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Introduction

En avril 2016, les représentants de différents pays orthodoxes balkaniques, mais aussi de Chypre, de Croatie, de Russie, d’Égypte et de Finlande se sont rassemblés à Sparte. Des députés grecs, arméniens, géorgiens et roumains les ont également rejoints. Ils souhaitaient créer un label pour les produits fabriqués dans les monastères orthodoxes afin de les distinguer de ceux qui utilisaient l’image monastique sans pour autant avoir un rapport avec ces institutions religieuses. Limiter les abus, restaurer la confiance des consommateurs et les protéger des usurpateurs, mais aussi dépasser les frontières et les localismes, tels étaient les objectifs de cette réunion inaugurale organisée par l’Assemblée interparlementaire orthodoxe (Διακοινοβουλευτική Συνέλευση Ορθοδοξίας).

Une deuxième rencontre a suivi en juin 2017, cette fois en Chalcidique — péninsule sur laquelle se trouve le mont Athos. C’est là qu’il a été décidé d’attribuer la certification Kanon aux produits monastiques, mais aussi à ceux de petits producteurs sans rapport avec les monastères, afin d’augmenter leur visibilité et élargir le choix des consommateurs. Le logo Kanon a été créé par un groupe d’étudiants grecs des Beaux-Arts après un processus de sélection le 31 octobre 2018 ; lors de cette soirée, le ministre du Développement agricole et des aliments (député de SYRIZA et comptable de l’Assemblée interparlementaire orthodoxe) a salué l’initiative visant à « sauvegarder la singularité » (να διασφαλιστεί η μοναδικότητα) de ces produits[1].

En plus du soutien de l’État, deux institutions sont impliquées dans cette initiative de certification : l’Assemblée interparlementaire orthodoxe et la Fédération des Professionnels, Artisans et Commerçants (GSEVEE). La première est récente ; fondée en 1993, elle est constituée par des députés de vingt pays et ses activités se focalisent sur « l’ancien monde chrétien d’Orient » (Amanatidis, 2016). La seconde, bien plus ancienne, a vu le jour en 1919 ; ses débuts ont été marqués par une opposition aux luttes ouvrières comme aux « ploutocrates » (Potamianos, 2015, p.415-145). Cette Fédération, qui est un organisme à but non lucratif, se porte dorénavant garante des directives de la certification Kanon.

Voué à augmenter la visibilité des produits Kanon, le réseau d’exportation international mis en place devrait s’élargir progressivement afin de passer d’un partenariat initial à trois (la Grèce, la Russie et Chypre) à l’inclusion de vingt-cinq pays. La nécessité de la création de ce réseau se base sur un postulat : des millions d’orthodoxes dans le monde sont prêts à acheter ces produits qui inspirent confiance. Dans le même temps, cette action s’inscrit dans l’effort de renforcer la consommation de produits grecs ; il faut noter que la campagne « Achetons grec » (Αγοράζουμε ελληνικά) s’est amplifiée avec la crise économique de 2008. L’ouverture vers l’extérieur (délimité cependant par des critères religieux) aurait pu se heurter à une rhétorique privilégiant l’achat de produits nationaux. Mais, ces deux causes apparemment distinctes — soutenir l’économie nationale et apporter de l’aide aux communautés religieuses ou locales — finissent par se confondre dans le discours des responsables grecs.

Les conditions de certification ont été précisées en mai 2019 et le logo a été décliné en deux couleurs différentes : bordeaux pour les produits monastiques et bleu pour ceux des petites entreprises locales (Xanthopoulou, 2019). Cet article examine le rôle que les produits monastiques grecs et leur certification jouent dans une nouvelle approche des réalités économiques. Pour mieux saisir les continuités et les ruptures, une approche diachronique sera privilégiée ; de même, l’analyse dépassera parfois le cadre strictement grec afin de souligner l’existence de tendances plus générales. Ainsi, le halal, le kasher et la marque catholique Monastic, souvent présentés comme des modèles pour Kanon, seront également questionnés dans ce cadre. Pour ce qui est de l’analyse de la publicité dans la presse écrite grecque, un matériel a été rassemblé grâce à des recherches dans les archives des journaux grecs, sur le site de l’Archive grecque de littérature et d’histoire (ELIA)[2] et sur Internet.

La publicité révèle aussi bien la logique des acteurs du marché que les attentes et la perception des acheteurs. Elle reflète également les stratégies de communication et les techniques de séduction qui se développent autour de la consommation. Avec Kanon, comme avec toute forme de certification, nous sommes dans une communication liée aux conditions de production. À travers l’analyse des informations textuelles (les discours des différents acteurs) et visuelles (la publicité) qui relèvent de la fabrication et la consommation des produits, le but est d’étudier comment l’introduction de la certification Kanon influe sur les valeurs et les qualités qui sont projetées sur ces produits. Il ne sera pas ici question d’analyser l’organisation économique du monde monastique, comme le fait Isabelle Jonveaux (2011 et 2015) qui pose la question de savoir dans quelle mesure l’économie est un instrument du système religieux. L’approche est également différente de celle de Marie-Catherine Paquier (2015) qui examine l’expérience d’achat des produits monastiques dans différents types de points de vente.

Cette recherche est en partie basée sur une première enquête de terrain effectuée en septembre 2020 dans deux quartiers athéniens aisés, Nea Kifissia et Nea Erythraia. Ces quartiers voisins et excentrés, qui sont définis par leur proximité avec l’autoroute liant Athènes à la Grèce centrale et du Nord, ont été choisis pour deux raisons : d’une part, ils sont assez proches d’une zone industrielle dans laquelle se trouve une compagnie pharmaceutique qui a collaboré entre 2018 et 2019 avec un monastère du mont Athos afin d’élargir la diffusion d’une gamme cosmétique commercialisée par ce monastère et, d’autre part, parce qu’il y a dans le quartier de Nea Erythraia des points de vente automatisés, installés récemment, qui proposent du lait produit dans le monastère de Makariotissis. Cette première enquête de terrain n’a pas été centrée sur la certification Kanon, étant donné que très peu de Grecs connaissent cette récente initiative. Deux objectifs ont alors été fixés dans ce cadre : examiner l’étendue de la présence des produits monastiques dans ces quartiers, et effectuer des interviews avec des habitants et des commerçants locaux, ainsi qu’avec une employée de la compagnie pharmaceutique afin de recueillir ses impressions à la suite de leur collaboration avec les moines du mont Athos.

