Corps de l’article

Introduction[2]

La question du droit des jeunes placé·e·s, de leur parole et de leur besoin a été longuement discutée dans le cadre des récents travaux de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (CSDEPJ) ou commission Laurent sur les services de protection de la jeunesse. Si le rapport final de la commission Laurent propose la prise en compte des enjeux de diversité, dont sexuelle et de genre, la réflexion clinique et organisationnelle sur l’amélioration des services doit prendre en compte le point de vue des jeunes trans et non binaires en interface du processus clinique et administratif et du devenir de ces jeunes. Aussi, de manière criante, des témoins à la CSDEPJ ont appelé à une transformation de la culture de la réadaptation en protection de la jeunesse. Ainsi, la mise en place d’un défenseur des droits des jeunes à titre de mesure phare telle que proposée par la CSDEPJ s’inscrit dans une réflexion sur la reconnaissance du droit et l’accès aux services adaptés pour les jeunes trans et non binaires (TNB)[3].

Conséquemment, les besoins des jeunes TNB pourraient être moins bien pris en compte puisque cette population demeure encore mal connue, bien qu’elle soit importante et de plus en plus visible. En effet, selon une récente méta-analyse des écrits publiés à l’international[4] entre 2009 et 2019 sur les estimations populationnelles des jeunes TNB, iels composent environ 2,7 % de la population (Zhang et al., 2020). Les récentes données publiées par Statistique Canada (2022) montrent que 0,79 % des jeunes de 16-25 ans sont TNB, mais ces données doivent être interprétées avec prudence puisque le recensement n’est rempli que par une seule personne (souvent adulte) ou collectivement, et donc, pourrait échapper un grand nombre de jeunes TNB. En effet, 50 % des jeunes TNB au Canada ne vivent pas, ou vivent qu’une partie du temps dans leur genre ressenti (Taylor, Chan, Hall, Pullen Sansfaçon et Saewyc, 2020) et que 58 % disent être soutenu·e·s par leurs parents (Navarro et al., 2021). Les personnes TNB étant aussi souvent dans des situations précaires ou à risque de violence et d’abus, elles pourraient ne pas vouloir déclarer leur identité dans le contexte d’enquêtes populationnelles. De plus, sachant que les parcours d’affirmation du genre diffèrent souvent d’une personne à l’autre, et que l’identité de genre peut être fluide (Barrientos et al., 2021 ; Kuper, Nussbaum et Mustanski, 2012 ; Scheim et Bauer, 2015), la question de qui est compté·e comme jeune TNB dans le contexte de ce type d’étude est complexe. Il s’avère donc particulièrement difficile d’estimer avec justesse le nombre de jeunes TNB. De plus, on connaît encore moins le portrait de ces jeunes et leur placement et les services de protection de la jeunesse au Québec. C’est exactement ce vide que l’article veut contribuer à combler.

S’appuyant sur des données obtenues dans le cadre de l’Étude sur le devenir des jeunes placés (EDJeP), développée par la Chaire de recherche du Canada sur l’Évaluation des actions publiques à l’égard des jeunes et des populations vulnérables (CRÉVAJ), l’article décrit certaines caractéristiques des jeunes TNB, ainsi que les types de placement vécu en contexte de protection au Québec. Nous dresserons un portrait préliminaire de la situation de ces jeunes, des raisons de leur placement, ainsi que de leur satisfaction quant à leur expérience en protection de la jeunesse.

Portraits des difficultés rencontrées par les jeunes TNB

Les jeunes TNB sont plus à risque de vivre des situations de discrimination et de violence dans différentes sphères de leur vie, incluant dans leur milieu familial (Pullen Sansfaçon et al., 2018). La prévalence de difficultés sur le plan de la santé mentale est très élevée et les jeunes TNB sont à haut risque de s’engager dans des comportements autodestructeurs, comme l’automutilation, et de suicide. Par exemple, dans l’Enquête nationale sur la santé des TNB vivant au Canada, 64 % de l’échantillon s’était mutilé et le même pourcentage avait eu des pensées suicidaires, et 21 % des jeunes TNB avaient fait une tentative de suicide (Taylor et al., 2020). Il est important de mentionner que ces difficultés sur le plan de la santé mentale ne sont pas liées à l’identité de genre de la personne, mais bien aux contextes interpersonnels et sociaux qui entourent ces jeunes (Watson et al., 2017). En effet, ces difficultés sur le plan de la santé mentale découlent généralement des expériences de stigmatisation et de transphobie plutôt que de l’identité de genre elle-même (Raymond, Blais, Bergeron et Hébert, 2015). La non-affirmation de l’identité de genre par les pairs et la famille, comme l’utilisation des mauvais pronoms, exacerbe la dépression, l’anxiété et les tendances suicidaires chez les jeunes TNB (Russell, Pollitt, Li et Grossman, 2018). Des données colligées au Québec spécifiquement montrent que plusieurs facteurs de protection (soutien des parents, soutien social, l’accès aux transitions médicales ; protection contre la transphobie et la violence) affectent positivement le bien-être général des jeunes trans et non binaires (Pullen Sansfaçon et al., 2018).

