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Dans « La colonie distractionnaire », texte publié en mars 1992 dans le journal pamphlétaire L’Idiot international[1], Philippe Muray salue à sa manière l’ouverture imminente d’Euro Disneyland[2], apportant sa contribution à la polémique qui n’a cessé d’enfler depuis 1985 et la signature de la lettre d’intention pour l’implantation d’un parc à thème Disney en France. Si les oppositions sont d’abord venues des agriculteurs expropriés, des associations de défense de l’environnement et des citoyens des communes rurales concernées par le projet, les intellectuels les ont rejoints dans la bataille, dénonçant dans l’implantation d’un parc d’attractions géant sur les terres fertiles de la Brie l’américanisation de la culture française, le règne du kitsch et du mauvais goût, le triomphe du simulacre sur la réalité, enfin la domination absolue de l’impératif économique[3].

C’est dans ce contexte, alors que le parc est sur le point d’ouvrir au public, que Muray participe au commentaire de l’événement en se mettant en scène dans un petit essai. Tentant d’aborder aux rives de l’immense terrain de jeu afin d’assister à sa naissance, en voiture et la carte à la main, l’écrivain détaille l’écheveau de routes nouvelles qui ne mènent nulle part, sinon à ce lieu hautement symbolique qu’est Euro Disneyland. Sous la plume de Muray, le parc d’attractions est présenté comme un concentré de significations qui permettent de ressaisir les mutations de l’imaginaire social contemporain. Comment la carte de l’industrie du tourisme et du loisir mondialisés se heurte-t-elle au territoire de l’est de l’Île-de-France et à ce qu’il charrie encore de singularité française ? En quoi ce haut lieu du capitalisme de divertissement est-il un révélateur de la métamorphose accélérée d’une société et de sa façon de se penser elle-même ?

Une lecture sociocritique, dans la lignée des propositions herméneutiques de Claude Duchet, tentera de comprendre comment l’essai littéraire se saisit d’un air du temps essentiellement capté dans la lecture des journaux ou à l’écoute de la radio, et joue avec les représentations qui le traversent, participant de manière dynamique et complexe à la critique autant qu’à la constitution de l’imaginaire social. « En explorant la socialité, [la sociocritique] a cherché dans le texte ce qui forçait à sortir du texte tout en restant dedans[4] » : si, avec Balzac, Flaubert, Zola et Malraux, Claude Duchet s’intéressait à la fiction littéraire, en cherchant à voir comment le texte romanesque recomposait le réel en opérant sur lui des déplacements, il s’agira ici d’aborder avec la même attention l’essai murayen, qui relève d’une prose d’idées manifestement travaillée par le style et une forme de narrativité.

Précisons cependant d’emblée qu’avec un texte engagé dans une démarche polémique, qui se donne explicitement pour objet le présent et sa déconstruction dans un jeu avec une interdiscursivité aux contours larges, une lecture sociocritique n’est pas aisée. En effet, si Claude Duchet invitait à mesurer comment « la prose du monde vena[i]t trouer le texte[5] », le texte choisit ici de faire de « la prose du monde » son matériau premier. L’idéologique n’est pas dissimulé, affleurant, mais explicitement pris pour cible de la satire et comme tel sans cesse thématisé dans cette allégorie de notre contemporanéité que constitue Euro Disneyland. En quoi l’essai littéraire fait-il s’affronter les motifs du progrès et du déclin, foyers centraux de l’imaginaire social, dans une esthétique revendiquée de la surenchère ? Quelle réflexion propose-t-il sur la question du loisir en dehors du cadre de la sociologie universitaire ? Plus généralement, comment donne-t-il forme à la vie collective dans sa dimension sociopolitique par le travail spécifique qu’il accomplit sur le langage ? Nous tenterons de répondre à ces questions en évitant l’écueil de ne repérer dans le texte qu’un « déjà-là » idéologique, sans prise en compte des effets de sens produits par l’intercession de l’écriture, et en ayant conscience des difficultés inhérentes au commentaire d’un texte contemporain qui s’inscrit dans des débats toujours très vifs sur l’identité française.

