Corps de l’article

Introduction

Carlo Morselli avait commencé il y a quelques années à s’intéresser aux apports potentiels de l’analyse sociométrique pour les milieux de pratique, notamment en maison de transition (François, Nolet et Morselli, 2018) et en centre de réadaptation (Mignon, 2019). Cette union atypique entre milieu d’intervention fermé et approche sociométrique se justifie par le besoin d’innovation face aux défis que rencontrent les praticiens dans l’atteinte de leurs objectifs, et par le potentiel de ce type d’analyse à l’échelle microscopique qui a été soulevé par les rares recherches de la même veine. Cet article se situe dans la continuité des travaux susmentionnés, en analysant dans un premier temps l’évolution des réseaux de confiance internes de 36 jeunes contrevenants hébergés sous garde à travers six temps de mesure. Les conclusions tirées amènent à relever trois points d’intérêt pour les praticiens, soit les acteurs caractérisés par une confiance englobante dans les unités, l’instabilité qui caractérise les réseaux, en parallèle aux erreurs de perception qui caractérisent les jeunes, et finalement la similitude qui se dessine entre l’évolution de la confiance et celle du climat de groupe. Ces trois éléments sont abordés dans l’idée d’appuyer les milieux de pratique de ce type à faciliter leurs interventions vers la réinsertion des adolescents.

L’influence d’un groupe sur le comportement de ses membres est démontrée depuis les travaux fondateurs de Durkheim (1897) et de Moreno (1953), desquels ont dérivé beaucoup des théories modernes. La sociologie et la psychologie sociale correspondent aux principales écoles de pensée s’étant penchées sur les concepts et questionnements de l’influence des pairs. Galambos, Fang, Horne, Johnson et Krahn (2018) démontrent que le risque d’influence des pairs vers des comportements délinquants est plus fort pendant l’adolescence. En criminologie, cette influence a été largement admise dans un milieu libre (Seddig, 2014). Toutefois, la majorité des études qui traitent du sujet se situent dans un contexte ouvert dont l’objectif est la prévention délictuelle, avec pour mesure des liens d’amitié, volontaires et durables (Kreager, Rulison et Moody, 2011 ; Low, Polanin et Espelage, 2013 ; Seddig, 2014). Justement, Morselli (2009) souligne l’importance du contexte en ce qui a trait à l’analyse de réseaux. L’intérêt de l’influence entre jeunes délinquants comme levier de soutien aux interventions, dans un milieu restrictif de liberté où le groupe est imposé aux adolescents, représente un point de départ auquel les postulats susmentionnés ne peuvent être appliqués.

En 2019, les centres de réadaptation du Québec ont accueilli 295 mineurs placés sous garde avec le souhait de favoriser leur réinsertion (CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, 2021). Ces établissements admettent par ailleurs l’influence des dynamiques de groupe (Dionne et St-Martin, 2018 ; Gouvernement du Québec, 2020), bien que la majorité de la littérature relative aux jeunes contrevenants s’avère pessimiste à cet égard. Les milieux restrictifs de liberté créent toutefois des conditions particulières, qui tirent parfois le meilleur de l’association entre les jeunes hébergés (Cesaroni et Peterson-Badali, 2013 ; Visher, 2017). Pour comprendre de quelle(s) façon(s), la réalité relationnelle de ce type de milieu doit être soulignée.

Du milieu ouvert au milieu restrictif de liberté

Si l’influence des jeunes contrevenants en contexte restrictif de liberté doit être distinct de contextes ouverts, c’est parce que les différences de conditions de vie peuvent affecter l’état, les besoins et les relations des individus. Par rapport aux liens spécifiquement, le milieu fermé restreint notamment l’influence négative (ou positive) entre codétenus puisque leurs interactions sont plus réglementées, afin de toujours limiter les opportunités criminelles (Mears et Reisig, 2006). Les règlements institutionnels biaisent aussi le contrôle social informel classique, y ajoutant un contrôle formel propre au milieu fermé (Caldwell, 1956). Ils découragent les interactions entre hébergés et sont souvent modifiés afin d’agrandir l’écart coût-bénéfice pour les détenus qui se conforment et les autres (Peguese et Koppel, 2003). Forrester-Jones (2006) démontre précisément que les punitions formelles démotivent toute forme de communication entre détenus mineurs. En outre, Peacock et Theron (2007) soulignent que chaque nouveau jeune doit se soumettre aux valeurs du milieu sécuritaire, ce qui le rend plus vulnérable sur le plan relationnel. Finalement, l’influence parfois sous-estimée du personnel modère également l’influence intrarelationnelle entre codétenus (Schwartz, 1973).

Milieu restrictif de liberté et influence positive entre jeunes contrevenants

Dans un tel contexte, il ne faut pourtant pas négliger les liens entre jeunes. En effet, la réinsertion des individus condamnés à des peines d’incarcération est directement liée à leur bien-être durant le séjour ; or ce bien-être s’appuie notamment sur les liens que les détenus entretiennent (Forrester-Jones, 2006 ; Jiang, Fisher-Giorlando et Mo, 2005 ; Kras, 2014). Ce bien-être naît du sentiment de sécurité apporté par les intervenants et les autres jeunes (Nielsen, 2011 ; van Der Laan et Eichelseim, 2013), comme du soutien entre codétenus. Les signes d’inadaptation recensés (anxiété, dépression, perte de contrôle, automutilation ou comportements agressifs, ralentissement ou inadéquation du développement à l’âge adulte) s’en trouvent en effet limités (Dmitrieva, Monahan, Cauffman et Steinberg, 2012 ; Greve, Enzmann et Hosser, 2001 ; McMurran et Christopher, 2009).

Selon van der Laan et Eichelsheim (2013), le bien-être des jeunes en contexte de garde tient à tout type d’interactions positives, sans qu’il soit nécessairement question d’amitié comme dans les recherches menées en milieu extérieur. D’ailleurs, les mineurs judiciarisés estiment que leurs relations positives demeurent contextuelles au milieu de garde, sans jamais primer sur leurs liens significatifs externes (Mignon, 2019). Cela fait écho à la superficialité des liens entre détenus adultes (Rengifo et DeWitt, 2019).