Cela dit, ces jeunes sont à très haut risque de vivre de l’abus et de la négligence parentale (Peng et al., 2019 ; Roberts, Rosario, Corliss, Koenen et Austin, 2012 ; Thoma, Rezeppa, Choukas-Bradley, Salk et Marshal, 2021). La non-conformité de genre durant l’enfance, manifestée par certain·e·s jeunes trans et non binaires, est d’ailleurs corrélée à un haut risque d’abus parental (Roberts et al., 2012).

Dans une analyse des expériences de 220 jeunes TNB habitant la province de Québec, données tirées de l’Enquête nationale sur la santé des jeunes TNB au Canada[5], la grande majorité des participant·e·s (89 %) disent se sentir en sécurité à la maison, mais 5 % de ces jeunes ne se sentent jamais, ou rarement, en sécurité à la maison. Selon la même étude, une petite proportion avait déjà habité une maison abandonnée (1 %) et 4,3 % avaient déjà vécu en situation d’itinérance. Cette même étude montre que si la plupart des jeunes se sentent en sécurité dans leur maison, près d’un cinquième des jeunes TNB au Québec a dit avoir vécu de la violence ou de l’abus au sein de son foyer familial (Pullen Sansfaçon et al., à venir).

La recherche publiée à ce jour montre que les jeunes TNB vivent davantage des abus physiques, sexuels et psychologiques (Thoma, 2021). Les données québécoises de l’Enquête nationale sur la santé des jeunes trans et non binaires avaient relevé que 19,3 % des participant·e·s avaient déclaré avoir été blessé·e·s par quelqu’un dans leur maison, et 16,8 % ont été témoins de violence dans leur famille (Pullen Sansfaçon et al., à venir). Selon la même recherche, 44 % des personnes ayant répondu à la question ont rapporté avoir été abusé·e·s sexuellement, et 8 % ont dit avoir été sous la responsabilité de la protection de la jeunesse au moins une fois depuis leur enfance. D’autres recherches menées hors Québec montrent également que les jeunes TNB sont souvent placé·e·s par mesure de protection ou à la suite de comportements délinquants (Irvine et Canfield, 2016). Les données canadiennes, pour leur part, présentent plutôt les types de placement vécus : sur l’échantillon de 1519 participant·e·s à travers le pays, 5 % des jeunes ayant répondu au sondage ont dit avoir déjà vécu en foyer d’accueil, 6 % ont déjà été placé·e·s en détention provisoire et 4 % avaient déjà vécu dans un foyer de groupe (Taylor et al., 2020). Cela dit, peu d’information est disponible sur leur vécu durant et après le placement. On sait cependant qu’iels sont plus à risque de fugue et d’itinérance, souvent pour fuir un milieu où leur identité de genre est réprimée (Mountz, 2011). Il n’est pas surprenant de retrouver un grand nombre de jeunes TNB dans les services de protection de la jeunesse.

Jeunes TNB en contexte de protection de la jeunesse

Si certaines études se sont penchées sur l’expérience des jeunes des minorités sexuelles (lesbiennes, gaies et bisexuelles) en contexte de protection, peu explorent spécifiquement les parcours des jeunes TNB. Lorsqu’il en est fait mention, ces données ne sont pas distinguées de celles des communautés lesbiennes, gaies et bisexuelles (Mountz, Capous-Desyllas et Pourciau, 2018) ou n’incluent qu’un tout petit nombre de participant·e.s (Kirichenko et Pullen Sansfaçon, 2018). Pourtant, les besoins en fonction de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre différent sur bien des plans. Les jeunes TNB placé·e·s doivent composer avec la difficulté d’accès aux soins transaffirmatifs (Turner, 2009), la séparation des milieux de vie selon le genre assigné à la naissance (Love, 2014) et des violences reliées à leur identité de genre, et ce, à la fois de la part de pairs, intervenant·e·s et familles d’accueil (Pullen Sansfaçon et al., 2018).

