Corps de l’article

Introduction

Au Québec, les jeunes sous double mandat sont pris en charge à la fois en vertu de la Loi provinciale sur la protection de la jeunesse (LPJ) et de la Loi fédérale sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA) (Payet, Daignault et Lafortune, 2019). Ils représentent une part non négligeable des jeunes suivis par les services sociopénaux consacrés à la jeunesse. Malgré l’absence de recensement provincial à ce jour, il est établi que 57,5 % des jeunes judiciarisés au pénal ont reçu des services en vertu de la LPJ par le passé (Lafortune et al., 2015). Les suivis pénaux interviennent donc souvent dans la continuité, parfois en parallèle et quelquefois en amont d’une prise en charge protectionnelle (Payet et al., 2019). Si le découpage des cadres légaux implique des interventions distinctes sous la protection de la jeunesse d’une part, sous la justice des mineurs d’autre part, la situation des jeunes sous double mandat vient directement questionner les liens entre les deux systèmes. Le présent article analyse justement les formes de continuité entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs dans les parcours de jeunes qui passent de l’un à l’autre. Il propose une perspective compréhensive, « par le bas », des perceptions juvéniles et de leurs expériences de suivi dans et entre les deux cadres d’intervention.

Les résultats révèlent qu’un continuum hybride[2] entre la protection de la jeunesse et la justice des mineurs est expérimenté par les jeunes sous double mandat. Ce continuum souligne la porosité de leur expérience de suivi lors de leurs déplacements dans et entre les deux systèmes. L’idée de continuum caractérise la continuité de l’encadrement et de la surveillance vécus dans différentes mesures du système de protection de la jeunesse et de celui de justice des mineurs, que ce soit lors d’un placement dans les unités des centres de réadaptation pour jeunes en difficulté d’adaptation[3] ou lors d’un suivi dans la communauté. L’idée d’hybridité renvoie quant à elle à l’imbrication des logiques civile et pénale, pourtant distinctes légalement, dans le vécu de l’encadrement et de la surveillance par les jeunes sous double mandat. Les résultats montrent que les parcours se façonnent autour de la circulation entre les dispositifs de suivi à travers trois formes de continuité entre protection de la jeunesse et justice des mineurs. Ils révèlent aussi que cette continuité vécue par les jeunes s’articule à leurs réactions et stratégies d’adaptation aux interventions sociopénales. Ces résultats, issus d’une recherche qualitative portant sur l’action publique sociopénale mise en oeuvre lors de la transition vers l’âge adulte des jeunes suivis sous la LSJPA au Québec, seront détaillés après un bref retour sur la littérature traitant des particularités du suivi des jeunes sous double mandat, de la manière dont les deux systèmes de protection et pénal sont liés au Québec et des hybridations sociopénales qui traversent leurs interventions. Dans une perspective compréhensive des parcours juvéniles et de la réception des interventions sociopénales, trois cas de jeunes sous double mandat seront ensuite analysés et révèleront trois formes du continuum hybride expérimenté par les jeunes entre la protection de la jeunesse et le pénal.

Recension des écrits

Les jeunes sous double mandat, un public au croisement des interventions sociopénales