De l’éditorial à l’essai

L’essai de Muray a d’abord paru dans le numéro 77 de mars 1992 du journal L’Idiot international dirigé par Jean-Edern Hallier, consacré à l’ouverture du parc le 12 avril. Le titre principal du numéro, « Zéro-Disneyland. Niquez Mickey ! », en annonce d’emblée l’intention pamphlétaire et satirique. Huit articles, dont celui de Muray, sont consacrés au parc d’attractions. Tous dénoncent avec ironie ses travers : dégradation du dessin animé originel en parc avec ses décors de carton-pâte et ses marionnettes géantes, infantilisme et colonisation culturelle américaine, enlaidissement et désagréments liés à l’industrialisation d’un tourisme de masse aseptisé et kitsch. Muray, qui partage à l’évidence certaines de ces critiques, signe pour sa part un éditorial éminemment littéraire, dans lequel il se met en scène à la première personne et exprime un point de vue subjectif. Ce texte est repris dans Rejet de greffe, premier tome des Exorcismes spirituels publié en 1997 aux éditions les Belles Lettres[6], puis dans Désaccord parfait publié en 2000 aux éditions Gallimard[7]. Dans ces deux recueils, Muray requalifie ses textes publiés de manière éparse dans divers journaux et revues en « essais » et défend explicitement une démarche d’écrivain.

Dans la « Préface » de Rejet de greffe, Muray revendique la nature littéraire de ses essais, qu’il présente comme de courts textes critiques et polémiques où se trouvent analysés « [l]’ordre cataclysmique des choses présentes[8] » et « l’approbation que reçoit cet ordre[9] ». Placée sous le signe du rire et du dégoût, la littérature se voit investie de la charge de réinstaurer de la distance, d’entretenir le conflit avec un monde contemporain jugé détestable. Muray s’y confronte à ce qu’il perçoit comme une révolution des moeurs et même comme une véritable mutation anthropologique qui s’auto-légitime dans un lexique et une syntaxe rendant obsolètes « le vocabulaire et les références du monde d’“avant”[10] ». Muray souhaite s’affronter à ce bouleversement culturel et à cette langue nouvelle. Se réappropriant une parole confisquée, il exprime le désaccord envers le consensus : « La perspective de pouvoir me désolidariser encore de quelques-unes des valeurs qui prétendent unir tant bien que mal cette humanité en déroute est l’un des plaisirs qui me tiennent en vie[11]. » Il n’y va pas seulement de la jouissance d’une opposition mais, dans la lignée de Nietzsche, d’un travail de sape à l’égard des évidences et des valeurs communément partagées. Il s’agira ainsi de voir comment s’articule chez lui le motif de la détestation du présent, partagé par d’autres essayistes contemporains comme Renaud Camus ou Richard Millet, en étudiant le travail que le texte accompli sur la langue de l’époque.

L’avènement du non-lieu

Le texte murayen affirme sa dimension littéraire dans la mise en scène d’un trajet accompli par l’essayiste en voiture, puis à pied, pour rejoindre le parc d’attractions dont les portes n’ont pas encore été ouvertes au public : autoroute A4 Paris-Strasbourg traversant des kilomètres de terres agricoles et de friches industrielles, rocades menant vers d’autres rocades, Espace Eurodisney où la foule est venue réserver ses billets, autoroutes et péages, hôtels nouvellement construits, chemins boueux cernant le site encore en chantier. Ces paysages font l’objet d’une évaluation dépréciative : la laideur et la froideur des infrastructures, la boue de l’Île-de-France, forment l’envers du décor rêvé que l’on bâtit pour que s’épanouisse le capitalisme hédoniste de l’ère hypermoderne.

Héritier fécond de Claude Duchet, Pierre Popovic souligne que « l’examen de la mise en forme n’a de sens que par l’éversion du texte vers ses altérités constitutives, c’est-à-dire vers les mots, les langages, les discours, les répertoires de signes qu’il a intégrés[12] ». L’essai murayen offre au sociocriticien matière à réflexion sur les mots du réel que le texte reprend pour les interroger. Au fil de son voyage, l’essayiste s’arrête sur les noms. Marne-la-Vallée, ville nouvelle née de l’unification administrative et urbanistique de vingt-six anciennes communes rurales, n’est pas une ville à proprement parler. C’est un mirage, une « catégorie de pays où on n’arrive jamais » (« CD », 333). La reprise ironique du titre du roman onirique d’André Dhôtel, Le pays où l’on n’arrive jamais (1955), montre que la toponymie ne tient pas ses promesses, car les noms ne conduisent qu’à des lieux dépourvus de poésie comme de mystère :

Ils disent Marne-la-Vallée, Torcy, Noisy, Val-Maubuée, ils disent Noisiel ou Lagny (le Cochons-sur-Marne de Bloy !), ils disent Émerainville, Bussy-Saint-Georges ; et il vous faut du temps pour comprendre que ces noms ne correspondent à rien. Enfin, à rien. À des résidences, à des piazzas, à des parcs urbains, à des galeries marchandes avec vasques et lampadaires appropriés. C’est ce que je disais : à rien.