Bien que la mission des services de protection de la jeunesse soit de soustraire les jeunes à des situations qui compromettent leur sécurité et leur développement, ces mêmes services perpétuent violence et discrimination transphobe (Mountz et al., 2018). En effet, les quelques travaux portant sur le vécu des jeunes TNB spécifiquement, en contexte de protection au Québec, montrent qu’iels expérimentent généralement des situations particulièrement difficiles, souvent forcé·e·s de vivre dans un genre qui ne leur correspond pas ou même des situations de discrimination et de violence à même les contextes de protection de la jeunesse (Kirichencko et Pullen Sansfaçon, 2018). De plus, ces jeunes connaissent encore plusieurs problèmes comme le manque de soutien ou d’accès à des services spécialisés, ou encore les difficultés associées au fait de ne pas pouvoir changer leurs documents d’identification (Pullen Sansfaçon et al., 2018). Cette même recherche montre que les jeunes qui ont l’opportunité de vivre selon leur identité authentique et qui sont soutenu·e·s dans leur expression de genre ont généralement des expériences de placement plus positives.

Dispositif méthodologique

Nous avons d’abord obtenu une extraction des données administratives de la protection de la jeunesse (système Projet intégration jeunesse [PIJ]) pour établir la liste de tou·tes les jeunes répondant aux critères de l’Étude sur le devenir des jeunes placés (EDJeP) s’intéressant à la transition à la vie adulte de jeunes sortant de placement après un parcours étendu en protection de la jeunesse. Au moment prévu de la première vague d’entrevues, les jeunes devaient être âgé·e·s de 16 à 18,5 ans, devaient avoir cumulé au moins un an de placement et devaient être encore en placement. Sur cette population cible de 2573 jeunes placé.e.s, un échantillon représentatif de 1136 jeunes Québécois·e·s en situation de placement a été rencontré lors de la première vague d’entretiens menée entre avril 2017 et avril 2018 (taux de réponse de 67,3 % parmi les quelque 1600 jeunes dont nous avons obtenu les coordonnées). Ce sont 849 de ces jeunes qui ont ensuite été rencontré·e·s pour la deuxième vague d’entrevues, entre mai et décembre 2019 (taux d’attrition de 26,1 %).

Le sexe assigné à la naissance provenant des données administratives et l’identité de genre déclarée lors des entrevues ont été croisés pour former trois groupes : le groupe femme cisgenre[6] (assigné femme à la naissance, identité de genre femme), le groupe homme cisgenre (assigné homme à la naissance, identité de genre homme) et le groupe non cisgenre, ou trans et non binaire qui regroupe les jeunes qui ont déclaré une identité de genre différente de celle assignée à la naissance selon les données administratives consultées.

Il faut reconnaître que la taille relativement restreinte du groupe TNB pose des défis méthodologiques, surtout lorsque nous tentons de croiser cette identité avec d’autres variables d’intérêt. Nous avons ici choisi de ne pas pondérer les données et de nous concentrer uniquement sur leur description. Notre crainte tient au fait que la taille restreinte du groupe TNB peut rendre les inférences très fragiles à une pondération qui risquerait de produire des estimations trop sensibles à des cas particuliers. Nos résultats ont donc uniquement trait aux données elles-mêmes et ne visent pas l’inférence plus générale, ce même si ces données demeurent d’excellente qualité. Nous présentons aussi systématiquement les fréquences et les pourcentages afin que le lectorat puisse apprécier la taille des échantillons concernés. Cela étant, nous utilisons tout de même les intervalles de confiance et la significativité statistique pour guider l’interprétation.

Finalement, nous avons aussi voulu présenter l’incertitude des résultats en exprimant les différences sous forme de probabilités. Dans tous les cas, ces probabilités sont estimées à partir de modèles de régression appropriés à la variable dépendante (modèles multinominaux ou logistiques selon les cas) et n’incluent pas d’autres variables contrôles. Notre raisonnement tient ici au fait que l’identité de genre est suffisamment antérieure pour ne pas nécessiter de contrôle statistique. Tous ces modèles ont aussi été estimés en pondérant les données et les résultats sont pour l’essentiel très similaires. Nous rapporterons cependant les rares différences notables, lorsque appropriées.

Résultats

Sur un total de 1136 participant·e·s, on recense 531 femmes cisgenres (46,7 %), 558 hommes cisgenres (49,1 %) et 47 jeunes trans et non binaire (non cis)[7] (4,2 %). Parmi les jeunes trans et non binaires, les données montrent qu’iels forment en proportions à peu près égales un groupe de jeunes personnes assignées au sexe féminin à la naissance (AFAN) (46,81 %) et de personnes assignées au sexe masculin à la naissance (AMAN) (53,19 %).

