Corps de l’article

Introduction[3]

Bon an, mal an au Québec, 25 % des jeunes suivis en centre de réadaptation en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) fugueront de leur unité (Institut national d’excellence en santé et en services sociaux [INESSS], 2017). Bien que plusieurs de ces jeunes aient une seule fugue à leur actif (34 %), 26 % en commettent deux ou trois, 27 % entre quatre et neuf et 12 % au moins dix (INESSS, 2017). Certaines études soulignent par ailleurs une plus grande fréquence de fugues auprès des filles (p. ex. Fasulo, Cross, Mosley et Leavy, 2002 ; Lin, 2012) ; toutefois, au Québec, une légère surreprésentation des garçons hébergés en centre de réadaptation s’observe (57 %) (INESSS, 2017). De façon générale, ces jeunes risquent de mettre leur sécurité et leur développement en péril lors de ces épisodes de fugue, en étant exposés à une variété de situations à risque (p. ex. violence, précarité financière, consommation de substances psychoactives, comportements délinquants [Courtney, 2005 ; Hamel, 2017 ; Hamel et al., 2012]). En outre, lors de ces fugues, ces adolescents ne reçoivent pas les services nécessaires à leur développement (p. ex. scolarité, médication, suivi individualisé, etc.) (Crosland et Dunlap, 2015), entraînant ainsi diverses répercussions sur leurs besoins cliniques.

Facteurs et motivations associés à la fugue chez les jeunes placés

Pour mieux comprendre les besoins des jeunes fugueurs hébergés en centre de réadaptation et ainsi favoriser des interventions adaptées, de nombreuses études effectuées en milieu de placement ont recensé leurs facteurs et motivations associés à la fugue. Concernant les facteurs de risque, diverses caractéristiques personnelles, familiales et liées au contexte de placement sont répertoriées. Sur le plan personnel, il y a le fait d’appartenir à la tranche d’âge des 14 à 16 ans (Branscum et Richards, 2022 ; Wulczyn, 2020), d’appartenir à un groupe ethnique minoritaire (Branscum et Richards, 2022 ; Dworsky, Wulczyn et Huang, 2018 ; Wulczyn, 2020), être de sexe féminin (Chor et al., 2022 ; Dworsky et al., 2018 ; Villodas, Litrownik, Newton et Davis, 2016), d’être impulsif (p. ex. Karam et Robert, 2013 ; Martinez, 2006), d’avoir des troubles du comportement (p. ex. Lin, 2012 ; Martinez, 2006 ; Milette-Winfree, Ku et Mueller, 2017 ; Nesmith, 2006), d’avoir une consommation de substances problématique (Branscum et Richards, 2022), de présenter des difficultés de santé mentale (Baker, McKay, Lynn, Schlange et Auville, 2003) et émotionnelles (Branscum et Richards, 2022), d’être associé à un gang de rue (Martinez, 2006) et d’avoir vécu divers traumatismes à l’enfance tels de l’intimidation et des abus (Chor et al., 2022 ; Lin, 2012 ; Martinez, 2006). Ensuite, sur le plan familial, les facteurs de risque incluent le fait d’évoluer au sein d’une famille monoparentale et d’être placé en raison de la négligence et de l’incapacité du parent à prendre soin de son enfant (Lin, 2012). Finalement, certains enjeux associés au contexte de placement peuvent représenter un facteur de risque associé à la fugue, dont le fait de vivre différentes instabilités de placement (p. ex. nombre de placements, temps en placement) (Branscum et Richards, 2022 ; Dworsky et al., 2018 ; Lin, 2012).

Parmi les motivations associées à la fugue, le contexte particulier du placement est encore une fois mis de l’avant, étant donné ses répercussions sur les besoins personnels et sociaux des jeunes fugueurs. Ainsi, certains adolescents rapportent que la fugue leur permet de chasser l’ennui et la solitude ressentis dans le milieu d’hébergement (Bowden, Lambie et Willis, 2018 ; Clark et al., 2008 ; Finklstein, 2004 ; Taylor et al., 2014). Aussi, les adolescents peuvent décider de fuguer lorsqu’ils sont en placement afin de retrouver une forme de normalité, c’est-à-dire voir leur famille et leurs amis, sans devoir faire des demandes de sortie et sans rapporter leurs déplacements aux intervenants (Bowden et al., 2018 ; Karam et Robert, 2013 ; Kerr et Finlay, 2006 ; Martinez, 2006 ; Taylor et al., 2014). En ce sens, la fugue leur permet d’avoir un contrôle sur leur vie, d’avoir un sentiment d’autonomie ou de liberté (Bowden et al., 2018 ; Clark et al., 2008 ; Karam et Robert, 2013 ; Kerr et Finlay, 2006 ; Taylor et al., 2014). Également, le manque de relation sociale positive dans le centre de réadaptation peut motiver le jeune à quitter les lieux et à aller socialiser avec des amis ou encore à aller à des fêtes (Clark et al., 2008 ; Karam et Robert, 2013). En effet, l’influence des pairs fréquentés en centre de réadaptation et lors des fugues peut en soi motiver le jeune à fuguer (Clark et al., 2008 ; Levesque et Robert, 2008 ; Taylor et al., 2014). Certaines études soulignent que l’influence des pairs se retrouve davantage comme motivation chez les filles que chez les garçons, chez les plus jeunes fugueurs et chez ceux ayant un trouble de l’humeur (Milette-Winfree et al., 2017). Pour certains, ces fugues peuvent au contraire combler leur besoin d’être seul et d’avoir de l’intimité (Kerr et Finlay, 2006 ; Taylor et al., 2014) et de fuir les conflits (Taylor et al., 2014). Considérant que les parents et les travailleurs du milieu d’hébergement occupent une place importante dans la vie des adolescents, un conflit ou le sentiment de manquer de soutien de la part de ceux-ci peut être l’élément qui motive le jeune à fuguer (Taylor et al., 2014). Finalement, une insatisfaction envers son milieu d’hébergement et les circonstances du placement peuvent également motiver une fugue (Attar-Schwartz, 2013 ; Biehal et Wade, 2000 ; Bowden et al., 2018 ; Courtney et Zinn, 2009 ; Crosland et al., 2018 ; Lin, 2012). À cette grande variété de facteurs et motivations associés à la fugue en milieu de placement s’ajoute un autre enjeu pour l’intervention, soit celui des conséquences associées aux expériences vécues lors des épisodes de fugue.

