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I. Le lexique du désert

Dans le chapitre XV de la collection systématique des Apophtegmes des Pères (ve-vie s.) se trouve une parole particulièrement intéressante, qui — comme cela est souvent le cas — était déjà incluse, sous le nom de Poemen, dans la plus ancienne collection alphabétique :

Il dit encore qu’un frère demanda à abba Alonios ce qu’est l’anéantissement (ἐξουδένωσις). Et le vieillard lui dit : « Se mettre en-dessous des êtres sans raison et savoir qu’ils sont irréprochables (Τὸ εἶναι ὑποκάτω τῶν ἀλόγων καὶ εἰδέναι ὅτι ἐκεῖνα ἀκατάκριτά εἰσιν)[1] ».

Dans ce court texte, un moine demande au père Alonios l’explication d’un mot qui, il est vrai, n’est pas fréquent dans la littérature monastique. Il s’agit de ἐξουδένωσις, terme que le traducteur Jean-Claude Guy choisit de traduire par « anéantissement[2] ». Il convient de noter que déjà au xixe s. l’abbé Migne allait dans cette même direction, ayant recours à l’expression latine « nihili se facere[3] ». Plus récemment, la traductrice italienne Luciana Mortari a fait sensiblement le même choix avec le mot « annientamento[4] », alors que les traducteurs anglais semblent divisés : Benedicta Ward, dans sa traduction de la collection alphabétique, a eu recours à une périphrase qui maintient la signification recherchée par Guy (« to become nothing »)[5], tandis que John Wortley, qui a publié une version anglaise de la collection systématique, a opté pour « belittlement », ce qui en français correspond plutôt au dénigrement[6]. Une traduction semblable — « el desprecio de sí » a été proposée par David Gonzàlez Gude dans sa version espagnole de la collection systématique[7].

Dans la littérature monastique, il arrive souvent que l’on demande à un maître plus ancien et expérimenté d’expliquer le sens de tel ou tel autre mot. Cette pratique se laisse repérer non seulement dans les Apophtegmes des Pères mais aussi dans les Homélies du Pseudo-Macaire (ive-ve s.), dans la correspondance de Barsanuphe et Jean de Gaza (vie s.), ainsi que dans d’autres écrits du même genre, ce qui témoigne de sa diffusion dans des milieux et des époques différentes de l’histoire des moines[8]. Il s’agit en général de concepts-clés de la doctrine ascétique, et ce qui est réellement demandé n’est pas tant un éclaircissement quant à la signification courante du terme mais une définition de la place que le concept auquel il renvoie occupe dans le lexique du désert. Le but de la démarche n’est pas d’enfermer le transcendant — c’est-à-dire les « indicibles mystères célestes » — dans une cage faite de quelques mots bien choisis, ce qui non seulement est impossible, mais aurait pour effet d’en masquer la qualité apophatique qui lui est propre : c’est là, d’ailleurs, un danger qui fait l’objet d’une ferme admonestation de la part du Pseudo-Macaire, qui s’empresse d’expliquer que ce que l’on doit rechercher, c’est plutôt « comment l’homme peut aller à Dieu[9] ». En effet, l’enseignement des moines se conçoit toujours en relation à la praxis[10], ce pourquoi les mots que l’on prend soin de définir sont ceux qui se réfèrent au parcours de perfectionnement du renonçant, c’est-à-dire au « comment » qui indique la voie et les moyens de l’ascension de l’âme jusqu’à l’indicible.

Par suite, dès l’apparition des premiers écrits monastiques au ive s., on assiste à la formation d’une terminologie spécialisée qui, dans plusieurs cas, s’enrichit de mots courants appliqués aux réalités de la vie ascétique, et, dans d’autres cas, récupère des termes issus du langage politique[11], philosophique ou théologique[12], tout en redéfinissant leur portée : les moines opèrent une véritable re-sémantisation qui favorise la formation progressive d’un nouveau langage technique. Dans ce contexte, l’échange avec le maître, qui est mis en scène dans certains apophtegmes, constitue l’occasion de redéployer l’enseignement qui se trouve condensé dans ces termes, ou — dans le sens inverse — d’établir une association directe entre ces termes et l’enseignement qu’ils doivent évoquer dans le cadre de la pratique monastique[13].