Âge au premier placement

L’âge au premier placement constitue une importante indication du moment dans la vie d’un·e jeune où un signalement fait à son égard a été jugé suffisamment sérieux pour justifier un placement hors de sa famille d’origine. L’âge au premier placement est donc l’un des principaux indicateurs permettant de caractériser la trajectoire de placement des jeunes. Le tableau 1 rapporte l’âge au premier placement des jeunes en fonction de leur identité de genre.

Tableau 1

Âge au premier placement cis et TNB

Âge au premier placement cis et TNB

-> Voir la liste des tableaux

Les résultats montrent que près de 45 % des jeunes TNB ont été placé·e·s à 13 ans ou plus, alors que cette proportion est de 35 % pour les jeunes hommes cis et de 38 % pour les jeunes femmes cis. Les tests statistiques montrent qu’en comparaison des jeunes cis, les jeunes TNB sont significativement plus nombreux·ses (p < 0,1) à être placé·e·s à 13 ans et plus plutôt qu’entre 6 et 12 ans. Cela suggère donc des placements plus tardifs pour les jeunes trans et non binaires de manière générale. La figure 1 illustre quant à elle les probabilités que le premier placement soit survenu dans l’un des groupes d’âge en fonction de l’identité de genre. Ces probabilités sont calculées à partir d’un simple modèle de régression multinomiale où le groupe d’âge au premier placement est régressé sur une variable dichotomique capturant l’identité cis ou TNB du jeune.

Une analyse du statut trans et non binaire en fonction du sexe assigné à la naissance sur la probabilité de l’âge au premier placement a aussi été effectuée. Les résultats de l’analyse indiquent que les jeunes TNB AFAN sont davantage placées après 13 ans alors que les jeunes TNB AMAN ont plus de chances de l’être avant l’âge de 5 ans. La figure 2 montre les probabilités en tenant compte du sexe assigné à la naissance. Ces dernières sont calculées à partir d’un modèle de régression multinomiale où le groupe d’âge au premier placement est régressé sur une interaction entre la variable dichotomique capturant l’identité cis ou TNB des jeunes et celle du sexe assigné à la naissance.

Figure 1

Probabilité du groupe d’âge au premier placement

Probabilité du groupe d’âge au premier placement

-> Voir la liste des figures

Présence de motif de placement au dossier

Il est essentiel d’examiner la présence d’un motif de compromission au dossier des jeunes puisque cela donne un aperçu des circonstances entraînant leurs placements. En analysant la présence de ces motifs dans l’ensemble de la trajectoire de placement des jeunes, nous notons des différences significatives dans la propension des jeunes TNB à avoir déjà été placé·e·s pour motif d’abandon. En effet, les dossiers de 28,57 % des jeunes TNB indiquent la présence d’un motif d’abandon à leur dossier en comparaison de 12,8 % pour les garçons cis et 13,8 % pour les filles cis. Le tableau 2 rapporte les données descriptives à cet égard. Les résultats indiquent que plus du quart des jeunes trans et non binaires ont un motif d’abandon à leur dossier alors que cette proportion est réduite de moitié chez les jeunes des autres groupes (cisgenres).

Figure 2

Probabilité du groupe d’âge au premier placement

Probabilité du groupe d’âge au premier placement

-> Voir la liste des figures

Tableau 2

Présence d’abandon – fondé – Données PIJ cis et TNB

Présence d’abandon – fondé – Données PIJ cis et TNB

-> Voir la liste des tableaux

La figure 3 illustre les probabilités qu’un·e jeune ait déjà eu une mention d’abandon à son dossier en fonction d’une identité de genre cis ou TNB. Les probabilités des jeunes cis sont comparées aux probabilités des jeunes trans et non binaires. Évidemment, ces résultats exigent d’être interprétés avec prudence puisque la taille de l’échantillon de jeunes TNB est petite, mais il demeure que les différences observées sont statistiquement significatives. Ces probabilités sont calculées à partir d’un simple modèle de régression logistique dans lequel la présence d’abandon au dossier d’un·e jeune est estimé à partir de son identité cis ou TNB.

Figure 3

Probabilité prédite d’avoir une mention d’abandon au dossier

Probabilité prédite d’avoir une mention d’abandon au dossier

-> Voir la liste des figures

Lieu du placement le plus long

En regroupant les milieux collectifs ensemble (Centre de réadaptation, foyer de groupe, ressources intermédiaires, établissement de soin) par rapport aux placements en famille d’accueil, nous notons que le placement le plus long de 47 % des jeunes trans et non binaires a eut lieu en milieu collectif alors que cette proportion est réduite à 42 % chez les jeunes hommes cis et à 29 % chez les jeunes femmes cis.

