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La sociocritique toujours à redécouvrir

Dans l’ouvrage qu’elle a consacré, en 2019, à l’étude fine d’une nouvelle de Barbey d’Aurevilly, La vengeance d’une femme, l’historienne Judith Lyon-Caen écrivait en introduction que, contrairement à l’histoire littéraire faite jusque-là par les littéraires, qui « mettent les “oeuvres du passé dans le passé” selon une perspective qui demeure souvent interne à l’institution “littérature”[1] », elle se proposait d’innover en inaugurant « une expérience de lecture historienne » – c’est-à-dire, précisait-elle, « de ne pas tourner le dos à ce qui fait “littérature”, de se placer à hauteur du texte littéraire et de le tenir pour ce qu’il est : une oeuvre de littérature du passé, qui est là, présente et disponible pour notre lecture, et susceptible de nous affecter comme lecteurs et de pénétrer le savoir de l’historien[2] ». Son projet, précisait-elle encore, était en substance de voir comment l’histoire s’inscrivait dans la littérature, tout en tenant compte de la spécificité de cette dernière (par rapport à un simple document). Voilà donc que, quarante-huit ans après l’article fondateur de Claude Duchet, « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit[3] », une historienne réinventait la sociocritique avec l’enthousiasme des découvreurs – le nom de Claude Duchet n’apparaît pas dans la bibliographie. La démarche n’est d’ailleurs pas isolée : de plus en plus nombreux, historiens ou sociologues[4] s’attachent à croiser, de manière plus ou moins fine, l’analyse des textes littéraires et les données sociales, refaisant ainsi de la sociocritique à la manière dont monsieur Jourdain faisait de la prose. Et il faudrait bien sûr aussi évoquer le vaste mouvement des études culturelles qui, né dans le monde anglo-saxon et longtemps regardé de France avec beaucoup de méfiance, est en train de s’implanter solidement dans la recherche hexagonale. Pourtant, même si la sociocritique avait depuis longtemps pris l’initiative de tels questionnements sociohistoriques appliqués à la littérature, le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne bénéficie pas de la reconnaissance qu’elle est en droit de revendiquer, et l’on pourrait même craindre que sa trace ne s’estompe quand s’éloigneront de la scène académique tous ceux qui ont été formés par elle. Pour la qualité même des recherches présentes ou à venir, il est urgent de rétablir le fil continu du progrès théorique, depuis ces sixties et seventies qui, dans un contexte beaucoup plus favorable pour les études littéraires, ont aussi été un âge d’or pour la réflexion collective en matière d’histoire et de critique littéraires. Cet article n’a pas d’autre but que d’interroger cette curieuse amnésie collective – d’en examiner les raisons pour essayer de la prévenir.

La première raison est d’ordre idéologique. La sociocritique est née dans l’ambiance très conflictuelle qui régnait dans l’université française et dans la vie intellectuelle autour de Mai 68. Contre l’histoire littéraire traditionnelle, que l’on réduisait alors à un lansonisme ou à un positivisme caricatural, s’opposaient vigoureusement les tenants du structuralisme (s’intéressant de façon purement formelle et anhistorique à l’analyse des structures textuelles) et ceux du marxisme (pour lesquels les circonstances socioéconomiques des phénomènes artistiques ou littéraires primaient toute autre considération). Mais, en même temps qu’ils menaient ensemble la guerre contre la vieille histoire littéraire, structuralistes et marxistes s’affrontaient avec autant de force. Or la sociocritique, on le verra, fut une façon tactiquement très habile et, sur le fond, absolument pertinente, de surmonter l’antinomie du textualisme structuraliste et de l’historicisme marxiste. Mais, du même coup, elle porte la marque – et le poids – d’un contexte idéologique très daté : au moment où le structuralisme n’apparaît plus guère lui-même que comme un objet historique et où les études autour de Marx renaissent sur des bases sensiblement renouvelées, il est inévitable qu’elle apparaisse parfois, à tort, comme le produit d’un passé révolu.