L’étude du lexique du désert permet d’exposer ces connexions et de comprendre la doctrine qui les inspire, sans pour autant rechercher ou imposer une cohérence qui ne peut exister à ce niveau[14]. En effet, si une comparaison de sources provenant de milieux différents peut paraître justifiée lorsque l’on tente de reconstituer un discours ascétique plus général, c’est seulement dans la mesure où cette comparaison vise à circonscrire non pas une théologie monastique systématique et unifiée mais un langage partagé[15]. Sans doute est-il possible de repérer une cohérence à l’intérieur d’un corpus unifié (par exemple, dans le cas d’un auteur particulier ou d’un milieu bien délimité), mais l’on sait bien que le monachisme naît pluriel, ce qui pose un sérieux problème aux chercheurs qui tentent de déterminer l’origine de ce phénomène[16]. Une explication de type diffusionniste (souvent utilisée en histoire), qui consisterait à identifier un lieu et un moment de manifestation de ce nouveau genre de vie chrétienne (un foyer culturel, pour ainsi dire) ne semble pas viable, ou en tout cas n’est pas suffisante. Or, s’il est impossible de s’accorder sur une genèse commune, il devient aussi, à bien des égards, malaisé d’indiquer quelles seraient les composantes d’une identité générale, susceptible ensuite de se décliner selon des contextes particuliers. Cet obstacle nous oblige à cerner autrement les éléments récurrents de cette forme de vie : il ne s’agira pas de dénominateurs communs mais plutôt des traits récursifs de ce que l’on appellera un air de famille (on se réfère au concept de « Familienähnlichkeit » selon l’utilisation qu’en fait Ludwig Wittgenstein). Le lexique ascétique représenterait donc la manifestation de cet air de famille, et les mots qui le composent seraient les traits caractérisant cette ressemblance diffuse. Le langage partagé par les moines s’exprimant en grec renvoie certes à des enseignements communs, mais ceux-ci s’articulent en un réseau complexe et différencié (selon les milieux et les époques) plutôt que former une architecture fixe et bien ordonnée.

Le terme ἐξουδένωσις représente justement un de ces cas où l’acception courante d’un mot est réinterprétée pour mieux convenir à la pratique des solitaires ; et sa définition, offerte par le maître au disciple qui l’interroge, permet de préciser un aspect délicat mais fondamental de l’ascèse du désert. Il n’est donc pas surprenant que sa traduction dans les langues modernes puisse poser un problème, puisqu’elle requiert de départager les deux acceptions du mot, celle ordinaire (« mépris ») et celle technique (« anéantissement ») : les frontières ne sont pas toujours nettes.

II. Du mépris à l’anéantissement

Normalement le mot grec ἐξουδένωσις se traduit par « mépris », dans le sens d’une attitude, d’un regard posé sur quelqu’un ou quelque chose qui est jugé comme inférieur, sans valeur, voire abject[17]. Le terme est utilisé dans la Septante, notamment dans les Psaumes[18], où il indique un sentiment qui n’est généralement pas considéré comme positif : chez celui qui l’entretient, il est associé à l’arrogance (ὑπερηφανία)[19], alors que dans la perspective de celui qui le subit, il peut se trouver en couple avec le reproche ou l’opprobre (ὄνειδος)[20]. Le mépris peut aussi indiquer une des formes que prend le courroux de Dieu lorsqu’il est dirigé vers celles et ceux qui lui désobéissent[21] : dans ce cas, plutôt que sur la mauvaise disposition de celui qui l’éprouve ou la dimension offensante à l’égard de celui qui le supporte, on insistera sur la condition qu’il détermine, qui est l’opposé des honneurs[22]. Comme on peut le constater, s’il est susceptible d’évoquer des situations différentes selon les perspectives adoptées (sujet, objet ou condition), le terme n’offre pas en soi une grande variété sémantique, et son utilisation est assez propre et directe.

Par ailleurs, il est important de noter que cet emploi conventionnel revient aussi dans la littérature monastique ancienne, et ce, de manière fréquente. En effet, dans cet ensemble de textes on évoque parfois la ἐξουδένωσις comme un vice[23], soit une hostilité malveillante qui favorise le jugement négatif porté sur autrui ou — selon la réflexion de Dorothée de Gaza (vie s.) — qui renchérit sur ledit jugement, en l’aggravant[24]. Dans la synthèse de la doctrine monastique élaborée par Jean Climaque autour de l’an 600, cette disposition constitue une manifestation de l’orgueil, entendu comme un reniement de Dieu qui se traduit en un mépris envers les hommes[25]. Diadoque de Photicé (ve s.) précise à ce propos qu’il s’agit d’une répugnance radicale et généralisée envers la nature humaine, dont l’abjection viendrait de son association à la chair et à ses bas instincts : ce dégoût de la création de Dieu — qui représente une forme d’anticosmisme dangereusement proche du dualisme gnostico-manichéen — ne peut qu’être inspiré par les démons[26].