Les jeunes sous double mandat représentent une population d’intérêt croissant à l’échelle internationale (Baidawi, 2019). Elle interpelle les communautés scientifique et de pratique compte tenu de la pluralité des défis qu’elle rencontre : en amont des prises en charge protectionnelles et pénales, sur les liens potentiels entre maltraitance vécue pendant l’enfance et délinquance à l’adolescence (Alain, Marcotte, Desrosiers et Lafortune, 2018 ; Huang, Ryan et Herz, 2012 ; Ryan, Williams et Courtney, 2013 ; Smith et Thorberry, 1995) ; pendant les prises en charge, sur les enjeux relatifs à leurs trajectoires dans les services protectionnels et pénaux et sur la possibilité de judiciarisation après un suivi en protection de la jeunesse (Laurier, Hélie, Pineau-Villeneuve et Royer, 2016 ; Mendes et Baidawi, 2012 ; Payet et al., 2019 ; Ryan et Testa, 2005 ; Yoon, Bender et Park, 2018) ; après les prises en charge, sur les difficultés multiples rencontrées lors de la transition vers l’âge adulte (Coulton, Crampton, Cho et Kim, 2015 ; Culhane et al., 2011 ; Herz et al., 2019). La littérature souligne avec force l’importance de la collaboration entre les services de la protection de la jeunesse et ceux de la justice des mineurs afin d’articuler leurs interventions et d’assurer un meilleur accompagnement (Chuang et Wells, 2010 ; Haight, Bidwell, Marshall et Khatiwoda, 2014 ; Herz et al., 2012 ; Wright, Spohn, Chenane et Juliano, 2017). Ces travaux s’intéressent cependant moins souvent à la continuité des interventions des services entre lesquels circulent les jeunes sous double mandat.

Les liens entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs au Québec

La question de la continuité entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs se pose pourtant avec intérêt au Québec, où l’exécution des mesures sous les deux cadres légaux, malgré des objectifs d’intervention distincts, relève de la même tutelle du ministère de la Santé et des Services sociaux. D’une part, les suivis dans le système de protection de la jeunesse visent à mettre fin aux situations compromettant la sécurité et le développement des jeunes. D’autre part, les mesures dans le système de justice des mineurs sont axées sur la protection et la sécurité du public et la réhabilitation. La compréhension conjointe du fonctionnement de ces deux cadres d’intervention est relativement courante d’un point de vue sociohistorique. Elle souligne leurs ancrages historiques communs à la fin du 19e siècle, au moment de la création simultanée des écoles de réforme chargées du suivi des jeunes délinquants de moins de 16 ans et des écoles d’industrie visant les enfants vagabonds abandonnés (Fecteau, Ménard, Trépanier et Strimelle, 1998). Les deux systèmes se sont dès lors bâtis autour d’une visée protectionnelle partagée (Desrosiers et Lemonde, 2000), avec des mouvements similaires et progressifs de sécularisation et de déjudiciarisation des suivis (Alain et Hamel, 2015 ; Bienvenue, 2011 ; Joyal, 2000).

En plus de son caractère organisationnel et historique, la proximité entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs revêt une dimension architecturale importante au Québec, autour d’un établissement particulier : le centre de réadaptation. Ce dernier comporte des unités de placement de la protection de la jeunesse et des unités de garde pour un public judiciarisé dans le système de justice des mineurs (Sallée et Tschanz, 2018). Si le placement en institution fermée a historiquement été remis en question au profit d’autres mesures tant sous la protection de la jeunesse (p. ex. placement en famille d’accueil) (Joyal et Chatillon, 1996) que dans la justice des mineurs (p. ex. suivi pénal dans la communauté) (Alain et Hamel, 2015 ; Trépanier, 2004), le centre de réadaptation participe à créer une confusion entre les deux systèmes, pourtant distincts légalement, dans leurs services et dans leurs interventions (Dufresne et Hastings, 2003).