En s’appuyant sur les deux domaines d’expertise qui correspondent aux grands thèmes de ma recherche anthropologique (les pratiques religieuses en Grèce et les échanges commerciaux au sein d’un espace marchand comme l’épicerie), il s’agit d’analyser, d’une part, dans quelle mesure la religion peut être perçue comme un réservoir d’images et de mots qui sont utilisés dans le jeu de positionnement des marques et, d’autre part, les rapports entre valeur économique et valeur religieuse (Seraïdari, 2019). Comme nous le verrons, il existe un double mouvement : tout d’abord, le marché mondial n’hésite pas à utiliser les appartenances religieuses pour accroître l’offre et élargir la demande. Poussé par un désir constant de renouvèlement, mais aussi sous la pression du mouvement écologiste, des associations et des personnes engagées qui se mobilisent pour imposer plus de transparence, le marché mondial ne cesse de créer des espaces normatifs et éthiques : certains d’entre eux, comme le terroir, n’ont aucun rapport avec la religion ; d’autres, en revanche, s’appuient sur elle, en l’érigeant ainsi en force motrice de consommation. Dans ce cadre, la valeur religieuse de certains produits est transformée en valeur économique, ce qui permet au marché de se diversifier, d’innover, mais aussi de se doter, par secteurs, d’une image moins « mercantile ». Afin de réguler ce mouvement d’expansion du marché, certains acteurs utilisent les certifications comme moyen pour séparer ce qui est réellement associé au monde religieux de ce qui ne l’est pas, afin d’assainir le marché. Deux paramètres qui caractérisent le processus de certification seront plus particulièrement visés : le dispositif de promesse et les mécanismes de singularisation (Seraïdari, 2018a).

Ces initiatives établissent une unité d’intentions et de projets : tout en dénonçant l’asymétrie qui caractérise un marché divisé entre « grands » et « petits » (les premiers essayant parfois d’induire le consommateur en erreur), leur objectif est de renforcer l’attractivité et l’accessibilité des seconds. La promesse de réparation des déséquilibres marchands joue un rôle central dans ce cadre, comme nous le verrons dans la première section.

Cuisine et produits monastiques

C’est depuis les années 2010 que se manifeste en Grèce un engouement pour les produits de consommation courante fabriqués dans les monastères. Il est lié à la popularité croissante des aliments « bio », à une exigence générale de traçabilité, mais aussi à la valorisation du régime alimentaire méditerranéen. De ce point de vue, la Grèce suit le mouvement général puisque, depuis la fin des années 1960, des « plats rustiques et naturels » sont de plus en plus mis en valeur en Occident, par opposition à ceux qui évoquent l’industrie agroalimentaire. Au début des années 1980, la « nouvelle cuisine de terroir » et aussi l’ethnocuisine s’imposent et prennent de l’ampleur (Poulain, 2013, p.22). Ce contexte a favorisé la reconnaissance des apports du régime méditerranéen, qui a même été inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2011.

Cependant, avant d’être érigé en modèle gastronomique à partir des années 1980, le régime méditerranéen a longtemps été considéré comme grossier et carencé (Bevilacqua, 2010). La réputation de la cuisine monastique semble avoir connu une même trajectoire. En effet, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les Européens qui séjournent au mont Athos pour étudier les antiquités byzantines ne cessent d’évoquer le caractère pénible et inapproprié de ce régime alimentaire. Ainsi, quand Dominique Papety (1847, p.783) tombe malade, il attribue sa fièvre à celui-ci : « La nourriture des moines, plus que frugale, attendu qu’elle ne se compose guère que de crudités, telles que tomates et aubergines, finit par me donner la fièvre. » Le mont Athos étant interdit non seulement aux femmes, mais aussi aux femelles des animaux domestiques, les religieux, « privés de lait et d’œufs, ce qui impose de grandes privations aux étrangers », ne mangent qu’« une bouillie faite de farine et d’eau, des légumes, du poisson sec, du fromage et des fruits » (Langlois, 1866, p.172). Adolphe Napoléon Didron (1861, p.134) rapporte, à son tour, les plaintes d’un archevêque grec à l’encontre de ce « régime maigre » qui « tue les moines » : « aussi ne se font pas moines, et en petit nombre encore, que les paysans et les pauvres. Cette austérité effraye, et il n’y a pas un seul savant, pas un seul homme distingué, qui entre aujourd’hui en religion. » Ce récit prédit donc qu’un ascétisme excessif pourrait provoquer la décadence du mont Athos.

Un siècle et demi plus tard, non seulement ces craintes n’ont pas été confirmées, mais la cuisine monastique et les produits fabriqués dans ces lieux de culte et de vie commune sont devenus synonymes d’une alimentation équilibrée. Le 11 et 12 mai 2014, c’est-à-dire deux ans avant la première réunion de Sparte pour la certification Kanon, deux journées sur « Le régime alimentaire monastique et la production et le développement agricoles » ont eu lieu à Athènes. Invités à une exposition de produits monastiques, les visiteurs pouvaient goûter les plats que deux moines avaient cuisinés et assister à des conférences rassemblant des folkloristes, des théologiens, des agronomes et des médecins. Selon le ministre du Développement agricole et des Aliments de l’époque (un professeur d’agronomie à l’université), le régime alimentaire monastique, qui convient à des groupes ayant des exigences alimentaires spécifiques (comme les diabétiques, les végétariens, ceux qui souffrent de maladies cardio-vasculaires ou les athlètes) est, d’ores et déjà, considéré comme le plus sain par la communauté scientifique[3].

Les monastères grecs ont, depuis des siècles, fabriqué des objets liturgiques pour les pèlerins qui les visitaient ; c’est la commercialisation de produits de consommation courante (alimentaires et cosmétiques) qui constitue une nouveauté. Les produits alimentaires phares que les monastères grecs proposent actuellement sont le miel, le vin et l’huile d’olive. Tout laisse supposer qu’un tournant a eu lieu après les années 1970. Selon le témoignage d’un moine du mont Athos qui travaille actuellement dans les vignes de son monastère, les tanins, dont la présence était si forte dans le vin, détruisaient les dents des moines jusque dans les années 1970. À l’époque, le vin était à la fois médicament et nourriture : « Il y avait peu à manger, l’huile était si acide qu’elle te trouait l’estomac. Seul le vin pouvait te donner de la force […]. Puis, notre génération est arrivée et nous avons tout adouci. Nous, on veut un vin plus fin. » (Kefalopoulou, 2018, p.117) C’est à la suite de ce type de changements que la cuisine monastique commence à véhiculer une tout autre image. Toutefois, ce qui semble intéressant ici n’est pas tant la tendance des moines à chercher davantage le plaisir alimentaire (Sgambaro, 2019), que l’évolution qui a transformé la cuisine monastique en modèle pour la société tout entière. À la suite de ce mouvement, ce qui était jusque-là associé à la privation et à l’ascétisme change complètement d’image pour devenir objet de désir et exemple à imiter — et tout cela avec la validation de la communauté scientifique.