Selon une perspective différente, quand le mépris désigné par le mot ἐξουδένωσις est évoqué dans un contexte ascétique, c’est le plus souvent pour désigner une forme de disgrâce que le moine, comme tout autre être humain, peut encourir (dans certains cas à juste titre, ainsi que le suggère Évagre le Pontique[27]) : toutefois, à la différence des gens du monde, le solitaire est appelé — et c’est là le caractère spécifique de sa vocation — à supporter le mépris en question avec abnégation et avec équanimité, voire — s’il y parvient — à l’exploiter comme une opportunité d’élévation spirituelle. Ceci est évidemment impossible à l’homme orgueilleux[28].

Si donc on constate que la ἐξουδένωσις est une affliction dont tous les êtres humains sont tôt ou tard victimes, la spécificité du moine, s’il a bien intériorisé les enseignements de ses maîtres, consiste en le fait d’être une victime consentante et même enthousiaste. Son agentivité se réalise par le choix d’accepter sereinement toute expression de ce sentiment injurieux à son égard, accomplissant en cela une authentique imitatio Christi[29]. Selon Marc le Moine (ive-ve s.), cette acceptation constitue pour l’âme l’équivalent de l’ascèse pour le corps[30]. Dans le chapitre sur l’humilité de la collection systématique des Apophtegmes des Pères, on se pousse jusqu’à affirmer qu’endurer cet anéantissement, accompagné de l’injure et de l’offense, constitue une pratique qui permet de réaliser l’ensemble des vertus[31]. Quand l’on sait l’importance de la question de l’accès aux vertus dans la discipline monastique[32], à propos desquelles on s’interroge maintes et maintes fois quant aux moyens de toutes les obtenir sans en négliger aucune[33], on apprécie alors toute la portée d’une telle affirmation : atteindre l’ensemble des vertus, c’est atteindre la perfection ascétique, soit réaliser la vocation fondamentale du désert.

Dans plusieurs textes, on propose d’aller plus loin : celui qui subit le mépris doit s’efforcer de le considérer comme mérité. Cette exigence insère la ἐξουδένωσις dans l’orbite de la plus générale humilité (ταπείνωσις)[34], universellement recommandée comme la plus haute vertu du moine, la seule que les démons ne peuvent imiter[35]. La ἐξουδένωσις est alors considérée comme le labeur (κόπος) qui accompagne et parachève l’humilité[36]. Il est effectivement indéniable que seul le solitaire humble — c’est-à-dire celui qui a évacué le « vieil homme » paulinien[37] — est en mesure de supporter sans broncher le mépris qui vient de l’abaissement économique et social auquel le soumet son régime d’austérité radicale[38]. Toutefois, on constate que parvenir à se considérer méprisé à juste titre, même quand ce sentiment n’est aucunement justifié par les actions que l’on a commises, les paroles que l’on a prononcées ou les pensées que l’on a entretenues, cela dépasse l’attitude philosophique de résistance aux adversités de la vie[39] : il s’agit désormais d’un travail sur soi, d’une réorientation active des parcours mentaux, d’une reconfiguration de l’aperception, cette dernière étant désormais déconnectée de la réalité empirique qui constitue la référence commune des représentations mentales profanes. Et c’est justement quand ce mépris — entendu comme contrariété que l’on est appelé à endurer — devient une disposition active du moine que le terme se revêt d’une valeur inédite. Dans cette nouvelle acception, le sujet et l’objet de ce sentiment viennent à coïncider : c’est le moine lui-même qui se méprise, et ce, en prenant occasion du mépris dont il lui arrive de souffrir dans les affaires du monde. L’exercice d’une endurance (ὑπομονή) sereine face aux humiliations de l’égo (propre d’une humilité qui atteint la ἀταραξία[40]) se transforme en une véritable praxis active. Selon le point de vue interne des sources, on passe d’un mépris profane à un mépris spirituel : cette transition, qui caractérise fréquemment la constitution des concepts-clés de la doctrine monastique, se réalise par l’appropriation de la peine qui afflige le moine et par sa réinterprétation positive. La peine devient pénitence (πένθος), c’est-à-dire qu’elle est recherchée dans le cadre d’une discipline active et structurée. Pour atteindre ce résultat, il faut naturellement apprendre à résister à la détresse causée par l’affliction : l’indifférence au mépris (profane) du monde envers soi d’abord, puis l’acceptation de ce mépris comme étant dû, ces deux dispositions mènent au mépris (spirituel) du soi envers soi, véritable accomplissement du cheminement ascétique. L’adversité se transfigure à mesure qu’elle est dépassée, et devient alors un instrument d’ascèse : pour mieux dire, on n’endure pas la peine dans l’attente de sa cessation, mais plutôt dans l’attente de sa joyeuse acceptation. Il y a là une démarche religieuse fondamentale, celle d’un renversement de la perception du monde et des souffrances que celui-ci engendre par un réalignement sur un axis mundi nouveau, une réalité autre. Cette dynamique a déjà été repérée en référence à deux autres concepts amphibologiques de la vie monastique : la violence et la peur[41]. À l’instar de ce que l’on constate pour le mépris, ces deux autres afflictions font effectivement l’objet d’une réappropriation qui, au moyen d’un recalibrage perceptif, les transforme en moyens d’élévation. Parmi d’autres, Diadoque de Photicée est peut-être l’auteur qui a le plus développé ce thème de la transformation « esthétique » du moine (au sens de la αἴσθησις, la perception), dont le régime de vie finit par rendre doux ce qui était amer :