De nombreuses recherches déterminent spécifiquement les liens de soutien comme essentiels au bien-être des résidents (Cesaroni et Peterson-Badali, 2010 ; Kras, 2014), au sens où le soutien induit l’apport d’un appui, une protection, voire un secours à ses pairs (Larousse, 2015). Néanmoins, recenser les liens de confiance apparaît tout aussi pertinent. En effet, elle apporte une dimension psychologique à la relation que le soutien n’induit pas (Kappmeier, 2016). En effet, quand un adolescent demande du soutien à un autre, il court un risque en lui faisant confiance pour ne pas divulguer leur échange. En ce sens, la confiance sous garde s’apparente davantage à la définition de Rousseau, Sitkin, Burt et Camerer (1998) : « a psychological state comprising the intention to accept vulnerability based upon positive expectations of the intentions or behavior of another » (p. 395). Cette définition souligne la vulnérabilité et le risque qu’engagent les liens de confiance quand ils ne sont pas réciproques, donc susceptibles de générer des déceptions, voire des conflits entre acteurs (Elshout, Nelissen et van Beest, 2017 ; Heck et Krueger, 2016). Or, les erreurs de perception relationnelle, c’est-à-dire le fait de se tromper par rapport aux liens qu’on perçoit recevoir, sont présentes en milieu fermé chez les délinquants majeurs (François et al., 2018) et mineurs (Mignon, 2019). Aborder la confiance par l’analyse des réseaux, qui se centre sur l’étude des relations plutôt que des individus (Borgatti, Everett et Johnson, 2018), permet de tenir compte de ces éléments particuliers, tout en facilitant l’émission de recommandations localisées (McGloin et Kurk, 2010 ; Moreno, 1953).

Présente étude

Peu de précisions sont faites quant à l’impact des interactions entre jeunes judiciarisés une fois pris en charge par les services gouvernementaux. Les études démontrent pourtant que les liens positifs sont nécessaires pour pallier la difficile adaptation au milieu de garde, qui s’apparente au milieu carcéral malgré l’euphémisation de l’enfermement physique des adolescents et l’accent mis sur les objectifs « réhabilitatifs » (Sallée et Tschanz, 2018). Ainsi, les liens significatifs dans un environnement apparenté à ceux des centres de réadaptation joueraient un rôle mélioratif sur le bien-être, le climat de groupe et les perspectives de réinsertion des individus hébergés (Kras, 2014 ; van der Helm, 2011 ; van der Laan et Eichelsheim, 2013). L’examen de tels réseaux et des relations qui les constituent, notamment en utilisant une approche sociométrique, donnerait accès à une perspective autre que celle des intervenants. Cette perception renouvelée sur le réseau permettrait, par exemple, d’identifier les individus influents par une nouvelle source (Borgatti et al., 2018).

L’objectif de l’étude est d’explorer les réseaux de confiance des jeunes hébergés en milieu de garde au Centre de réadaptation Cité-des-Prairies afin d’en examiner l’utilité par rapport à la compréhension des unités que pourraient en tirer les intervenants, notamment concernant les acteurs particulièrement centraux, les enjeux des erreurs de perception relationnelle et la perception du climat social. Ces analyses amènent ainsi une réflexion par rapport à l’orientation possible des interventions dans les unités. Ce type de milieu de pratique est ainsi encouragé à intégrer une approche sociométrique, en explorant différentes façons dont les réseaux de confiance pourraient servir aux interventions afin de faciliter leur quotidien vers l’atteinte de leurs objectifs « réhabilitatifs ».

L’analyse se centre sur les réseaux de confiance de deux unités de garde du Centre de réadaptation Cité-des-Prairies, à Montréal, à travers six temps de mesure. Les analyses menées développent trois points favorisant la compréhension du milieu pour les praticiens, à savoir l’impact de la présence d’acteurs englobants sur la densité de confiance, les erreurs de perception des liens de confiance et l’instabilité du réseau ainsi que le lien entre confiance et climat de groupe. L’intérêt d’utiliser ces éléments pour tendre vers la réinsertion sociale de ces jeunes est mis en exergue en Discussion.

Méthodologie

L’étude, de type prospectif et longitudinal, se fonde sur des données recueillies au Centre de réadaptation Cité-des-Prairies entre octobre 2018 et mars 2020. Les unités fonctionnaient de façon similaire, avec une capacité d’hébergement maximale de 12 garçons condamnés en vertu de la LSJPA.

Participants

L’échantillon se compose de 36 jeunes hébergés dans deux unités de garde du Centre de réadaptation Cité-des-Prairies, sondés entre octobre 2018 et mars 2020. Les jeunes composant les deux unités ouvertes à accueillir des chercheurs avaient des profils similaires ; à savoir des garçons de 15 à 18 ans condamnés pour des crimes dont le risque de récidive, estimé au moment du jugement, a nécessité un placement sous garde. Ils étaient supervisés en tout temps par trois intervenants selon les mêmes règlements. La majorité n’en était pas à son premier délit, et la nature des infractions était variée (vol, trafic, viol, voies de fait…). Ils ont été interrogés sur une base volontaire, et pouvaient se retirer de l’étude à tout moment du processus. La recherche leur a été expliquée plusieurs fois en amont, et l’accord parental de chaque mineur était préalablement obtenu, conformément au règlement du comité éthique de l’Institut universitaire-Jeunes en difficulté.

Collecte de données

Les unités ont été sondées 6 fois : en octobre (temps 1), novembre (temps 2) et décembre 2018 (temps 3), janvier (temps 4) et février 2019 (temps 5), et mars 2020 (temps 6). Les temps 1 à 5 permettent de rendre compte de la nature dynamique des relations dans le temps (Lazega, 2014 ; Snijders et van de Bunt, 2010), tandis que le temps 6 permet de comparer les 5 premiers avec un réseau d’acteurs complètement différent. En effet, 15 départs et 11 arrivées dans les réseaux des unités ont été enregistrés entre les temps 1 à 5, tandis que le sixième temps était composé seulement de nouveaux participants. Cinq réseaux sur douze étaient incomplets en raison de refus de participation (1,5 refus par temps en moyenne). Dans l’unité 1, le nombre de jeunes par temps a varié de 5 à 9 selon les temps de mesure, et la collecte des données de la majorité des réseaux a pu être effectuée de façon complète (voir tableau 1).

Tableau 1

Unité 1, suivi de l’échantillon par temps

Unité 1, suivi de l’échantillon par temps

a 2 refus ; b 1 refus

Au 2e temps de collecte, 7 jeunes étaient présents dans l’unité (N = 7, réseau complet). Parmi eux, 4 étaient déjà présents au 1er temps (Répétés = 4), tandis que 3 nouveaux s’étaient installés (Arrivées = 3) ; 3 jeunes du temps 1 étaient par ailleurs déjà partis au moment du temps 2 (Départs = 3).

