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Le service public est conceptualisé dans les formes modernes d’États-nations comme l’aboutissement d’un processus historique partant de l’émergence de l’idée romaine d’utilitas publica s’étant développée entre les XIe et XIXe siècles, avant de germer en tant que notion à partir du XXe siècle (Mestre, 1985, cité par De Proost, 2005, p.7). Dans les sciences juridiques et politiques, une théorie du service public émerge en France au début du XXe siècle avec l’ouvrage du conseiller d’État Teissier qui l’appréhende comme un outil important pour délimiter la compétence d’une juridiction administrative (Chevallier, 1976). Dans la conception française du service public, les organisations publiques visent à satisfaire l’intérêt général (que chaque État peut définir) par opposition aux structures privées qui cherchent d’abord à répondre à des intérêts individuels ou collectifs de leurs membres. Pour l’atteinte de ces objectifs, les organismes ayant des missions de service public obéissent à des principes tels que la continuité du service, la nécessité d’une adaptation continuelle aux besoins et l’égalité de tous les citoyens (George, 1998). À la différence de cette tradition française du service public, le public service étasunien ne met pas l’accent sur la forme publique ou privée des organisations, mais sur leur utilité publique (public interest). Dans ce système, les entreprises privées peuvent être de service public dans la mesure où des règles d’encadrement et de régulation des marchés ainsi que des obligations du public interest sont définies. Des organismes indépendants ont la charge de veiller au respect de ces obligations de service public. L’interventionnisme français où l’État est à la fois juge et partie, contraste avec le laisser faire du système étasunien où l’État définit des règles et intervient a minima. Dans le secteur audiovisuel, cette différence justifie la création précoce en 1934 de la Federal Communications Commission en charge de réguler les communications aux États-Unis. En France, le service public de l’audiovisuel est englué dans la matrice politique (Regourd, 2013, p.29) jusqu’aux années 1980 où la fin du monopole public est actée par la loi du 29 juillet 1982 (Vedel, 2005) qui créé en même temps la Haute Autorité de la communication audiovisuelle. La libéralisation des secteurs audiovisuels est très souvent accompagnée d’une création d’instances en charge de les encadrer. Cette tendance se confirme dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Les processus de démocratisation engagés dans les années 1990 et ayant abouti à l’ouverture totale ou relative des secteurs médiatiques (De la Brosse, 2013) dans plusieurs pays, débouchent aussi sur des réformes des médias publics (Tozzo, 2005) et la création de régulateurs.

Les missions des régulateurs des médias sont de veiller au respect des règles qui encadrent le secteur. Historiquement, ils régulent d’abord les médias de service public, notamment l’égalité d’accès des forces politiques. Ensuite, il se sont chargés de la régulation des médias privés qui sont le fruit de la libéralisation du secteur. Les médias publics évoluent ainsi de la tutelle à la régulation (Bauby, 1998) en passant de médias d’États à médias de service public. Auparavant directement liés au pouvoir politique et subordonnés aux politiques gouvernementales, les médias d’États pouvaient obéir davantage aux orientations définies par leur tutelle qu’à des critères et missions de service public définies dans un cadre légal. Les réformes audiovisuelles engagées dans des pays comme la France dans les années 1980 définissent le cadre des missions de service public de ces médias tout en confiant la prérogative de leur contrôle à des organes de régulation distincts du pouvoir politique central.

1. L’État et le service public audiovisuel : des conceptions et cadres fortement différenciés

Le service public de la radiotélévision est défini par Jay Blumler et ses collègues (1992) comme répondant à des principes tels que l’universalité géographique (le signal doit atteindre toute la population), l’éthique d’une offre complète (ethics of comprehensiveness), des mandats généraux, la diversité, le pluralisme et la variété (le service public doit satisfaire un large éventail d’opinions et de goûts), la dimension non-commerciale, et le rôle politique de la médiatisation des débats contradictoires au sein de la sphère politique. Ces principes sont traduits de manières différentes par les organisations internationales et sous-régionales.

La politique européenne de l’audiovisuel était essentiellement incitative quant aux principes énoncés supra, en jouant un rôle de conseil et d’encadrement souple (Mousseau, 1989, p.9). Cependant, même le modèle ouest-européen du « broadcasting » (McQuail, 1995), c’est-à-dire un modèle audiovisuel avec des caractéristiques structurelles homogènes propres à l’Europe de l’Ouest, est difficile à envisager (Bourdon, 2013, p.17). En réalité, la notion de service public européen a été convoquée et employée dans les stratégies discursives des pourfendeurs des processus de déréglementation et de privatisation (Bourdon, 2013, p.17). Les « contradictions internes de la philosophie de service public » (Ang 1991, p.104) sont par exemple très marquées entre les pays européens, notamment entre le Nord et le Sud. Des difficultés sont ressenties dans les sphères nationales par rapport à la culture politique propre à chaque État. En guise d’exemple, plusieurs pays de l’Est qui ont connu des configurations totalitaires dans le bloc soviétique éprouvent des difficultés à réformer leur secteur audiovisuel, notamment en faveur d’une indépendance des médias. Le manque de culture du service public non contrôlé par le pouvoir politique rend complexes les efforts de restructuration de l’audiovisuel public et la redéfinition des relations avec les pouvoirs politiques et la société (Pečiulis, 2010, p.81).

En Afrique, les études en sciences de l’information et de la communication analysent surtout les médias de service public sous l’angle de leur assujettissement ou indépendance vis-à-vis du pouvoir politique (Tozzo, 2005 ; Balima, 2014). Dans les pays francophones où sont situés les régulateurs africains concernés par cette recherche, les médias publics sont restés aux mains du gouvernement jusqu’aux années 1990, où une vague de transformations institutionnelles et constitutionnelles ont accéléré les réformes des médias publics.