« CD », 334

Léon Bloy, dans le volume de son journal intitulé Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, critiquait avec véhémence la médiocrité des habitants de Lagny-sur-Marne. Pour Muray, la ville semble avoir été tout entière absorbée par ce que Marc Augé définit comme des « non-lieux[13] », c’est-à-dire comme des points de passage ou de transit occupés par des individus réduits à leur dimension de voyageurs ou de consommateurs anonymes. Par l’usage de l’italique et la triple répétition du pronom « rien », l’essayiste exprime son malaise face à ces endroits vides de sens, impersonnels, évocateurs seulement de leur coupure avec tout héritage.

Le mot « banlieue » fait, lui, l’objet d’une réappropriation étymologique. À l’origine, la banlieue est le « lieu du ban », un espace d’environ une lieue autour d’une ville dans lequel l’autorité faisait proclamer les bans et avait juridiction. Mais le mot « ban » signifie aussi l’exclusion, la mise au ban : « Comme toujours, l’étymologie a raison : la banlieue n’est pas un lieu, c’est le bannissement même de l’idée de lieu, une délocalisation radicale et définitive » (« CD », 333-334). La banlieue est le lieu d’une relégation, et même d’un exil. En périphérie de Paris a été rejeté historiquement tout ce qu’on ne voulait pas voir, et c’est un continuum de laideur qui nimbe de tristesse le trajet du voyageur en direction de l’incarnation du non-lieu par excellence, Euro Disneyland, parangon du mauvais goût et temple paradoxal d’un nouveau monde qui érige en valeurs sacrées le divertissement et la fête[14].

Muray s’amuse de l’esthétique cultivée par Euro Disneyland dont il exhibe avec virtuosité la facticité : « Neuschwanstein en pistache ! Tout stuc et bonbon ! » (« CD », 337), « esthétique Disney un peu trop rocaille et chalet » (« CD », 339), « cochonneries en couleur », « fanfreluches philanthropiques », « hôtels en glace à la framboise et […] majorettes en chou à la crème bardées de gentillesse et de zoophilie » (« CD », 333). Couleurs chatoyantes et ambiance lénifiante viennent habiller « soixante-huit mille mètres cubes de faux rochers » (« CD », 335) pour emmener les visiteurs dans un pays des merveilles qui fait montre d’une forme d’artificialité au troisième degré : Euro Disneyland est une copie de Disneyland en Californie, qui est lui-même « la copie d’une copie de Viollet-le-Duc » (« CD », 335). En 1985, dans « La cité des automates », Umberto Eco s’étonnait de l’illusion du vrai produite à grand renfort de technique par les parcs Disney américains[15]. Les premiers visiteurs de la version européenne du parc furent plutôt frappés par la désuétude et la pauvreté des décors, des costumes et des parades, comme l’historien Jean-Yves Guiomar dans la revue Le Débat[16]. Muray insiste pour sa part sur la mièvrerie d’une esthétique du faux-semblant qui porte à l’écoeurement, dans une écriture de la saturation reposant sur l’ajout hyperbolique d’expansions nominales. Les isotopies de l’imitation se multiplient dans le château bavarois imitant le style gothique allemand, le stuc imitant le marbre, le style rocaille imitant les rochers, le style chalet imitant l’habitat rural traditionnel des Alpes. Elles s’associent de manière comique à la sucrerie et à un moralisme éclectique qui glisse de l’amour des hommes (la philanthropie) à celui des animaux (la zoophilie) et insiste sur la féerie frelatée proposée par les concepteurs du parc.