Le manque de main d’œuvre nécessaire à partir de 1821 — date de la révolution grecque contre les Ottomans, qui a conduit à la création de l’État grec, alors que le mont Athos est resté sous domination ottomane jusqu’en 1912 — ainsi que l’invasion de phylloxéra vers 1925 ont fait décliner la production de vin au mont Athos. Ce n’est qu’au début des années 1970 que cette production connaît un nouvel essor. Un des acteurs du changement est le viticulteur Evangelos Tsantalis (1913-1996) qui a décidé d’investir sur ces terres : selon la légende, il chassait sur le mont Athos en 1969 quand il a vu les étendues de vignobles abandonnés du monastère russe de saint-Panteleimon. Après de longs contacts avec les moines, il a pu gagner leur confiance et conclure un premier accord avec eux en 1972 ; le premier vin, blanc et rosé, a été produit en 1974-1975. Ces vignobles d’altitude s’étendent aujourd’hui jusqu’à la mer. Les vins de Tsantalis qui sont produits à partir de ces vignes (souvent récemment replantées) ont connu un franc succès. Kormilitsa Gold, un rouge de cette gamme, a même été le premier vin au monde à obtenir le titre de « fournisseur officiel du Kremlin de Moscou » en avril 2007 (Kefalopoulou, 2018, p.165-167).

Ce cas de figure associe l’utilisation des ressources monastiques à des investissements économiques privés. La question qui se pose n’est pas tant de savoir si le vin de Tsantalis peut être caractérisé comme produit monastique ou non, ou s’il aura prochainement droit à la certification Kanon. De toute manière, il bénéficie déjà d’un autre label prestigieux, « l’indication géographique protégée (IGP) mont Athos », qui définit une zone géographique au nord de la Grèce de 389 kilomètres carrés dans laquelle les vignes se cultivent et où se déroule soit leur production, soit leur transformation. Le vin de Tsantalis montre surtout comment la valeur religieuse (qui est attachée à ce produit en raison de son lieu de production et des moines qui sont plus ou moins impliqués dans sa fabrication) est transformée en valeur économique grâce au mécanisme de singularisation. Par une sorte de « transfert d’exceptionnalité », les qualités du lieu et de ceux qui y vivent, prient et travaillent passent ici à la marchandise. De plus, ce produit est le fruit d’une revitalisation, d’une réparation, dans la mesure où il raconte la manière dont les vignobles abandonnés du mont Athos ont repris vie et ont retrouvé leur capacité à produire ; ce récit laisse entrevoir une approche éthique et écologique qui se soucie de la préservation des paysages, de l’environnement, d’un savoir-faire et des traditions.

De ce point de vue, le consommateur qui achète ce vin peut non seulement s’approprier les qualités assignées au mont Athos, mais aussi avoir l’impression d’activement participer aux efforts pour sa conservation en tant qu’espace naturel et en tant qu’habitat lié à un certain mode de vie. Tous les produits monastiques s’appuient sur ces deux aspects, qui sont indispensables pour que le mécanisme de singularisation fonctionne, puisqu’ils promettent une forme d’appropriation des qualités du milieu (naturel et humain), ainsi qu’une participation à son entretien. Grâce à ces promesses, le consommateur devient membre d’une « communauté de cause ». Dans ce cadre, la consommation est autant une expérience qu’un acte engagé.

Certains produits monastiques grecs, comme le vin de Tsantalis, bénéficient aujourd’hui d’une réputation internationale. Il n’est donc pas étonnant que l’Artisanat monastique (lié à la première initiative catholique pour promouvoir le travail monastique qui a eu lieu en 1951) propose sur son site Internet français le vin du mont Athos fabriqué par le monastère de Hilandar ou l’huile d’olive produite par le monastère athonite de Simonopetra. Ces produits peuvent aussi être achetés sur d’autres sites Internet que ceux mis en place par des associations religieuses ou des monastères français. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils bénéficient d’une grande diffusion à l’étranger ou même en Grèce. Bien au contraire, ils sont encore, dans une large mesure, hors du circuit commercial standard : il s’agit de « petits » producteurs qui ne peuvent pas encore rendre leur produit largement accessible.

Les enquêtes de terrain menées à Nea Kifissia et Nea Erythraia visaient précisément à tester cette accessibilité. Tout d’abord, dans un rayon de deux kilomètres, il y a deux épiceries qui vendent les produits laitiers du monastère de Makariotissis : une petite dans un quartier résidentiel de Nea Kifissia et une beaucoup plus grande dans une rue commerçante de Nea Erythraia [Figure 1]. Situé près de la ville de Thèbes, en Grèce centrale, ce monastère, qui a été fondé au XIIe siècle, a été détruit par les nazis. Il a fallu attendre 1992 pour qu’il accueille une nouvelle communauté monastique : ici aussi est entretenue une logique de réparation et de restauration d’un ancien lieu de culte. Les raisons qui ont poussé les moines à se tourner vers cette production sont, selon leur site Internet, « l’amour de Dieu, de leurs semblables (συνάνθρωπο), de la terre mère, ainsi que les besoins du Monastère »[4].

Figure 1

Produits du monastère de Makariotissis

Produits du monastère de Makariotissis
Source : Katerina Seraïdari

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Considéré dans la presse économique grecque comme pionnier, le monastère a su placer ses produits dans la grande distribution ; les distributeurs automatiques de lait qui ont été installés en 2019 à Nea Erythraia constituent une preuve de cet esprit d’innovation (Tsaoussis, 2019). Une informatrice qui habite à Nea Kifissia a décrit comment elle utilise ces distributeurs automatiques qui se trouvent à l’extérieur de la grande épicerie de Nea Erythraia : « Tu vas avec ta bouteille et tu la remplis, du lait normal ou du lait au chocolat. » Cette épicerie vend aussi des « œufs du jour » qui viennent du monastère, et qui sont placés en vrac dans une corbeille, à côté des fruits et des légumes. Notons que le monastère de Makariotissis se trouve à une centaine de kilomètres de ces épiceries, ce qui facilite le transport quotidien des produits.