Aujourd’hui, les missions de service public confiées aux médias publics dans les pays étudiés sont les suivantes :

Tableau 1

Missions de service public dans les pays étudiés[1]

Missions de service public dans les pays étudiés1

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Ce tableau permet de voir que les missions des médias de service public des 18 pays étudiés ont trait à leur universalité, leur indépendance, la promotion de la diversité et la spécificité de leurs services, en ayant pour finalité la satisfaction de l’intérêt général. Cependant, l’indépendance reste encore un défi pour la plupart des médias de service public qui sont très liés au pouvoir politique. L’accomplissement de leurs missions de service public est encadré par des lois et cahiers de charges que les autorités de régulation ont la charge de contrôler pour leur éviter un déséquilibre. Il est à noter que l’étude ne fait pas de distinction entre la radio et la télévision en termes d’accomplissement des missions de service public. Même s’ils peuvent désigner des entités distinctes dans certains cas comme le montre le tableau présenté supra, les deux médias sont majoritairement regroupés au sein d’une même structure dans les pays étudiés.

L’action des organes de régulation devait se substituer au lien de subordination préexistant entre les médias d’États et le pouvoir politique en coupant le « cordon ombilical » (Musso, 2005, p.62) qui liait directement ces deux acteurs. En d’autres termes, les médias de service public sont assujettis à des missions qui guident leur fonctionnement et leur programmation. Les régulateurs sont chargés de veiller au respect de ces règles. Aussi bien les médias de service public que le régulateur sont censés disposer d’une autonomie vis-à-vis du pouvoir politique pour garantir l’atteinte de leurs objectifs. Dans les faits, et selon les pays, autant les médias de service public que les autorités de régulation semblent éprouver des difficultés à se départir de la tutelle directe du pouvoir politique. Il est établi que plusieurs régulateurs disposent d’une « indépendance limitée » (Adjovi, 2003) et éprouvent des difficultés à réguler les médias publics encore proches de l’appareil étatique. Ce triangle infernal gouvernement-média audiovisuel de service public-régulateur pose ainsi la problématique de l’intérêt public. Quels mécanismes sont déployés par les régulateurs pour contrôler l’accomplissement de ces missions de service public ? Quelles variations et convergences peuvent être observées dans les rapports entretenus par les régulateurs et les médias de service public selon les pays et régions ? Quel est le poids actuel du pouvoir politique sur les régulateurs et les médias de service public ? Ces questionnements débouchent sur la problématique centrale de cette recherche exploratoire autour des rapports entretenus par les régulateurs et les médias de service public dans les pays et régions étudiés.

Cet article explore les formes que prennent le service public audiovisuel ainsi que les méthodes de régulation qui lui sont appliquées par les régulateurs dans 18 pays d’Europe, d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne pour comprendre l’état actuel et les tendances qui se dégagent dans les ensembles régionaux où sont situés les pays étudiés.

2. Méthodologie

Cette recherche sur les pratiques de régulation des médias de service public dans les pays membres du Réseau Francophone des Régulateurs des Médias (REFRAM) a pour objectif de mettre en lumière les méthodes employées par les régulateurs pour contrôler l’accomplissement des missions de service public. Pour ce faire, nous nous sommes intéressés dans un premier temps aux cadres institutionnels et règlementaires qui circonscrivent ces missions de service public audiovisuel. Dans cette perspective, nous avons effectué une veille sur les sites web institutionnels[2] des autorités de régulation qui nous a permis de trouver les textes qui encadrent leurs actions ainsi que les obligations des médias en général et des médias de service public en particulier. Ce travail de veille a aussi été réalisé sur les sites des réseaux de régulateurs des médias tels que (ERGA, le REFRAM, le RIARC, le RIRM[3]) entre janvier et février 2019. Cette veille exploratoire a été complétée et précisée par les réponses des régulateurs des médias.

En effet, dans un second temps, un questionnaire a été réalisé et adressé à 25 organes de régulation membres du REFRAM dont 18 ont répondu entre mars et juin 2019[4]. L’administration d’un questionnaire en lieu et place d’un guide d’entretien (qui était le premier outil de collecte envisagé) pour des d’entretiens semi-directifs, qui paraissait plus pertinent pour ce type d’étude, se justifie par plusieurs blocages rencontrés, dont la difficulté de trouver des créneaux pour ces entretiens à distance avec une partie des responsables des organes de régulation, mais aussi la nécessité de soumettre tous les enquêtés au même protocole de collecte de données. Finalement, nous avons choisi d’élaborer un questionnaire à envoyer aux régulateurs, qui permet des retours par écrit, mais avec des questions majoritairement ouvertes afin de disposer des réponses les plus exhaustives possibles. Les réponses écrites dans ce questionnaire ont été données par les services désignés au sein des organes de régulation à la suite de l’envoi des questionnaires aux présidences ou secrétariats de ces structures. Entre autres, les questions portaient sur des caractéristiques générales et organisationnelles des régulateurs, les champs couverts par leur action, les missions de service public dévolues aux Médias de Service Public (MSP) qu’ils ont en charge de contrôler, les méthodes de surveillance de l’accomplissement des missions de service public par les médias, les difficultés des régulateurs et des MSP ainsi que les relations qu’ils entretiennent. Les réponses reçues des organes de régulation ont fait l’objet d’analyses à partir de grilles élaborées pour identifier les méthodes, difficultés et mutations de la régulation des MSP. Bien que cette collecte de données ait été commanditée par l’Office fédéral de la communication suisse (OFCOM), cette recherche exploratoire s’inscrit dans la perspective des réflexions sur les pratiques de régulation des médias en sciences de l’information et de la communication. Elle vise à rendre compte des évolutions des approches de régulation développées, mais aussi à analyser les jeux d’acteurs qui ont du sens dans ce champ en s’intéressant aux dispositifs qui permettent de réguler l’accomplissement des missions de service public.