Continuité et hybridations dans les interventions sociopénales de jeunesse

Au-delà de cette proximité organisationnelle, historique et architecturale au Québec, les liens entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs renvoient aux articulations entre des perspectives d’intervention hétérogènes. Le coeur même de l’accompagnement des champs de l’enfance dite en danger et de celle dite délinquante repose en effet sur l’hybridation de logiques d’intervention concurrentes – éducative et punitive – qui traverse l’histoire et les pratiques déployées auprès de ces publics dans divers contextes occidentaux (Bugnon et Vernay, 2021 ; Teillet, 2020). À l’articulation des logiques de protection et de répression, d’aide et de sanction s’ajoute aussi l’idée de continuum sociopénal selon lequel les logiques pénales se prolongent dans plusieurs institutions sociales, à l’extérieur de la prison (Foucault, 1975). Dans ce sens, si les travaux ont par exemple montré que la surveillance des jeunes judiciarisés se prolonge hors des murs des institutions pénales, lors des suivis pénaux exécutés dans la communauté (Bugnon, 2017 ; Sallée, 2018), ce continuum s’exprime aussi dans la production de « parcours institutionnels juvéniles » entre les systèmes de la protection de la jeunesse et de la justice des mineurs (Teillet, 2020). Ces parcours sont marqués par l’enchevêtrement des interventions sous deux ordres légaux qui mobilisent parfois les mêmes professionnels, ont des frontières de compétences floues et cherchent conjointement à réguler les déviances juvéniles (Bugnon et Vernay, 2021). Malgré ces éléments communs et transversaux, les parcours des jeunes comportent aussi des ruptures lors de leur passage d’un système à l’autre compte tenu des rationalités propres à chaque cadre d’intervention (Teillet, 2020). Alors que ces hybridations entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs participent à la construction de parcours institutionnels singuliers (Teillet, 2020), que crée le passage de la protection de la jeunesse vers le pénal ou du pénal vers la protection de la jeunesse dans les parcours des jeunes sous double mandat ? Comment ces derniers le vivent-ils et le perçoivent-ils ? Et qu’est-ce que cela nous apprend en retour sur les liens entre les systèmes protectionnel et pénal ?

Les interventions sociopénales sous les regards juvéniles

Pour répondre à ces questions, le présent article propose justement de porter le regard sur les expériences et les perceptions des jeunes sous double mandat qui voient plusieurs mesures et intervenants sociopénaux se côtoyer ou se succéder au fil de leur parcours institutionnel. Cette accumulation de mesures, d’intervenants ou d’institutions n’est pas anodine dans les parcours (Couronné et Sarfati, 2022) que les jeunes construisent en interaction constante avec les temporalités sociales et historiques dans lesquelles ils vivent (Bessin, 2009 ; Elder, 1999 ; Guillaume, 2009). À cet égard, retracer les cheminements juvéniles dans une perspective des parcours de vie permet de révéler les « points de contact » entre jeunes et institutions (Lalive d’Épinay, Bickel, Cavalli et Spini, 2005). Cela donne à voir comment les interventions publiques sont mises en oeuvre à partir du point de vue et des expériences de leurs destinataires (Demazière et Zune, 2019 ; Warin, 1999), et de saisir ainsi leur « réception de l’action publique » (Revillard, 2018). Cette dernière renvoie plus spécifiquement aux effets des interventions dans les parcours ainsi qu’à leurs appropriations par les jeunes eux-mêmes ou aux sens qu’ils leur donnent. Destinataires des interventions, les jeunes sont en effet des acteurs à part entière de leur mise en oeuvre par leurs réactions face à ce qu’elles impliquent dans leur vie (Revillard, 2018), à l’instar des stratégies et négociations des jeunes suivis au pénal dans la communauté (Bugnon, 2017) ou en milieu fermé (Chantraine, Scheer et Milhaud, 2012). C’est ce regard vers « le bas » (Chantraine, 2005), qui mobilise les savoirs d’expérience, que propose cet article. Ce faisant, il examine comment les jeunes sous double mandat ont vécu et parlent de leur parcours entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs, et ce que cela révèle sur les liens entre les deux cadres d’intervention.

Méthodologie

Les données présentées dans cet article ont été collectées dans le cadre d’une recherche doctorale qualitative[4] qui analyse comment l’action publique sociojudiciaire soutient la transition vers l’âge adulte des jeunes suivis dans le système québécois de justice des mineurs (Dumollard, 2020). Entre juillet 2018 et janvier 2019, 16 jeunes âgés de 17 à 19 ans et demi ont été rencontrés dans le cadre d’une entrevue individuelle de type récit de vie ou semi-dirigée. Tous étaient soumis à une peine spécifique de la LSJPA effectuée dans la communauté. La prise de contact s’est faite sans impliquer l’institution pénale, grâce aux coordonnées individuelles de jeunes consignées lors de la première vague de collecte de données d’une enquête représentative longitudinale sur le devenir des jeunes placés au Québec et en France[5] à laquelle tous les interviewés avaient participé en 2017. Un sous-échantillon a été constitué parmi les 1136 répondants à la première vague de cette recherche sur la base de l’âge (entre 17 et 21 ans), du type de peine de la LSJPA inscrite à leur dossier (effectuée dans la communauté) et du territoire (Montréal et sa région métropolitaine).