La deuxième raison de la trop faible audience que connaît la sociocritique renvoie à l’influence, désormais écrasante, de la recherche anglo-saxonne sur les travaux français. Qu’il s’agisse de la théorie des émotions, de la théorie de la fiction ou du très large éventail des études culturelles, il est incontestable que l’initiative théorique, singulièrement pour les plus jeunes chercheurs, vient des États-Unis. Pour les études littéraires, il se passe à peu près l’inverse de l’improbable consécration de la French Theory sur les campus américains des années 1970, pendant que la pensée française s’apprêtait à traverser, selon la formule saisissante de François Cusset, « le grand cauchemar des années 1980[5] ». L’université française a perdu de sa puissance d’invention et d’initiative sur le plan des études littéraires : la sociocritique, française par ses origines et majoritairement francophone pour son espace de déploiement, n’a pu que souffrir d’un tel contexte, globalement défavorable. De fait, la recherche littéraire la plus vivante se tourne désormais soit vers d’autres horizons (notamment vers les États-Unis), soit vers d’autres disciplines (essentiellement les sciences sociales) : c’est en réalité une discipline qui, sur le terrain national, a cessé de dialoguer avec elle-même, emportée par son acharnement à trouver ses références hors d’elle. Il est bien difficile, dans ces conditions, d’animer la réflexion autour de la sociocritique, ou autour de toute autre démarche théorique.

Cependant, la troisième, et peut-être principale, raison de son relatif effacement, c’est à Claude Duchet que son mérite revient – si l’on peut dire. Car, dans le monde des inventeurs, Claude Duchet est plus du côté de Charles Cros que d’Edison : il était plus soucieux des idées et des avancées qu’il impulsait que des implantations institutionnelles ou des consécrations séculières. Pour ceux qui la reconnaissent, la dette qu’ils ont contractée à l’égard de la sociocritique concerne davantage une méthode, une pensée en acte et, bien sûr, l’homme qui l’incarne, qu’un système théorique immobile et verrouillé. Trop souvent dans les débats universitaires, les théories sont réduites à une enfilade de concepts, et les concepts à des mots utilisés comme de purs slogans. Claude Duchet a lui-même produit des concepts (le cotexte, le hors-texte, le sociogramme), puisqu’il faut bien avoir des étiquettes pour fixer un peu les choses, mais sa pensée est toujours beaucoup trop subtile, soucieuse de justesse, agile comme on dit aujourd’hui, pour s’y laisser enfermer, si bien que son influence a toujours relevé davantage de l’action indicible et invisible de l’intelligence en acte que de l’imposition doctrinale. Et il faut avouer que cette fluidité intellectuelle n’aide pas à notre époque, où le débat théorique ressemble de plus en plus à un chapelet monotone de références obligées et de discours d’autorité – ce qui, assurément, est aux antipodes de l’esprit socratique qui a toujours animé Claude Duchet.

Ce socratisme – passant par la parole vivante plutôt que par l’écrit qui fixe et qui fige – allait de pair avec un respect sourcilleux de la liberté intellectuelle. Si je puis m’autoriser une seule note plus personnelle dans le bilan théorique que j’esquisse ici, ce sera la suivante. J’ai fait partie de ces jeunes chercheurs dont Claude Duchet a accueilli avec beaucoup de bienveillance les travaux, au début de leurs carrières, en leur insufflant l’envie et l’énergie de les poursuivre. La gratitude est d’ailleurs tardive : avec l’inconscience de l’âge, j’ai dû penser naguère qu’une telle générosité intellectuelle était plus répandue qu’elle ne l’est en réalité. De surcroît, passionné par les enjeux théoriques de l’histoire littéraire, j’ai été amené par mes publications à intervenir à plusieurs reprises sur ces questions épistémologiques et à formuler, au moins pour mon usage personnel et dans le champ des études dix-neuviémistes, ma propre doctrine en matière d’histoire littéraire. Dans ce cadre, j’ai à plusieurs reprises marqué mes distances avec la sociocritique[6] et, emporté peut-être par l’« esprit primitif de chercherie » qu’évoque Baudelaire à propos d’Edgar Poe[7], j’ai finalement plus souvent exprimé des réserves qu’affirmé, avec toute la force qu’il était souhaitable, tout ce qui m’en rapprochait. Or la dette des historiens de la littérature à l’égard de la sociocritique est immense, la mienne autant que celle des autres, et il est temps d’en prendre l’exacte mesure.