Les deux épiceries affichent le logo des produits laitiers du monastère sur la vitrine (pour la petite épicerie) ou près de l’enseigne du magasin (pour la grande), ce qui montre l’importance qu’elles leur accordent. Selon l’homme qui gère la petite épicerie de Nea Kifissia depuis cinq ans, il a proposé dès le début à sa clientèle ces produits, qui lui ont été présentés par un représentant commercial ; si les produits du monastère étaient initialement fabriqués avec du lait de vache, l’entreprise est en train de s’agrandir, puisque des produits à base de lait de chèvre ont récemment fait leur apparition. Il explique que le monastère reçoit des visiteurs, mais qu’il n’y est jamais allé, il ne sait donc pas si les produits sont fabriqués dans l’enceinte du monastère : « ces produits n’ont pas de certification "bio", mais sont considérés comme purs, pas industrialisés », ajoute-t-il. Ce témoignage recueilli lors de l’enquête semble suggérer qu’il ne suffit pas qu’un produit soit associé à un monastère pour que toute opacité soit levée.

L’accessibilité des produits laitiers du monastère de Makariotissis reste pourtant une exception. Dans un deuxième temps, aucune des quatre pharmacies visitées, qui se trouvent à Nea Kifissia, ne propose les produits cosmétiques monastiques. Un pharmacien m’a pourtant indiqué une marque : quand je lui ai fait remarquer qu’il n’y avait rien sur l’emballage qui permettrait de constater un tel lien, il m’a répondu que les représentants commerciaux qui lui rendent visite pour faire la promotion de cette marque (qui existe depuis environ dix ans) ont toujours utilisé cet argument pour la lui vendre. En effet, celle-ci est présentée sur Internet comme étant basée sur des recettes traditionnelles de phytothérapie monastique[5]. De même, la typographie utilisée sur l’emballage renvoie à l’écriture byzantine, créant ainsi un lien visuel avec le domaine ecclésiastique. Les initiatives de certification autour de Kanon ont précisément pour but de mettre fin à l’opacité qui règne dans ce marché.

Halal, kasher et Monastic : des précurseurs ?

Le président de la GSEVEE a présenté le logo de Kanon le 4 mai 2019 dans une ville de Thrace (région grecque où se trouve une importante minorité musulmane). Selon lui, la visibilité d’un produit Kanon sur le marché grec et international, qui pourrait ainsi être reconnu par des chrétiens orthodoxes, peut activer la conscience nationale et religieuse, puisque le consommateur le considérera comme béni (ευλογημένο). Il a même établi une comparaison entre Kanon et le halal, le kasher et la marque Monastic que de nombreux monastères catholiques en Europe occidentale utilisent depuis une trentaine d’années. Enfin, il a insisté sur le fait que l’initiative a été approuvée et bénie par l’Archevêque d’Athènes et le Patriarche de Constantinople, et que de nombreux évêchés grecs ont accepté de collaborer (Xanthopoulou, 2019).

Pour définir et légitimer ce nouveau dispositif de qualification dans le monde orthodoxe, le président de la GSEVEE a choisi de se référer aux certifications d’autres religions ou confessions chrétiennes. Quels sont donc les points communs et les différences entre ces labels ? La « communauté de cause » qui est en train de se former autour de Kanon est celle de consommateurs privilégiant les produits de qualité dont l’origine est clairement identifiée et tracée. Leur identité orthodoxe, mais aussi grecque, est un autre élément à prendre en compte : les aliments ne sont pas seulement locaux ; ils sont aussi considérés comme bénis. Ici encore, les consommateurs grecs semblent suivre une tendance plus générale observable dans le halal qui, depuis quelques décennies, est non seulement traversé par le langage du marketing, mais tend aussi à être transformé en label de qualité (Bergeaud-Blackler, 2015). En effet, le phénomène halal « mobilise autant la tradition comme socle de légitimité que la scientificité et la technicité comme garanties d’application » (Croc, 2015, p.246). À l’instar de l’halal, du kasher et de la certification Monastic, Kanon émerge comme une réponse nécessaire et adéquate aux risques d’abus générés par l’industrialisation et la mondialisation. Dans ce cadre qui renforce la technicité (le personnel scientifique des Écoles agronomes prenant en charge les contrôles destinés à valider la certification Kanon), le lien avec le monde religieux constitue un « crédit de confiance » supplémentaire. La spécificité religieuse devient ainsi un argument marchand, puisque la qualité des produits dépend de leur appartenance à la sphère religieuse. Ce qui est suggéré, c’est que l’industriel peut tricher, mais pas le religieux.

La création de Kanon affiche une double ambition : rééquilibrer l’asymétrie du marché et mettre en place un dispositif de transparence. Ces deux objectifs définissent le dispositif de promesses auquel la certification Kanon est associée. Pour ce qui est du premier objectif, si le halal est considéré comme un précurseur pour Kanon, il faut admettre que celui-ci ne semble pas avoir protégé les « petits » contre la prédation des « grands » dans l’économie de marché. Par exemple, il a eu des effets plutôt néfastes sur le petit commerce en Turquie, puisqu’en condamnant « le petit épicier traditionnel ou le traiteur artisanal », il a contribué au développement des supermarchés (Croc, 2015, p.243-244). Tout en se posant la question de savoir dans quelle mesure le halal est un « conte néo-libéral du XXIe siècle », Florence Bergeaud-Blackler (2015, p.179) analyse la stratégie de sensibilisation au halal (halal awareness) : cette stratégie commerciale a été inventée et mise en place dès les années 1980 par la multinationale Nestlé. La certification kasher fonctionne de manière similaire. L’existence de produits comme le Coca kasher montre que la logique de l’industrie agroalimentaire reste dominante — même si le Coca certifié kasher suggère « l’image d’un homme engagé dans le contrôle du processus de production », ce qui rend le système industriel moins impersonnel (Robert-Demontrond, 2008, p.58). De ce point de vue, ces certifications, qui sont censées être la réponse à une demande, jouent plutôt le rôle inverse, dans la mesure où elles font naître une demande dont les produits certifiés seraient la réponse.

Pour ce qui est du deuxième objectif, il faut savoir que les labels halal et kasher ne présupposent pas une production locale. Le halal en France constitue même le contretype des représentations évoquant le terroir, le monde rural authentique et ses produits (Crenn et Tozzi, 2015, p.300, note 15). Quant à la labellisation kasher, elle rend possible « l’appropriation identitaire de produits allogènes », comme les sushis kasher par exemple (Robert-Demontrond, 2008, p.58). Kanon et Monastic fonctionnent de manière différente, puisque, dans leur cas, la particularité productive d’une région et la « bénédiction » qui est apposée sur ce qui sort des mains des moines se superposent ; l’une renforce l’autre. Cela dit, nous avons vu que la couleur du logo de Kanon différencie produits monastiques et petites entreprises locales : tous les produits qui portent ce label n’ont pas forcément de liens avec le monde religieux. De ce point de vue, Kanon est non seulement la certification la plus récente, mais aussi celle qui est la moins centrée sur le religieux.