Une civilisation du loisir

Le texte de Muray s’innerve sur un arrière-fond sociohistorique qu’il est possible de reconstituer grâce aux travaux publiés par des historiens et des sociologues sur la période considérée. Dans ce cadre, il faut rappeler qu’au début des années 1980, la France est le seul pays d’Europe à ne posséder aucun parc à thème. C’est au cours de cette décennie qu’émergent progressivement sur son sol plusieurs parcs d’attractions, selon un modèle importé des États-Unis. Le phénomène est si nouveau qu’une incertitude pèse sur sa dénomination : parcs de loisirs, parcs à thème, parcs d’attractions, parcs récréatifs, parcs de divertissement, on ne sait quel terme choisir pour nommer ces espaces de loisirs dont les années 1990 consacrent l’explosion. En 2006, dans Le bonheur paradoxal, Gilles Lipovetsky note qu’en France « 250 parcs d’attraction attirent 70 millions d’amateurs par an ; Disneyland Paris est devenu la première destination touristique européenne avec plus de 12 millions d’entrées annuelles[17] ». Cette prolifération des parcs de loisirs et leur succès de fréquentation sont le signe d’une mutation de l’économie et de la société françaises.

Du point de vue économique, entre 1980 et 2020, la France connaît un effondrement de sa production industrielle au profit d’une tertiarisation massive. Les capitaux désertent le secteur de la fabrication des biens matériels produits et consommés sur place pour se reconvertir dans la grande distribution, les services, la finance, le luxe et les industries de pointe[18]. Les projets touristiques de grande ampleur apparaissent à certains comme une solution partielle pour remplacer un outil industriel délaissé et participer à la résorption d’un chômage de masse. Le 31 mars 1992, les usines Renault de Boulogne-Billancourt ferment définitivement. Le 12 avril 1992, Euro Disneyland ouvre ses portes au public. Dans le cas du département de la Seine-et-Marne, le géographe Pierre Alphandéry souligne que l’opposition des agriculteurs et des écologistes fut loin d’être partagée par tous. Les élus locaux, qui avaient accepté le caractère irréversible de la disparition du monde rural au profit d’une économie péri-urbaine tertiarisée, en espéraient d’importantes retombées économiques[19].

Cette mutation économique rencontre la phase III du capitalisme de consommation qui caractérise, selon Gilles Lipovetsky, les sociétés d’affluence depuis la fin des années 1970 : celle de l’hyperconsommation de masse hédoniste et individualiste, tournée vers la recherche d’expériences de plaisir toujours renouvelées, plutôt que vers la seule acquisition de biens matériels durables et de confort[20]. Pour Gilles Lipovetsky, ce nouvel âge de la consommation n’est pas à interpréter sous le seul angle de l’aliénation. Au contraire, les dimensions de liberté, de créativité et de jeu sont centrales dans les actes de « consommation expérientielle[21] ».