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Dans l’unité 2, les réseaux ont compté de 4 à 8 acteurs, avec là aussi une grande variation sur le plan des arrivées et des départs. La collecte des données de la moitié des réseaux a pu être effectuée de façon complète (voir tableau 2).

À chaque temps, les jeunes ont passé des entrevues dirigées de 30 à 90 minutes pour répondre à un questionnaire rempli par le chercheur. La première section aborde les liens entretenus dans chaque unité, et la seconde évalue le climat social de l’unité, mesuré par l’outil EssenCES (Schalast, Redies, Collins, Stacey et Howells, 2008).

Les questions se centrent d’abord sur la confiance entretenue entre jeunes, le concept principal de l’étude. L’argumentaire justifiant cette recherche se fonde principalement sur des études rattachées à la psychologie sociale et les recherches récentes s’étant déjà intéressées à la confiance, qui tendent vers une même définition issue des travaux de Rousseau et al. (1998). Ainsi, le questionnaire demande à chaque jeune d’identifier les liens de confiance qu’il offre à chacun de ses pairs et ceux qu’il pense recevoir selon l’énoncé suivant : « Je fais confiance à cette personne » et « Je pense que cette personne me fait confiance ». La confiance était décrite comme « le sentiment de pouvoir se fier à quelqu’un d’autre ». Afin de rendre l’exercice plus compréhensible pour les jeunes, d’harmoniser le sens qu’ils accordaient à la définition de confiance et d’induire l’aspect de vulnérabilité de cette relation (Rousseau et al., 1998), on proposait aux jeunes d’identifier leurs pairs de confiance comme ceux auxquels ils pourraient se confier par rapport à une situation qui les affecte et qu’ils ne voudraient pas partager avec les intervenants ou le reste du groupe.

Tableau 2

Unité 2, suivi de l’échantillon par temps

Unité 2, suivi de l’échantillon par temps

a 2 refus ; b 1 refus ; c 3 refus

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Pour les liens de conflit, les adolescents devaient répondre à l’énoncé « Je me sens en conflit avec cette personne » et « Je pense que cette personne se sent en conflit avec moi », où le conflit était décrit comme « une opposition de sentiments, d’opinion entre vous et cette personne ». Aucune altercation physique ou verbale n’était donc nécessaire pour que quelqu’un relève un conflit avec autrui, bien que le conflit ait pu y mener.

La seconde section du questionnaire concerne la mesure du climat social, conceptualisée en 2008 par Schalast et al. à l’aide de l’outil EssenCES, originellement créé pour les milieux psychiatriques fermés (Schalast et al., 2008). Les questions ont été adaptées par le même chercheur en 2010 afin d’être applicables au contexte de détention (Schalast et Tonkin, 2016). C’est cette version qui est utilisée dans la présente recherche. Le questionnaire permet d’évaluer la perception des personnes interrogées quant à la qualité du climat social selon trois dimensions composées de cinq items, chacun référant à une question. La première, « Inmates’ Social Cohesion and Mutual Support » (ISCMS), cerne la cohésion sociale des détenus (p. ex. : « Les résidents prennent soin les uns des autres »). La deuxième, « Hold and Support », concerne l’implication perçue des intervenants auprès des détenus (p. ex. : « Les résidents peuvent parler ouvertement de leurs problèmes aux intervenants »). La troisième, « Experienced Safety », se centre sur le sentiment de sécurité ressenti pendant la détention ou, en l’occurrence, dans le milieu de garde (p. ex. : « Des situations vraiment menaçantes peuvent se produire ici »). Les réponses à chacune des 15 questions sont cotées de 0 (« pas du tout en accord ») à 4 (« tout à fait en accord »), selon une échelle de Likert à cinq choix. Plus le score des deux premières dimensions est élevé, meilleures sont les perceptions de cohésion entre détenus et de soutien des intervenants. Mais, plus l’échelle de sentiment de sécurité est élevée, moins ce sentiment est présent. Donc, la cotation des cinq items d’origine qui composent la dimension « Experienced Safety » a été inversée après la collecte de données, pour qu’elle évolue dans le même sens que les autres.

Analyse de données

L’étude s’appuie sur l’analyse de réseaux, qui considère que les attitudes, comportements et relations des acteurs d’un même réseau social sont interdépendants ; ils doivent donc être abordés selon des analyses les appréhendant comme un ensemble interactif (Lazega, 2014 ; Serrat, 2017). De ce fait, les mesures mobilisées dans l’article sont des données descriptives sociométriques et l’observation de sociogrammes, adaptées à ces postulats de recherche. Cette combinaison de stratégies permet de caractériser les réseaux de confiance dans la première partie des résultats, et d’en extraire dans la seconde partie un argumentaire exploratoire selon trois éléments potentiellement utiles pour l’intervention dans le quotidien des unités. En effet, l’analyse sociométrique permet d’identifier des acteurs remarquables autrement que par la perception des intervenants, représentant ainsi une option différente et rapide pour identifier la structure du groupe et des acteurs particuliers, ce qu’exige la nature dynamique des interactions relationnelles.

Pour ce qui est des variables créées, les liens recensés parmi les jeunes mènent à des mesures de niveau global, qui caractérisent le réseau de confiance dans son ensemble. La démarche a aussi été faite pour les dynamiques conflictuelles.

La densité des liens de confiance et de conflit, soit le pourcentage de liens existant parmi tous ceux qui auraient pu exister, est la première mesure groupale retenue. La densité permet en effet de rendre facilement compte de la cohésion d’un groupe, et son utilisation est recommandée pour faciliter les comparaisons intergroupes ou temporelles (Borgatti et al., 2018).

La centralisation de degré des liens est une mesure normalisée qui exprime la relative centralisation des liens ; plus elle est élevée, plus le réseau est dominé par un ou quelques acteurs particuliers (Borgatti et al., 2018). Les centralisations « InDegree » et « OutDegree », également normalisées de 0 à 100, précisent cette centralisation de degré. En effet, la centralisation « InDegree » se centre uniquement sur la répartition des liens directement reçus (sans intermédiaire) entre les différents acteurs du réseau (Lazega, 2014). Quand cette donnée est élevée, la répartition des liens reçus est inégale, menant certains acteurs à être plus populaires que d’autres (Agneessens et Wittek, 2008). À l’inverse, la centralisation « OutDegree » ne tient compte que de la répartition des liens directement offerts par différents acteurs du réseau ; un score important signale donc que quelques acteurs offrent plus de liens que les autres, et sont donc plus actifs par rapport à ce type de relation (Agneessens et Wittek, 2008).