Situations à risque vécues lors des épisodes de fugue

De façon générale, la fugue peut représenter l’occasion d’expérimenter une variété de comportements et d’être exposé à plusieurs situations à risque, que ce soit pour des jeunes hébergés en centre de réadaptation ou en milieu familial. D’abord, certains jeunes peuvent adopter des comportements délinquants lors de leur fugue (Biehal et Wade, 1999 ; Kim, Tajima, Herrenkobl et Huang, 2009). Effectivement, fuguer à répétition est associé à l’adoption de tels comportements, comme vendre de la drogue, voler ou être impliqué dans des événements violents (Biehal et Wade, 1999 ; Whitbeck et Simons, 1990). En outre, les jeunes fugueurs qui s’associent à des pairs déviants sont plus susceptibles d’adopter des comportements délinquants (Biehal et Wade, 1999 ; Whitbeck et Simons, 1990). Également, avoir vécu une forme d’abus dans l’enfance (Kim et al., 2009 ; Whitbeck et Simons, 1990) et être de sexe masculin (Whitbeck et Simons, 1990) sont d’autres facteurs associés à ces comportements chez les jeunes fugueurs.

Ensuite, les jeunes peuvent consommer des drogues ou de l’alcool d’une façon imprudente durant leur fugue, c’est-à-dire qu’ils en prennent en quantité nuisible (p. ex. surdose ou usage susceptible d’altérer significativement leur jugement) ou qu’ils ne sont pas supervisés par un adulte responsable lors de leur consommation (Biehal et Wade, 1999 ; Hamel, 2017). D’un autre côté, puisque la décision de fuguer est généralement non préméditée, les jeunes peuvent se retrouver sans ressource financière pour se loger et se nourrir et, en conséquence, avoir recours à des stratégies de subsistance déviantes, soit des comportements ayant pour objectif de répondre à leurs besoins fondamentaux, mais qui mettent leur sécurité en péril (Hamel, 2017 ; Tyler, Hoyt, Whitbeck et Cauce, 2001). Ils peuvent, entre autres, vendre de la drogue, voler des biens ou de l’argent, ou dormir chez des inconnus. De plus, certains facteurs sont positivement associés à l’adoption de stratégies de subsistance déviantes lors des fugues : être âgé de moins de 12 ans (Biehal et Wade, 1999), avoir vécu de l’abus physique, psychologique ou sexuel dans l’enfance, être affilié à des pairs déviants (Whitbeck et Simons, 1990).

Enfin, lors des épisodes de fugue, les jeunes s’exposent à diverses expériences de victimisation (Lin, 2012). Les jeunes fugueurs sont plus à risque d’être victimes d’abus physiques (être menacés ou blessés avec une arme ou par l’utilisation de la force physique), d’abus psychologiques (être ridiculisés, être isolés ou être menacés) et d’abus sexuels (subir des attouchements, un viol ou de l’exploitation sexuelle [Biehal et Wade, 1999 ; Kim et al., 2009 ; Lin, 2012 ; Tyler et al., 2001]). Plus précisément, Tyler et ses collègues (2001) ont fait ressortir une association entre les fugues à répétition et subir de l’abus sexuel durant celles-ci. L’adoption de stratégies de subsistance déviantes durant les fugues augmente aussi le risque d’être victime d’abus physiques et d’agressions sexuelles (Whitbeck et Simons, 1990). Certains résultats soulignent que les filles ont tendance à vivre davantage d’exploitation sexuelle lors des épisodes de fugue et que les garçons vont plutôt vivre des abus physiques (Cauce et al., 2000). De plus, avoir été victime d’abus physiques ou sexuels dans l’enfance augmente le risque de l’être à nouveau lors d’une fugue (Kim et al., 2009). Plusieurs facteurs sont associés à ces expériences de victimisation : le genre féminin, être âgé de 12 ans et moins au moment de la fugue ou lors de la première fugue, fuguer à répétition, avoir vécu de l’abus psychologique, physique ou sexuel dans l’enfance, avoir vécu plusieurs placements et être associé à des pairs déviants (Biehal et Wade, 1999 ; Latzman, Gibbs, Feinberg, Kluckman et Aboul-Hosn, 2019).

En somme, bien que peu d’études se soient intéressées à décrire les situations à risque spécifiquement lors des épisodes de fugue des centres de réadaptation, certains constats émergent. D’abord, les situations à risque vécues lors des épisodes de fugue se regroupent principalement en quatre catégories : les comportements délinquants, la consommation de substances psychoactives, l’utilisation de stratégies de subsistance déviantes et la victimisation. Ensuite, certaines études soulignent que ces situations semblent interreliées (p. ex. liens entre la délinquance et la victimisation [Kim et al., 2009]). Même si nous en connaissons bien peu sur ce qui se déroule pendant les épisodes de fugue, force est d’admettre que la fugue et les comportements adoptés lors de celle-ci visent à répondre à divers besoins non comblés dans le cadre du placement (Hamel, 2017). Finalement, considérant les divergences en ce qui a trait à la présence de fugue et les études ciblant des différences dans les situations à risque vécues entre les garçons et les filles lors des épisodes de fugue (INESSS, 2017 ; Latzman et al., 2019), il s’avère important de comprendre d’abord le déroulement des fugues séparément chez les garçons et les filles. Afin de mieux cibler les besoins des jeunes hébergés en centre de réadaptation lors de leur retour de fugue, la présente étude vise d’abord à décrire l’expérience vécue par les garçons lors des épisodes de fugue et à explorer, avec un cadre interactionniste, l’influence du contexte avant et pendant la fugue sur ces expériences. Ainsi la fugue ne sera pas considérée comme une action isolée et indépendante de son contexte, mais bien en réponse à ce dernier et s’y inscrivant, comme se le représentent les jeunes fugueurs.

Méthode

Participants

La présente étude porte sur un échantillon de 15 jeunes fugueurs hébergés en centre de réadaptation dans la région de Montréal, rencontrés dans le cadre du volet qualitatif d’une étude à devis mixte effectuée auprès de jeunes fugueurs (n = 125) et non-fugueurs (n = 75) en milieu de placement (Couture et al., 2015). Pour être inclus dans l’étude principale, les participants devaient être âgés de 15 à 17 ans, groupe d’âge surreprésenté parmi les jeunes fugueurs (INESSS, 2017). De plus, seuls les jeunes fugueurs de sexe masculin ont été inclus, considérant les différences observées entre les garçons et les filles en ce qui a trait aux comportements à risque et à la délinquance (Toupin, Pauzé et Lanctôt, 2009). Finalement, pour le volet qualitatif de l’étude, les participants étaient admissibles uniquement s’ils s’étaient enfuis au moins une fois leur centre de réadaptation. La définition de fugue se fonde sur le cadre normatif du ministère de la Santé et des Services sociaux (2010) : « Une fugue survient lorsqu’un enfant quitte volontairement, et sans autorisation de la personne en autorité, une ressource intermédiaire ou une installation maintenue par un centre jeunesse. Cela inclut les non-retours de sorties autorisées où l’enfant, de façon délibérée et non justifiée, ne respecte pas l’heure prévue du retour. » Les participants ont été exclus en présence de conditions médicales pouvant influencer leur capacité à s’exprimer oralement et à répondre aux questionnaires et entrevues (p. ex. maladie neurologique, trouble neurodéveloppemental). Finalement, le rendez-vous des participants était reporté advenant la présence de consommation d’alcool ou de drogues (aucun cas révélé).