Dans cet article, les parcours de trois jeunes – Melvin, Miguel et Jordan[6] – sont présentés et étudiés. Ils font partie du groupe des 12 participants à la recherche ayant spontanément mentionné avoir été suivis au titre de la Loi sur la protection de la jeunesse en amont et/ou en parallèle de leur judiciarisation au pénal. Lors de l’enquête, parmi ces 12 répondants, 11 étaient des jeunes hommes et huit étaient racisés. Sur le plan pénal, 11 participants étaient soumis à une peine de probation et 1 se trouvait dans la période de surveillance d’une peine de placement et surveillance[7]. En ce qui a trait à la protection de la jeunesse, 4 des 12 participants étaient encore hébergés dans une unité de placement d’un centre de réadaptation. Parmi les autres, 7 vivaient avec l’un de leurs parents (le plus souvent la mère), 1 avec ses deux parents, et 4 dans une maison d’hébergement pour jeunes en situation de vulnérabilité. Sur le plan occupationnel, presque la moitié était en formation et/ou en emploi tandis que les autres étaient sans activité et/ou à la recherche d’un emploi. Les 12 jeunes rencontrés ont enfin fait part de difficultés scolaires dans leur parcours passé, et aucun n’avait validé son diplôme d’études secondaires.

Les résultats présentés dans cet article sont issus d’un processus d’analyse mené en trois étapes. Tout d’abord, les parcours individuels des 12 participants sous double mandat ont été reconstitués sur une ligne du temps à partir des informations mentionnées dans leur récit. Sept dimensions ont été documentées au regard de la multidimensionnalité du processus de transition vers l’âge adulte (Galland, 2011) qu’étaient en train d’expérimenter les participants à la recherche et compte tenu des défis multiples rencontrés par les jeunes judiciarisés lors de cette période de la vie (Abrams et Terry, 2017 ; Kang, 2019) : l’histoire familiale, le parcours scolaire, l’insertion socioprofessionnelle, la trajectoire résidentielle, les relations amicales et amoureuses, les actes de délinquance, le parcours institutionnel (en protection de la jeunesse, au pénal, mais aussi dans d’autres secteurs d’intervention comme la santé ou l’emploi). Les données d’entrevues ont parallèlement été codées dans le logiciel NVivo de manière inductive (Thomas, 2006). Les thèmes émergents relatifs aux expériences d’intervention sous la protection de la jeunesse et sur le plan pénal ont été plus particulièrement analysés pour cet article. Ils ont ensuite été articulés au déroulé des parcours individuels ainsi qu’aux dimensions du concept de réception de l’action publique (soit les effets des interventions et les appropriations des interventions par les jeunes) (Revillard, 2018) dans une perspective abductive (Anadón et Guillemette, 2007). Dans le présent article, les trois parcours présentés sont mobilisés en raison des éléments transversaux qui se retrouvent dans les parcours des neuf autres participants sous double mandat. Les trois cas exposés ne représentent pas des parcours idéaux-typiques entre lesquels les neuf autres participants sous double mandat peuvent être classés. Ils illustrent en revanche les formes de continuité entre les systèmes de la protection de la jeunesse et de la justice des mineurs qui ne sont pas propres à ces trois seuls parcours, mais se retrouvent à différents niveaux dans les parcours et les récits des autres participants sous double mandat.