3. Un service public audiovisuel constamment sous tension dans les zones étudiées

La visée exploratoire de cette recherche implique un effort de systématisation des différentes réalités ou cadres médiatiques observés, en lien avec notre objet. En ce sens, l’essai de systématisation des idéaux de régimes médiatiques européens par Hallin et Mancini (2004) faisait ressortir trois modèles : le modèle pluraliste polarisé, le modèle démocratique corporatiste et le modèle libéral. Le modèle pluraliste polarisé est identifiable par une faible circulation de la presse et une faible professionnalisation des journalistes, ainsi qu’une forte polarisation des divisions politiques dans le secteur médiatique (médias qui reflètent les camps politiques) et un important interventionnisme étatique. Pour les auteurs, ce modèle est identifiable dans des pays comme la France, l'Italie, l'Espagne, la Grèce et le Portugal (Bourdon, 2013, p.21). Quant au modèle démocratique corporatiste, il présente une forte circulation de la presse et une forte professionnalisation des journalistes tout en gardant aussi un parallélisme politique (division politiques reflétées dans les médias) et un important interventionnisme étatique. Ce modèle serait très présent en Scandinavie, dans le Bénélux ou encore en Autriche. Le modèle libéral se caractérise par une très faible intervention étatique, mais un important parallélisme politique et une forte professionnalisation des journalistes. Les modèles du pluralisme polarisé et de démocratie corporatiste sont donc, a priori, les plus courants dans les pays européens membres du REFRAM. Même si cette modélisation apparaît pertinente pour caractériser quelques traits des États présents dans notre recherche, elle comporte des faiblesses dans une analyse du service public médiatique qui prend nécessairement en compte l’intervention de l’État. Elle semble d’autant plus difficile à utiliser que dans des modèles définis comme libéraux, tel que le Royaume-Uni, l’État intervient aussi.

Dans les pays de l’Europe du Sud comme la France, l’histoire a montré que l’autorité politique a souvent licencié dans les médias de service public des responsables de l’information trop indépendants (Bourdon, 1990, p.84). Cette intervention est aussi passée par le financement, notamment avec la question des redevances (Bourdon, 2013, p.22) qui, par ailleurs, illustre le fossé qui existe entre l’audiovisuel de service public Nord européen et Sud européen. Dans un pays comme la Suisse, la question de la redevance a même été une question de débat national avec l’ « Initiative No Billag »[5].

En outre, des flottements stratégiques ont été notés dans la réforme du service public de l’audiovisuel dans un pays comme la France, ce qui a contribué à le plonger dans la tourmente (Charon, 2005). Le service public adopte une stratégie « hésitante, opportuniste, contradictoire, surtout dominée par l’obsession de s’adapter (trop souvent en le mimant) à la concurrence du privé » (Charon, 2005, p.25). Confronté à la dynamique marchande qui l’oblige à se définir par rapport à la contrainte de la chasse aux audiences (Belin, 1995, p.191), à une privatisation de certaines entités (exemple de la TF1) et à la soumission à une forte concurrence des chaînes privées, le service public menace de se déliter malgré des tentatives de réformes comme la loi Sarkozy de 2009 qui supprimait la publicité commerciale, mais qui reprend la nomination des président-directeur général des médias de service public. Les médias de service public sont donc embarqués dans un scénario paradoxal où leurs missions spécifiques sont mises en avant, mais leurs moyens sont limités (Musso, 2005, p.65). Ils sont en outre soumis à la forte concurrence des groupes privés, ce qui les pousse à accroitre la part de divertissement dans leurs programmes (Bourdon, 2013, p.23) et à courir le risque d’un manque d’équilibre dans les missions qui leurs sont assignées.

Dans les pays de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient (ANMO ou MENA en anglais) concernés par cette étude que sont le Maroc, la Tunisie et le Liban, les médias de service public ont aussi fait face à plusieurs contraintes. Au Maroc, le service public audiovisuel a longtemps fonctionné comme un média d’État proche du Makhzen[6]. En 2002, la fin du monopole public est officiellement actée par un décret-loi et un autre dahir [7] institue un organe de régulation de l’audiovisuel. Cependant, la Radiotélévision marocaine (RTM) transformée en Société nationale de radio-télévision (SNRT) qui est ouverte à la participation privée est toujours entièrement détenue par l’État (Hidass, 2007, p.5). Le Maroc est l’un des premiers pays de cette zone à créer un organe de régulation de l’audiovisuel (Varol, 2010). En Tunisie, les médias audiovisuels publics sont assimilés à des médias d’États au service de l’appareil gouvernemental sous le régime du président Zine el-Abidine Ben Ali. Il faut attendre la révolution qui éclate le 14 janvier 2011 et ses effets pour assister à une libéralisation du paysage médiatique (De la Brosse, 2013). Plusieurs dysfonctionnements et blocages tels que le « manque d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique ; la centralisation excessive des pouvoirs de décision et de gestion entre les mains des présidents directeurs généraux de ces entreprises, nommés directement par le pouvoir exécutif » (Lajmi, De la Brosse, 2018, p.164) entre autres, ont fini de miner l’activité de l’audiovisuel de service public. Avec la libéralisation et la création de la HAICA en 2013 qui attribue plusieurs fréquences, le contexte devient fortement concurrentiel pour le service public qui fait donc face à des défis sur le plan de la gouvernance, de l’indépendance et de la qualité de ses contenus (Lajmi, De la Brosse, 2018, p.167). Au Liban, la Télé Liban est confrontée à un contexte sociopolitique délétère et la loi n°382 datée du 10 novembre 1994, qui met fin au monopole, ne prévoit rien en parallèle « pour définir la mission et les objectifs de Télé Liban, ni le mécanisme nécessaire à son financement, ni l’organisation de la production de programmes nationaux » (Dabbous-Sensenig, 2012, p.197). Dans ce pays, « l’officiel » et « l’étatique » se substituent au public (Jreijiry, 2013, p.87). Par exemple, la Télé Liban a provisoirement cessé d’émettre sur décision du gouvernement en février 2001, sans réaction de la population libanaise qui est restée indifférente à cette décision. La chaîne reste aujourd’hui fragile, fortement liée au pouvoir politique et concurrencée par des médias privés et confessionnels.