La sociocritique du xixe siècle

En effet, pour l’exploration du territoire commun que l’histoire littéraire partage avec la sociocritique et pour les voies nouvelles que cette dernière a permis d’y ouvrir, la découverte que Claude Duchet a baptisée en 1971 est à la fois simple et lumineuse, comme toutes les vraies découvertes. Jusque-là, et singulièrement depuis que l’approche formaliste et structuraliste avait clairement défini et décrit la nature systémique du texte littéraire (de tout texte, mais notamment du texte littéraire), l’histoire littéraire, surtout celle d’inspiration marxiste, se heurtait à la même difficulté théorique. Comment se représenter l’action qu’une réalité historique (économique, sociale, politique) peut avoir sur un texte, désormais conçu comme une totalité systémique et se définissant par les relations intrasystémiques (ou structurales) que ses éléments ont entre eux ? Avant la sociocritique, il y avait bien eu l’approche sociologique de Lucien Goldmann et l’idée d’une « homologie structurale[8] » entre la structure textuelle et la structure sociale, mais il faut avouer que cette « homologie » semblait parfois relever de la pensée magique. Or, nous apprend Claude Duchet, le texte littéraire ne baigne pas, si je puis dire, dans la réalité sociale, mais, en tant que structure discursive, il participe d’un système beaucoup plus vaste, qui est l’ensemble systémique des discours qui sont produits et qui circulent dans l’espace social. Claude Duchet le nomme le « cotexte », mais Marc Angenot, pour désigner à peu près la même chose, préférera parler du « discours social[9] ». Peu importe : l’essentiel est de comprendre, d’une part, que le texte littéraire est à la fois un système cohérent et un élément à l’intérieur du système cotextuel, et que, d’autre part, chaque élément du texte littéraire participe concurremment de ce texte et du système cotextuel qui constitue son environnement (ou, donc, du « discours social »). Au bout du compte, les textes littéraires, comme l’ensemble des productions culturelles, se retrouvent intégrés au système complexe, mais désormais homogène, que constitue l’espace social, considéré comme un espace de communication, véhiculant toutes sortes de productions ou de messages symboliques. Cette conception résout de façon très simple le problème sur lequel butait la théorie pour penser l’historicité de la littérature. Au passage, elle permet de ranger enfin dans l’attirail du passé la recherche faussement érudite des influences : si influence il y a, elle doit désormais en passer, évidemment, par la médiation de ce cotexte social en perpétuelle transformation et recomposition. Ou plutôt elle permettrait en principe de la remiser, puisque le petit jeu des sources et des influences, rapprochant au hasard des lectures des textes qui n’y sont pour rien, a la vie dure dans les études littéraires.

Voilà pour le principe abstrait. Mais, très concrètement, sur le terrain de la vraie recherche, cette sociocritique se devait de s’approprier des savoirs et des outils appartenant jusque-là à l’histoire sociale – qu’il s’agisse d’histoire des modes de publication, de production et de circulation des textes (presse, édition, médias, industries culturelles), d’histoire des sociabilités et du champ littéraires, d’histoire de l’enseignement et des administrations liées à la littérature (censure, académie, etc.), d’histoire des sciences et des religions, etc. Pour sa part, Claude Duchet, à la place qui était la sienne, a fait une large part à ces investigations historiques – par exemple, en dirigeant les deux tomes du monumental Manuel d’histoire littéraire de la France[10] consacrés à un grand xixe siècle (de 1789 à 1913), et, pendant un quart de siècle, la revue des dix-neuviémistes français, Romantisme.

