reconstruire le storytelling attaché à la bière par l’intermédiaire de cette déesse. « Je suis brassée en terre celte… là où la déesse Arduinna chevauchait un sanglier symbole de force, mais aussi de sagesse, lui qui sait trouver le trésor caché : la truffe… Me boire, c’est renouer avec la mythologie celte, ses dieux et déesses… » La double territorialisation avec le lieu géographique des Ardennes et l’espace celtique est perceptible. Celui-ci renvoie le consommateur à un imaginaire construit de légendes et de sacralité, lieu de rites symboliques en lien avec la religion celtique. En puisant dans ces racines doublement territorialisées, cette bière propose un univers moins industrialisé censé lui garantir ses caractéristiques de terroir.

Enfin, le dernier exemple se distingue nettement des deux premiers. La Hic : avec cette bière nous franchissons un cap et le contexte doit être au préalable expliqué. La Belgique est une monarchie et de religion catholique depuis le haut Moyen Âge. Mais un courant fort pour la laïcité anime les débats. Il existe en Belgique des Maisons de la laïcité qui sont liées avec la création de la bière La Hic. Cette bière artisanale de Wallonie est en effet brassée pour le compte de la Fédération des Maisons de la Laïcité, rejointe par l’Union des Familles Laïques ; la coopérative européenne créée fait de cette bière une bière franco-belge, pour contrer les circuits de distribution des bières trappistes fortement encadrés par l’Église catholique[40].

Le jeu de mots polysémique n’est pas voilé : l’onomatopée « hic » prolonge la consommation d’alcool de façon caricaturale et souligne l’homophonie avec « laïc ». Outre le jeu de mots, le slogan prend toute sa signification : « une bière engagée », elle sert une cause politique. Le symbole de la feuille de Ginko Biloba est significatif. Cet arbre dit « arbre aux mille écus », de la plus vieille famille d’arbres connue apparue avant les dinosaures, est une des rares espèces à ne pas avoir souffert de la bombe à Hiroshima. C’est donc un signe de résistance et de longévité. À l’image de la laïcité, la feuille de Ginko Biloba est composée de deux lobes qui représentent la séparation de l’Église et de l’État et évoque donc la neutralité. De plus, ces Maisons de la laïcité organisent des portes ouvertes les 9 décembre commémorant ainsi la loi française de 1905, date à laquelle la tradition en France est la plantation d’un Ginko Biloba.

L’approche produit se fait ici essentiellement par la cible : des laïcs et des laïcs engagés, voire militants, le reste semble beaucoup moins important, car de toute façon la bière est généralement un produit de qualité (figure 3).

Figure 3

La bière La Hic

La bière La Hic

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Le storytelling proposé pour cette bière peut se formaliser ainsi : « Je suis brassée en terre catholique, mais par des militants laïcs ! Me boire, c’est continuer de boire une bière authentique, mais refuser de financer les œuvres religieuses ». L’imaginaire qui se dégage de cette bière est marqué par le combat et la résistance mis en œuvre pour sortir de l’image de la bière trappiste ou de la bière d’abbaye. C’est donc plus un discours politique ici, en relation avec la laïcité qui fait grand débat depuis quelques années.

Si l’ancrage religieux catholique du pays n’est pas remis en cause, la laïcité est un fondement essentiel qui doit protéger une certaine liberté de penser et, donc, de croyance. Les consommateurs font véritablement le choix d’une bière qui se distingue ici, non pas par ses qualités gustatives (même si elles seront bien sûr évoquées), mais par son engagement sur la scène sociale et politique.