Les pays francophones d’Afrique subsaharienne ont dans leur majorité connu une trajectoire similaire. Dans les années 1990 où la quasi-majorité de ces pays démocratisent leurs champs politiques en mettant fin au monopole étatique sur le secteur médiatique, les États modifient aussi les statuts des médias de service public qui ont la plupart du temps évolué vers des statuts d’Établissements publics à caractère administratif (EPA) avec une autonomie financière et administrative (Frère, 2001, p.52). Ces nouveaux statuts libèrent la plupart des médias de service public et les soumettent à des logiques de rentabilité financière sur le plan formel. Cependant, ces médias publics sont confrontés à des difficultés telles que le manque de compétences adéquates de personnels fonctionnarisés aux visées carriéristes (Tozzo, 2005, p.108, p 112), la désuétude ou la mauvaise exploitation des infrastructures et la forte dépendance vis-à-vis de l’État (Frère, 2001, p.53). Progressivement, le pouvoir politique reprend la main sur ces médias (Tozzo, 2005, p.104) qui restent majoritairement soumis au pouvoir politique, ce qui provoque souvent des frictions avec les régulateurs des médias (Camara, 2015 ; Loum, Sarr, 2018). Avec le développement des médias privés qui rendent le secteur fortement concurrentiel, l’audiovisuel public reste assimilé à un média d’État qui doit faire face au défi de la convergence et des innovations technologiques (Balima, 2014).

Ainsi, les médias de service public sont sous une double contrainte entre les pesanteurs du pouvoir politique et la pression concurrentielle du marché des audiences et annonceurs. Pour répondre à leurs missions de service public, ils sont contrôlés par des autorités de régulation dont les statuts juridiques et compétences réelles diffèrent selon les pays et régions, mais qui sont en général des « organes non juridictionnels chargés de réglementer le secteur, d’assurer un équilibre entre les intérêts des différentes forces en présence, d’arbitrer au besoin entre ces intérêts et de réprimer éventuellement les infractions » (Samb, 2008, p.106).

La forme juridique la plus courante de ces organes de régulation dans les pays étudiés est le statut d’Autorité administrative indépendante (AAI), c’est-à-dire des « structures placées hors hiérarchie, échappant à tout pouvoir d’instruction et de contrôle et disposant d’une liberté d’action juridiquement garantie » (Gentot, 1994, p.8). Cependant, ce statut juridique n’est pas identique dans tous les pays membres du REFRAM même s’il est présent en France, en Belgique ainsi que dans la plupart des pays africains concernés par cette étude. En guise d’exemple, il n’existe pas en Suisse où l’Office fédéral de la communication est directement lié au Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC).

4.Les méthodes de contrôle des médias de service public dans les pays étudiés

Le contrôle des obligations des médias audiovisuels de service public est assuré par des organes de régulation qui utilisent des techniques dont la plus répandue est le monitorage, appliqué à tout le secteur médiatique à des degrés divers. Les données recueillies dans les pays étudiés font ressortir une variété d’outils et de méthodes de régulation des médias. En ce sens, nous avons ainsi posé la question suivante dans notre questionnaire :

Quelle méthodologie et quels outils de mesure sont utilisés par l’autorité de régulation audiovisuelle pour contrôler le respect et le degré d’accomplissement des obligations de service public par les éditeurs ? Et à quelle fréquence s’exerce ce contrôle ?