Les participants de la présente étude ont en moyenne 15,7 ans (É-T = 0,7) et rapportent être hébergés en centre de réadaptation depuis en moyenne 4,25 ans (É-T = 4,7). Parmi les participants, 53,3 % se disent d’origine caucasienne, 26,7 % d’origine caribéenne et 20 % d’origine métissée. Pour le niveau de scolarité, 26,7 % d’entre eux ont terminé une sixième année ou moins, 46,7 % la première secondaire, 20 % la deuxième secondaire et 6,7 % au moins la troisième secondaire. En ce qui concerne la fugue, les participants rapportent en moyenne 10,8 fugues de leur domicile familial (É-T = 14,3) et 15,8 fugues d’un centre de réadaptation (É-T = 28,7). Finalement, parmi les participants (n disponible = 11), la majorité (81,8 %) est hébergée en centre de réadaptation en raison de plusieurs motifs de compromission selon la LPJ. Parmi ces motifs, 81,8 % sont placés en raison de négligence, 72,7 % de troubles de comportement et 45,5 % de fugue.

Procédures

Le projet de recherche a été évalué par le Comité d’éthique de la recherche – Jeunes en difficulté du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal[4]. L’entrevue visait à détailler deux épisodes de fugue : la dernière fugue et une fugue marquante (si le participant avait plus d’une fugue). Pour chacune de ces fugues, les participants étaient invités à détailler le contexte qui a précédé la fugue (motivations, événements déclencheurs), les situations à risque vécues lors de la fugue (p. ex. consommation de substances psychoactives, santé) et le contexte associé (p. ex. lieux fréquentés, personnes présentes) ainsi que le retour de leur fugue (p. ex. interventions reçues, sentiments associés). Pour répondre aux objectifs de l’étude, une attention particulière a été accordée aux situations à risque vécues lors de la fugue et à l’influence du contexte avant et pendant l’épisode de fugue. Les entrevues, enregistrées sur support audio, ont duré environ 30 minutes.

Analyses

Une transcription intégrale des entrevues des participants a été effectuée en prenant soin de préserver leur anonymat ; pour cette raison, ils se sont vu attribuer des pseudonymes. Afin de répondre aux objectifs de la présente étude, soit décrire l’expérience vécue avant et pendant l’épisode de fugue et explorer l’influence du contexte sur cette expérience, une analyse thématique des entrevues a été réalisée à l’aide du logiciel d’analyse qualitative NVivo (version 12). Chaque transcription a été lue et relue par deux membres de l’équipe afin de se familiariser avec le matériel et de générer une liste préliminaire de thèmes illustrant les situations à risque vécues lors des épisodes de fugue. Par un processus de codification semi-ouvert (Miles, Huberman et Saldaña, 2018), les entrevues ont d’abord été analysées en s’appuyant sur cette liste de thèmes préétablie, à laquelle se sont ajoutés de nouveaux codes en cours d’analyse dans le but de refléter le sens émergeant des propos des participants (p. ex. aucune prise de risque, vandaliser). Les modifications à la liste initiale de thèmes ont été discutées par la première personne auteure et au moins un autre membre de l’équipe de recherche. Ensuite, les codes et les thèmes ont été révisés afin de regrouper le contenu similaire et d’examiner les différences et similitudes avec les quatre types de situations rapportées dans les écrits scientifiques (délinquance, consommation, subsistance, victimisation). Chaque entrevue a été analysée intégralement (analyse verticale), puis les propos recueillis ont été comparés aux autres émis lors des différents entretiens (analyse horizontale). Les résultats de ces analyses comparatives constantes ont été discutés lors d’allers-retours entre la première personne auteure et au moins une autre personne de l’équipe. Ces échanges ont permis d’ajuster la liste de thèmes en cours d’analyse (p. ex. ajout des comportements sexuels à risque) et, ainsi, refléter l’expérience de fugue, telle que vécue et rapportée par les jeunes. Afin d’explorer comment le contexte a pu influencer les expériences de fugue des participants, la troisième étape de l’analyse a consisté à dégager les similitudes et les différences concernant le contexte précédant la fugue et celui qui prévalait pendant celle-ci. Pour faciliter les analyses et dégager l’expérience vécue par les participants lors des épisodes de fugue, une matrice a été créée (tableau 1 ; Miles et al., 2018) afin d’identifier, pour chacun, toutes les situations à risque qu’ils ont rapporté avoir vécues lors de leur fugue. Ainsi, quatre profils d’expérience ont émergé : « Se mettre à risque pour faire la fête », « Se mettre à risque pour retrouver une vie normale », « Se mettre à risque pour le pouvoir », « Se mettre à risque pour développer son sentiment d’appartenance ». Pour illustrer chacun de ces profils, des extraits de verbatims sont présentés.

Résultats

Interinfluence des situations à risque vécues lors des épisodes de fugue

Parmi les jeunes rencontrés, trois n’ont pas mentionné avoir adopté de comportements à risque ou s’être retrouvés dans des situations à risque pendant leur dernière fugue ou lors de leur fugue marquante. De façon générale lors de ces fugues, ces jeunes sont allés voir des amis, ont regardé la télévision ou ont joué au basket-ball, sans que ces situations correspondent à ce qui est considéré dans les écrits scientifiques comme étant des situations risquées. Par exemple, lors d’une de ses fugues, Joseph rapporte :

J’suis allé chez mon ami, on a gamé un peu, on checkait des vidéos pis tout. J’suis retourné chez nous pis j’ai relaxé, j’ai écouté la tv, j’ai pris un bain, relaxais, je faisais pas, je faisais rien de spécial. Pis le lendemain, ben je devais aller à la cour, faque je suis allé à la cour.