Si donc nous acquerrons la ferme habitude (ἕξιν) de mépriser les biens de ce monde (τοῦ καταφρονεῖν τῶν ἐν τῷ κόσμῳ καλῶν), nous pourrons unir même l’appétit terrestre de notre âme à ses dispositions rationnelles (τὴν γεώδη τῆς ψυχῆς ὄρεξιν τῇ λογικῇ αὐτῆς συνάψαι διαθέσει) par la communication du Saint-Esprit qui règle cela pour nous. Si en effet sa divinité n’éclaire efficacement les trésors de notre coeur, nous ne pourrons dans l’unité de notre sens, c’est-à-dire dans une disposition totale (ἐν ἀδιαιρέτῳ τῇ αἰσθήσει, τοῦτ᾽ἔστιν ἐν ὁλοκλήρῳ διαθέσει), goûter ce qui est bon […]. Le sens de l’intellect est un goût exact des choses que l’on discerne (Αἴσθησίς ἐστι νοὸς γεῦσις ἀκριβὴς τῶν διακρινομένων). De la même façon, en effet, que par notre sens corporel du goût (τῇ γευστικῇ ἡμῶν αἰσθήσει τοῦ σώματος), lorsque nous allons bien, nous discernons (διακρίνοντες) sans erreur le bon du mauvais et nous portons vers ce qui est doux, de même aussi, quand notre intellect commence à se mouvoir dans la pleine santé et un grand détachement (ὅταν εὐρώστως καὶ ἐν πολλῇ ἀμεριμνίᾳ), il peut sentir (αἰσθάνεσθαι) avec opulence la consolation divine[42].

En conclusion, à mesure que la discipline monastique se transforme en technique formalisée, la notion de mépris est réinterprétée comme une modalité fondamentale de la pratique ascétique. Toutefois, cette réappropriation fait apparaître le risque d’un apprivoisement de l’inconfort que le mépris est censé produire dans l’âme du moine. Il est alors tout à fait possible que, par souci d’humilité et comme mesure de précaution contre la vaine gloire, il se trouve quelqu’un pour affirmer que le mépris venant des autres est en réalité plus profitable de celui qui est auto-induit, puisqu’il échappe au contrôle du moine et frappe donc plus violemment : le dépouillement qu’il engendre est plus complet. Par conséquent, résister à cette contrariété est plus méritoire : « Il y a deux sortes de mépris (Ἐξουδενώσεις δέ εἰσι κατὰ δύο τρόπους), l’un qui vient du coeur, l’autre des injures du dehors. Des deux, celui qui est causé du dehors est préférable, car celui qui vient du coeur n’est pas aussi laborieux que celui qui vient des hommes, ce dernier produisant une peine (πόνον) plus grande[43] ».