En plus du monitoring, des régulateurs, comme l’OFCOM Suisse, les Conseils supérieurs de l’audiovisuel (CSA) belge et français et l’Audiovisual Media Authority (AMA) de l’Albanie, mènent ou commanditent des études annuelles ou biannuelles sur les programmes audiovisuels des médias de service public dont ils mesurent la conformité aux règles qui fixent leurs missions. Ces rapports abordent aussi les dimensions économiques dans une logique de transparence financière. En Belgique, en plus du dispositif de monitorage, le média de service public remplit un formulaire d’auto-évaluation qui lui permet de jauger lui-même l’adéquation de ses programmes à ses missions de service public. Cet auto-examen effectué par le média de service public s’agrège au monitoring, aux études et rapports réalisés par le CSA belge pour vérifier l’adéquation de ses programmes aux missions qui lui sont assignés. Le régulateur marocain, la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (HACA) a quant à lui développé un logiciel à partir duquel le suivi peut être fait mais qui permet aussi aux éditeurs de service public de faire leur propre évaluation. Ce logiciel comporte des variantes[8] qui permettent aux éditeurs de stocker et de mesurer leurs grilles de programmes ainsi que leur temps d’antenne par rapport à la diversité attendue des médias de service public. Il est d’ailleurs repris par le Tchad qui utilise le même outil technique pour faire le monitoring des contenus. Le cas Suisse fait office d’exception, car l’OFCOM contrôle les éléments relatifs à la publicité et au parrainage tandis qu’une autre structure dénommée l'Autorité indépendante d'examen des plaintes en matière de radio-télévision (AIEP), prend en charge les plaintes de particuliers contre l’audiovisuel public. De même, l’OFCOM externalise très souvent ses études sur les médias qu’il confie à des structures de consultance. Au Liban, le Conseil national de l’audiovisuel (CNA) emploie deux méthodes pour observer les médias audiovisuels : d’une part il signe des contrats avec des sociétés privées pour l’enregistrement de programmes et l’étude des contenus et, d’autre part, il demande aux médias de lui envoyer les enregistrements des programmes lorsqu’il constate des plaintes de la société civile ou du public. Sur cette base, le CNA examine les plaintes de la société civile et rédige ses rapports. Lors de notre recherche, le CNA semblait être en grande difficulté pour assurer ce suivi, en atteste ce passage de sa réponse :

[…] [le CNA] n'a pas reçu, conformément à la loi, les équipements nécessaires au suivi de la diffusion par les médias autorisés tandis que son budget était réduit, de sorte qu'il n'était plus en mesure de passer un contrat avec des entreprises privées pour rendre compte des performances des médias.

Les outils utilisés pour contrôler les obligations de service public dans les pays européens et d’Afrique du Nord sont donc le monitoring, les études et rapports sur les programmes, les contenus et la gestion économique, mais aussi des techniques d’autoévaluation qui prolifèrent ces dernières années. À la suite de ces contrôles, les régulateurs mettent en place des procédures incitatives ou coercitives. En plus de leur auto-saisine lorsque des déviances sont constatées, ces organes peuvent être saisis par le public. Ensuite, dans plusieurs pays comme la Tunisie, la France ou la Belgique, les conseils des organes de régulation prennent des décisions ou formulent des recommandations systématiquement lorsqu’ils constatent des violations aux obligations de service public. Dans la même veine, l’organe de régulation albanais édite des notes incitatives à l’endroit de l’audiovisuel public. Les régulateurs de l’Albanie, la Suisse, la Moldavie et la Roumanie semblent ne pas avoir à prendre des décisions coercitives contre les médias de service public qui paraissent jouer leur rôle. D’ailleurs, en Moldavie et en Roumanie, la loi est très protectrice des contenus de l’audiovisuel public. Notons que dans ces deux pays, des audiences publiques sont tenues avec les éditeurs en cause lorsque des plaintes les accusant sont déposées. C’est à la suite de ces séances publiques que des décisions sont prises.

L’approche de régulation des médias de service public dans les pays européens étudiés est donc essentiellement incitative. En revanche, dans des pays comme la Tunisie et le Maroc, le régulateur inflige régulièrement des sanctions à l’audiovisuel public.

En Afrique subsaharienne, les méthodes de régulation des médias de service public prennent surtout la forme du monitoring et de rapports trimestriels, semestriels, annuels ou circonstanciés (évènements, élections) sur les médias.

Au Burkina Faso, la méthodologie utilisée par le Conseil supérieur de la communication (CSC) pour contrôler le respect et le degré d’accomplissement des obligations de service public comprend deux volets : l’observation des productions médiatiques à travers le monitoring et les visites sur le terrain. Au Cameroun, le contrôle des médias de service public est un exercice permanent pour le Conseil national de la communication (CNC). L’autorité de régulation comprend en son sein une cellule de monitoring et de veille technologique dont les équipements fonctionnent 24 h/24. En Guinée, la Haute autorité de la communication (HAC) procède au monitoring des programmes des radios et télévisions par le Système de monitoring audiovisuel par Internet (SYSMAPI) et au contrôle des radios et télévisions déployées sur le terrain. Au Niger, le Conseil supérieur de la communication (CSC) dispose d’une unité technique de monitoring qui assure l’enregistrement et le suivi des programmes pour dresser des rapports à l’attention du collège des Conseillers sur plusieurs thématiques. En République Centrafricaine, le Haut Conseil de la communication (HCC) reconnait lui-même que sa méthodologie de contrôle est « très archaïque et très peu orthodoxe »[9]. Cette méthodologie consiste à écouter manuellement une partie des programmes des radiodiffusions de la place. Par suite des écoutes des radiodiffusions et télévisions publiques et privées, les observateurs-analystes dressent des rapports circonstanciés si des violations aux règles de déontologie sont constatées. Au Sénégal, le Conseil National de Régulation de l’Audiovisuel (CNRA) dispose également d’un service de veille permanent. Des techniciens d’écoute et de suivi des programmes sont recrutés pour faire le monitoring des médias. Au Tchad, l’autorité de régulation dispose d’un service de monitoring qui fonctionne 24h/24. Ce service est animé par des analystes qui font le suivi des médias de service public. La Haute Autorité de l’audiovisuel de la communication (HAAC) du Togo réalise un contrôle des médias publics par le biais d’un monitoring et rédige des rapports trimestriels.