Plus sensible au règne du Dernier Homme de Nietzsche, à sa passion du confort et de la sécurité, Philippe Muray inverse les images de séduction et la promesse de bonheur faite par Euro Disneyland. Le titre de l’essai repose sur l’emploi du néologisme « distractionnaire », mot-valise associant « distraction » et « concentrationnaire ». Univers totalitaire, carcéral, réactivation de La colonie pénitentiaire de Kafka, le parc d’attractions dépouille l’être humain de sa dignité. Il en fait un être anonyme et interchangeable, élément d’une masse réduit aux actions qu’on veut lui faire accomplir : se divertir, consommer selon un parcours fléché, sécurisé et parfaitement encadré. Le parc apparaît ainsi comme une conquête territoriale destinée à soumettre l’individu moderne. Les « bulldozers de guerre du Meilleur des mondes » (« CD », 333) témoignent, par l’ajout de compléments du nom successifs, des intentions autoritaires qui se cachent derrière le projet touristico-industriel. La référence au roman dystopique d’Aldous Huxley est particulièrement évocatrice puisque l’écrivain britannique y décrit une fausse utopie hédoniste, où morale commune et drogue du bonheur permettent le bon fonctionnement et la stabilité d’une société divisée en castes rigides. En montrant comment le parc d’attractions dégrade l’être pensant en excursionniste, Muray traite avec ironie l’idée du bonheur que l’on croit pouvoir trouver en faisant la queue dans les allées du parc. L’essayiste multiplie les variations métaphoriques autour de l’image du Paradis. « [J]ardin d’Éden en chantier », « Paradis » (« CD », 333), « Paradis à thèmes » (« CD », 336), « nouvelle Ville Lumière » (« CD », 339), « avenir de l’Enchantement […] illimité » (« CD », 340), « Meilleur des mondes » (« CD », 333) : l’image biblique du paradis et celle, laïque, de l’avenir radieux se complètent dans des expressions antiphrastiques visant à dénoncer l’idéal de pacotille qui déploie tous ses atours pour séduire le troupeau des crédules. Celles-ci peuvent s’inverser en leur contraire, dans un jeu de variation antonymique : la nouvelle terre promise du divertissement devient ainsi un « Cauchemar à thèmes » (« CD », 334). Dans des références bibliques à la ville comme lieu de perdition, la satire prend pour cible non seulement le parc d’attractions, mais encore l’euphorie publicitaire qui en accompagne l’ouverture prochaine : Euro Disneyland est une « Ninive interactive », une « Euro-Babylone » (« CD », 333) qui se farde avant de s’exposer au public, et dont l’écrivain veut dévoiler les dessous moins chatoyants. Le parc semble ainsi révélateur d’un transfert de sacralité, le loisir devenant la valeur suprême dans un monde structurellement désenchanté. Si Claude Duchet proposait de multiplier les approches méthodologiques pour parvenir à produire une lecture de la socialité du texte[22], l’histoire des représentations nous aide à analyser le texte de Muray, en permettant de voir comment celui-ci retravaille non seulement des images bibliques, mais également l’utopicité caractéristique de l’idée de progrès, dont il révèle aussi bien l’affiliation que la permanence sous-jacente dans l’imaginaire social contemporain.

Effacement collectif

L’outrance de l’écriture murayenne invite à interroger le discours social de l’époque et les slogans entendus pour défendre la construction du parc. Cette « grande mosquée de la Rigolade permanente » (« CD », 335) dont l’idole est une « Souris sacrée » (« CD », 334) associe de façon ludique le personnage de dessin animé (Mickey) à la sacralité, et révèle la dimension totalisante du loisir, devenu un projet de société central, un objectif désirable s’imposant à tous les imaginaires : « Oh ! je ne me fais pas de soucis pour la Souris sacrée : son Royaume est de ce monde et elle aura un succès fou, c’est tout vu » (« CD », 334). Le château de la Belle au bois dormant est comparé à une cathédrale attirant comme Chartres et Lourdes les pèlerins du monde entier, mais ce sont des pèlerins paradoxaux, qui s’investissent tout entiers dans une forme d’immanence. Cette religion sans au-delà enferme les contemporains de façon myope dans le présent, au détriment du passé qui semble dévitalisé et de l’avenir vers lequel ils ont du mal à se projeter.

Dialoguant avec les schèmes de l’idée de progrès, le texte participe activement à leur révision critique. Le motif utopique de la « fin de l’Histoire », que Muray emprunte à Hegel mais pour le traiter de façon négative, se trouve au coeur de l’essai : « La gloire de Walt Disney lui-même vient surtout d’avoir senti, bien avant les autres, que l’Histoire finissait » (« CD », 336). Euro Disneyland est un « monument élevé à notre effacement définitif que les entrepreneurs de consolation étaient venus nous dédier » (« CD », 337) ; il est révélateur de « l’état de table rase d’un pays » (« CD », 335). Le motif de la « fin » n’est pas associé à l’image de l’utopie réalisée, aboutissement d’un mouvement historique non seulement nécessaire mais désirable, mais à celle de l’extinction. Reconduisant des idéologèmes anti-américanistes présents dans le discours social de l’époque, Muray les élargit au diagnostic d’un déclin collectif qui refuse de se voir.