La centralisation d’intermédiarité de confiance, normalisée et variant de 0 à 100, est aussi considérée, et relate à quelle fréquence un ou quelques acteurs donnés se retrouvent sur le chemin le plus court pour établir un lien avec les autres (Borgatti et al., 2018). Plus elle est proche de 100, plus un acteur dans le réseau a tendance à relier les autres par ses relations directes.

Le taux de réciprocité des liens de confiance et les erreurs de perception ont aussi été calculés et s’expriment en pourcentage. Le taux de réciprocité représente le pourcentage de liens qui lient les jeunes de façon réciproque (comme un lien de confiance offert par A à B, et par B à A) par rapport à tous les liens offerts. La réciprocité permet ainsi de nuancer la cohésion du réseau représentée par la densité. En effet, un groupe affichant une faible densité mais beaucoup de réciprocité peut s’avérer plus exigeant pour l’intervention qu’un groupe qui échange beaucoup de liens unidirectionnels. Les interventions qui peuvent être faites ne seront pas les mêmes. Dans le premier cas, les éducateurs pourraient avoir à s’assurer que les jeunes en confiance sont positifs pour les autres et le climat de groupe. Dans le second cas, les éducateurs devraient plutôt s’attendre à gérer des situations de malentendus, voire conflictuelles.

Le taux d’erreurs de perception concerne le pourcentage de la somme des erreurs qui ont été commises par les adolescents, soit en pensant recevoir un lien qu’ils ne reçoivent pas, ou en pensant ne pas recevoir un lien qu’ils reçoivent, par rapport à la somme des liens possibles.

Dans l’unité 1, aucun lien de confiance n’est recensé au temps 5, ce qui a empêché de mesurer les variables groupales susmentionnées, hormis le taux d’erreurs de perception. Par ailleurs, en raison de l’instabilité des intervenants présents dans les unités de garde, seuls les jeunes ont été questionnés quant aux relations qu’ils entretenaient et au climat social. Leurs liens de confiance ou de conflit avec les intervenants n’ont pas été abordés. Le rôle que peuvent jouer les intervenants sur l’épanouissement des jeunes dans les unités se limite donc aux perceptions relevées par la dimension « Hold and Support » de EssenCES.

La première partie de l’argumentaire utilise l’analyse sociométrique descriptive des dynamiques de confiance de groupe au sein des deux unités. Ce portrait général est suivi de précisions à travers le temps et les unités afin de déterminer trois éléments pouvant s’avérer utiles à la compréhension et l’intervention dans le quotidien des unités. Cette seconde partie est plus exploratoire. Ces éléments sont l’impact d’acteurs englobants sur la densité de confiance, les variations d’erreurs de perception selon la stabilité des acteurs, et la relation entre confiance et cohésion ; tous étudiés selon les données sociométriques descriptives et l’analyse de sociogrammes.

Les acteurs « englobants » correspondent aux jeunes les plus actifs en termes de confiance lors d’un temps de mesure, faisant confiance à tous les autres jeunes de l’unité sauf 1 (N-1 selon les temps) ; puisque leur confiance s’offrait globalement à la majorité de leur unité.

La stabilité des acteurs a été calculée comme le rapport entre le nombre d’acteurs qui se maintiennent du temps X au temps X+1 par rapport au nombre de changements (départs ou arrivées) entre ces temps. Par exemple, si 4 acteurs restent dans une unité du temps 2 au temps 3, et que 3 changements ont lieu (2 départs et 1 arrivée), alors le ratio sera de 4/3. Les ratios les plus élevés ont donc été identifiés comme les moments les plus stables dans les unités.

Résultats

La confiance est d’abord caractérisée de façon générale puis entre unités, par la densité, les centralisations de degré et d’intermédiarité ainsi que la réciprocité des liens de confiance. Par la suite, la confiance de chaque unité est analysée à travers le temps à partir des mêmes indicateurs. Des approfondissements pertinents pour le milieu de l’intervention sont intégrés à l’argumentaire dans la troisième section.

La figure 1 résume les caractéristiques moyennes des réseaux de confiance pour l’ensemble de l’échantillon et chacune des unités.

Figure 1

Caractéristiques du réseau de confiance par unité

Caractéristiques du réseau de confiance par unité

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Globalement, la densité de confiance apparaît plutôt faible dans les unités : 21,7 % des liens de confiance pouvant exister sont effectivement entretenus parmi les jeunes présents. Cette proportion s’élève à 30,3 % dans l’unité 2, mais se limite à 13,1 % dans l’unité 1. Il importe de noter que la densité de confiance fluctue de façon assez marquée à travers les six temps de mesure (écart-type de 16,9), ce que nous aborderons plus loin.

La centralisation de degré des liens de confiance atteint un score moyen de 43,1 à travers le temps et les unités. Sachant que la densité plafonne parallèlement à 21,7 %, le réseau est plus central que dense. Cela démontre donc que les liens de confiance sont rares et plutôt centrés autour d’un nombre restreint d’acteurs.

Pour sa part, la centralisation d’intermédiarité atteint 30,4. Sa proximité avec la densité de confiance démontre que peu d’acteurs ont tendance à transmettre les liens de confiance à travers le réseau entre acteurs de façon indirecte. Cela n’est pas surprenant vu le peu d’acteurs par temps et unité.

On remarque également que les scores de centralisation de degré et d’intermédiarité sont similaires dans les deux unités. Donc, même si la densité témoigne de liens de confiance plus présents dans l’unité 2 que dans l’unité 1, cette donnée n’a aucun effet sur la centralisation des liens autour des acteurs ni sur l’expansion de ces liens par certains acteurs.

Ainsi, peu de confiance est recensée dans les unités, quoique l’unité 2 en profite plus que l’unité 1. Dans les deux cas, la confiance gravite autour de quelques acteurs particuliers. Ces deux indices laissent croire que certains jeunes sont plus influents en matière de confiance. Cela dit, la centralisation d’intermédiarité dans les unités porte à croire que les acteurs plus visibles sur le plan de la confiance n’étaient pas cruciaux pour que la confiance circule dans les unités.