Cependant, à l’instar des études publiées sur le sujet, l’analyse thématique montre que la plupart des jeunes vont s’exposer à au moins une situation à risque lors de fugues, c’est-à-dire qu’ils mettent leur sécurité ou celle d’autrui en danger. Les participants ont rapporté s’être retrouvés dans une ou plusieurs situations à risque au cours de leur fugue, la plupart d’entre elles pouvant être regroupées sous l’une ou l’autre des catégories déjà identifiées dans les écrits scientifiques : 1) délinquance (vol, introduction par effraction, vente de drogue, violence ou agression physique, vandalisme, fréquentations à risque, graffitis, possession d’une arme blanche) ; 2) consommation de substances psychoactives ; 3) stratégies de subsistance déviantes (prendre l’autobus ou le métro sans payer, dormir dans un endroit à risque) ; 4) victimisation (être victime ou témoin d’agression ou de violence). Une cinquième catégorie a émergé en cours d’analyse, soit les comportements sexuels à risque, se manifestant principalement par les activités sexuelles non protégées. Elles font l’objet d’une catégorie distincte, d’une part parce que les participants rapportent des expériences consensuelles et d’autre part parce qu’elles ne relèvent pas nécessairement d’activités reliées à la délinquance ou la consommation de substances psychoactives. Également, le récit des participants a permis d’accéder aux contextes variés dans lesquels ces conduites surviennent, et plus particulièrement, la présence des fréquentations à risque qui est sous-jacente à plusieurs situations à risque vécues lors des épisodes de fugue. Ces pairs vont parfois agir comme des « courtiers d’opportunités » en mettant le jeune fugueur en contact avec des personnes intéressées par les activités délinquantes (p. ex. achat de produits volés) et parfois, comme des « catalyseurs » de conduites délinquantes en étant la raison pour laquelle le jeune a un comportement délinquant (p. ex. vengeance). Une description des catégories de situations à risque et du contexte associé suit dans les prochains paragraphes.

D’abord, la plupart des participants ont raconté avoir adopté des conduites délinquantes lors des épisodes de fugue : vente de drogue, vol (p. ex. introduction par effraction), violence (agression physique, bagarre, possession de couteau), ou vandalisme (graffiti). Les formes et la gravité de la délinquance sont variées, comme les raisons qui la sous-tendent. Les propos de Charles illustrent l’influence réciproque entre les conduites des jeunes et le contexte dans lequel ils se retrouvent. Ce participant rapporte avoir commis plusieurs vols dans différents commerces pour revendre la marchandise grâce au réseau de contacts de ses amis :

J’allais voler, de l’alcool. J’ai déjà volé au [magasin d’appareils électroniques], j’ai déjà volé au [magasin à grande surface], n’importe où. Je vole n’importe où. […] J’arrive chez un de mes amis, n’importe où, j’prends le téléphone, j’appelle quelqu’un, je te vends deux bouteilles, trente piasses chaque, il s’en vient. Je lui vends les bouteilles. Des personnes, que je ne connais pas. Je connais quelqu’un qui prend les appels pis lui il connaît déjà les personnes qui achètent. Sinon, il me met en contact avec des personnes.

Outre les opportunités pécuniaires offertes par l’entremise du groupe de pairs, des participants ont justifié les bagarres et les agressions physiques dans lesquelles ils ont été impliqués par différentes raisons dont la vengeance, le plaisir ou pour obtenir quelque chose en retour. Ainsi, le sens donné à une situation peut influencer les actions posées, comme l’illustre Arnaud qui explique s’être battu en compagnie d’amis, pour en défendre un autre :

Moi pis mes amis on est allés battre deux gars, parce qu’ils voulaient se battre. [Petit rire]. (Intervieweur : Ok, c’était du monde que tu connaissais avant ?) Même pas. C’était même pas moi qui… C’est parce qu’ils ont battu un de mes amis d’enfance, alors il nous a appelés nous, alors on est allés les battre.

Cet extrait illustre la façon dont les interactions sociales peuvent influencer la définition d’une situation, alors que, par leur invitation à venger un ami d’enfance, les pairs deviennent en quelque sorte un catalyseur de la bagarre.

Ensuite, plusieurs participants ont raconté des épisodes de consommation problématique de substances psychoactives (p. ex., mélange de substances, substances méconnues). Dans ces conditions, ils adoptent des conduites présentant un risque en raison de l’importance de la quantité consommée ou des conséquences sur la santé physique ou psychologique, pouvant même aller jusqu’à nécessiter une hospitalisation comme le traduit le propos de Philippe :

Je ne le connaissais pas, mais j’étais déjà un peu saoul. Je suis allé le voir. […] Il me dit : « Je vends de l’acide. » Je fais : « C’est quoi ça, de l’acide ? » Il me dit : « Des buvards. » Il me montre ça, c’est des petits cartons. […] Le premier effet, c’était quand même fresh. Je regardais mon ami, je riais tout seul. Après quarante minutes, c’était moins drôle. […] J’ai vu des policiers, je leur ai dit : « Je ne feel pas bien, je suis au centre jeunesse, il faut que vous m’ameniez à l’hôpital. » Le lendemain, ils m’ont dit : « T’aurais pu prendre une psychose », là j’ai eu peur. J’ai même dit : « Je fais plus jamais une affaire comme ça. » On dirait que j’allais mourir. J’ai même dit aux policiers : « Dis à ma mère que je l’aime, si j’me réveille pas. »

Bien qu’elles ne soient pas l’apanage de tous les jeunes fugueurs, certaines situations pourraient potentiellement les exposer à un danger important sur le plan de leur intégrité physique ou sexuelle, alors qu’ils se retrouvent à fréquenter des milieux à risque et des personnes oeuvrant dans le monde de la prostitution ou de la pornographie par exemple. D’autres ont également rapporté des comportements sexuels à risque pendant leurs épisodes de fugue, qui les ont menés à craindre les infections transmissibles sexuellement, tel que le mentionne Julien :

J’me suis pas protégé une fois pis ouf… je suis revenu ici après, après un mois et demi. Pis là, j’ai commencé à stresser parce que j’me disais t’imagines si la fille avait des maladies ? Après ils m’ont checké ici, au service santé, ils ont dit que j’étais chanceux que j’avais rien mais que j’aurais pu avoir de quoi. […]

Dans certains cas toutefois, le fait de se mettre dans des situations à risque, comme en consommant des substances psychoactives en quantité importante, crée un contexte propice à la prise de risque lors d’activités sexuelles, comme en témoignent les comportements d’Anthony :

On a tellement fait d’affaires genre, pendant cette soirée-là. Genre, j’avais jamais, j’avais jamais autant bu, j’avais jamais autant fumé que ce jour-là, de ma vie. C’était intense, j’avais mal au coeur dans l’auto quand je suis revenu au centre. Mais je pense que ouais, j’pense que, j’pense que j’en avais baisé une, mais je suis pas sûr.