Nous n’observons pas de différence significative entre les jeunes des groupes TNB et jeunes cis, hommes ou femmes confondu·e·s, sur la propension à avoir eu un milieu collectif comme lieu du placement le plus long. Par contre, lorsque l’on divise les jeunes du groupe cis selon leur sexe, on note une différence entre les jeunes TNB et les jeunes femmes cis[8]. Les jeunes TNB ont significativement plus de chances que les filles cis d’avoir un milieu collectif plutôt que familial comme lieu du placement le plus long. La figure 4 montre la probabilité prédite du milieu collectif comme milieu de vie. Ces probabilités sont calculées à partir d’un modèle de régression logistique dans lequel la présence du placement le plus long en milieu collectif (par opposition aux milieux familiaux) d’un·e jeune est estimé à partir de son identité cis ou TNB.

Tableau 3

Lieu du placement le plus long cis et TNB

Lieu du placement le plus long cis et TNB

-> Voir la liste des tableaux

Figure 4

Probabilité prédite du milieu collectif comme milieu de vie

Probabilité prédite du milieu collectif comme milieu de vie

-> Voir la liste des figures

Santé mentale

La question de la santé mentale joue aussi un rôle crucial dans la transition à la vie adulte des jeunes. Les jeunes participant·e·s à l’EDJeP ont répondu, aux vagues 1 et 2, à une question leur demandant s’iels avaient éprouvé des problèmes de santé mentale dans les 12 derniers mois. Les tableaux suivants rapportent les pourcentages de jeunes qui ont affirmé avoir éprouvé de tels problèmes lors des deux vagues, en fonction de l’identité de genre. À la vague 1, 40,4 % des jeunes trans et non binaires ont déclaré la présence d’un problème de santé mentale contre 23,5 % pour les hommes cis et 40,7 % pour les femmes cis. À la vague 2, on note que 44,4 % des jeunes trans et non binaires ont déclaré un problème de santé mentale, tandis que 50,7 % des femmes cis et 26 % des hommes cis ont déclaré de tels problèmes lors des deux vagues, en fonction de l’identité de genre.

Tableau 4

Présence de problèmes de santé mentale à la vague 1 cis et TNB

Présence de problèmes de santé mentale à la vague 1 cis et TNB

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 5

Présence de problèmes de santé mentale à la vague 2 cis et TNB

Présence de problèmes de santé mentale à la vague 2 cis et TNB

-> Voir la liste des tableaux

Dans les deux cas, nous notons que les jeunes TNB ont significativement plus de chances de déclarer de tels problèmes que les jeunes hommes cis. Les jeunes TNB n’ont cependant pas plus ou moins tendance que les filles cis à le déclarer. La figure 5 présente visuellement ces probabilités calculées à partir d’un modèle de régression logistique dans lequel la présence d’autodéclaration d’un problème lié à la santé mentale est estimée à partir de l’identité cis ou TNB.

Figure 5

Probabilités prédites de déclarer un problème de santé mentale

Probabilités prédites de déclarer un problème de santé mentale

-> Voir la liste des figures

Satisfaction de l’expérience de placement

Finalement, il est intéressant de s’attarder à la question de la satisfaction des jeunes quant à leur placement. Aux vagues 1 et 2, nous avons demandé aux répondant·e·s de dire s’iels étaient en accord ou non avec l’énoncé suivant : « Globalement, je suis satisfait·e de mon expérience de placement. » Nous constatons que les réponses des jeunes TNB sont similaires à celles des jeunes cis lors de la vague 1 (24,4 % des femmes cis, 29,1 % des hommes cis et 27,7 % des jeunes trans et non binaires), mais elles s’en éloignent à la vague 2 alors que les jeunes sont sorti·e·s de placement.

Tableau 6

Satisfaction de l’expérience de placement à la v1 cis et TNB

Satisfaction de l’expérience de placement à la v1 cis et TNB

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 7

Satisfaction de l’expérience de placement à la v2 cis et TNB

Satisfaction de l’expérience de placement à la v2 cis et TNB

-> Voir la liste des tableaux

À la vague 2, près de 40 % des jeunes TNB se disent insatisfait·e·s de leur expérience de placement contre 30,5 % pour les hommes cis et 23 % pour les femmes cis. Des analyses plus détaillées confirment que la différence de satisfaction entre les femmes cis et les jeunes TNB est statistiquement significative. Si cette même différence n’est pas significative lorsque l’on compare les jeunes TNB aux jeunes hommes cis, cela est largement dû à l’incertitude associée au fait que les jeunes TNB demeurent un groupe restreint de jeunes[9]. La figure 6 illustre ces différences en représentant graphiquement les probabilités de se dire satisfait·e de l’expérience de placement. Ces probabilités sont calculées à partir d’un modèle de régression logistique dans lequel la satisfaction d’un·e jeune est régressée sur son identité cis ou TNB.