L’observation de la confiance de façon générale ne permet pas de comprendre les différences qui se sont jouées à travers le temps et les unités. Ces données doivent être prises en compte puisque les unités se distinguent sur plusieurs points. D’ailleurs, le temps souligne des variations importantes de dynamiques interactionnelles dans chacune d’elles.

Unité 1

L’évolution de confiance au sein de l’unité est illustrée par les données de la figure 2. La densité à travers le temps n’a jamais dépassé 20 %, sauf au temps 6, dont les données ont été collectées un an après les temps 1 à 5 ; seul temps où l’ensemble des acteurs sont nouveaux par rapport au temps précédent. On peut donc penser que les acteurs présents des temps 1 à 5 sont moins prompts à se faire confiance, et que cette dynamique se répercute sur les acteurs entrant entre les temps 2 à 5. D’ailleurs, la proportion de confiance s’est réduite pendant cette période.

Ferguson et Peterson (2015) remarquent à ce sujet qu’une différence de propension à faire confiance entre les acteurs d’un petit groupe entraîne celui-ci dans un processus de déceptions et de conflits, réduisant progressivement la confiance entretenue.

Figure 2

Unité 1: caractéristiques du réseau de confiance (en %) à travers le temps

Unité 1: caractéristiques du réseau de confiance (en %) à travers le temps

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La centralisation de degré des liens de confiance a stagné entre 30 et 40 des temps 1 à 4, induisant qu’aucun acteur ne ressort particulièrement central par ses liens dans le réseau. La centralisation d’intermédiarité reste, sans surprise dans un petit réseau, inférieure à la centralisation de degré. La dynamique est en revanche complètement différente dans le nouveau réseau du temps 6, puisque le score de centralisation de degré s’élève à 80, démontrant que la majorité des liens existants gravitent autour d’un même acteur. Cela explique pourquoi la densité de confiance augmente au même moment : ledit acteur entretient beaucoup de liens de confiance. L’apparition de liens de confiance n’est donc pas forcément le signe que ces liens sont également répartis dans le réseau.

La réciprocité des liens de confiance reste généralement faible, oscillant entre 0 et 44 % dans le temps, ce qui risque plus de déceptions, voire de conflits ultérieurs. Par ailleurs, la réciprocité des liens de confiance est proportionnelle à la densité des liens. Ce constat est rassurant et logique puisque plus le nombre de liens de confiance est élevé, plus la probabilité que les liens soient réciproques est élevée. Par ailleurs, les jeunes entretenant le plus de liens réciproques sont les plus visibles sur le plan sociométrique, et parfois les plus influents.

Ainsi, les constats entre les temps 1 à 5 sont semblables aux observations générales, caractérisés par le petit nombre de liens de confiance. Le groupe a donc tendance à se méfier d’autrui. La centralisation de degré stagnante indique que plus les liens de confiance se raréfient, plus certains acteurs sont visibles dans le réseau. Le temps 6 cumule en revanche beaucoup de liens de confiance centrés autour d’acteurs particuliers.

Unité 2

Dans l’unité 2, la densité de confiance est plus élevée que dans l’unité 1. La figure 3 illustre les écarts de densité parfois importants dans le temps : 7,1 % des liens de confiance possibles sont recensés au temps 4 et 43,3 % un mois plus tard, au temps 5. Le changement d’acteurs complet entre les temps 5 et 6 a élevé la densité des liens à 58,3 %.

Figure 3

Unité 2: caractéristiques du réseau de confiance (en %) à travers le temps

Unité 2: caractéristiques du réseau de confiance (en %) à travers le temps

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La centralisation de degré est aussi généralement plus élevée dans l’unité 2 que dans l’unité 1. Ainsi, elle atteint un score de 80 au temps 1, de 66,7 au temps 2 et de 40 au temps 5. Donc, si les liens de confiance sont plus présents dans cette unité, c’est parce que certains acteurs ont davantage tendance à accumuler de liens. Les jeunes qui en attirent tout spécialement sont des acteurs influents dans le réseau, et pourraient être considérés pour l’intervention de groupe. Par exemple, répartir ces acteurs d’une certaine façon dans les activités pour tenter de générer d’autres liens de confiance entre les moins centraux pourrait être essayé. Autrement, les éducateurs pourraient considérer ces jeunes de façon à s’assurer de leur volonté de conformité pour éviter une forme d’influence négative.

Toutefois, la centralisation d’intermédiarité nuance l’importance de ces acteurs. Dans l’unité 2, elle est très élevée au temps 1 (74), alors que la centralisation de degré est de 80. Elle est également élevée au temps 2 (47,2) alors que la centralisation de degré a diminué à 66,7. Donc, non seulement les liens de confiance ont tendance à se centrer autour d’acteurs particuliers, mais lesdits acteurs ont permis la transmission des liens de confiance à travers le réseau et la liaison avec des jeunes autrement isolés. Le scénario change au temps 5, tandis que la centralisation de degré (40) est très supérieure à la centralisation d’intermédiarité (14). L’écart indique que si les liens ont tendance à graviter autour d’un même acteur, celui-ci ne relie pas d’autres acteurs par son intermédiaire. Donc, les autres sont indépendants et capables de se fier à d’autres jeunes. Ainsi, comparer les centralisations de degré et d’intermédiarité permet de distinguer ces types d’acteurs tout en priorisant les réseaux qui cumulent de fortes centralisations des deux types. Notons toutefois que les centralisations de degré d’intermédiarité ne concernent pas forcément le même acteur. Ces nuances peuvent être éclaircies par des données sociométriques individuelles ou des sociogrammes.

La réciprocité des liens de confiance doit aussi être considérée puisque les liens unidirectionnels entraînent des dynamiques différentes. Comme dans la première unité, il existe de fortes variations de réciprocité dans le temps. C’est donc une donnée instable reliée aux perceptions changeantes des acteurs. Par ailleurs, la réciprocité ne s’accorde pas avec la densité de confiance, bien qu’elle soit inévitablement plus élevée à partir d’un certain taux de densité. Parallèlement, la réciprocité de confiance semble négativement associée à la centralisation de degré ; autrement dit, plus la confiance gravite autour d’un acteur, moins ses relations sont réciproques. Cela nuance encore l’importance de ce type d’acteurs. Cette réflexion se restreint toutefois à l’unité 2, donc à un certain contexte.