Muray s’interroge sur la racine de cette volonté de retrait historique qu’il place, à la suite de Nietzsche, dans une réticence profonde à accepter le négatif. Si pour lui la vie est conflit et inégalités, le goût du divertissement – du « passe-temps » plutôt que du « temps » (« CD », 336) – est l’autre versant du dégoût de l’Histoire, c’est-à-dire de la vie concrète dans toutes ses aspérités. Euro Disneyland est un pays en miniature reflétant le rêve d’une population fatiguée : « Funworld ! Le pays de la rigolade où le négatif est inconnu ! » (« CD », 337). Il répond aux aspirations inconscientes d’une société exprimant le besoin de se débarrasser du tragique : c’est la notion de « version nursery du monde » (« CD », 335) employée par l’essayiste, qui déplace et rejoue les représentations bibliques (paradis perdu) ou progressistes (avenir radieux) précédemment évoquées. Retrouver l’innocence en cédant aux tendances régressives de la modernité et au principe de plaisir : tel serait le désir le plus profond d’une société épuisée, qui se sent impuissante politiquement et historiquement mais qui se dissimule cette impuissance sous les dehors riants du ludisme.

Euro Disneyland, plus qu’un lieu réel, est une métaphore qui permet de lire l’évolution des lieux historiques, eux-mêmes métamorphosés sous l’effet de la civilisation du loisir. Selon l’essayiste, Paris saccagée par « la société du Tertiaire[23] » est déjà disneylandisée, comme le soulignent certains événements qui trahissent une nouvelle façon d’être au monde. Fête de la musique, célébration du bicentenaire de la Révolution française : dans la France du tournant des années 1980, la fête se déploie selon des modalités nouvelles. Entre grégarisme festif aseptisé et réduction de l’Histoire à quelques clichés et stéréotypes, elle est révélatrice d’un activisme des élites en faveur de la nouvelle industrie du divertissement : « Nos nouveaux maîtres de droite comme de gauche, dans le fond de leur âme, s’appellent tous Mickey et Minnie » (« CD », 336). La vitupération murayenne prend pour cible la dimension liberticide cachée derrière l’entreprise ludique. Cette dernière est comparée à un « néo-despotisme éclairé » (« CD », 340) visant à faire le bien des populations dans une version contemporaine du panem et circenses. Si la gauche au pouvoir est montrée du doigt puisqu’elle fut responsable de l’implantation du parc, le point de vue de Muray n’est pas étroitement politicien : responsables politiques, de gauche comme de droite, sont les « maîtres » du spectacle et contraignent la société dans son ensemble à en devenir spectatrice ou actrice. L’obligation de se divertir s’accompagne du refoulement du négatif mais aussi de l’exclusion tyrannique de toute possibilité d’un esprit dialectique et critique.

Claude Duchet invitait à mesurer, « de la plus petite unité linguistique à un ensemble repérable d’écrits[24] », comment le texte se voyait informé par « la prose du monde[25] ». Participant de la dimension idéologique du texte travaillé par les débats de l’époque sur la construction européenne, le préfixe « euro- » qui marque de son sceau l’identité du parc d’attractions suscite chez Muray une réflexion lexicale et génère la création de néologismes à visée satirique comme « Eurosaloperie » (« CD », 337), « Eurocarnaval », « Eurolunapark » (« CD », 336), « Eurodisney-colonie » (« CD », 339). La perte du signifiant « France » est mise en lumière par le gain du signifiant « Euro », dont l’usage se multiplie dans la langue usuelle et qui forme selon l’essayiste « le concept le plus patibulaire de la période actuelle » (« CD », 339). Dans le contexte de la signature du traité de Maastricht, par lequel était instituée l’Union européenne le 7 février 1992, la rhétorique du blâme traduit un positionnement. Au signifiant « euro » peuvent en effet s’adjoindre deux signifiés : l’Europe comme civilisation héritière d’un passé commun, ou l’Europe comme construction administrative et économique visant à délégitimer le cadre de l’État-nation, et, dans ce but, largement évidée de ses références historiques, culturelles et religieuses. À ce qui est présenté comme la construction d’un rêve européen, Muray oppose son scepticisme. Il se met en scène contemplant un dépliant touristique : « J’ai sous les yeux une carte terrifique : c’est celle de l’Europe, et elle est destinée à vous convaincre que, quoi que vous fassiez, tous ses chemins mènent ici, au kilomètre zéro, au centre absolu du Grand Marché unifié » (« CD », 338-339). Si la Brie se trouvait, grâce à l’extension du réseau des transports en commun, au centre d’un marché touristique de trois cents millions de visiteurs potentiels, la reprise parodique du proverbe Tous les chemins mènent à Rome fait du parc le centre d’un empire paradoxal puisque défini sous les seuls aspects du marché.