Figure 6

Probabilité de se dire insatisfait du placement à la vague 2

Probabilité de se dire insatisfait du placement à la vague 2

-> Voir la liste des figures

L’analyse de données permet de voir que les jeunes trans et non binaires ont davantage tendance à se dire insatisfait·e·s de leur expérience de placement. La figure 6 montre bien cette probabilité pour les jeunes trans et non binaires.

Discussion

En comparant l’identité de genre déclarée par les jeunes lors des deux vagues et sa concordance avec le sexe assigné à la naissance, l’analyse nous permet de constater que 4,1 % des jeunes de notre échantillon pourraient être considéré·e·s comme non cisgenres, c’est-à-dire trans ou non binaires. Étant donné la taille restreinte du sous-échantillon de jeunes TNB, nous avons ici choisi de ne pas pondérer les données et de nous concentrer uniquement sur les résultats bruts, mais un pourcentage de jeunes TNB pondéré nous mènerait à déterminer que 5,1 % des jeunes ciblé·e·s par l’EDJeP sont ou auraient pu être considéré·e·s comme TNB lors de l’une ou l’autre des deux vagues. Rappelons que l’EDJeP est la seule étude représentative pour l’ensemble du Québec sur ce qu’il advient des jeunes placé·e·s.

Pondérée ou non, cette proportion est plus grande que celle retrouvée dans population générale. Si les données sur le nombre de jeunes TNB au Québec ne sont pas disponibles, les recherches menées ailleurs montrent que la proportion de jeunes TNB avoisinerait plutôt 0,79 % au Canada (Statistique Canada, 2022), et serait de 1,2 % à 2,7 % à l’international (Zhang et al., 2020), ce qui indique une possible surreprésentation des jeunes TNB dans les services de protection au Québec. Les constats de recherche précédemment publiés suggèrent que les jeunes lesbiennes, gai·e·s, bisexuel·le·s, transgenres et queers (LGBTQ) sont surreprésenté·e·s dans les services de protection de la jeunesse dans d’autres juridictions comme en Californie (Wilson et Kastanis, 2015) et aux États-Unis plus globalement (Fish, Baams, Wojciak et Russell, 2019). Cependant, ces recherches incluent une portion plus large des minorités sexuelles et de genres. Nos analyses nous permettent de constater que cette surreprésentation semble également présente chez les jeunes TNB spécifiquement, et au Québec.

Cette surreprésentation pourrait être expliquée par le fait que certains parents seraient mal à l’aise avec l’idée que leur enfant exprime un genre qui n’est pas en conformité avec ce qui est attendu socialement d’un·e enfant assigné·e à ce sexe et que certaines personnes prennent parfois des moyens pour faire cesser ou pour changer ces comportements dits « atypiques » (Beard et Bakeman, 2000), notamment en commandant à l’enfant de changer ses agissements, en le punissant, en contraignant certains types d’activités ou en l’envoyant en psychothérapie (D’Augelli, Grossman et Starks, 2006). Cette littérature pourrait indiquer que les jeunes TNB seraient plus souvent placé·e·s pour des raisons de mauvais traitements psychologiques, ou même d’abus, puisque l’inconfort de certains parents relativement aux comportements ou aux expressions de genres atypiques de leur enfant est associé au risque d’abus (Price, Olezeski, McMahon et Hill, 2019). En analysant la présence de ces motifs dans l’ensemble de la trajectoire de placement des jeunes, nous notons cependant des différences significatives dans la propension des jeunes TNB à avoir déjà été placé·e·s pour motif d’abandon que les jeunes cis. Par contre, les résultats de nos analyses des données québécoises montrent moins bien ce risque d’abus ou, du moins, qu’il est le motif principal de placement, même si la recherche sur l’expérience des jeunes TNB au Québec dénote que 19,3 % des jeunes ayant participé à l’enquête avaient déjà été blessé·e·s par quelqu’un dans leur maison et que 44 % des personnes ayant répondu à la question avaient rapporté avoir été abusées sexuellement (Pullen Sansfaçon et al., à venir). Les différences dans les échantillons de l’EDJEP et de l’enquête nationale expliquent peut-être cela puisque les participant·e·s à la présente étude sont plus jeunes, et donc, pourraient indiquer que l’abus est soit vécu plus tard dans leur vie ou qu’il est peu rapporté. Il est également possible que des situations d’abus se produisent, mais que cela ne soit pas le motif de placement principal.