Les résultats soulèvent une tendance chez les jeunes sous garde à entretenir peu de liens de confiance. Malgré tout, les liens établis, majoritairement unidirectionnels, sont riches en information pour le milieu : de façon directe, en orientant les éducateurs vers des interventions précises, et de façon indirecte, en prévenant les risques de conflits ou d’intimidation issus d’éventuels déséquilibres de répartition et de réciprocité de la confiance du réseau.

Parallèlement, trois points ressortent des résultats susmentionnés pour l’intérêt direct qu’ils présentent pour la pratique ; le lien entre centralisation du groupe et certains acteurs englobants ; le lien entre les erreurs de perception et la stabilité des acteurs ; et le lien entre la densité de confiance et la cohésion telle que conceptualisée dans EssenCES.

Centralisations du groupe et acteurs englobants

Les fortes centralisations de degré observées à quelques moments au sein des unités reflètent la présence d’acteurs centraux pour le réseau. Se pose alors la question de savoir s’ils reçoivent plus de liens de confiance que les autres (acteurs influents) ou s’ils en offrent davantage (acteurs non influents). À ce sujet, des écarts marqués entre les centralisations « InDegree » et « OutDegree » ont été relevés, puisque les jeunes les plus centraux offrent beaucoup de liens (« OutDegree »), sans que ces derniers soient réciproques (« InDegree »). Dans cette optique, on peut considérer que ces jeunes se caractérisent par une personnalité ou des valeurs spécifiques, qui leur procurent un a priori très optimiste sur la confiance échangée dans le groupe et la place qu’ils occupent. Ainsi, un jeune offrant des liens à tout le réseau, même peu influent, pourrait défendre plus fréquemment ses pairs et leurs intérêts en cas d’intervention, ces derniers ayant plus de chances d’être mêlés aux siens comme une relation de confiance les lie. Faire réaliser à ces jeunes que la confiance qu’ils entretiennent n’est pas réciproque semble pertinent pour eux et pour le milieu. En effet, la non-réciprocité de confiance peut les amener à s’attendre à tort à recevoir des liens, ce qui à moyen terme peut créer des tensions, voire des conflits. Par ailleurs, puisque ces jeunes sont a priori engagés envers leurs pairs par ces liens de confiance, cela peut être problématique dans l’hypothèse où certains d’entre eux seraient en parallèle opposés aux interventions. Les éducateurs pourraient donc tenter de vérifier si des profils globalement confiants vers leurs pairs et réfractaires aux interventions se présentent, afin de réfléchir à la façon de les appréhender au quotidien.

Erreurs de perception et stabilité des acteurs

La stabilité des acteurs dans le temps pourrait les mener à avoir une meilleure conscience des liens qu’ils reçoivent, bien que ce postulat soit parfois limité par des personnalités individuelles tendant inéluctablement vers la surestimation ou la sous-estimation (John et Robins, 1994 ; Kumbasar Kumbasar, Romney et Batchelder 2014).

Tableau 3

Ratio maintien/changement par unité

Ratio maintien/changement par unité

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Trois moments ont été identifiés quant à la stabilité des acteurs (tableau 3). D’abord, dans l’unité 1, les erreurs de perception de confiance reçue atteignent 18,1 % au temps 3 et diminuent à 12,5 % au temps 4. Il s’agit d’une baisse marquée, alors que l’unité vivait seulement 3 changements d’acteurs pour 7 jeunes. La vision que les jeunes avaient de leur réseau à ce moment-là était donc moins biaisée par leurs erreurs de perception que durant les autres temps de mesure. Dans l’unité 2, une baisse similaire se produit entre les temps 3 et 4, puisque les erreurs de perception dans la sphère de confiance atteignent 11,9 % au temps 3 et diminuent à 5,4 % d’erreurs au temps 4, alors que 6 acteurs du temps 3 sont encore présents et que 3 changements sont comptés. La situation est différente entre les temps 1 et 2 dans l’unité 2, où les erreurs de perception augmentent de 26,7 à 33,3 %, alors que les jeunes dans l’unité restent stables (6 jeunes restants pour 1 changement). Cependant, cette hausse d’erreurs de perception est plus faible que les hausses précédemment mentionnées. Pour tenter de comprendre cet écart, il faut s’intéresser aux sociogrammes.

D’après les figures 1 et 2, on constate que les acteurs à très forte centralité, en raison des nombreux liens offerts, modifient le résultat qui était attendu. En effet, au temps 1 déjà, N107 offre des liens de confiance à tous. Cette perspective englobante se retrouve au temps 2 chez N105. Or, ces acteurs perçoivent recevoir la confiance de chacun des jeunes en retour, ce qui influe sur le taux d’erreurs de perception général.

Puisque la densité à travers le temps et les unités reste modérée, les acteurs qui créent beaucoup de liens ont peu de chances de ne pas se tromper en imaginant qu’ils sont tous réciproques, indépendamment de la stabilité du groupe. Dans ce cas-ci, la diminution des erreurs de perception dépendrait plutôt du fait que ces acteurs réalisent que leur dynamique de confiance englobante n’est pas partagée par les autres (comme l’a d’ailleurs réalisé N107 entre les temps 1 et 2).

Figure 4

Sociogramme des liens de confiance dans l’unité 2 au temps 1

Sociogramme des liens de confiance dans l’unité 2 au temps 1

Lecture : Les points représentent des acteurs du réseau et les flèches directionnelles représentent les liens de confiance offerts par les adolescents. Le sens de la flèche indique la direction du lien offert, depuis l’émetteur vers la personne qui reçoit le lien de confiance. P. ex. : N107 a relaté avoir offert un lien de confiance à N102 (avoir confiance en N102), mais N102 n’a pas relaté offrir de lien de confiance à un autre acteur.

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Figure 5

Sociogramme des liens de confiance dans l’unité 2 au temps 2

Sociogramme des liens de confiance dans l’unité 2 au temps 2

Lecture : Les points représentent des acteurs du réseau et les flèches directionnelles représentent les liens de confiance offerts par les adolescents. Le sens de la flèche indique la direction du lien offert, depuis l’émetteur vers la personne qui reçoit le lien de confiance. P. ex. : N104 et N105 ont relaté avoir manifesté un lien de confiance l’un envers l’autre (ils se font mutuellement confiance), mais le lien de confiance offert par N104 à N102 n’est pas offert par N102 en retour.