Ces résultats issus des réponses des régulateurs montrent que les méthodes de régulation sont presque partout similaires même si des écarts de moyens techniques et financiers importants sont notés. En plus du monitoring, des rapports sont rédigés pour rendre compte des pratiques observées dans le secteur médiatique dont l’audiovisuel public fait partie. Les techniques peuvent être traditionnelles (République Centrafricaine) avec des écoutes directes et l’absence de matériaux spécifiques pour le monitoring, modernes avec des logiciels qui complètent le monitoring et automatisent le contrôle de certains critères (exemple du logiciel HMS au Maroc), et externalisées à travers des études confiées à des structures externes au régulateur (Suisse).

5. Une régulation de plus en plus concertée ?

La régulation des médias est intrinsèquement liée à la règlementation qu’elle s’attache à faire respecter par différents moyens. Lorsque cette régulation est le fait d’organes chargés de veiller au respect des normes auxquelles sont assujettis les journalistes et médias, on est en présence d’une « régulation top-down » ou autoritaire. Même dans les cas où cette forme de régulation top-down ne s’exerce que de manière indicative sous forme de recommandations, elle est a priori contraignante. La plupart des organes de régulation ont été conçus sous ce modèle du « faire respecter ». En guise d’exemple, le Conseil supérieur de l’information (CSI) burkinabé (devenu Conseil supérieur de la communication), dispose de prérogatives de sanctions graduelles qui peuvent aller jusqu’à la suspension du programme (ou d’une partie du programme) à court (moins d’un mois) ou moyen-long terme (le retrait de l’autorisation d’exploitation s’il y a lieu) (Tiao, 2015, p.94). Ce type de prérogatives, partagé par la grande majorité des organes de régulation africains concernés par notre étude, a guidé les premières années des organes de régulations qui en disposaient en Afrique avec plusieurs sanctions prononcées à l’endroit des médias privés. En Europe, les prérogatives de sanctions des régulateurs sont aussi présentes dans leurs conceptions. Le CSA français peut procéder à la suspension d’une diffusion, à la réduction d’une durée d’autorisation ou de convention, infliger des sanctions pécuniaires, retirer l’autorisation ou résiliation de la convention. En réalité, la contrainte est intrinsèque aux régulateurs. Le pouvoir de sanction et dans l’ADN de ces organes. Dans les pays où ce pouvoir n’était pas consacré lors de la création de ces organes, ils ont très tôt revendiqué ces prérogatives comme ce fût le cas du Haut Conseil de la radio-télévision (HCRT) du Sénégal créé par le décret n° 91-537 du 25 mai 1991 et dont la première vocation était de veiller au pluralisme et à la liberté d’expression de ces voix d’opposition au sein de média public qui était encore le seul média audiovisuel. Le HCRT devait visionner certains contenus et émissions avant leur diffusion et veiller à ce que l’opposition ait un temps d’antenne. Son champ d’intervention et ses pouvoirs sont élargis en 1998 avec sa transformation en Haut Conseil de l’audiovisuel (HCA) qui avait aussi du mal à faire appliquer ses sanctions. C’est à la suite d’un plaidoyer mené par ses membres et sa présidente Aminata Cissé Niang[10] que ses pouvoirs de sanctions ont été renforcés par la loi 2006-04 du 4 janvier 2006 qui instaure par la même occasion le Conseil national de régulation de l’audiovisuel. Cependant, la régulation se distingue de la règlementation stricto sensu par sa dimension plus humaine de médiation et d’échanges. Bertrand Cabedoche parle d’ « actions de plus en plus concertées, négociées avec les acteurs » (Cabedoche, 2013, p.250) qui consacrent un modèle de régulation concerté. Si dans la plupart des pays étudiés les régulateurs semblaient guidés par une logique top-down à leurs débuts, on assiste de plus en plus à des formes d’interactions moins contraignantes et plus pédagogiques entre les régulateurs et les médias.

Historiquement, plusieurs recherches ont montré que les régulateurs des médias ont du mal à contraindre les médias publics, surtout lorsqu’ils sont proches des pouvoirs politiques. Deux facteurs explicatifs peuvent être convoqués : premièrement, dans les cas où les présidents des organes de régulation sont nommés au même titre que les directeurs des médias de service public, on observe un même type de légitimité qui rend difficile l’acceptabilité de mesures contraignantes de l’un sur l’autre; deuxièmement le lien entre le gouvernement et les médias de service public dans certains pays ainsi que la forte politisation de ces derniers rendent difficile l’application de sanctions à leur endroit. L’approche concertée de la régulation apparaît donc préconisée et alliée aux formes contraignantes de régulation. Notre recherche a montré que les régulateurs initient ces approches concertées en organisant des rencontres, des ateliers, des séminaires pour sensibiliser, former et inciter sur des thématiques et inciter les éditeurs de service public à un meilleur respect de leurs missions et obligations. Pour comprendre la teneur de ces approches concertées de régulation, nous avons posé la question suivante :  À quelles occasions/à quels intervalles l’autorité de régulation entretient-elle des contacts avec les éditeurs de contenus assujettis à des obligations de service public ? 

Cette démarche est observée en Tunisie, en Suisse, en Moldavie, au Maroc, en France et en Belgique, à des degrés divers. Le CSA français déclare que « le Conseil invite régulièrement les responsables des groupes à venir s’exprimer lors d’auditions en collège plénier ou en groupe de travail ». En Moldavie, le Conseil coordinateur de l'audiovisuel (CCA) assure aussi organiser « des séminaires pour les radiodiffuseurs et les fournisseurs de services, qui abordent différents thèmes tels que : contenu audiovisuel, concurrence, réglementation, créativité et dynamiques sociales ». En Tunisie, la HAICA assure que les « les rencontres périodiques et les ateliers organisés avec les médias de service public ont servi le plus souvent à améliorer les choses : Traitement des questions relevant du genre, couverture des élections, respect de la déontologie, indépendance éditoriale etc. ». Les autorités de régulation combinent donc de plus en plus leurs actions de « gendarmes de l’audiovisuel » à des actions participatives et à la co-construction des orientations sur des thématiques de service public.