Résultats

Dans les pages qui suivent, les parcours de Melvin, Miguel et Jordan révèlent les contours de la continuité qu’ils ont vécue entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs. Plus concrètement, trois formes de continuité sont présentées successivement, illustrant la porosité entre les deux systèmes d’intervention lorsque les participants à la recherche circulent de l’un à l’autre : la continuité de l’encadrement sociopénal au fil du passage de la protection de la jeunesse vers le système de justice des mineurs (parcours de Melvin) ; les implications contraignantes des suivis dans l’un des systèmes sur l’expérience des mesures déployées dans l’autre (parcours de Miguel) ; le prolongement similaire, dans les deux systèmes, d’une surveillance au-delà des murs des milieux de placement (parcours de Jordan).

Aller de la protection vers le pénal : la continuité de l’encadrement sociopénal

Le cas de Melvin illustre le parcours d’entrée et d’évolution dans les services dédiés aux jeunes en difficulté partagé par de nombreux jeunes sous double mandat. Melvin est né au début des années 2000 en Haïti. Devenu orphelin dans les premières années de sa vie, il a été pris en charge par sa famille élargie et a connu de multiples déplacements entre les États-Unis, le Canada et Haïti. Il a été déplacé chez différents membres de sa famille dès qu’il « foutai[t] la merde » quelque part et que ces derniers étaient « tannés ». Ses liens avec les services sociaux ont « commencé très jeune parce qu’[il a] eu des problèmes familiaux puis tout ». Selon lui, le fait qu’il « n’a[…] pas de parents » a directement fait en sorte qu’il commence « à [s]e rebeller, traîner dehors, pas rentrer à l’heure ». Au début de l’adolescence, il se trouvait dans « une classe troubles du comportement », se battait à l’école, « foutait la pagaille ». Après plusieurs années chez un membre familial au Québec, il a commencé à commettre des délits qu’il nomme des « petites affaires de jeunesse » et a fugué lorsqu’il lui était interdit de sortir « pour éviter qu’[il] devienne délinquant ». Il a alors été placé à 16 ans en protection de la jeunesse dans un centre de réadaptation. Cette étape a marqué le début d’une série de plusieurs placements, entrecoupés de moments où il a commis « des plus gros délits, traîn[é] avec des grosses personnes sérieuses ». S’il affirme lors de l’entrevue observer un changement et être capable de « prendre d’autres moyens » que de faire des « mauvais coups », il reconnaît que son parcours pénal le suit encore, notamment lorsqu’il explique attendre de passer en Cour après une récente incarcération en détention dans une prison pour adultes. Il ne veut cependant pas « retourner de l’autre bord », et souhaite travailler et retourner vivre prochainement avec un membre de sa famille (il vit actuellement dans un hébergement communautaire supervisé pour jeunes adultes).

Le parcours institutionnel de Melvin, 17 1/2 ans lors de l’enquête, illustre le chemin suivi par plusieurs jeunes sous double mandat lorsqu’ils entrent dans le système sociopénal. L’entrée se fait pour lui par le système de protection de la jeunesse, pour motif de « troubles du comportement ». Il s’agit d’un des neuf motifs justifiant l’intervention du système de protection de la jeunesse, considéré comme un « syndrome de la conduite antisociale » selon le paradigme d’intervention québécois (Le Blanc et Trudeau Le Blanc, 2014, p. 52) et que la famille ne parvient pas à régler (Desrosiers et Lemonde, 2000). Dans le cas de Melvin, son parcours en protection de la jeunesse a commencé avec son premier placement dans une unité dite « globalisante », c’est-à-dire à encadrement régulier. Melvin y décrit un quotidien rythmé par « plein d’activités cliniques » (sur les émotions et les comportements), l’école et d’autres « démarches ». Cela rejoint directement le programme cognitivo-comportemental en vigueur au Québec auprès des jeunes hébergés, qui prévoit une programmation quotidienne serrée visant des apprentissages d’habiletés sociales, cognitifs et comportementaux afin d’assurer leur « réadaptation » (Le Blanc et Trudeau Le Blanc, 2014). Melvin explique que, dans ce contexte, il « s’énervait » face à la rigidité du milieu et son enfermement physique. Ses réactions, notamment sa colère et ses fugues, ont alors entraîné un parcours vers des unités toujours plus sécurisées, plus encadrées, marquées notamment par leurs attributs carcéraux (la clôture) :