Indépendamment de cet avertissement, force est de constater que dans la théorie ascétique des premiers moines, c’est précisément au moment où ce qui est subi devient agi que se forge un nouveau terme-clé. Le mot commun entre alors dans le jargon du métier, pour ainsi dire, et, en raison de cela, peut requérir une définition de la part du maître spirituel : cette définition est un enseignement[44].

Naturellement, l’exubérance exégétique d’un tel processus requiert une justification doctrinale solide, que l’on va immanquablement rechercher dans les textes fondateurs. Elle peut aussi poser un problème sur le plan logique, ce qui est effectivement le cas pour le mépris de soi, qui est désormais l’« anéantissement ». Le Pseudo-Macaire d’une part dote d’un fondement biblique cette forme extrême d’humilité, en l’associant à l’attitude des pauvres en esprit de l’Évangile et en fournissant des références vétérotestamentaires susceptibles de la légitimer, et d’autre part affirme clairement que la vie céleste se découvre dans la contradiction entre une condition que l’on a obtenue — l’être « juste » — et une disposition de l’esprit qui la nie — « ne pas se croire quelque chose ».

Question. — Quel est le sens de l’expression : « être pauvre en esprit » ?

Réponse. — C’est, quand on est juste et élu de Dieu, de ne pas se croire quelque chose, de mésestimer son âme et de la tenir pour rien (ἔχειν τὴν ψυχὴν αὐτοῦ ἄτιμον καὶ ἐξουδενωμένην), de faire comme si on ne savait rien et ne possédait rien, tout en connaissant et en ayant quelque chose. Ceci doit devenir dans l’intellect des hommes comme une disposition naturelle et stable (ὡς φυσικὸν καὶ πηκτὸν). Ne le vois-tu pas ? Abraham, notre ancêtre, un élu s’il en fut, s’est dit poussière et cendre. Et David, qui avait reçu l’onction royale et avait Dieu avec lui, que dit-il ? (Gen 18, 27). Je suis un ver et non un homme, l’opprobre des hommes et le rebut du peuple (Ps 21, 7).

Ceux qui veulent être les cohéritiers de ceux-là, leurs concitoyens dans la cité céleste et partager leur gloire, doivent avoir eux aussi une semblable humilité (τὴν ταπεινοφροσύνην), ne pas s’imaginer qu’ils sont quelque chose (μὴ οἴεσθαι ἐν ἑαυτοῖς εἶναί τι), mais avoir un coeur contrit[45].

Il est bien dit que c’est quand on est juste qu’il devient méritoire de ne pas se considérer tel. Les théoriciens de l’ascèse sont certes conscients que le mépris de soi est un exercice mental, mais ils n’en insistent pas moins sur le fait que pour être efficace cet exercice doit engendrer, dans l’esprit de celui qui le pratique, une certitude indéfectible en sa réalité effective, et ce, contre toute logique. Déjà Macaire (ive s.), qui dans une de ses Lettres associe l’humilité au fait de se considérer comme le dernier de tous, mentionne la sincérité qui doit accompagner cette conviction : cette dernière, du fait de son caractère hyperbolique, relève explicitement de l’absurde[46], et pourtant il faut y adhérer sans hésitation. Ammonas (2e moitié du ive siècle), dans un passage de ses Exhortations (que l’on retrouve dans le Traité ascétique de l’Abbé Isaïe), montre qu’il s’agit d’un effort de remodelage des représentations mentales[47]. Au vie s., le caractère construit, non immédiat, innaturel et contraire au réel empirique de la conviction auto-induite d’être toujours coupable est révélé de la manière la plus limpide par Zosime, protagoniste d’une série de textes ascétiques édifiants[48]. Accusé dans un de ceux-ci d’avoir commis une faute, il s’examine attentivement et constate qu’il n’a rien fait de mal ; cependant, par humilité, il fait oeuvre de persuasion sur soi-même et s’impose de croire à sa propre culpabilité. Il finit par apprécier les effets positifs sur son âme de la nouvelle perspective, même si celle-ci ne correspond nullement aux faits. Il s’en va alors remercier son accusateur, qui entre-temps s’est ravisé, après s’être rendu compte de son erreur. La conclusion de la narration montre que l’importance de l’autoaccusation ne réside aucunement dans son adhésion à la réalité telle qu’elle se définit normalement, mais en le fait de permettre une prise de conscience fondamentale : il existe en effet une réalité supérieure, invisible et pourtant plus « vraie » de celle dont on fait l’expérience quotidiennement[49]. La découverte de cette réalité révèle l’essence de la condition humaine : l’être à chaque instant à la présence de Dieu, sous son regard scrutateur[50]. Or, face à l’incandescente sainteté de cette présence finalement dévoilée, tout abaissement ne peut qu’être approprié, indépendamment des raisons contingentes qui l’ont suscité. À cet égard, la ἐξουδένωσις se distingue par rapport à une autre forme spécifique de l’humilité, que l’on appelle ἀψήφιστον, c’est-à-dire la non-estime de soi ou le refus systématique de se mesurer par rapport aux autres[51] : en effet, si cette vertu se pratique en contexte humain, où elle interdit de se comparer aux frères et soeurs, que ce soit pour en tirer une quelconque satisfaction ou au contraire pour s’en décourager, l’anéantissement, quant à lui, se mesure sur une autre échelle, celle de l’absolu. Toute comparaison entre ce dernier et le soi se révèle dès lors vertigineuse, et invite à se placer au plus bas, d’où l’on ne peut tomber[52]. Il serait légitime d’affirmer que la ἐξουδένωσις pousse l’humilité à ses extrêmes, là où elle rejoint l’expérience mystique[53]. Il y a, à n’en pas douter, une dimension paradoxale de cette démarche, comme le montrent si bien — à la même époque — les Instructions de Dorothée de Gaza, qui relatent un échange entre le même Zosime et un sophiste, à propos de l’humilité :