L’analyse nous a également permis de dégager que les jeunes trans et non binaires sont significativement plus nombreux·ses à être placé·e·s plus tard, c’est-à-dire à 13 ans et plus plutôt qu’entre 6 et 12 ans, ou même avant. Cependant, lorsque nous examinons le sexe assigné à la naissance des jeunes trans et non binaires avec l’âge de placement, nous constatons que les jeunes AMAN tendent à être placés plus tôt que les jeunes AFAN. En effet, les jeunes AMAN s’identifiant aujourd’hui comme TNB sont plus souvent placés entre 0 et 5 ans, tandis que les jeunes AFAN sont plus souvent placées tardivement, soit après 13 ans. Les recherches sur les jeunes ayant des expressions ou comportements de genre non conformes ou atypiques sont souvent menées sur les enfants de moins de 6 ans (Thoma et al., 2021 ; Xu, Norton et Rahman, 2020). Ces recherches indiquent que si les jeunes AFAN sont plus à risque de vivre des expériences de victimisation par les pairs, les jeunes AMAN sont pour leur part plus à risque de vivre de l’abus de leurs parents que les jeunes de la population générale (Thoma et al., 2021). Considérant que les comportements de genre atypiques sont mieux tolérés, voire acceptés, par les parents lorsque ces derniers viennent des personnes AFAN, et que les parents tendent à moins bien les accepter lorsqu’il s’agit d’enfants AMAN (Kane, 2006), nous émettons l’hypothèse que les enfants AMAN sont plus souvent abandonnés plus tôt, étant donné la présence de comportements de genre dit atypiques, tandis que les jeunes AFAN pourraient être placées plus tardivement, au moment où la puberté s’intensifie, que les comportements atypiques deviennent moins bien tolérés par les parents (puberté, demande d’accès aux soins d’affirmation de genre, etc.) et que l’émergence de difficultés extériorisées s’accentue en raison du possible non-soutien des parents. En effet, parmi les jeunes qui ne bénéficient pas de soutien parental, seulement 15 % des TNB rapportent avoir une bonne santé mentale (Travers, Bauer et Pyne, 2012) et des recherches montrent que la négligence parentale entraîne souvent d’autres problèmes de comportement chez l’enfant sur le plan social, émotionnel et cognitif, comme l’adoption de comportements plus risqués ainsi que l’abus d’alcool ou de drogue. En ce sens, nos résultats semblent indiquer, à l’instar des recherches menées par Thoma et al. (2021), que le sexe assigné à la naissance pourrait prédire, ou du moins influencer, les expériences d’abus et de négligence durant l’enfance chez les jeunes TNB.

Les jeunes TNB ont significativement plus de chances que les femmes cis d’avoir un milieu collectif plutôt que familial comme lieu du placement le plus long. Ainsi, pour des motifs de compromission comparables, les jeunes TNB semblent faire l’objet de placements dans des lieux plus structurants et institutionnels. Cette privation d’un milieu familial peut s’avérer un facteur de risque additionnel en ce qui a trait à l’isolement et à la formation d’un lien relationnel extérieur au milieu de placement, crucial à la transition à la vie adulte. Les milieux institutionnels sont généralement développés selon un modèle très binaire, où la ségrégation des groupes selon le sexe assigné à la naissance est fréquente. Cela pourrait constituer un stress externe important selon la théorie du stress minoritaire (Meyer, 2003) qui postule que les personnes de la diversité sexuelle et des genres vivent des situations de stress que les personnes des groupes majoritaires ne connaissent pas. Ainsi, les jeunes personnes TNB faisant l’expérience de ce type de placement pourraient avoir des difficultés supplémentaires puisqu’elles sont en situation minoritaire et vivent dans un milieu où leurs identités peuvent difficilement être reconnues. De futures recherches pourraient appréhender l’utilisation de la contention, de l’isolement et du retrait pour les jeunes TNB (Matte-Landry et Collin-Vézina, 2021).