Certains participants ont aussi rapporté avoir utilisé ce que d’autres études ont identifié comme étant des stratégies de subsistance déviantes afin de répondre à leurs besoins de base durant la fugue, soit se nourrir, se déplacer et se loger. Ces stratégies peuvent être de dormir dans un parc ou chez un inconnu, ne pas payer son droit de passage dans les transports en commun ou voler de la nourriture. Elles ont toutefois en commun d’exposer les jeunes fugueurs à davantage de risques. Aussi, en cherchant à répondre à leurs besoins de base, les jeunes fugueurs peuvent être amenés à fréquenter des lieux ou des personnes susceptibles de compromettre leur sécurité et même, leur subsistance. Comme le mentionne Isaac, trouver un endroit sécuritaire où dormir semble comporter son lot de difficultés et de vulnérabilité :

J’ai fait comme un itinérant dans le fond. C’est arrivé plusieurs fois que j’ai dormi sur un banc, nowhere de même. Même que je me suis fait voler mon sac. Je dormais, je me réveille pis mon sac est plus là. J’étais pas vraiment content pis j’ai perdu mon téléphone, mon portefeuille. Prochaine journée, ça s’est continué. À un moment donné, on est allés dormir chez quelqu’un qu’on connaissait même pas, moi pis mon amie. Ça s’est avéré que ce garçon-là, avant, était danseur. Il faisait de la porno. J’ai été dormir là.

Finalement, certains participants, comme Julien, ont rapporté avoir été victimes de vol ou de violence :

J’étais dans le métro. Le gars me regarde, il me parle. Je ne sais pas ce qu’il disait, il parlait une langue bizarre. Je l’ignorais, je voulais pas de problème. […] Il vient vers moi et crache sur mes bottes. Mon ami va chercher l’extincteur, me le donne et dit : « On spray » […]. Il commence à vouloir se battre. Alors, j’ai pas le choix [bruit de spray]. Je suis parti, il y avait comme un barrage avec des policiers au coin de la rue. Je me dis, si je marche vers eux, ils vont penser que c’est moi qui l’a spray. Ils me prennent, me mettent en état d’arrestation pour attaque à main armée.

D’autres, comme Philippe, ont plutôt rapporté avoir été témoins de gestes de violence :

J’ai déjà vu un ami se faire poignarder. J’ai un ami qui a cherché un gars qui fallait pas, alors il s’est fait piquer. […]. Il s’est battu avec quelqu’un qui fallait pas, ils l’ont juste pogné pendant j’étais là, mais ils m’ont pas touché.

En somme, l’analyse des situations vécues lors des épisodes de fugue met en lumière le fait que ces derniers se déroulent généralement dans des contextes de grande vulnérabilité. Ainsi, les comportements adoptés peuvent amener les jeunes fugueurs à prendre des risques supplémentaires pour se sortir d’une situation ou mener à d’autres situations à risque. Par exemple, la consommation de substances psychoactives, les comportements sexuels à risque et la violence peuvent être si imbriqués qu’il devient difficile de les considérer isolément. En ce sens, il convient de parler de la pluralité des prises de risque pendant la fugue plutôt que d’appréhender la fugue comme une prise de risque.

Tableau 1

Situations à risque vécues selon les profils d’expérience lors des épisodes de fugue (n = 15)

Situations à risque vécues selon les profils d’expérience lors des épisodes de fugue (n = 15)

Note : X = présence de cette situation lors des épisodes de fugue.

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Profils d’expérience lors des épisodes de fugue

En plus de la variété et des liens étroits entre les situations à risque vécues par les jeunes fugueurs et les contextes dans lesquels ces expériences se déroulent, l’analyse des similitudes et des différences entre les situations vécues a permis de dégager quatre profils d’expériences lors des épisodes de fugue. Comme illustré dans le tableau 1, ces quatre profils peuvent être compris comme étant une tentative du jeune de répondre à un besoin, soit avoir du plaisir, retrouver une vie normale, avoir du pouvoir ou développer un sentiment d’appartenance. Les quatre profils ont été créés en tenant compte du type de situation à risque caractérisant l’expérience de fugue des participants. En effet, certains adoptent des comportements délinquants en plus de se retrouver dans différentes situations où leur intégrité est menacée, par exemple, par la consommation de substances psychoactives, l’adoption de stratégies de subsistance déviantes ou de conduites sexuelles à risque (Amar, Karim, Charles, Anthony, Nassim). D’autres, au contraire, ne rapportent aucune situation à risque ou une expérience se limitant à la consommation de substances psychoactives (William, Cédrik, Joseph, Thierry, Vincent). Certains participants ont rapporté des expériences similaires à celles du premier groupe (c.-à-d. délinquance et comportements à risque), mais s’en distinguent par le fait qu’ils ont en plus été victimes d’abus ou d’agression physique au cours de la fugue (Arnaud, Julien, Jake, Philippe). Finalement, l’expérience d’Isaac est apparue différente de celle des autres participants. En effet, à l’instar des participants du deuxième groupe, il n’a pas rapporté avoir commis des gestes délictuels durant sa fugue. Par contre, contrairement à eux, il ne rapporte pas d’épisode de consommation, mais plutôt l’utilisation de stratégies de subsistance déviantes et avoir été victime d’un vol. Ces différents profils d’expériences vécues lors des épisodes de fugue suggèrent aussi des distinctions quant au contexte qui précède la fugue et celui dans lequel elle se déroule.

Premièrement, certains jeunes fugueurs ont plutôt tendance à présenter un profil « Se mettre à risque pour faire la fête ». Concrètement, lors des épisodes de fugue, ces jeunes vont adopter des agissements allant de la délinquance aux comportements à risque (incluant les comportements sexuels à risque, la consommation de substances psychoactives et les stratégies de subsistance déviantes). D’ailleurs, il n’est pas rare que la délinquance se conjugue à un ou plusieurs de ces comportements lors d’un même épisode de fugue comme l’illustrent les propos d’Amar :

On est rentrés dans la maison [abandonnée], mais on a pas brûlé dans la maison, on a brûlé dehors. On a utilisé, on a pris le gaz, on a mis dessus là l’affaire, dessus tous les vidanges et tout, après on l’a allumé et on est tous partis, le plus vite possible. Et l’affaire, c’était pas comme notre quartier. […]. Parce que ça, c’est tout dans la même journée. So, c’est comme, on a fait plein d’affaires !