Un jour, l’abbé Zosime parlait de l’humilité (ταπεινώσεως), et un sophiste qui se trouvait là, entendant ses propos, voulut en avoir le sens précis : « Dis-moi, lui demanda-t-il, comment peux-tu te croire pécheur ? Ne sais-tu pas que tu es saint, que tu possèdes des vertus ? Tu vois bien que tu pratiques les commandements ! Comment, dans ces conditions, peux-tu croire que tu es pécheur ? ». Le vieillard ne trouvait pas la réponse à lui donner, mais il lui dit : « Je ne sais pas comment te le dire, mais c’est ainsi ! » […]. Voyant que le vieillard ne savait que répondre, je lui dis : « N’est-ce pas comme la sophistique ou la médecine ? Lorsqu’on apprend bien ces arts et qu’on les pratique, on acquiert peu à peu par cet exercice (ἐκ τοῦ ἐνεργεῖν) même, une sorte d’‘habitus’ (ἕξις) de médecin et de sophiste. Nul ne pourrait dire, ni ne pourrait expliquer comment lui est venu cet ‘habitus’. Peu à peu, comme je l’ai dit, et inconsciemment l’âme l’a acquis par l’exercice de son art (ἐκ τοῦ ἐνεργεῖν τὴν τέχνην). On peut penser la même chose de l’humilité : de la pratique des commandements naît une disposition d’humilité (τις ἕξις ταπεινή), qui ne peut être expliquée par des paroles »[54].

Il serait tentant de comprendre l’opération accomplie par Zosime — c’est-à-dire l’acquisition, par l’exercice, d’un « habitus » mental en contradiction avec l’expérience concrète — comme une forme d’auto-manipulation (« Self-deception ») qui rejoint à certains égards la Doublepensée (« Doublethink ») de George Orwell[55]. En effet, bien que l’interlocuteur tente de banaliser la chose au moyen d’une comparaison avec l’apprentissage d’un métier dont la technique serait à ce point familière qu’elle en deviendrait une disposition inconsciente, il n’en demeure pas moins que le saint se trouve à maintenir en soi deux visions des faits parfaitement incompatibles : il entretient à la fois la conscience de sa sainteté et la conscience de sa condition de pécheur. La première est spontanée, la deuxième provoquée. Certes, on pourrait objecter que les deux conditions existent selon des cadres de référence différents, dont un seul compte vraiment : ainsi que le dit le prophète Isaïe, cité par Ammonas : « Toute la justice de l’homme est, en sa présence, comme le haillon d’une femme qui a ses règles (Is 64,6)[56] ». Ce n’est donc qu’en relation aux autres hommes que Zosime peut être considéré comme saint. En ce sens, les deux conditions de la sainteté et du péché ne seraient pas réellement contradictoires, puisque tout dépend du référent par rapport auquel on se situe. Toutefois, cette explication n’est pas complètement satisfaisante, d’abord parce que l’humilité du saint — comme l’enseigne justement la ἐξουδένωσις — situe celui-ci au fond de toute la création (il doit se convaincre d’être le dernier des derniers) ; puis, parce que lui-même ne sait comment expliquer cette double conscience, un aveu qui démontre à quel point l’exercice ascétique vise intentionnellement à produire un état de dissonance cognitive (ou mystique, pour le dire en des termes théologiques). Il est certainement légitime, en ce sens, de parler d’une technologie du soi[57], dont les effets recherchés doivent se faire sentir avant tout sur l’univers mental des pratiquants[58].