À partir de cette hypothèse, c’est un champ de recherche totalement nouveau qui s’ouvrait aux études littéraires. Il fallait se plonger, de toute urgence, dans la masse du « discours social » : toujours pour le xixe siècle, qui était le chantier principal de Claude Duchet et d’un grand nombre de chercheurs qu’il a inspirés, explorer le continent oublié des livres en tout genre qui forgeaient la culture moyenne de l’homme du xixe siècle, plonger dans l’océan sans fond de la presse périodique, se gorger de centaines de milliers de vers, sagement réguliers, qui étaient produits au cours de ce même siècle, atteint de métromanie collective, exploiter toute la littérature scolaire, religieuse, politique – et, parallèlement à cet immense chantier, faire l’histoire, mais avec notre questionnement de littéraires, des institutions, des administrations, des industries culturelles qui conditionnaient cette activité polymorphe d’écriture et de publication.

Car la sociocritique, telle que je me la représente, n’est pas seulement une autre manière de parler des textes, l’art d’y lire autre chose que ce qu’on y lit sans elle : c’est aussi, et peut-être d’abord, le choix assumé de ne pas regarder toujours les mêmes textes, voire de regarder parfois autre chose que des textes, mais de s’intéresser à ce que j’ai appelé l’histoire de la communication littéraire[11]. D’une part, celle-ci doit prendre en compte non seulement les réseaux de significations que donnent à lire les textes, mais les conditions concrètes de la production littéraire, considérée comme un fait de communication qu’il faut penser au sein de l’ensemble vaste et complexe de tous les modes de communication sociale. D’autre part, cette praxis communicationnelle a des conséquences directes et structurantes sur les évolutions du faire littéraire, sur la naissance ou la mutation des formes, des procédés, des pratiques d’écriture, des genres. Cette histoire de la communication littéraire doit donc être couplée à une poétique historique des formes, les deux réalisant le programme de la sociocritique, prioritairement au travail herméneutique sur les textes eux-mêmes.

Mais un exemple concret vaut mieux que de longues considérations abstraites. Historiquement, on peut caractériser en quelques formules les quatre phénomènes majeurs qui ont le plus influé sur l’évolution de la pratique littéraire, depuis la fin de l’âge classique : 1. ce que les historiens du xviiie siècle ont appelé la « révolution de la lecture », qui a généralisé la pratique de la lecture individuelle du livre ; le fait littéraire n’a plus été considéré comme une parole supérieurement éloquente, mais comme un texte donné à lire (individuellement et silencieusement) : ce glissement progressif d’une littérature-discours à une littérature-texte a fondé la nouvelle conception de la littérature que nous partageons tous plus ou moins consciemment, faite de livres mis en circulation dans l’espace public « dérégulé[12] », et a permis le prodigieux développement de la fiction narrative ; 2. l’émergence d’une culture médiatique[13] qui, à partir du xixe siècle, concurrence la communication littéraire ou, davantage encore, l’intègre aux nouvelles industries culturelles qu’elle suscite ; 3. la persistance d’une très riche production poétique, versifiée ou non, qui résulte à la fois de la force d’imprégnation des modèles scolaires et de la résistance à ces transformations ; 4. le rôle central dévolu à la tradition littéraire au moment de la formation des États-nations occidentaux et des idéologies (ou des imaginaires) qui en constituent le socle[14].