Pour les jeunes de ce profil, cette délinquance ou ces comportements à risque sont parfois effectués dans le plaisir et pour le plaisir, comme le souligne Karim en lien avec les délits : « Ben faire des délits. Moi, j’trouvais ça le fun, dans le temps, pis je m’amusais ben gros à faire ça là. »

C’est ce que raconte aussi Anthony :

Il avait invité du monde qu’on connaissait toute, on était genre quinze. Mais c’était vraiment t’sais, tout le monde était saoul, tout le monde était gelé. […] C’est vraiment juste, c’est juste, c’est juste le fun. Tu bois pis tu fumes pis yo t’écoutes des films, tu mets de la musique, c’est toute là.

Deuxièmement, l’analyse thématique a permis de mettre de l’avant un sous-groupe de jeunes fugueurs, dont fait partie William, qui vont « Se mettre à risque pour retrouver une vie normale ». Lors de leurs épisodes de fugue, ces jeunes vont présenter une faible exposition aux situations à risque :

Ben, je sortais souvent vers trois heures. Pis j’allais rejoindre des amis, pis souvent j’allais chez eux, pis on niaisait. Ou, après ça, pis la porte, ben la fin de semaine, y avait comme des fêtes parce qui en avait genre quatre jours de vacances, à cause de la grève, faque là ben j’étais avec des amis, on allait dans des fêtes pis tout. […] Je revenais vers neuf heures, dix heures.

Force est de constater que l’appartenance à un réseau hors centre de réadaptation et au sein de la famille fait partie intégrante de ce désir de retour à « une vie normale », comme le souligne Cédrik :

Comme, ouais, juste ça, ne plus être ici, ne plus voir mon dossier, ne plus voir mon nom dans les centres jeunesse, c’est ça, ne plus voir d’éducs, ne plus avoir [bruit comme si on cognait à la porte] : « Est-ce que je peux sortir de ma chambre s’il vous plaît ? », me faire comme, avoir une vie normale. (Intervieweur : Pis quand tu dis avoir une vie normale, ça serait quoi pour toi ?) Retourner chez moi, être normal, être avec ma mère, rentrer chez moi, voir des amis, être un adolescent normal, aller jouer au basket, aller parler à des filles, fumer de temps en temps, aller dans des fêtes, aller à l’école, c’est ça.

Troisièmement, un autre profil de jeunes fugueurs va plutôt « Se mettre à risque pour le pouvoir ».

Chez ces jeunes, la violence n’arrive jamais par hasard, elle résulte surtout d’un contexte de vengeance ou d’opportunité. À titre d’exemple, Arnaud mentionne qu’il a battu deux autres garçons « parce qu’ils ont battu un de mes amis d’enfance, alors il nous a appelés nous, alors on est allés les battre. » Les jeunes vont ainsi osciller entre la délinquance et la victimisation, comme Julien :

J’avais une tablette Samsung, je me fais, j’me suis fait voler pendant je dormais pis j’voulais pas que ma mère s’en rende compte, tu comprends. Faque à place de retourner, j’ai attendu d’avoir l’argent pour la repayer. J’ai eu l’argent, j’ai eu comme 300 boules parce que j’ai volé une chaîne à un gars, mais… (Intervieweur : T’as volé quoi ?) J’ai volé une chaîne en or d’un gars parce qui me devait de l’argent pis comme, j’en ai profité pour aller acheter ma tablette, mais je l’ai rachetée, j’me suis encore fait voler, par le même gars en plus. Là, j’me suis battu avec […].

Finalement, Isaac se distingue des autres par son besoin de « Se mettre à risque pour développer son sentiment d’appartenance ». Ce jeune ne manifeste pas de comportements de délinquance ou de comportements à risque en particulier. Toutefois, il est très exposé à des contextes à risque, où il côtoie des personnes issues de gangs de rue, de réseaux de vente de drogues et du monde de la pornographie :

Même, à un moment donné, je marchais sur la rue, esti, y a quelqu’un qui me dit : « Hé, t’es vraiment cute toé ! J’fais : « Euh merci. » Pis là, y me dit : « Prends-tu des clients ? » J’fais : « Quoi ! va donc chier mon esti de dégueulasse, décâlisse ton gros cul d’icitte avant que je te câlisse mon poing sa yeule ! » J’ai un petit peu mal réagi, mais il est parti assez vite disons. […] Une chance que ceux [les gars] que j’avais connus, pas loin de Beaudry, y étaient là. Les gars des gangs genre. Ils sont arrivés, y ont dit : « Yo, qu’est-ce tu fais toi ? Va-t’en. » […] Ben ils me protégeaient un petit peu, mais c’est parce que t’sais, des fois, je leur rendais service à eux autres aussi. […] T’sais des fois, ça juste donné, je l’avertissais quand la police a l’arrivait parce qu’il dormait sur le bord du métro pis y a failli se faire donner une amende, genre.

Influence du contexte de placement sur les expériences vécues lors des épisodes de fugue

En plus des besoins particuliers observés pour chaque profil d’expérience lors des épisodes de fugue, un dénominateur commun rejoint l’ensemble des jeunes fugueurs, soit leur insatisfaction en lien avec leur placement. Peu importe les situations à risque vécues lors de leurs épisodes de fugue, la majorité des participants vont expliquer leur choix de fuguer en raison de leur contexte de placement, comme Karim :

Ben dans le fond, j’avais de la misère à supporter les gens autour de moi parce que j’étais un petit peu tanné là, à cause des conséquences, tout le temps, pis on était sur mon cas si j’pourrais dire ça comme ça.

De façon similaire, Nassim rapporte :

Ben, des fois, je me tanne du centre, t’sais y a trop de consignes, y a trop de règles, y a trop genre de, genre t’es trop dominé par le centre là. Tu te sens comme ça, des fois, pis genre, surtout quand tu feels pas, parce que mon ex venait de me laisser, y a pas longtemps, t’sais.