III. En-dessous des êtres sans raison

À la suite des propos qui ont précédé, il semble désormais évident que là où le mot ἐξουδένωσις indique une disposition ascétique — c’est-à-dire consciente et induite — du sujet envers soi-même, il est utilisé selon une acception technique. Jean Climaque l’insère d’ailleurs dans une énumération des vertus et des pratiques spécifiques du moine : « Voici un excellent alphabet qui convient à tous : obéissance, jeûne, cilice, cendre, larmes, confession, silence, humilité, veilles, courage, froid, fatigue, peine, humiliation (ἐξουδένωσις), contrition […][59] ». On remarque que Placide Déseille préfère traduire le mot par « humiliation[60] », mais il n’en reste pas moins que, sur la base des définitions fournies par les textes, il peut aussi bien être rendu par « anéantissement ». Cette autre traduction correspond d’ailleurs à celle du mot οὐδένωσις[61] (qui n’est autre qu’une réduction à l’οὐδέν, le « néant »), auquel le préfixe ἐξ- ne fait qu’ajouter une valeur totalisante[62].

Néanmoins, indépendamment de la traduction que l’on choisira, il semble nécessaire de préciser ultérieurement le sens que ἐξουδένωσις acquiert dans la doctrine monastique. Si l’on revient à l’explication fournie par abba Alonios dans la collection systématique des Apophtegmes des Pères[63], on notera que l’ancien définit le mot d’une manière non seulement plus radicale mais aussi plus stricte par rapport à la plus générale vertu de l’humilité. S’anéantir, c’est entretenir la conscience de sa propre infériorité par rapport aux êtres sans raison (ἄλογα), qui — la précision n’est pas anodine — sont irréprochables. Ce n’est pas la première fois que les êtres sans raison sont mentionnés dans la littérature monastique, puisque déjà la Vie d’Antoine (milieu ive s.) en parle : il s’agit, bien sûr, des animaux. Or, le qualificatif employé ici pour les nommer assume une valeur péjorative évidente, ce qui ressort d’ailleurs des différents contextes où ils sont évoqués : les animaux sont la forme illusoire prise par les démons qui entendent terroriser et tourmenter Antoine durant sa retraite solitaire[64] ; ils constituent l’objet du culte zoolâtre des païens[65] ; ils évoquent l’attitude déraisonnable des hérétiques, notamment des ariens[66]. Ces quelques exemples montrent que, dans la perspective de l’auteur, le fait d’être privé de raison représente une dégradation de la nature humaine.

Et pourtant, la définition de la ἐξουδένωσις proposée par Alonios précise que non seulement il faut se juger inférieur à ces êtres sans raison, mais savoir que ceux-ci sont — est-il dit — irréprochables. L’explication de cette remarque se trouve dans les Enseignements d’Ammonas, là où le successeur d’Antoine affirme :

Il faut plutôt que le moine se condamne plus que les êtres sans raison (Ἀλλὰ μᾶλλον χρὴ τὸν μοναχὸν κρίνειν ἑαυτὸν ὑπὲρ τὰ ἄλογα) et qu’il tienne que ses oeuvres ne plaisent pas à Dieu. Il est dit, en effet, par le prophète : Toute la justice de l’homme est, en sa présence, comme le haillon d’une femme qui a ses règles (Is 64, 6). Et si l’âme ne se rend pas témoignage en vérité qu’elle est plus pécheresse que les êtres sans raison et les oiseaux et les chiens, Dieu n’agréera pas sa prière ; car les êtres sans raison, les chiens et les oiseaux n’ont jamais péché devant Dieu et ne seront pas jugés. Il est évident par là que l’homme pécheur est plus malheureux que les animaux ; il lui serait utile de ne pas ressusciter d’entre les morts, comme les êtres sans raison, et de ne pas venir au jugement[67].