Or on voit bien que ces phénomènes, qui font partie intégrante de l’histoire littéraire, doivent être examinés en amont du travail d’exégèse textuelle, parce que, s’ils jouent un rôle matriciel dans les processus d’écriture, ils ne participent pas eux-mêmes de la texture sémiotique qu’il revient à l’acte critique de décrypter. Du reste, par son activité inlassable d’impulsion et d’animation scientifiques autant que par ses propres travaux, Claude Duchet programmait déjà ce type d’investigation historique et le favorisait autant qu’il le pouvait, notamment dans l’équipe de jeunes chercheurs qu’il a su constituer à partir de 1975 avec le Groupe international de recherches balzaciennes, dans une optique résolument pluridisciplinaire et non monographique. Dans l’introduction de l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, en 1979, sur la sociocritique, il évoquait déjà, dans des formules décisives, le souhait « d’une sociologie de l’écriture, collective et individuelle, et d’une poétique de la socialité[15] ». Le mot « poétique » fait évidemment songer à celui qui l’avait remis en circulation en 1937, Paul Valéry. Dans sa Première leçon du cours de poétique, on se rappelle peut-être que celui-ci voulait restituer à la littérature, conçue comme « acte de l’esprit », son « atmosphère d’indétermination plus ou moins sensible », et montrer comment la création des « oeuvres de l’esprit » consistait à tirer de l’« instabilité » constitutive de la pensée, à l’état inchoatif, l’« action nécessairement finie[16] » qui aboutit à l’oeuvre ; c’est à un travail exactement symétrique que se livre Claude Duchet, avec cette immense différence qu’il substitue à l’indétermination délicieusement narcissique de la pensée individuelle, dans laquelle Valéry cantonnait résolument sa réflexion, la poussée obscure et confuse de l’historicité sous le texte, autour du texte, hors du texte et, bien sûr, in fine, dans le texte, qui en marque le point d’aboutissement. D’ailleurs, même si j’ai évoqué tout à l’heure la figure de Socrate, il y a du Valéry dans le goût de Claude Duchet pour les arabesques d’une réflexion renâclant à se fixer, dans les replis de sa syntaxe, dans l’architecture réticulée de sa parole qui en fait un orateur unique – pour sa façon de rendre presque physiquement sensible l’intelligence de la pensée.

La sociocritique française : retour sur un malentendu

C’étaient, du moins, le projet idéal et les potentialités réelles de la sociocritique, tels qu’ils avaient été programmés dès l’origine. Mais il faut avouer que les suites concrètes qui en ont été données en France furent plus modestes et en partie décevantes. Finalement, c’est sans doute au Québec que la démarche sociocritique a abouti aux réalisations les plus ambitieuses, pendant que l’école de sociologie littéraire, également très dynamique, qui s’est constituée à Liège autour de Jacques Dubois[17], a préféré camper entre sociologie d’inspiration bourdieusienne et sociocritique proprement dite. En revanche, en France, il me semble que, sur le terrain de la recherche littéraire, nous n’avons pas su donner à la sociocritique tous les prolongements qu’elle aurait dû avoir ni faire d’elle ce qu’elle avait vocation à être : une autre option que les études culturelles anglo-saxonnes, qui se développent aujourd’hui avec retard, mais avec un succès incontestable. On doit d’ailleurs se réjouir de cette ouverture nouvelle sur ces problématiques exogènes, mais on peut aussi se demander pourquoi la sociocritique n’a pas su renouveler, autant qu’elle en avait la capacité théorique et méthodologique, l’histoire littéraire, telle qu’elle a été pratiquée en France.

Il faut à nouveau commencer par rappeler le contexte idéologique. Le déclin des études littéraires, l’évolution consumériste et technologique de nos sociétés occidentales, le reflux de la culture française dans un système de plus en plus mondialisé, toutes ces raisons et d’autres encore du même ordre ont encouragé un repli frileux vers les valeurs littéraires, une défense de la bonne vieille littérature, abstraitement considérée comme la seule légitime dépositaire des valeurs humanistes, voire de l’identité nationale. Plus que jamais, au rythme des commémorations programmées par l’autorité publique, règnent un discours de plus en plus nostalgique sur la littérature et une représentation massivement patrimoniale faisant la part belle aux rééditions, aux biographies, à l’exhumation des correspondances et des reliques auctoriales – tout ceci coïncidant avec le reflux de la pensée marxiste qui avait été le terreau de la sociocritique.