Cependant, dans des pays comme la Roumanie, le Luxembourg ou encore l’Albanie, les relations entre les régulateurs et médias de service public sont ponctuelles. L’Autorité luxembourgeoise indépendante de l'audiovisuel (ALIA) déclare être le plus souvent en contact avec les médias de service public « selon les besoins dans le contexte des instructions de dossiers (plaintes, auto-saisines, etc.), de la publication de sondages politiques et de l’organisation des campagnes électorales » alors qu’en Roumanie, « en dehors des discussions sur les modifications législatives, le régulateur et les diffuseurs (publics ou privés) n’interagissent pas beaucoup sur le contenu éditorial ». Il est rare que les médias de service public soient accusés de non-respect de leur obligation et les communications du régulateur se limitent souvent aux recommandations contenues dans leurs rapports dans ces pays. Ces acteurs échangent essentiellement lors de travaux sur des modifications législatives ou réglementaires dans le secteur médiatique. Les relations entre le CNA libanais et le service public audiovisuel sont également limitées.

Dans les pays d’Afrique subsaharienne étudiés, les relations entretenues par les régulateurs et les médias de service public sont généralement jugées « bonnes » par les régulateurs. Au Burkina Faso, au Cameroun, en Guinée, au Niger, en République Centrafricaine, au Sénégal, au Tchad et au Togo, les régulateurs organisent régulièrement des manifestations communes avec les organisations faîtières des éditeurs de contenus : formations, rencontres de sensibilisation, commémoration le 3 mai de chaque année de la Journée internationale de la liberté de la presse. Le régulateur burkinabé déclare entretenir de « bonnes relations avec les médias ». Quant à la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC) du Togo, elle qualifie les médias de service public de « partenaires de choix » et le Conseil national de la communication camerounais parle aussi de « bonnes relations ».

Les associations faîtières invitent également les instances de régulation dans certaines de leurs activités lorsque les thématiques inscrites à l’ordre du jour présentent des liens de connexité avec leurs missions. Ces rencontres sont l’occasion pour les régulateurs d’échanger avec les médias de service public et de les sensibiliser. En guise d’exemple, la HACA du Maroc déclare dans sa réponse au questionnaire qu’elle échange sur «   l’ensemble des sujets en relation avec la mission du régulateur et les obligations des opérateurs : le pluralisme, le genre, la diversité, l’éducation aux médias, l’environnement » .

Toutefois, malgré le déclaratif sur la qualité des relations entretenues, certaines instances relèvent qu’elles éprouvent des difficultés lorsqu’elles sanctionnent les médias de service public qui, en réalité, relèvent plus de l’autorité du ministre de tutelle. Ainsi, nous pouvons lire dans la réponse de la HACA du Maroc : « […] Ceci étant dit, les relations entre le régulateur et les éditeurs ne sont pas toujours détendues, notamment de cas de sanctions médiatisées. »

Ces difficultés apparaissent surtout lors des périodes électorales. Dans plusieurs pays africains, les médias de service public dont les directeurs sont nommés par les chefs d’Etat ou de gouvernement (nomination par le Roi au Maroc) font preuve de partialité lors de joutes électorales ou de tensions sociopolitiques sans que les régulateurs puissent les sanctionner. Ce qui constitue des sources de tensions entre ces deux acteurs. L’exemple du Sénégal où, lors des élections présidentielles de 2012, la Radiodiffusion télévision sénégalaise (RTS) a diffusé des appels d’un guide religieux à voter pour le président sortant Abdoulaye Wade entre les deux tours peut aussi être cité. Malgré les dénonciations du CNRA, le directeur de la RTS « se défend de faire la propagande du candidat-président en estimant que ses antennes restent ouvertes à ceux qui veulent user de leur droit de réponse » (Loum, Agbobli, 2016, p.41). Ces faiblesses électorales sont analysées par Ndiaga Loum et Christian Agbobli en ces termes :

(…) les pratiques de ces institutions, en contexte électoral, font penser que ces « Autorités administratives indépendantes » ne sont, d’une part, qu’un camouflage pour permettre au gouvernement et à la hiérarchie administrative, le parti au pouvoir dans ce cas, de continuer à superviser les médias ; et d’autre part, le contexte électoral révèle une autorité fragile quand les recommandations ne sont pas suivies d’effet si elles ne font pas, par ailleurs, l’objet d’un mépris. (Agbobli, Loum, 2016, p.42)

Les régulateurs restent très largement sujets à des suspicions de manque de neutralité lors des périodes électorales en Afrique. Ils semblent fragilisés chaque fois que des tensions électorales apparaissent.