Autre grande différence, le caractère prescriptif du halal et du kasher qui définit ce qui est conforme à la Loi religieuse ; en revanche, rien de tel pour Monastic ou Kanon. S’il s’agit de la sphère de l’obligation pour le halal et le kasher, qui renvoient à des régimes alimentaires à dimension communautaire, Monastic et Kanon ouvrent le champ de l’optionnel et de la préférence. D’ailleurs, l’organisation monastique et sa transformation en unité de production depuis de nombreux siècles sont des phénomènes qui ne caractérisent que le christianisme.

Il faut rappeler que les moines et les moniales français ont créé Monastic en 1989 afin de réagir à la grande visibilité du fromage Chaussée-aux-Moines qui n’avait aucun lien avec le monde monastique, malgré son nom (qui indiquait simplement la rue sur laquelle se trouvait l’usine) et les signifiants monastiques sur son emballage : la certification requiert dorénavant la présence de moines dans le processus de production (Jonveaux, 2015, p.69). Monastic, qui s’est développée dans différents pays européens, n’a pas été la première tentative de ce genre : l’association Aide au Travail des Cloîtres (ATC), qui a vu le jour en 1951 et qui est toujours active dans le monde catholique, l’avait précédée (Paquier, 2015, p.273).

Si les petits producteurs ont finalement été inclus dans le processus de certification Kanon, c’est peut-être à cause de l’évolution que Monastic a connue. Alors qu’elle garantissait, dans un premier temps, « une origine réellement monastique », les critères sont progressivement devenus moins stricts, étant donné « la tertiarisation croissante des activités : de cueilleurs et cuisiniers, les moines sont en plus devenus négociants sélectifs et conditionneurs » de produits semi-finis ou de matières premières achetées en dehors du monastère (ibid., p.418). Étant donné l’expansion inévitable du domaine des produits (réellement ou vaguement) monastiques, le choix d’ouvrir la certification Kanon aux « petits » acteurs locaux semble relever du pragmatisme. Cela signifie pourtant que cette certification vise à assainir le marché non pas par une distinction stricte entre ce qui est réellement associé au monde religieux de ce qui ne l’est pas, mais par une mise en avant des « petits » (considérés comme « purs ») par opposition aux « grands » (présentés comme usurpateurs potentiels).

Pour revenir au dispositif de promesses, nous avons vu que les certifications Kanon et Monastic sont censées rendre le marché non seulement moins asymétrique, mais aussi plus transparent. En revanche, les instances régulatrices du halal et du kasher, qui collaborent systématiquement avec l’industrie agroalimentaire et la grande distribution, ne sont concernées que par le désir de transparence : leur but est de rassurer un consommateur qui est devenu méfiant, puisque par extension métonymique, « le terme "kasher" devient finalement synonyme de sécurité alimentaire — "kasher" devient significatif d’"absolument sain" et "non kasher" de "potentiellement malsain" » (Robert-Demontrond, 2009, p.25). En somme, les certifications ici examinées montrent qu’un produit peut renvoyer à : a) une religion (sauf dans le cas des petits producteurs de Kanon qui n’ont pas de lien avec le monde monastique) ; b) un lieu (ce qui concerne uniquement Monastic et Kanon) ; c) une communauté de producteurs (ici aussi, valable surtout pour Monastic et Kanon) ; et, enfin d) une série de normes d’hygiène à respecter (toutes étant concernées du moment où pour recevoir la certification, il faut passer par des contrôles sanitaires).

Alors que la question de la protection des moines-producteurs vis-à-vis de la concurrence industrielle émerge dans le monde catholique depuis les années 1950 et, avec plus de force, depuis 1989, le monde orthodoxe semble être en retard ; d’autant plus que ce ne sont pas les moines eux-mêmes qui s’auto-organisent de la sorte, comme dans le cas de Monastic, mais des parlementaires, épaulés par une Fédération (GSEVEE), qui les poussent à le faire. Cela n’a rien d’étonnant, au vu du développement fulgurant de l’activité économique de certains monastères catholiques, depuis bien longtemps, et même dans des domaines qui ne leur sont pas traditionnellement associés : c’est le cas des trappistes d’Aiguebelle et de leur production de chocolat qui se place à la fin du XIXe siècle « au 8ème rang français, dans le peloton de tête des chocolatiers, en compagnie de Pupier et de Suchard » (Delpal, 1994, p.219-220). Aucun monastère orthodoxe grec ne peut se vanter d’une réussite économique de cette envergure.

Ce n’est donc pas un hasard si Monastic était déjà présente, parmi d’autres produits exposés sur des kiosques, lors de la première réunion pour lancer la certification Kanon en 2016. Un représentant de Monastic, le père Benoît, a même été invité à intervenir à Sparte le vendredi 15 avril ; il était accompagné par Marie-Catherine Paquier, qui a fait sa thèse sur ce sujet (voir plus haut, ainsi que les références bibliographiques), montrant comment une chercheuse française peut être investie du rôle de consultante dans l’élaboration d’une certification comme Kanon.

L’objectif de transparence est également lié à la diffusion d’images publicitaires qui désorientent parfois le consommateur. En effet, le piratage commercial peut aussi être de nature iconographique. Ainsi, Isabelle Jonveaux nomme « bières ecclésiastiques » celles qui n’ont pas de rapport avec un monastère catholique, mais qui utilisent l’image monastique ou des noms d’abbayes « qui n’ont jamais existé ou n’ont jamais brassé » (2011, p.121). Elle constate, d’une part, que la publicité des bières produites par des entreprises laïques a abondamment recours au référentiel religieux ; et d’autre part, que « l’utilisation de l’imaginaire monastique est inversement proportionnelle aux liens réels existant avec une abbaye », puisque dans ce contexte, pour se singulariser, les moines catholiques n’ont d’autre option que s’abstenir de toute allusion religieuse sur l’habillage de la bouteille qu’eux-mêmes produisent (ibid., p.121-125).

La publicité puise dans le champ religieux non seulement des images suggestives, mais aussi des mots. Reste à savoir quel rôle a joué la publicité en Grèce et dans quelle mesure elle a brouillé les frontières séparant le sacré du profane.