Par l’analyse de ces trois exemples, nous notons les approches bien différentes. Religieux, sacré et profane, et même anticlérical, se côtoient et il est intéressant de voir que l’espace communicationnel de la bière est un terrain d’affrontement. Chaque marque en fonction de ses origines s’inscrit dans une histoire et un contexte particulier. Si toutes sont différentes, des ressemblances existent cependant. Ces bières se rejoignent autour de la sacralisation et plus qu’une expérience à vivre elles offrent des styles de vie plus ou moins spirituels. Les dénominations (Orval, Ardwen et La Hic) impliquent des ressentis différents. Les deux premières tendent à recréer un univers plutôt sacralisé, qu’il le soit par le registre religieux ou mythologique, alors que la dernière désacralise totalement non pas la consommation, mais l’univers de production. Les représentations mentales et l’imaginaire véhiculés de la consommation alimentaire sont significatifs. L’hybridation des univers (producteur-consommateur, patrimoine culturel-vie quotidienne) est sensible (figure 4).

Figure 4

Trois bières et trois univers

Trois bières et trois univers

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7. Conclusion et perspective

Les produits monastiques, produits de la vie courante, sont sacralisés par un triple mouvement : le discours des religieux, aussi sobre soit-il qui ne déroge cependant pas à la communication, au marketing, le discours des revendeurs qui jouent de cet aspect religieux et le discours du consommateur sur son acte d’achat.

L’objectif de cet article était de mieux appréhender le rapport entre marque et religion afin de déterminer la place et l’influence des valeurs religieuses. La mobilisation de lectures théoriques et le rappel de l’étymologie de religere et religare ont permis de préciser les relations entre marque et religion quand bien même les domaines marchand et spirituel semblent s’opposer. La sémiotique a été mobilisée à des fins analytiques du corpus. Nous avons ensuite envisagé le marché des produits monastiques comme espace particulier de vente où tradition et innovation sont portées par l’univers de travail et de labeur des religieux, spécificité revendiquée par un label qui s’adapte aux attentes des consommateurs. Ces produits issus de circuits courts, voire artisanaux sont présentés comme gages de qualité. Ils jouissent d’une aura auprès des consommateurs qui dépasse in fine les discours plus discrets des religieux. Ils sont considérés comme incarnant la recherche immédiate d’un mieux-être physique et moral, un ancrage dans l’ici et maintenant pour une construction de soi (Poulain, 2020). Ce « bon » par l’intermédiaire des produits monastiques est particulièrement sensible et vertueux : bon pour soi, pour l’autre, pour la planète. Il ouvre également à la notion de don et de contre don qui confère une valeur supplémentaire. La recherche de sens et de repères trouve son accomplissement dans le choix de ces produits qui relient le matériel à l’immatériel.

En resserrant la focale sur trois marques de bière qui observent des degrés de religiosité très variables, allant du plus fort vers un degré « zéro » et même négatif, il a été possible de mettre en évidence un espace communicationnel où s’affrontent des marques pleinement religieuses et une autre résolument areligieuse qui fonde son positionnement et sa stratégie discursive sur l’anticléricalisme militant. Le marché de la bière avec ses acteurs commerciaux présente un terrain d’observation de premier ordre des luttes d’influences sur la question religieuse, puisqu’il oppose des marques comme la « Hortus Deliciarum »[41] des moines de Saint-Wandrille qui utilise le latin et l’évocation du Jardin des Délices pour une large gamme de bières à fort degré d’alcool dont les noms témoignent d’un positionnement « sataniste » : Belzebuth, La Fin du monde, Démon, etc. Malgré des caractéristiques antinomiques, les marques se retrouvent dans une forme de « sacralité laïque », pour reprendre un oxymore, qui repose sur la (sur)valorisation de l’univers de production ou le rituel de dégustation.

Les marques sont traversées par les principes religieux auxquels d’ailleurs elles se mêlent en tenant compte des débats sociaux et sociétaux. Aussi, marques et religion répondent toutes deux au consommateur qui dépasse la routine et construit un imaginaire susceptible de le transporter. L’expérience de consommation devient alors une expérience spirituelle oscillant entre recherches d’intériorité, de transcendance qui permet au consommateur de s’identifier, de se relier à soi, aux autres et au monde qui l’entoure en mettant en accord ses choix de vie.

Sites principaux sur les produits monastiques consultés