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La stabilité des acteurs dans les unités semble donc généralement diminuer les erreurs de perception de confiance reçue entre jeunes, sans s’appliquer aux situations où certains individus englobants sont présents.

Le constat est pertinent puisque les erreurs de perception pourraient engranger des conflits dans les unités et limiter le bien-être de ceux qui pensaient à tort entretenir un lien significatif. Les éducateurs pourraient donc s’attendre à gérer davantage de tensions et favoriser la communication dans les unités instables, tandis que le défi dans les unités stables s’apparenterait plutôt à la conservation d’un groupe positif et réceptif à l’intervention, quand les jeunes prennent davantage conscience de leurs alliés.

Confiance, dimension de cohésion ISCMS et climat de groupe

La figure 6 compare la densité moyenne de confiance et la mesure « Inmates’ Social Cohesion and Mutual Support » (ISCMS) moyenne dans chaque unité, qui représente la cohésion ressentie entre les résidents et compose l’une des trois dimensions du climat de groupe opérationnalisé par l’outil EssenCES.

D’après cette figure, la densité de confiance par unité varie de la même façon que l’ISCMS. En effet, la densité de confiance moyenne inter-unités est de 21,7 %, pour un score ISCMS moyen de 2,2/4. Ces scores diminuent dans l’unité 1, où la densité de confiance plafonne à 13,1 %, et l’ISCMS atteint 1,9. À l’inverse, dans l’unité 2, la densité de confiance s’élève à 30,3 % en moyenne, et le score ISCMS égale 2,5/4.

Si la densité de confiance et le score ISCMS ne varient pas toujours dans le même sens à travers le temps, les deux sont restés plus élevés dans l’unité 2 que dans l’unité 1. Or, d’après l’outil EssenCES, la cohésion entre les résidents, mesurée par l’ISCMS, permet d’évaluer le climat social en contexte sécuritaire quand il est associé aux dimensions « Hold and Support » et « Experienced Safety ». Il est donc possible de supposer que la confiance participe à l’amélioration du climat social à travers l’indice de cohésion ISCMS.

Si la question se pose quant aux difficultés qu’amène un groupe soudé, les résultats semblent prometteurs puisque les liens favorisent la cohésion, l’une des trois composantes clés pour établir un climat social positif ; rendant ainsi le groupe bénéfique au bien-être individuel, plus réceptif aux interventions et plus optimiste quant aux perspectives de réinsertion envisagées (Gendreau et Boscoville, 2003 ; Gingras, 2007 ; Natarajan et Falkin, 1997 ; Tonkin, 2016 ; Van der Helm, 2011). D’ailleurs, une cohésion de groupe plus élevée a permis à l’unité 2 d’avoir un climat de groupe semblable à l’unité 1, lequel profitait plutôt d’un soutien thérapeutique avantageux. Entretenir les liens de confiance entre les jeunes paraît être un objectif potentiellement efficace pour augmenter la cohésion du groupe, et plus atteignable que d’agir directement sur la notion complexe du climat social.

Figure 6

Confiance et cohésion par unité

Confiance et cohésion par unité

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Discussion

L’étude avait pour objectif d’explorer les réseaux de confiance des jeunes hébergés en centre de réadaptation afin d’en examiner l’incidence dans les unités. Les résultats encouragent les milieux de pratique à intégrer une approche sociométrique en explorant de quelles façons les liens de confiance peuvent être utiles aux éducateurs pour la compréhension des dynamiques du groupe et le choix d’interventions visant à améliorer le quotidien des jeunes, favorisant ainsi l’atteinte de leurs objectifs de réinsertion sociale.

La confiance entre jeunes judiciarisés est caractérisée par une faible densité dans les unités de garde, par un petit nombre d’acteurs influents et par la non-réciprocité de la majorité de la confiance entretenue. Ces éléments présentent certains risques pour le milieu d’intervention (conflits, déséquilibres de pouvoir dans le groupe, déceptions, alliances), mais aussi plusieurs possibilités d’intervention (auprès des jeunes à risque, par anticipation des changements d’acteurs sur les dynamiques de groupe) et des objectifs potentiels (travail de la communication, sensibilisation à l’intimidation) selon les situations observées. Par exemple, l’influence des acteurs qui profitent de plus de confiance devient alors plus grande, ce qui augmente les risques d’intimidation envers les moins intégrés au réseau (Spain, 2005). Cela peut affecter le climat du groupe et nuire aux objectifs des éducateurs, qui pourraient rester attentifs à ce type de configuration (Kras, 2014). Une forte densité et une réciprocité des liens satisfaisante peuvent aussi signifier que le réseau est soudé, auquel cas les éducateurs peuvent prioriser la motivation prosociale du groupe.

Afin de rendre ces résultats appréhendables par les milieux de pratique, trois points ont été approfondis de façon exploratoire ; l’influence d’acteurs englobants sur la densité de confiance ; la relation entre stabilité des acteurs et erreurs de perception ; et le lien positif entre la densité de confiance et la cohésion du groupe, elle-même bénéfique pour le climat social. Chaque piste réflexive souhaite inspirer les praticiens à intégrer l’analyse de réseau à leurs outils vers l’atteinte de leurs objectifs de réadaptation.

D’un point de vue méthodologique, partir de la conceptualisation de la confiance établie par Rousseau et al. (1998) permet de considérer les enjeux reliés aux erreurs de perception, lesquelles représentent un risque pour la personne qui les entretient, et qui sont généralement présentes dans les milieux sécuritaires (Mignon, 2019 ; Elshout et al., 2017 ; François et al., 2018 ; Heck et Krueger, 2016). Enfin, l’analyse sociométrique permet de concevoir le réseau comme un outil d’intervention, rejoignant les approches cognitivo-comportementales et psychoéducatives répandues actuellement dans les milieux de garde pour jeunes contrevenants au Québec (Dionne et St-Martin, 2018 ; Gouvernement du Québec, 2020). Cette conceptualisation innovante a donc le potentiel de résonner avec celles pratiquées dans le domaine, tout en rejoignant la perception de nombreux intervenants selon laquelle le groupe doit servir comme outil d’intervention dans le cadre de la réadaptation des mineurs judiciarisés (Gendreau et Boscoville, 2003). L’analyse de réseaux permet aussi de conceptualiser le groupe indépendamment des éducateurs. Cette approche a déjà fait ses preuves dans l’atteinte des objectifs de réinsertion que ce type de milieu vise (Cesaroni et Peterson-Badali, 2013 ; Visher, 2017).