Quant à lui, Vincent s’est vu refuser sa sortie autorisée du centre en raison d’un conflit avec son éducatrice : « Ouais, mais là comme cinq minutes avant que je m’en aille, a m’a genre chicané, là elle m’a dit : “Tu pars pas.” Pis là, j’suis parti pareil. »

Sa fin de semaine de sortie autorisée écourtée d’une journée, Amar a quand même décidé de rester chez sa mère jusqu’au dimanche comme initialement prévu :

J’étais supposé revenir le samedi soir, mais je voulais pas revenir, so je suis resté chez moi. Ok, j’ai appelé pour dire que je pouvais pas revenir parce que le métro était déjà fermé et tout. So, comme, ils m’ont dit « non, tu vas revenir », mais je peux pas revenir, le métro est fermé. So, il y a eu grosse discussion, après j’ai resté chez ma mère pour le temps que j’étais, like, que pour jusqu’au lendemain mais y a dit : « Si tu restes, on te déclare en fugue. » J’étais comme : « Mais vous savez déjà je suis où, c’est pas vraiment fuguer en tant que tel. » Ok, so, après ça, on était comme, j’ai pas appelé le matin, so j’ai attendu, j’ai resté le restant de journée du dimanche jusqu’à le soir où que j’étais supposé revenir.

Ce sentiment d’injustice ressenti chez les jeunes s’observe également chez Thierry :

Ils m’ont dit que j’avais supposément pas fait une réflexion que j’avais à faire le dimanche pis ben que j’étais pas revenu à deux heures pis ben j’étais revenu à deux heures le dimanche pis ben j’avais ma réflexion pis toute. Supposément je l’avais pas fait, faque ben moi lundi, à cause d’une injustice ben je suis parti.

Bien que le contexte de placement considéré de façon générale semble être l’une des principales raisons motivant initialement la décision de fuguer, on peut constater que ce contexte se conjugue au pluriel. En effet, certains participants se disent tannés de devoir se plier à toutes les règles du centre de réadaptation. Les tensions avec les intervenants et les autres jeunes dans les unités de vie contribuent à nourrir ces frustrations, jusqu’à ce que les jeunes disent « ne plus être capables » et décident de « claquer la porte et sacrer leur camp ». D’autres expriment avoir ressenti un sentiment d’injustice ou de frustration lors d’une modification à leur placement comme lorsque les intervenants leur ont supprimé leurs permissions de sortie conséquemment à des comportements considérés comme inadéquats ou ne répondant pas aux règles établies en centre de réadaptation. Il convient ici de rappeler que le placement en centre de réadaptation est une mesure de dernier recours, qui devrait être appliquée aux adolescents présentant les plus importants besoins de réadaptation. Ces jeunes ont souvent été victimes de mauvais traitements, présentent d’importants problèmes de comportement et n’ont que peu de soutien et d’encadrement de la part de leurs parents. Ils se retrouvent alors en situation de grande vulnérabilité et les contraintes inhérentes au contexte de placement en centre de réadaptation (p. ex. règles de vie, proximité avec d’autres jeunes, contacts constants avec les intervenants) peuvent être particulièrement difficiles à négocier pour ces jeunes. En somme, les propos des participants montrent qu’il y a autant de motivations liées au contexte de placement qu’il y a de jeunes fugueurs.

Discussion

Partant du principe que la fugue et les situations à risque rencontrées lors de celle-ci viennent combler des besoins chez les jeunes fugueurs, il importait de comprendre, de leur point de vue, leurs contextes de placement et leurs épisodes de fugue. En effet, le retour de fugue est une période charnière en matière d’intervention afin de réaffirmer le plan d’intervention du jeune et, sans contredit, les situations à risque vécues représentent autant d’éléments à considérer par les intervenants. En ce sens, cet article visait d’abord à décrire l’expérience vécue lors des épisodes de fugue et à explorer, dans une perspective interactionniste, l’influence du contexte de placement avant et pendant la fugue sur ces expériences.

Les présents résultats ont permis de ressortir des constats similaires à ceux de la littérature, soit la présence d’un grand spectre de situations à risque vécues lors des épisodes de fugue chez les jeunes hébergés en centre de réadaptation, allant de la délinquance à la victimisation (Hamel, 2017). L’une des expériences grandement préoccupantes lors des épisodes de fugue est sans contredit les expériences d’exploitation sexuelle (Latzman et al., 2019 ; Tyler et al., 2001). Dans le cadre de la présente étude, effectuée auprès d’un échantillon de jeunes fugueurs de sexe masculin, aucune expérience d’exploitation n’a été rapportée. Par contre, certains jeunes se sont retrouvés dans des situations de grande vulnérabilité (p. ex. Isaac) alors que l’influence des pairs, la recherche de moyens de subsistance et la consommation d’importantes quantités de substances psychoactives peuvent les rendre particulièrement à risque de se retrouver dans un contexte d’exploitation sexuelle (p. ex. Franchino-Olsen, 2021). Toutefois, pour une première fois, les résultats soulignent la présence de comportements sexuels à risque (p. ex. relations non protégées, lors d’intoxication à une substance psychoactive) qui devraient être explorés davantage dans de futures études.

À noter, cette variété de situations à risque répertoriées semble coexister lors d’un même épisode de fugue. En effet, il ressort des entrevues effectuées que certaines situations à risque (p. ex. consommation d’alcool) peuvent nuire à la lecture des dangers potentiels et amener les jeunes fugueurs à prendre davantage de risques (Biehal et Wade, 1999). Plus précisément, quatre profils différents d’expériences lors des épisodes de fugue sont ressortis de l’analyse : « Se mettre à risque pour faire la fête », « Se mettre à risque pour retrouver une vie normale », « Se mettre à risque pour le pouvoir » et « Se mettre à risque pour développer son sentiment d’appartenance ». En plus de décrire les différentes expériences vécues lors des épisodes de fugue, la présente étude visait à explorer, avec un cadre interactionniste, l’influence du contexte avant et pendant la fugue sur ces expériences. Partant de la perspective des jeunes fugueurs, les résultats montrent que la nature des expériences vécues peut difficilement être dissociée des interactions sociales qui ont cours lors de celles-ci et de la façon dont les jeunes interprètent leur situation personnelle, autant en ce qui a trait à leur placement qu’à leur vécu lors de l’épisode de fugue.