Le rôle de la publicité en Grèce : une approche diachronique

La publicité constitue non seulement un procédé créatif, mais aussi une communication ludique qui joue avec les clichés. En tant que telle, elle montre toute la force des dispositifs de promesse et des mécanismes de singularisation : chaque produit est censé être unique et son utilisation produire des effets prévisibles. À la fin du XIXe siècle, il y a déjà, dans des journaux grecs, la présentation de produits français importés évoquant le monde religieux. Il s’agit principalement de produits de santé. Ainsi, le « Vin de Saint Raphaël » (en français dans le texte), censé protéger contre les épidémies, est vendu dans une pharmacie athénienne en 1870 : « Buvez-en tous, car ceci est le Royaume de ce monde ! », dit l’annonce, imitant assez maladroitement le ton et le vocabulaire de l’Eucharistie, tout en précisant que ce tonifiant ne laisse pas la mort approcher[6]. Dans le journal Faros tis Makedonias, le 12 septembre 1892, une autre annonce présente un moine bénédictin qui porte une bouteille (p.4) : le texte explique que ce médicament, qui soulage les douleurs dentaires, a été découvert en 1373 par le prieur bénédictin Pierre Boursaud et a reçu deux médailles d’or, à Bruxelles en 1880 et à Londres en 1884 ; il est aussi question de l’Abbaye de Soulac, de Dom Maguelonne et d’un établissement bordelais, Seguin, qui en assure la distribution. Ce produit n’avait en fait plus de lien avec le monde monastique, puisque Dom Maguelonne et les moines qui l’accompagnaient avaient été expulsés de l’Abbaye de Soulac le 5 novembre 1880 ; il a, toutefois, connu un franc succès en France et à l’étranger, ce qui a provoqué la colère des ecclésiastiques : une lettre du curé de Soulac, qui date du 20 mai 1890, proteste ainsi « contre un pareil abus de notre nom et de nos armes » (Lescorce, 2013).

Il est très probable que pour le public grec de l’époque, ces produits de santé français combinaient deux caractéristiques contradictoires, mais pourtant complémentaires : alors que leur origine française les associait à une modernité prometteuse, leur (supposée) origine monastique les rattachait à la tradition, ce qui les rendait plus rassurants et familiers. Ces deux aspects, qui jouent un rôle important dans le mécanisme de singularisation, continuent d’être largement mobilisés aujourd’hui.

Celui qui se penche sur la publicité dans la presse grecque jusque dans les années 1970 est frappé par l’absence de références religieuses et l’abondance d’images de la modernité occidentale : femmes fatales, pinups ou ménagères avec des produits et des appareils qui rendent le travail domestique moins pénible ; mais aussi représentation de machines et d’usines futuristes. De ce point de vue, ces messages promotionnels suivent en Grèce, avec du retard, la voie tracée par la publicité américaine (Marchand, 1986).

Derrière cette première impression d’absence, un examen plus attentif révèle que les références religieuses persistent, même si elles sont particulièrement discrètes. Le vocabulaire et l’imaginaire religieux entrent dans la publicité de manière subtile et peuvent donc passer inaperçus. Cette ambiguïté permet à la publicité de gagner en puissance sans frôler le blasphème. Ainsi, une publicité de 1955 pour la marque de lessive Niki, ce qui signifie victoire en grec, montre une ménagère portant un tablier et assise sur une chaise ; rêveuse, elle a un phylactère au-dessus de la tête, dans lequel figure le produit et la phrase Εν τούτω νίκα (« Tu vaincras par ce signe »), qui renvoie à la légende de l’apparition de la Croix à l’empereur Constantin en 312 (ELIA, code THP.19.02.3). Dans ce cas, c’est le nom de la marque qui explique le choix de l’épisode religieux : l’idée ici est de concilier vie quotidienne (une ménagère rêveuse) et apparition divine [Figure 2]. Une publicité de 1931 est encore plus explicite : elle montre Dieu qui donne un contrat (Σύμβασις) à un jeune homme costumé, tous les deux étant devant un nuage ; la légende explique que Dieu a créé les gens nus, mais Ioannidis les habille pour 100 drachmes seulement par semaine ; derrière Dieu, une foule nue avance vers un magasin (duquel partent des rayons lumineux) et en ressort habillée[7] [Figure 3]. Cette mise en parallèle entre l’annonceur et le Créateur se retrouve même dans des publicités françaises des années 1970 (Freyssinet-Dominjon, 2000, p.46).

Figure 2

Publicité de la marque de lessive Niki

Publicité de la marque de lessive Niki
Source : Archives littéraires et historiques helléniques (ELIA)

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Figure 3

Publicité d’Ioannidis

Publicité d’Ioannidis
Source : Sitaras

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La référence au « miracle » et aux produits « miraculeux » constitue un topos de la publicité grecque. Pour ne donner que deux exemples, selon une campagne de 1956 le shampoing OM-OR est « le nouveau miracle pour vos cheveux » (ELIA, code THP.23.38.2) [Figure 4], alors qu’un des slogans les plus connus de la marque grecque Fytini, qui fait des graisses de cuisson, est qu’une fois utilisé, ce produit fait « de la nourriture miracle » (Θαύμα φαγητό θα γίνει). Dans ce cas, le dispositif de promesse s’appuie sur le religieux pour souligner l’efficacité de l’action du produit ou sa performance. Cette manière de détourner le sens du terme transforme, toutefois, la nature même du miracle : il ne s’agit plus d’un événement exceptionnel, mais d’un effet attendu et répétable. Une fois entré dans l’univers scientifique (la science cherchant à reproduire les expériences et à découvrir des régularités), le miracle, qui ne surprend plus, peut donc devenir promesse commerciale. Autrement dit, le miracle se fait science.

Figure 4

Publicité du shampoing OM-OR

Publicité du shampoing OM-OR
Source : Archives littéraires et historiques helléniques (ELIA)

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Jusque dans les années 1970, la société grecque est encore imprégnée par l’esprit des fêtes religieuses qui rythment la vie sociale, avec comme moment culminant Noël, et surtout Pâques. Ces fêtes orientent la consommation, comme le montre une publicité textuelle pour une marque de chocolat grecque qui a été publiée dans le journal Skrip, le 13 mars 1927 : « Pour le jeûne de Carême, le seul aliment revigorant et nourrissant est le chocolat pur Zavoritou » (p.3). La promesse de pureté constitue une structure narrative fondamentale pour ce type de publicité que nous retrouvons avec les produits monastiques actuels.