Mais l’environnement institutionnel de la sociocritique a été encore plus déterminant. Depuis les grandes réformes scolaires de la Troisième République, la France a édifié la discipline des études littéraires, tous niveaux d’enseignement confondus, sur un exercice canonique, l’explication de texte, dont l’inventivité herméneutique a encore été prodigieusement augmentée grâce à l’apport du formalisme et de la poétique moderne. Du fait de cet héritage[18] et malgré les quelques velléités soixante-huitardes qui ont vite fait long feu, la recherche française n’a pas su – ni surtout voulu – prendre ses distances avec le poids, le prestige et, pour tout dire, le quasi-monopole du monographisme qui domine encore les études littéraires. Ce tout monographique a une raison simple : l’imbrication totale de l’enseignement secondaire et de l’université en France assigne à la recherche littéraire son seul vrai objectif, pérenniser et légitimer le culte admiratif rendu aux « grands écrivains », que les enseignants des collèges et lycées sont chargés de diffuser dans les classes. De fait, lorsque le clou de l’enseignement universitaire consiste dans le cours d’agrégation, toujours consacré à l’un de ces grands auteurs panthéonisés, et que l’agrégation elle-même, ce concours de recrutement d’enseignants du secondaire de niveau master, jouit d’un prestige bien supérieur à la thèse, on comprend sans peine que toutes les considérations historiques ou théoriques qui éloignent de cette excellence agrégative sont condamnées à passer pour inutiles.

Dans ce contexte, la sociocritique n’a pu qu’agir à la marge, servant seulement à modifier et à moderniser l’exercice canonique de l’explication de texte. Suivant les règles très codifiées d’une sorte d’herméneutique scolaire, l’explication de texte, telle qu’elle a été transformée par la révolution textualiste des années 1960, consiste pratiquement à faire dire au texte le plus de choses possible qu’il ne dit pas explicitement ; elle est, en somme, une machine à produire de l’implicite. Dans ce cadre, la sociocritique, qui dote l’herméneute de nouveaux outils pour repérer les enjeux idéologiques dont sont tissés en profondeur les textes littéraires, a permis de remotiver la pratique de l’explication et de lui donner l’assise théorique qui lui manquait – puisque la sociocritique a l’avantage de justifier à la fois la microlecture textuelle et l’ancrage contextuel. Ajoutons, pour lever toute ambiguïté, que ce travail de décryptage idéologique n’est pas seulement très excitant du point de vue critique, mais que, bien fait, il se révèle globalement pertinent et justifié, en particulier pour l’interprétation des textes du xixe siècle, où le politique est en effet presque toujours omniprésent et cependant nécessairement latent du fait de la censure directe ou indirecte qui continue à peser au moins jusqu’à la Troisième République. Idéalement, le spécialiste de littérature est donc d’abord un virtuose de l’analyse textuelle capable, à partir d’un très bref extrait, de produire les interprétations les plus inventives.