Avant la fugue : l’influence du contexte de placement

Parmi les grands constats de notre étude, le sentiment d’injustice associé aux décisions des intervenants, au climat dans leur unité ou au désespoir en lien avec leur placement sont autant d’éléments mentionnés par les participants rencontrés. Ce constat trouve écho dans la littérature soulignant les divers facteurs de risque et motivations à la fugue, où l’influence du contexte de placement est indéniable pour expliquer la décision de fuguer du centre de réadaptation (Attar-Schwartz, 2013 ; Biehal et Wade, 2000 ; Courtney et Zinn, 2009 ; Lin, 2012). Comme évoqué par la théorie générale de la tension (Agnew, 1992), les décisions institutionnelles peuvent empêcher le jeune d’atteindre un but auquel il aspire (p. ex. aller voir ses amis la fin de semaine), entraînant ainsi une discordance entre un résultat juste et équitable, auquel le jeune s’attend, et le résultat actuel (p. ex. injustice de se faire enlever une permission). En plus d’augmenter le risque de fugue chez les jeunes hébergés en centre de réadaptation (Courtney et Zinn, 2009), ces modifications au parcours de placement multiplient les perturbations dans le contexte d’hébergement des jeunes et nuisent à leur besoin relationnel (Richardson, Grogan, Richardson et Small, 2018). De ce fait, les périodes où l’on procède à des modifications au parcours de placement ou aux droits de sortie représentent des fenêtres d’intervention à considérer afin de réduire les épisodes de fugue. Lors de telles situations, il s’avère incontournable de prendre le temps d’expliquer aux jeunes hébergés les décisions prises par les intervenants et de s’assurer que les jeunes les comprennent pour réduire le sentiment d’injustice vécu et, ainsi, espérer prévenir la fugue.

Bien que de considérer l’influence du contexte du placement représente une piste d’intervention à mettre de l’avant si l’on vise à réduire les épisodes de fugue, les besoins relationnels des jeunes ressortent comme étant particulièrement importants pour comprendre l’expérience des fugues, les comportements à risque adoptés durant celles-ci et le contexte dans lequel elles surviennent.

Pendant la fugue : les relations interpersonnelles

Outre quelques exceptions (p. ex. Hamel, 2017), les études s’intéressant aux expériences vécues lors des épisodes de fugue sont généralement effectuées en silo, considérant une situation à risque à la fois et rarement, est-il question du contexte dans lequel se déroule la fugue. Bien qu’effectivement la délinquance, la consommation de substances psychoactives, les stratégies de subsistance déviantes et la victimisation s’observent pendant les épisodes de fugue, les jeunes rapportent souvent ces situations à risque dans un contexte de relations avec leurs pairs, comme le montrent nos résultats. L’influence des pairs déviants sur la délinquance et sur les stratégies de subsistance déviantes lors des épisodes de fugue était déjà bien répertoriée (p. ex. Biehal et Wade, 1999 ; Whitbeck et Simons, 1990) ; en revanche, la présente étude a permis d’explorer leur influence lors d’autres situations à risque, laquelle est beaucoup moins documentée dans les écrits scientifiques. Ce constat n’est pas étonnant, considérant la forte influence des pairs lors de la période d’expérimentation qu’est l’adolescence (Steinberg, 2004). À noter que dans le discours des jeunes fugueurs, l’influence des pairs ne rime pas nécessairement avec le rejet de l’influence des figures parentales. En effet, les jeunes fugueurs soulignent l’importance de leurs relations avec des figures parentales, les leurs ou celles de leurs pairs, lors de leur fugue. Il se dégage donc des propos des jeunes fugueurs que les pairs et les figures parentales ne sont jamais bien loin. En ce sens, le fait de maintenir et d’encourager les relations interpersonnelles de qualité est considéré comme un facteur de protection chez les jeunes suivis en protection de la jeunesse par l’amélioration des habiletés sociales et les forces du jeune (Kothari, Blakeslee et Miller, 2020). Bref, de tels résultats soulignent l’importance des liens sociaux lors du placement en centre de réadaptation, considérant que ce placement est souvent la résultante de négligence de la part des figures parentales et que les pairs sont souvent reliés aux motivations de fuguer (Bowden et al., 2018).

Par ailleurs, pour la plupart des participants, la victimisation vécue lors des épisodes de fugue résulte de la délinquance, de la consommation de substances psychoactives, des comportements sexuels à risque ou des stratégies de subsistance déviantes. Dit autrement, leurs propres actions les placent dans une situation où ils sont à risque d’être victimes de gestes de violence ou de délinquance. Qu’elles soient des actions délibérées et conscientes ou non, elles peuvent constituer une forme d’invitation à la victimisation, pouvant avoir des conséquences graves. Ainsi, pour réduire les conséquences associées à la victimisation, il est nécessaire d’adopter une approche de réduction des méfaits où les jeunes se sentiront outillés lors des épisodes de fugue et, ainsi, seront en mesure d’éviter les situations à risque de victimisation (p. ex. dormir dans la rue, voler). Pour ce faire, il importe de renforcer le filet de sécurité des jeunes lors des épisodes de fugue. En ce sens, quelques études ont démontré l’efficacité de l’utilisation de ressources communautaires. Chez de jeunes fugueurs et jeunes de la rue ayant fréquenté les services d’un refuge (p. ex. counseling familial et de crise, recommandations vers des services, développement des habiletés quotidiennes), on retrouve une diminution de la durée de la fugue et de la consommation de substances psychoactives (Pollio, Thompson, Tobias, Reid et Spitznagel, 2006), des suspensions scolaires et des activités sexuelles (Thompson, Pollio, Constantine, Reid et Nebbitt, 2002), une amélioration des contacts et de la perception de soutien avec leur famille, ainsi que de leur estime de soi (Pollio et al., 2006). En somme, dans l’optique de réduire les conséquences associées à la fugue, il importe à la fois tant de renforcer les relations interpersonnelles des jeunes que de développer le filet de sécurité à l’extérieur du centre de réadaptation.

Conclusion

Dans le cadre de la présente étude, les résultats permettent uniquement de représenter les expériences vécues chez de jeunes fugueurs de sexe masculin. Dans une prochaine étude, il faudra assurément explorer les situations à risque vécues lors des fugues auprès des jeunes fugueuses et des jeunes présentant une autre identité de genre. À titre d’exemple, les études ayant porté sur les différences dans les situations à risque vécues par les adolescents et adolescentes lors des épisodes de fugue démontrent que ces situations varient, les filles présentant un risque plus élevé de vivre des abus physiques et sexuels (Cauce et al., 2000 ; Whitbeck et Simons, 1990). Néanmoins, la présente étude souligne l’importance de proposer des stratégies de sensibilisation et de prévention afin de réduire les répercussions associées aux émotions négatives vécues lors de modifications au sein du parcours de placement des jeunes hébergés (p. ex. refus de sortie). Également, l’objectif pourrait plutôt être de réduire l’exposition à des situations à risque lors des épisodes de fugue que d’éviter à tout prix les fugues. En ce sens, il s’avèrerait préférable de renforcer les relations interpersonnelles avec les pairs et les figures parentales ainsi que le filet de sécurité de la communauté.