Pis je m’énervais parce que moi je suis habitué de sortir, je peux pas sortir […]. Pis là je commençais à m’énerver, m’énerver. Pis là quand j’ai commencé à m’énerver, on m’a transféré à X [nom d’un centre de réadaptation], mais en protection là-bas. Encore plus cadré, plus serré. Puis là, ça a pas fonctionné. Alors moi j’ai fait beaucoup de places. Pis là après j’ai été à une unité qui s’appelle Y [encadrement dynamique élevé]. À Y, il y avait une clôture. Moi je grimpais par la clôture et je partais en fugue. J’ai fait ça plusieurs fois. Après quand je suis revenu, on m’a envoyé à Z [encadrement intensif], une autre unité fermée où est-ce que je peux pas sortir, zéro.

Ce que Melvin décrit est la gradation dans les types d’unités de placement que prévoit le système de protection de la jeunesse, qui deviennent progressivement plus encadrées et plus sécurisées : par exemple, s’il réussit à fuguer d’une unité « d’encadrement dynamique élevé », il ne parvient pas à le faire quelques semaines plus tard lorsqu’il se trouve en « encadrement intensif », où l’encadrement y est plus strict. Cette gradation est opérée en réaction à ses comportements, notamment lorsqu’il fugue à répétition du centre de réadaptation. C’est dans la continuité de ces allers-retours que Melvin a ensuite été mis sous garde pour des délits commis pendant l’une de ses fugues. S’est ensuivie une peine d’environ un an en garde fermée, avec des « in and out ». Il est intéressant de constater que lorsqu’il parle de son placement en unité pénale de garde fermée, Melvin déplore un sentiment d’enfermement analogue à celui mis de l’avant au sujet de ses placements en unités de la protection de la jeunesse. Il le résume au fait de ne pas pouvoir sortir et de voir sa liberté restreinte : « Ben moi, ça m’a énervé parce que moi je suis quelqu’un, j’aime sortir. Fait que là je pouvais pas sortir, j’étais bloqué là, tout ça. » Si son parcours institutionnel témoigne d’une gradation dans le parcours de placement au sein des unités de la protection de la jeunesse et de ces dernières vers les unités pénales fermées, ses propos révèlent finalement une certaine continuité de l’encadrement qu’il a vécu d’un système à l’autre, marqué par le poids de l’enfermement comme dénominateur commun à son expérience et son parcours.

Quitter un enfermement pour un autre : des suivis sociopénaux imbriqués

Au-delà de l’expérience conjointe de l’encadrement et de l’enfermement dans les deux systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs, les participants témoignent de l’imbrication des contraintes imposées par les interventions sous ces deux cadres. C’est ce que montre le parcours de Miguel qui a lui aussi connu plusieurs placements en protection de la jeunesse et au pénal en centre de réadaptation. Du même âge que Melvin et originaire d’Amérique centrale, il est arrivé au Québec au début de l’adolescence. Il a été placé peu de temps après, sur décision de son père, qui est ensuite retourné vivre dans leur pays d’origine sans la fratrie. Au moment de l’entrevue, Miguel se trouve dans une unité d’encadrement dynamique élevé de la protection de la jeunesse et y restera jusqu’à sa majorité dans quelques semaines. Il a auparavant connu plusieurs autres unités, mais a fini par être placé en encadrement plus strict car, comme Melvin, il « fuguai[t] trop ». Voilà plus de trois ans qu’il vit désormais en centre de réadaptation, en alternant les unités de la protection de la jeunesse et celles pénales de garde fermée. Il a arrêté l’école tôt, mais prévoit y retourner dans le cadre de la formation générale des adultes dès sa sortie de placement à 18 ans. Son parcours institutionnel est aussi ponctué d’un passage en cure de désintoxication pour régler sa consommation problématique de substances psychoactives ; il a « essayé […], [mais] ça n’a pas marché ». Il relie d’ailleurs la commission d’infractions à sa consommation, aujourd’hui limitée à l’alcool. Les peines de placement dans le système de justice des mineurs ont démarré lorsqu’il avait 16 ans, même s’il avait auparavant déjà fait de la détention provisoire, mais en se faisant libérer chaque fois. Au total, il a connu trois placements en garde fermée, dont le dernier s’est terminé quelques semaines avant l’entrevue.