Sur le plan empirique, l’étude rejoint le champ de littérature axé sur les effets positifs des interactions entre jeunes contrevenants en milieu sécuritaire (Forrester-Jones, 2006 ; Jiang et al., 2005 ; Kras, 2014 ; Nielsen, 2011 ; Van Der Laan et Eichelseim, 2013). Elle fait aussi écho aux recherches qui soulèvent l’atténuation des conséquences négatives de l’expérience de garde, réduisant notamment l’agressivité au sein des unités (Dmitrieva et al., 2012 ; Greve et al., 2001 ; McMurran et Christopher, 2009). D’après nos résultats, plusieurs éléments de l’environnement pourraient en effet se retrouver modifiés grâce aux liens positifs, et ce, même sur le court terme. Les résultats suggèrent par exemple que l’augmentation de la confiance participe à rendre le climat social de l’unité plus positif ; ce qui permet de rendre les jeunes plus réceptifs aux interventions, et donc plus préparés à leur sortie, ce qui améliore leurs perspectives de réinsertion (Gendreau et Boscoville, 2003 ; Schalast et al., 2008 ; Tonkin, 2016 ; Van der Helm, 2011 ; Van der Laan et Eichelsheim, 2013).

Par ailleurs, l’approche sociométrique permet de proposer plusieurs interventions en fonction des caractéristiques du réseau pour enrichir les connaissances existantes des éducateurs quant aux jeunes et aux dynamiques de leurs unités. Vu ses fréquentes variations, le réseau ne devrait pas être utilisé pour tenter de prédire des évènements sur de longues périodes, mais plutôt être sollicité comme outil d’anticipation à court terme pour cibler dynamiques et acteurs pertinents ou préoccupants à un moment donné. Par exemple, une attention particulière devrait être portée aux acteurs centraux qui pourraient influencer les autres jeunes dans les réseaux les plus restreints, tandis que l’enjeu dans les groupes plus larges serait plutôt de rester attentif aux acteurs isolés et aux erreurs de perception. Parallèlement, les réseaux qui connaissant des périodes d’instabilité devraient être appréhendés par les intervenants en supervisant le changement inévitable de la dynamique de groupe et en encourageant la communication, cela afin de limiter les tensions issues des erreurs de perception. À l’inverse, les réseaux stables présenteraient plus de chances d’héberger des acteurs problématiques, s’ils sont à la fois conscients de leur réseau de confiance et opposés aux interventions.

Plusieurs limites affectent les résultats de l’étude menée. Concernant la méthode employée, l’échantillon était trop restreint pour mener une analyse corrélationnelle ou longitudinale, empêchant ainsi la généralisation des résultats. De plus, les nombreuses entrées et sorties de jeunes dans ces unités ont rendu les données sociométriques et la taille de l’échantillon d’autant plus variables dans le temps et les unités. La variation du nombre d’acteurs dans les unités représente une limite importante pour l’étude, puisque ces changements ont en partie influencé les variations de confiance qui sont observées. D’ailleurs, un test de permutation a confirmé que les plus grands groupes étaient associés à une diminution de la densité et de la réciprocité de confiance dans les unités (voir tableau 4 en annexe). Du reste, plusieurs facteurs individuels et relationnels autres que ceux retenus dans le cadre de l’étude peuvent biaiser les résultats. Par exemple, pour ce qui est de l’échantillon, l’âge des jeunes ou leurs antécédents d’incarcération peuvent venir altérer leur expérience avec le reste de l’unité. Sur le plan relationnel, les adolescents placés sous garde ne perdent pas totalement contact avec leur entourage à l’extérieur du centre de réadaptation. Finalement, rappelons que l’influence des intervenants n’est évaluée qu’à travers la dimension « Hold and Support » de l’outil EssenCES mesurant le climat social, en raison de leur forte mobilité. De ce fait, seule la perception des jeunes a été conservée. Il faut aussi soulever que l’absence de confiance n’induit pas le conflit, et vice-versa. Toute la question des liens neutres, soit l’absence de liens positifs et négatifs avec autrui, n’est pas considérée dans la présente recherche, mais ces liens existent néanmoins dans le contexte des centres de réadaptation, comme dans tout cadre social. Ces limites conditionnent donc les interprétations qui sont faites dans la section Résultats. Rappelons toutefois que ces résultats ont pour seule prétention de stimuler les milieux de pratique quant à l’observation des adolescents à travers une perspective de réseaux afin d’améliorer leur compréhension des dynamiques entre les jeunes, et ainsi faciliter l’atteinte de leurs objectifs quotidiens. D’autres chercheurs devraient donc s’intéresser à ces mêmes questions, en profitant d’échantillons plus larges pour tenter de valider ou d’infirmer les suppositions émises. Des analyses profitant de populations différentes évoluant en milieu sécuritaire, comme des détenus adultes par exemple, pourraient aussi être propices à limiter ou étendre ces résultats. Il faut également rappeler que les milieux sécuritaires ne restreignent pas les interactions entre mineurs judiciarisés sans raison, et l’utilisation du réseau devrait se faire de façon prudente et mesurée. Entretemps, les règlements des milieux de garde continuent de décourager l’association entre pairs, ce qui peut participer à maintenir les erreurs de perception des acteurs, ceux-ci n’ayant pas forcément l’occasion d’agir par rapport à la confiance qu’ils entretiennent. Autrement, il serait important pour les recherches futures de tenir compte des changements d’acteurs dans un milieu lors d’études longitudinales. En effet, les résultats suggèrent que la dynamique du groupe peut évoluer rapidement selon le nombre de départs et d’arrivées, ainsi qu’en fonction des individus qui intègrent ou quittent le réseau. Ils pourraient donc être biaisés pour cette raison.

Finalement, les résultats laissent supposer que, dans un contexte sécuritaire et contrôlé comme les milieux de garde, les liens de confiance entre adolescents ne devraient pas être systématiquement découragés, car ils pourraient être bénéfiques pour l’expérience des jeunes et celle des éducateurs si les parties prenantes y sont sensibilisées. Il est donc proposé à ce type de milieu d’intégrer à ses pratiques une méthode de collecte d’informations à travers une perspective sociométrique, qui s’avérerait utile pour développer une meilleure compréhension des dynamiques relationnelles dans les unités ; facilitant ainsi certaines interventions concrètes, permettant notamment l’atteinte des objectifs de réinsertion des centres de réadaptation, sans s’y limiter.