6. Les défis de la régulation des médias de service public

Les régulateurs des médias font face à plusieurs défis dans leur activité de contrôle des médias de service public et du secteur médiatique de manière générale. Parmi ces défis, le premier reste celui de l’indépendance et de l’autonomie réelle. La question de leurs champs d’action et de leurs compétences très souvent limitées est aussi un défi pour les régulateurs. En France, le CSA a formulé 20 propositions en septembre 2018 allant dans le sens de refonder la régulation. Elle préconise, entre autres, d’étendre plus largement le champ de la régulation, l’accompagnement de la transition numérique de l’audiovisuel et la promotion de nouvelles méthodes de régulation. La loi du 22 décembre 2018 sur la lutte contre la manipulation de l’information, notamment ses articles 11 et 12, consacre cette extension du rôle du CSA sur Internet. Les plateformes sont ainsi tenues de transmettre au CSA une déclaration annuelle portant sur les moyens qu’elles ont mis en œuvre pour lutter contre la manipulation de l’information et le CSA peut établir un bilan de l’application et de l’effectivité de ces mesures.

En Belgique, la lourdeur des procédures administratives est un des éléments identifiés comme à améliorer. L’ALIA du Luxembourg est, elle aussi, confrontée à l’étroitesse de son champ de compétences. Elle ne délivre pas de concessions et ne dispose pas de pouvoir de coercition réel. Dans les pays africains, plusieurs recherches ont déjà pointé le manque d’autonomie et de pouvoirs réels des instances de régulation (Samb, 2008 ; Hidass, 2007 ; Loum, Agbobli, 2016; Chouikha, 2018). Ces autorités sont en plus confrontées à la « méfiance originelle des régulés » (Tiao, 2015) qui met en évidence le problème de leur légitimité et de leur acceptation par les éditeurs. En même temps, plusieurs régulateurs n’interviennent pas dans les processus d’attributions des fréquences et de nomination des directeurs des médias de service public dans les pays africains étudiés. Dans la même perspective, la mise à jour des dispositifs légaux encadrant les médias et conférant des prérogatives à ces autorités de régulation est un défi majeur.

L’élément qui ressort le plus des réponses de l’ensemble des régulateurs est donc la nécessité d’une mise à jour des législations qui apparaissent désormais caduques dans certains pays, et ne permettent pas de définir un périmètre ainsi que des prérogatives suffisantes pour le régulateur. Internet et son lot de mutations rendent l’élargissement des compétences et prérogatives de ces régulateurs encore plus nécessaire. En France par exemple, les Contrats d’objectifs et de moyens de France Télévisions fixent à ses entités l’impératif de développement d’offres délinéarisées, donc numériques (Leveneur, 2013, p.187). La continuité, l’égalité et la mutabilité (Chevallier, 2017, p.16) du service public posent le principe de leur adaptation au web. Le service public audiovisuel français déploie ainsi toute une stratégie basée sur l’hyperdistribution (accessibilité sur tous les écrans), le multiplateforme et de nouvelles formes de narrativité (Tremblay, Bizimana, Kane, 2019). Les convergences médiatiques au prisme des missions de service public dont l’accessibilité dans tous les canaux est un élément essentiel, justifient donc l’existence des médias de service public sur le web. Leur observation par les régulateurs sur Internet est nécessaire pour rendre compte de l’accomplissement de leurs obligations sur ce canal. L’étude faite par Noura Belaid (2018) en Tunisie montre qu’il peut exister un déséquilibre dans l’équité du traitement médiatique des contenus des candidats sur les sites web et sur les réseaux sociaux numériques des médias de service public. Les défis de la régulation du service public sont donc importants dans le domaine du numérique (Cadima, 2017) à travers des législations qui les dotent de ces prérogatives, mais aussi de moyens humains et matériels leur permettant de mener à bien cette activité.

Conclusion

Le service public audiovisuel est la composante médiatique des entités au service de l’intérêt général dans les États. Il est en proie à des tensions entre ses missions et obligations, le risque de politisation et son insertion dans un marché où ses concurrents privés ne poursuivent pas les mêmes finalités. Les médias de service public peinent ainsi à trouver un équilibre. Le rôle important des médias de service public en démocratie (Garnham, 1983) est d’ailleurs contesté par Elisabeth Jacka (2003) qui lui oppose de nouvelles formes d’expressions et de citoyenneté. Les médias de service public doivent donc se réinventer en saisissant les opportunités offertes par le numérique. Face à eux, les polices de l’audiovisuel (Fongen, 1994) exercent une activité qui ne devrait relever « ni d’une action matérielle de prestations de service ou de gestion d’une activité qui relève de l’administration, ni de la détermination de politiques qui relève des gouvernants » (Teitgen-Colly, 1988, p.26) mais qui vise à assurer un équilibre entre les intérêts en présence. Ces organes de régulation connaissent eux aussi des difficultés relatives à leurs champs de compétences, mais aussi à leur autonomie dans certains pays. Ces autorités adoptent de plus en plus, dans leur majorité, une posture de régulation concertée avec les médias publics en entretenant des relations qui facilitent la pédagogie. Cette démarche apparaît la plus efficace pour l’audiovisuel de service public puisqu’il est difficile d’appliquer des sanctions en raison des configurations sociopolitiques de certains pays. Ces instances en charge de la régulation sont surtout confrontées aujourd’hui au défi du numérique qui induit de nouveaux usages, de nouvelles pratiques et par conséquent de nouvelles formes de régulation.

Cette étude qui concerne plusieurs pays et régions aux réalités différentes est de nature exploratoire. Sa grande échelle qui essaie de révéler les tendances dans trois zones constitue à la fois sa force et sa faiblesse. À ce titre, elle n’a pas forcément visé une comparaison internationale systématique qui implique des exigences importantes (Lallement et Spurk, 2003), mais se préoccupait davantage à dresser un panorama, d’où son caractère exploratoire. Les instruments de collecte de données et la littérature scientifique mobilisée pourraient être approfondis et affinés dans le cadre de recherches plus précises et localisées.