Cependant, cette virtuosité, lorsqu’elle était mal employée, a favorisé deux travers méthodologiques, très prégnants dans les études littéraires françaises : d’une part, l’idée que l’intérêt historique d’un texte était proportionnel à la profusion des commentaires qu’il suscitait, amenant à une prolifération mal contrôlée du travail herméneutique ; d’autre part, la conviction paresseuse qu’il suffisait d’appliquer ce travail d’interprétation aux grands textes de la littérature française, en laissant de côté le tout-venant de la production littéraire, jugé herméneutiquement moins productif et, bien entendu, sans que cette hiérarchisation soit justifiée ni même clairement explicitée. Paradoxalement, la sociocritique, mal comprise ou mal employée, risquait donc d’aboutir à poursuivre et à légitimer toujours davantage l’entreprise de lecture intelligemment admirative du canon national à laquelle se résume concrètement une grande partie de la recherche. Même la « sociologie littéraire », qui a consisté surtout à élargir la connaissance des grands écrivains par l’étude des formes de sociabilité dont ils participaient ou aux représentations qu’ils suscitaient ou véhiculaient eux-mêmes, a contribué à redonner un coup de fraîcheur au canon traditionnel, en ajoutant ou en substituant à l’étude des grands textes la description pittoresque de la scénographie de leurs auteurs (seconds rôles, figurants et décors compris), comme si la littérature se réduisait à un jeu de rôles.

Pour être juste et complet, il faut aussitôt ajouter que, là où l’héritage de la sociocritique, toujours en France, a été le plus clairement revendiqué et le plus fidèlement exploité, ce fut par les spécialistes de la littérature populaire (de la contre-littérature ou de la paralittérature, comme l’on disait)[19], mais leur volonté militante de défendre et de promouvoir un contre-canon, rencontrant inévitablement la vieille question de la valeur littéraire, risquait de faire de la sociocritique un instrument au service d’un prolétariat des lettres, en jouant le roman-feuilleton contre Flaubert, les poètes populaires ou les chansonniers contre Baudelaire. La vraie démarche historienne consiste au contraire à circonscrire, explorer, exploiter de vastes corpus collectifs, à décrire les mécanismes à la fois institutionnels et économiques régissant la vie littéraire, en espérant, dans un second temps, que cette recherche serve également la compréhension du roman-feuilleton et de Flaubert, des poètes-chansonniers et de Baudelaire.

Au fil du temps et de façon insidieuse, il est ainsi apparu, sinon une contradiction, du moins une divergence entre la portée théorique de la sociocritique et les moyens disciplinaires dont elle disposait en France pour se concrétiser, autant qu’elle en avait les potentialités. Pour le dire avec le vocabulaire de Lucien Goldmann[20], la sociocritique a représenté la conscience possible de l’histoire littéraire, très en avant de la conscience réelle de celles et ceux qui en formaient les troupes. Il serait donc injuste, et surtout non pertinent, de lui en faire le grief, à elle qui se heurtait à un obstacle sur lequel elle n’avait aucune prise. De ce point de vue, son péché originel a peut-être été de se placer sous la bannière de la « critique » (donc de l’exercice de lecture) plutôt que de la poétique historique, alors que son orientation était fondamentalement historienne : mais pouvait-il en être autrement en 1971, à une époque où toutes les nouvelles approches de la littérature étaient obligées de se revendiquer comme des « critiques », elles-mêmes plus ou moins « nouvelles », pour se démarquer de la trop vieille histoire littéraire qui avait le tort de régner depuis plus d’un siècle sur l’école de la République ?

Or les temps ont changé. L’explication de texte a perdu de son prestige et, d’ailleurs, du même coup, ses praticiens de leur ancien savoir-faire ; les sciences sociales (l’histoire et la sociologie, en particulier) ont solidement pris position sur le terrain littéraire ; les études culturelles nous ont familiarisés avec la fréquentation des corpus les plus divers. Mais, en contrepartie, le moment est proche où ce qui était le point de départ (et le privilège) de toute sociocritique (l’articulation fine de l’approche historienne et la poétique littéraire, adossée à une herméneutique attentive à toutes les subtilités textuelles) sera hors de portée. La sociocritique exige le dépassement de l’herméneutique textuelle (ou, plus trivialement, de l’explication de texte) ; elle n’implique pas son oubli. Les savoir-faire perdus ne se réinventent pas si facilement. La sociocritique, sous cette étiquette ou sous une autre, est donc plus que jamais d’actualité.