La différence entre les êtres humains et les animaux tient au fait que ces derniers sont incapables de pécher. D’ailleurs, ils ne ressusciteront pas et ne seront donc pas jugés, un destin certainement préférable à celui des pécheurs. La condition animale résulte d’une disposition naturelle. Or, dans le passage du Pseudo-Macaire cité plus haut[68] à propos des pauvres en esprit, il est recommandé au renonçant de faire de l’anéantissement une disposition « naturelle et stable (ὡς φυσικὸν καὶ πηκτὸν) », à l’opposé de l’instabilité qui a causé la première désobéissance.

Les animaux sont incapables de pécher parce qu’ils ne quittent pas la place qui leur a été assignée[69]. Cela leur est d’ailleurs impossible, étant donné qu’à la différence des êtres humains, ils ne sont pas dotés de libre arbitre (τὸ αὐτεξούσιον)[70] : ils sont donc stables. La capacité de prendre des décisions autonomes, selon une volonté indépendante, permet à l’homme de se rebeller au dessein de Dieu et, par suite, d’aller contre sa propre nature. Anges et démons ont exercé à l’origine du monde leur arbitre et sont maintenant figés dans leurs rôles respectifs, jusqu’à la fin des temps. L’être humain est donc le seul à se trouver encore dans une situation d’indétermination, ce qui justifie d’ailleurs le maintien de la réalité cosmique, véritable théâtre de ses errances jusqu’au terme imposé par la mort (qui scelle sa condition)[71]. Dans l’oeuvre de l’abbé Isaïe, la réflexion sur cette indétermination et sur la relation qu’elle entretient avec la volonté humaine est axée sur les notions de nature et de contre-nature[72] : la disposition naturelle préconisée par le Pseudo-Macaire est en fait le résultat d’un retour à la nature originale, celle qui a été pervertie par le péché des protoplastes lorsqu’ils ont exercé leur volonté.

Le point névralgique de la doctrine monastique de l’anéantissement est effectivement la volonté. Si les animaux ne peuvent sortir de leur rang, c’est qu’ils ne sont pas dotés de volonté. Or, c’est là ce qui les rend irréprochables et fait en sorte qu’ils soient pris comme objets d’imitation par certains moines[73]. En effet, l’anéantissement préconisé est précisément celui des volontés qui animent l’esprit humain, ces mêmes volontés qui lui permettent de dévier du chemin qui lui a été tracé et de se concevoir/percevoir comme entité autonome. Mutatis mutandis, on retrouvera cette vision de l’anéantissement dans la tradition mystique médiévale et moderne[74] : cela n’a pas de quoi surprendre, puisque — comme on l’a dit — cette forme d’humilité n’est pas seulement une vertu mais un véritable déclencheur expérientiel, qui permet d’accéder à un état mental altéré[75]. Quoi qu’il en soit, la condition animale est bénie parce que les créatures « sans raison » ne se sont pas rendues autonomes et par là étrangères à la volonté divine, et n’ont donc pas brisé leur participation mystique à la création.

La littérature monastique insiste constamment sur la nécessité pour les renonçants de retrancher leurs propres volontés[76]. C’est d’ailleurs fondamentalement le but de toute pratique ascétique. Quant aux volontés, il n’en existe que trois types : celle divine, celle humaine et celle des démons[77]. Par conséquent, dans la mesure où le solitaire réussit à éliminer les volontés humaine et démoniaque, il creuse en soi un vide qui ne peut être rempli que par la volonté divine, pareille à une source qui jaillit enfin libre de tout encombrement[78]. La ἐξουδένωσις désigne l’état de celui qui comprend que les volontés non divines qui l’habitent l’éloignent de la source et le situent pour cela en dessous des animaux : le reconnaître représente le premier pas vers la rédemption. L’être humain est donc destiné à s’élever au-dessus des êtres sans raison non pas en maintenant indéfiniment son autonomie mais en l’exerçant — après avoir chuté — pour retrouver sa nature première de réceptacle du divin. Or, considérant que ce divin ne peut être défini, puisqu’il est absolument transcendant, le processus d’anéantissement du moine ne devrait pas se comprendre comme une fermeture ou un appauvrissement, mais — en principe, à tout le moins — comme l’ouverture à une altérité absolue et inconnaissable.