Les coulisses de l’ère hyperfestive

Claude Duchet lisait dans La curée d’Émile Zola une prose tout à la fois idéologique et poétique[26]. Muray « poétise » sa critique de l’idée de progrès (dans son utopicité consubstantielle) et du capitalisme de la séduction en exhibant les coulisses de l’ère hyperfestive. Un imaginaire de la défaite se déploie au fil du texte, à la faveur de références historiques communes qui transitent aussi par la littérature. L’invasion et l’occupation de la France par l’Allemagne, dans les propos de Céline sur les nazis voulant transformer la France en « vaste Luna-Park » (« CD », 335) ou la vision de touristes arrivant en « convois blindés » (« CD », 339) du nord de l’Europe. La Première Guerre mondiale et la bataille de la Marne : « La bataille de la Marne était perdue d’avance ! » (« CD », 336). La défaite de Waterloo : « Eurodisneyland morne plaine ! » (« CD », 335). Les grandes invasions : « [G]éostratèges consommés, [les Américains] n’ont-ils choisi notre route de l’Est […] que parce que c’était celle des grandes invasions ? » (« CD », 335). Le rappel de ces défaites historiques accomplit un saut dans le symbole (le parc est la métonymie d’un échec civilisationnel) en même temps qu’il inscrit dans le texte les traces d’un récit national aujourd’hui considéré comme inopérant et suranné. Le texte est aussi marqué par un imaginaire sensible, porté par les isotopies du monstrueux et de la morbidité : Euro Disneyland est une « greffe d’organe écoeurante » (« CD », 335), un « énorme bubon » (« CD », 336). L’image de la boue – « chemins diarrhéiques » (« CD », 337), « sentiers bouillonnants de fange » (« CD », 338) – s’oppose de manière antithétique à celle des sucreries et des marionnettes enfantines. Le recours à la scatologie exprime le dégoût ressenti face au saccage. L’injure envers « l’étron disneylandesque » (« CD », 336) dégrade l’image lisse et riante que veut renvoyer l’utopie réalisée. Enfin, le thème de l’envers du décor – « coulisses », « oubliettes », « esclaves au travail » dans les « cavernes du loisir » (« CD », 338) – complète celui des entrailles du monstre, invitant le lecteur à s’interroger sur ce que signifie, en termes de renoncement à soi, la construction du parc.

Toutefois, ce n’est pas la mélancolie qui domine, mais l’humour et toute la palette du comique. L’autodérision, appuyée sur l’héroï-comique, conduit dans la dernière partie de l’essai à se déguiser en pèlerin tentant de franchir les portes du parc pour approcher le Saint Graal : « Tel un pèlerin aux yeux brouillés de larmes émues, j’ai voulu m’en approcher. […] À dix reprises, je suis reparti à la charge » (« CD », 337). L’aventurier des temps hypermodernes se heurte cependant à la vigilance des gardiens qui l’empêchent de progresser dans son avancée vers le château de la Belle au bois dormant. La parodie finale de scène d’assaut active à la fois l’assimilation du pseudo-paradis terrestre à un univers carcéral (avec ses « tontons macoutes », ses « miradors », sa « dernière sommation avant de tirer », « CD », 337) et l’autodérision qui permet de se moquer de soi et de la velléité, somme toute timide, d’explorer le parc en personne avant son ouverture officielle : « Allons-y ! Je me suis propulsé en avant dans les ombres. À l’assaut ! Mais voilà que, du fond de la nuit, sont montés des aboiements. Panique ! Demi-tour ! » (« CD », 338). L’usage parodique de proverbes bibliques opère une critique de l’idéalisme hédoniste en même temps qu’il rappelle la perte d’un univers de référence catholique devenu obsolète : « Que celui qui n’a jamais essayé de pénétrer par la grande porte, avant le 12 avril, dans le “Camp Davy Crockett”, me jette les premiers confettis ! » (« CD », 338). Il en va de même pour les références historiques. La prise du Palais d’hiver et l’imaginaire révolutionnaire qu’elle charrie se voient dégradés dans la burlesque « prise du palais des Quatre Saisons » (« CD », 338) envisagée par l’essayiste : le grand rêve hédoniste s’est substitué à cette religion séculière qu’était autrefois le communisme, qui lui-même avait voulu se substituer au christianisme. Parodiant activement le lyrisme contemporain et son nouveau fétiche – le matérialisme et sa promesse de bonheur, de sécurité et de confort –, Muray établit des filiations entre des systèmes d’interprétation du monde en apparence fortement contradictoires. Du communisme au capitalisme de la séduction, un même refus du réel semble se dessiner, même si celui-ci ne prend plus les dehors d’une volonté de réforme totale de l’homme, mais plutôt celle d’une annihilation de ses facultés vives dans la régression infantile.