Les jeunes TNB ont déclaré éprouver des problèmes de santé mentale plus souvent que les autres groupes, et ce, lors des deux vagues. La littérature sur les jeunes TNB, de manière générale, démontre déjà que ces jeunes forment un groupe particulièrement vulnérable à cet égard. Par exemple, la recherche de Taylor et al. (2020) a établi que 45 % des jeunes TNB canadien·ne·s avaient évalué leur santé mentale comme étant mauvaise (45 %) ou passable (40 %), et 63 % des jeunes avaient indiqué vivre une grande détresse émotionnelle (Taylor et al., 2020). Chez les jeunes participant·e·s à notre recherche, près de 40,5 % des jeunes TNB ont déclaré avoir des problèmes de santé mentale lors de la vague 1, et 44,5 % ont rapporté la présence de problèmes de santé mentale, en comparaison de 26 % chez les jeunes hommes cis et 39 % chez les jeunes femmes cis. Notons que dans tous les groupes, la proportion de jeunes ayant déclaré des problèmes de santé mentale a augmenté entre les vagues 1 et 2, ce qui pourrait indiquer que le temps passé en centre jeunesse contribue au développement des problèmes de santé mentale chez les jeunes. En effet, chez les jeunes de la population en général (hors contexte de protection), la recherche démontre que la santé mentale semble s’améliorer avec l’âge (Camiran, Issouf et Baulne, 2016). Les recherches sur les jeunes TNB en protection de la jeunesse au Québec de leur côté soulignent que l’accès au service médical d’affirmation du genre demeure difficile pour les jeunes placé·e·s sous la protection de la jeunesse (Kirichenko et Pullen Sansfaçon, 2018), et que les longs délais entre le besoin d’y accéder et le moment où le·a jeune parvient à y accéder sont un prédicteur de problème de santé mentale (Sorbara, Chiniara, Thompson et Palmert, 2021). Ainsi, les milieux de la protection de la jeunesse, étant souvent mésadaptés aux besoins des jeunes TNB, pourraient eux-mêmes causer des difficultés supplémentaires aux jeunes TNB qui sont pris·e·s en charge.

Finalement, nos données indiquent que les jeunes TNB sont plus insatisfait·e·s de leurs placements à la deuxième vague d’entrevues qu’à la première. Des jeunes étant sorti·e·s de placement lors de la deuxième vague, ces données pourraient laisser entrevoir un regard plus rétrospectif sur leur expérience de placement. Elles pourraient aussi s’expliquer par les besoins grandissants en termes d’affirmation de l’identité de genre qui s’avéreraient moins bien comblés à mesure que le·a jeune évolue dans le service.

Compte tenu de nos résultats, de futures recherches doivent envisager le rôle de l’accès aux services en protection de la jeunesse pour les jeunes TNB en lien avec la situation des jeunes pendant le placement et au début de l’âge adulte. Ainsi donc, l’accès aux services de qualité et adaptés aux TNB semble être un enjeu crucial, comme le souligne la vision bienveillante de la commission Laurent et son chapitre 7 sur l’humanisation des services de réadaptation qui prône la prise en compte de la « diversité culturelle, spirituelle, sexuelle et de genre » (CSDEPJ, 2021).

Recommandations

Les données présentées dans cet article nous permettent de constater que les jeunes TNB vivent des situations qui se distinguent de celles vécues par les jeunes cisgenres en contexte de protection de la jeunesse et que ces jeunes sont possiblement surreprésenté·e·s dans le système. Nos données renforcent le besoin d’ajuster les services aux besoins de ces jeunes concernant l’affirmation de leur identité de genre. Il semble important que les services soient revus afin de permettre que le placement prenne en compte les besoins particuliers de cette clientèle. Cela pourrait inclure de développer davantage de services en mixité des genres, ou de permettre à un·e jeune TNB de choisir le milieu de placement qui convient le mieux (pour fille ou garçon) lorsqu’un service mixte n’est pas disponible. Favoriser le placement des jeunes TNB dans des familles d’accueil respectueuses des différentes identités de genre pourrait également être une piste d’action prometteuse, mais tout comme pour les autres milieux, la sensibilisation aux enjeux vécus par les jeunes trans et non binaires demeure une tâche importante. Toutes les structures qui accueillent des jeunes trans et non binaires devraient donc être adaptées aux réalités vécues par ces jeunes, et les personnes qui interagissent avec iels devraient suivre au minimum une formation sur les approches d’affirmation[10] du genre afin de favoriser le développement de milieux réellement adaptés et respectueux de leurs besoins. Dans cette perspective également, nous soumettons l’idée que la mise en place de soutiens sociaux à la jeunesse et à la famille respectueux des approches d’affirmation, que ces services soient dans les organismes communautaires, dans les établissements ou en milieu scolaire, pourra également permettre d’améliorer le mieux-être des jeunes TNB.