Pour tous les Grecs qui sont nés avant la fin des années 1960, la publicité la plus populaire qui s’inspire du domaine religieux est celle d’une marque de pâtes grecque Misco. Créée en 1927, cette entreprise est considérée comme la première à être organisée selon des standards européens, ce qui lui a permis de concurrencer sur le marché international les grands fabricants italiens de pâtes, avant d’être rachetée en 1991 par Barilla. En 1953, elle est devenue la première à vendre ses pâtes, jusque-là proposées en vrac, dans un emballage. La publicité qui a été sélectionnée pour accompagner ce changement de pratiques met en scène deux personnages : un moine, Akakios, qui part sur son âne pour acheter des provisions, alors que l’higoumène près de la porte du monastère l’interpelle pour lui rappeler qu’il faut absolument acheter les pâtes de cette marque (ELIA, code THP.19.02.1 et EPH.07.09.021) [Figures 5 et 6]. La première de ces deux publicités, qui date de 1955, est en noir et blanc, mais cette campagne sera si réussie qu’elle sera déclinée au cours du temps : en couleur, ou avec le moine dans des poses différentes — répétition visant sûrement à prolonger la pénétration mémorielle.

Figure 5

Publicité de Misco

Publicité de Misco
Source : Archives littéraires et historiques helléniques (ELIA)

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Figure 6

Publicité de Misco

Publicité de Misco
Source : Archives littéraires et historiques helléniques (ELIA)

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L’idée que la publicité de Misco semble véhiculer est que même ceux qui sont en retrait du monde reconnaissent la qualité de ces pâtes. La préférence des moines devient alors non seulement un argument de vente, mais aussi l’indice d’une popularité incontestable. Il est possible d’aller plus loin et de suggérer une relation métonymique : ce produit emballé et sécurisé devient une sorte d’équivalence du monastère, de cet espace à part, qui est mis à distance. Une même pureté caractérise l’un et l’autre. Les microbes ne peuvent pas atteindre les pâtes emballées, comme l’impureté du monde extérieur ne peut pas pénétrer dans le monastère.

Cette publicité est « probablement la plus réussie dans toute l’histoire publicitaire grecque » (Protopapadakis, 2016). Selon la légende, les propriétaires de l’entreprise seraient allés aux Météores en pèlerinage et auraient assisté à une scène qui la leur aurait inspirée. Toutefois, il semble que la réalité soit moins poétique : la publicité aurait, en fait, copié le croquis d’un dessinateur grec qui, en 1915, avait fait une réclame pour une marque de cigarettes, le moine s’appelant Onoufrios (et pas encore Akakios).

Que ce soit pour les cigarettes ou pour les pâtes, le moine est présenté comme un double du consommateur, puisque la publicité semble dire : « Même les moines achètent cette marque ! ». En France, la marque Panzani, qui a fait de Don Patillo son emblème entre 1975 et 1998 (Lugrin et Molla, 2008, p.127), a suivi une voie similaire : Don Patillo s’appuie sur le personnage cinématographique de Don Camillo qui avait été créé en 1952.

Mobilisées à des fins commerciales, ces figures religieuses ont été converties « en élément essentiel de la signalétique de la marque », la marque s’avérant « mythovore » (de Montety, 2011, p.118). Dans ces cas précis, des personnages issus du monde religieux ont été utilisés pour débanaliser les produits, les sortant ainsi du cadre d’une « société de consommation » critiquable. À l’instar de la cuisine monastique dont l’image ascétique a été refaçonnée au point de susciter maintenant de la désirabilité, ces personnages médiatiques ont fini par réconcilier, au moins au niveau des représentations, le domaine de la religion avec le plaisir culinaire.

Toutefois, ni les cigarettes ni les pâtes que nous examinons ici ne sont produites dans un monastère : nous sommes loin de la mise en vente de la production monastique qui se développera à la fin du XXe siècle.

Une économie de la réparation

Instaurée depuis les premières publicités à la fin du XIXe siècle, cette porosité entre le domaine marchand et la sphère du sacré semble être aujourd’hui réinterprétée : si le domaine marchand a pu s’étendre jusqu’à la sphère du sacré, pourquoi l’inverse ne serait-il pas possible ? Autrement dit, la sphère du sacré n’aurait-elle pas pu redéfinir les priorités et les principes des échanges marchands ?

Pour les milieux les plus conservateurs de la société grecque, mais aussi pour ceux qui critiquent les dérives du néo-libéralisme, la crise économique qui affecte le pays depuis 2008 a été, à la fois, le produit et le révélateur des excès du consumérisme. Cette position permet aux membres de l’Église et aux croyants de soutenir que les bonnes pratiques religieuses et les bonnes pratiques économiques seraient intrinsèquement liées. Selon ce discours qui ressemble à celui mis en avant par des courants écologistes, si les relations marchandes ordinaires sont caractérisées par la superficialité, la brièveté, le caractère impersonnel et la discontinuité des échanges, un nouveau type d’économie solidaire et anti-utilitariste doit émerger et fonctionner comme antidote à la crise et à ses maux. L’initiative de Kanon fait partie de ce dispositif de promesse. Selon celle-ci, une économie de la réparation et du rapprochement devrait être attentive à la réciprocité et à la proximité relationnelle. Ce dispositif de promesse lie donc le processus de réparation aux mécanismes de singularisation, puisque la certification Kanon, qui est présentée comme un rempart contre l’opacité du marché, s’adresse à des consommateurs en quête de sens.

Comme Lucien Karpik (1996) le montre, les dispositifs de promesse jouent un rôle important en ce qui concerne le maintien de la confiance et la crédibilité des engagements ; prenant parfois la forme d’une obligation morale, ils ont pour fonction de faciliter les choses afin que le contrat établi soit honoré. Le dispositif de promesses engage ici tous les acteurs impliqués : ceux qui sont à l’origine de l’initiative Kanon (l’Assemblée interparlementaire orthodoxe et la Fédération GSEVEE), les producteurs (monde monastique et petits entrepreneurs), mais aussi les consommateurs.

Nous avons vu que tant la publicité, par les liens visuels et verbaux qu’elle tisse entre un produit et le divin, que les discours sur Kanon font sortir une marchandise « de sa condition bassement terrestre » (Lugrin et Molla, 2008, p.41). Mais, ce n’est pas tout. Les deux récits suivants semblent suggérer que c’est grâce à la pureté que les produits monastiques introduisent dans le monde économique que celui-ci pourrait enfin s’assainir.

Premier récit, celui du secrétaire d’État aux Affaires étrangères, qui a pris la parole lors de la première réunion de Sparte en 2016 (Amanitidis, 2016). En tant que secrétaire de l’Assemblée interparlementaire orthodoxe, il a d’abord brièvement présenté cette institution avant d’insister sur le fait que cette initiative était différente de tout ce que l’Assemblée avait déjà entrepris, puisque c’était la première fois qu’elle intervenait dans le secteur de l’économie appliquée. Selon lui, l’idée avait fait son chemin depuis quelques années : il était temps d’envisager la collaboration entre hommes et capitaux provenant d’une « même matrice culturelle », l’orthodoxie. Le but de cette collaboration serait de promouvoir les « bonnes pratiques » afin de protéger le consommateur et d’orienter les bénéfices — qui devraient correspondre à des « profits mesurés » (λελογισμένου κέρδους) — vers des investissements tant dans le domaine de la production que dans le champ culturel.