Dans Malaise dans la démocratie, le sociologue Jean-Pierre Le Goff analyse les impensés du nouveau conformisme festif que manifeste la France contemporaine. Selon lui, « le “loisir” est devenu le pôle de référence de la “vraie vie”[27] » et l’imaginaire collectif sacralise les moments de fête et de divertissement. Pour Muray, Euro Disneyland allégorise le rêve qui anime une société française en bout de course : ce petit monde factice où peut s’épanouir l’hédonisme contemporain est apparié aux images de l’utopie, du paradis, mais aussi de la fusion infantile, car il cristallise les aspirations à mettre à distance la réalité et à vivre dans un univers sans conflit ni contradiction. Si le thème de la détestation du présent est transhistorique (ce dont Muray est tout à fait conscient comme le prouvent les références à Léon Bloy et à Céline dans la trame même de l’essai), il prend chez lui une forme spécifique qui rejoue la polarité du sociogramme « Paris Ville lumière / tombeau de la civilisation »[28] pour la déplacer sur cette nouveauté urbanistique que constitue le parc d’attractions.

Mais qu’en est-il du repérage d’un « inconscient social du texte[29] », notion chère à Claude Duchet ? Le critique se voulait particulièrement attentif à « l’in-su du texte[30] », à ce qui se joue dans celui-ci sans être formalisé consciemment : « [L]a sociocritique interroge l’implicite, les présupposés, le non-dit ou l’impensé, les silences, et formule l’hypothèse de l’inconscient social du texte, à introduire dans une problématique de l’imaginaire[31]. » Bien qu’il soit difficile de dévoiler un « inconscient social » dans ce texte satirique, il est toutefois possible d’identifier une tension qui s’y joue et s’y décline sous plusieurs aspects. Des couples antithétiques structurent la prose de Muray : « détestation / jouissance du présent » dans la réappropriation et le détournement de son vocabulaire ; « vitupération / absence de déploration » ; « aristocratisme de l’ethos de l’écrivain / mise en voix du nombre et de la masse dans la littérature ». La misanthropie de l’écrivain et le constat qu’il établit d’une défaite collective se trouvent par ailleurs mis en contradiction, à l’intérieur du texte, par cette complicité qui est établie avec le lecteur dans la mobilisation de références historiques et littéraires communes. En outre, une petite vignette au coeur de l’essai perturbe l’idée d’une distance radicale de l’écrivain face à la foule. Un employé du parc revêtu d’un costume de Mickey surgit comme un personnage grotesque au masque impassible, dont l’essayiste aimerait connaître les pensées dans une esquisse de rapprochement fraternel : « Quelle peut bien être sa vision du monde, derrière les hublots fumés de ce masque d’hydrocéphale, tandis que montent vers lui des cris d’enfants comblés ? » (« CD », 334).

« Réactionnaire », « décadentiste », « décliniste », « anarchiste de droite », « antimoderne », « conservateur » : nous n’avons pas repris ici ces expressions qui servent d’ordinaire à qualifier Muray. Si toutes ces formules ont bien entendu leur intérêt, elles ont aussi le défaut de conduire à une politisation superficielle de son propos et exposent au risque du repérage de contenus sans analyse des médiations langagières. Nous avons plutôt tenté d’évaluer, en essayant d’adapter l’approche sociocritique de Claude Duchet au genre de l’essai, la façon dont celui-ci dialogue avec l’imaginaire social. À cet égard, il aura été permis de montrer la façon dont l’essai prend acte de la mutation de l’économie française, pose la question de l’identité collective à partir de l’évolution des lieux physiques, sélectionne dans l’interdiscours (slogans publicitaires, formules journalistiques et politiques) les lieux communs louangeurs sur l’époque, interroge à partir de ces derniers l’inconscient collectif, et tend un miroir au lecteur dans une entreprise évidente de déconstruction.