Deuxième récit, celui du président de la GSEVEE lors la réunion de Chalcidique en 2017, où il a souligné la nécessité de soutenir l’activité productive des monastères et des petits producteurs, qui est « pure » (αγνή παραγωγική δραστηριότητα), afin de rendre leurs produits disponibles sur un marché qui dépasse les limites locales[8]. Dans son discours, la question de la visibilité était liée à celle de la singularité : la certification devient nécessaire à partir du moment où un marché globalisé, qui souffre de « distortion » (λόγω στρεβλών καταστάσεων), crée et donne parfois la possibilité à un entrepreneuriat « mal intentionné » (κακώς ασκουμένη επιχειρηματικότητα) de s’approprier ce qui ne lui appartient pas. C’est le cas, selon le président de la GSEVEE, de tous les « produits monastiques » qui font de la publicité à la télévision, dans la presse et sur Internet sans avoir aucune relation réelle avec le monde monastique : ces comportements, qui visent à faire des profits à tout prix (μιας κακώς εννοουμένης κερδοφορίας), vont à l’encontre de « toute notion de compétition saine » (καταστρατηγεί κάθε έννοια υγιούς ανταγωνισμού). De même, le président a mis l’accent sur le rôle que la Fédération joue depuis sa création : exprimer et soutenir un « entrepreneuriat sain » (την υγιή επιχειρηματικότητα).

Tout se passe comme si la circulation de ces produits pouvait avoir un effet réparateur sur le marché et ses acteurs, en les poussant à redécouvrir les bonnes pratiques, en les incitant à se tourner vers la recherche de « profits mesurés » qui sont ensuite réinvestis de manière socialement utile. Comme si ces produits pouvaient faire ressortir les « bonnes intentions » des entrepreneurs. La certification Kanon serait donc capable non seulement de réparer une injustice, en empêchant les « grands » de s’approprier ce qui devrait revenir aux « petits », mais aussi de réparer un marché déréglé.

En guise de conclusion

Lors des enquêtes de terrain, le témoignage d’une employée de la compagnie pharmaceutique, qui a collaboré avec un monastère du mont Athos pour améliorer la commercialisation d’une gamme cosmétique que ce monastère voulait mettre sur le marché, a été recueilli. Selon elle, « les moines ramassaient les plantes (βότανα) et les apportaient dans une usine de Thessalonique pour faire des crèmes et des shampoings. L’higoumène du monastère est venu nous voir, avec son acolyte. Ils ont fait une bénédiction dans les bureaux, on était tous rassemblés là, une centaine de personnes. À la fin, ils ont donné à chacun d’entre nous un chapelet (κομποσχοίνι). Puis, l’acolyte est allé visiter notre usine, qui est un espace stérilisé, il faut s’habiller correctement pour y entrer, il faut se couvrir les cheveux. – "Mettez une charlotte", lui a demandé le responsable. – "Ah, mon fils (τέκνο μου), pas même un poil ne tombera de moi. Ces poils sont du Christ, ils sont bénis. Ils ne peuvent pas polluer", a-t-il répondu. »

Ce récit critique l’idée que la bénédiction et la grâce divine pourraient dispenser de la nécessité de respecter les consignes sanitaires. De ce point de vue, la réaction de l’acolyte n’est pas seulement déplacée, elle est surtout irrationnelle. Ce témoignage montre qu’il est difficile de concilier les normes scientifiques d’hygiène (qui imposent un cahier des charges et des pratiques spécifiques) avec une valeur, comme la pureté, quand celle-ci renvoie exclusivement au champ religieux. Il suggère également que le monde industriel, perçu aujourd’hui comme polluant, a contribué à élargir la notion de pureté, en la sortant de son contexte religieux pour lui attribuer un caractère scientifiquement mesurable et reproductible dans la mesure où il a créé des environnements de production stériles et sécurisés, où ce qui n’est pas à sa place — selon la définition que Mary Douglas (1992) a proposée pour cerner la notion d’impureté — ne doit pas entrer.

Si, comme nous l’avons vu, la publicité a longtemps mis en avant les usines futuristes, elle préfère actuellement les prairies (Seraïdari, 2018b), mais aussi les vieilles bâtisses (dont certaines ont des fonctions religieuses). À cette pureté « idéalisée » s’oppose la pureté comme contrainte émanant de l’organisation rationnelle du monde industriel. La publicité pour les pâtes Misco, rappelons-le, jouait également sur ce registre, étant donné que l’emballage qui les protégeait de toute souillure était censé représenter non seulement une prouesse technologique, mais aussi un équivalent métonymique de la fermeture du monde monastique. De manière parallèle, la publicité télévisée pour le lait du monastère de Makariotissis (vendu dans les épiceries visitées) essaie de concilier les deux registres : alors que la publicité nous invite à découvrir « toute la nature dans une goutte de lait frais », une série d’images insiste sur les installations ultramodernes, les contrôles sanitaires, les gants et les charlottes que les employés portent. Il n’y a aucune référence au monde religieux dans cette publicité, si ce n’est quelques plans furtifs des murs en pierre du monastère.

La pureté des produits monastiques est présentée, le plus souvent, comme une qualité qui dérive du contexte productif, que ce soit la nature qui entoure les monastères, ou les moines-producteurs qui vivent loin du monde et de ses tentations. Dans ce cadre, la valeur des personnes et des lieux alimente la valeur des choses. La manière d’aborder la question de la pureté relève ici de l’essentialisme ; en revanche, la notion de pureté, telle qu’elle apparaît dans le registre scientifique, renvoie à une méthodologie (appliquée à la collecte et la transformation de la matière première). De ce point de vue, la certification Kanon, avec les contrôles sanitaires qu’elle instaure, essaie de formuler une double promesse, liant scientificité et bénédiction religieuse. C’est cette conjonction qui fait la singularité de ces produits.

Si Kanon semble vouloir faire entrer les normes sanitaires dans le domaine de la production religieuse, la dévalorisation croissante de cette forme de pureté industrielle, à la suite de l’engouement pour le « bio » et des discours écologistes des dernières décennies, pose des questions pertinentes : dans quelle mesure le fait de condamner le caractère mécanique, technique et inhumain de l’ordre industriel ne conduit pas finalement à la condamnation simultanée de la rationalité et de la scientificité, laissant ainsi ouvert le chemin au retour non seulement du religieux (souvent sous une forme fondamentaliste), mais aussi de l’irrationnel ?