Son parcours est lui aussi représentatif du prolongement de l’encadrement, mais cette fois-ci à un double niveau : de la protection de la jeunesse vers le pénal comme pour Melvin, mais aussi du pénal vers la protection de la jeunesse. En effet, chaque fois qu’il est sorti d’une unité pénale de garde fermée, Miguel est retourné vivre dans une unité encadrée de la protection de la jeunesse du même centre de réadaptation. Il y passe beaucoup de temps seul, dans sa chambre, parce qu’il n’aime pas côtoyer du monde « sur le plancher ». Comme Melvin, il y fait du sport, doit participer à diverses activités cliniques (par exemple sur la gestion du stress) et assister à des rencontres de groupe, ce qu’il il faisait déjà en garde fermée : « Il y en a plus là-bas [des activités cliniques en garde fermée]. Mais sinon, c’est la même affaire. » Il déclare que, dans son unité actuelle en protection de la jeunesse comme dans celles de garde fermée qu’il a connues, « ça va bien » et qu’il ne rencontre pas de problème. « Le seul bon point » est qu’il a pu valider plusieurs années scolaires, lui donnant espoir de terminer son secondaire et de ne « paraître d’un cave qui a même pas son 5 ». Malgré cette avancée, il critique le fait de ne pouvoir sortir de cet environnement qui lui a fait perdre son temps. Comme pour Melvin précédemment, l’absence de liberté représente une épreuve :

[à propos de la garde fermée] C’est aussi le fait que là-bas on peut juste pas sortir tout court. Pour de vrai, c’est pas si pire là-bas. […] Mis à part la liberté puis que je voyais pas mes amis, mes frères, mes soeurs tout le temps là, c’était plus ça le problème.

[à propos de son unité de placement en protection de la jeunesse] Ça m’a juste enlevé ma liberté, puis j’essaie de la retrouver pendant mes fugues.

La fugue, lorsqu’il est hébergé en unité de la protection de la jeunesse, devient alors le moyen de rompre temporairement le cycle d’enfermement. Fuguer lui semble d’ailleurs facile, paradoxalement à son sentiment d’enfermement : « Tu prends la porte, c’est tout [rires] !  » Avant sa dernière fugue qui remonte à quelques jours, il avait pour habitude de rester dehors jusqu’à ce que la police l’arrête. La fugue vient cependant directement influer sur les conditions de la probation en cours, imbriquant inéluctablement le suivi en protection de la jeunesse et celui au pénal. En effet, dans le cadre des peines imposées par le système de justice des mineurs, Miguel doit respecter un certain nombre de conditions[8]. Elles se déclinent sous la forme d’interdictions et d’obligations. Par exemple, il ne doit pas consommer de substances psychoactives, ni être en contact avec des personnes ayant un casier judiciaire, ni posséder d’arme. Il a aussi l’obligation de respecter un couvre-feu ou encore de résider à l’endroit désigné dans l’ordonnance de probation. Puisque Miguel est encore placé dans le système de protection de la jeunesse jusqu’à ses 18 ans, il doit demeurer dans une unité protectionnelle de placement lorsqu’il quitte une unité pénale de garde et lorsqu’il est en probation. En cas de non-respect des conditions de sa peine en cours (probation ou surveillance), la LSJPA prévoit que l’intervenant pénal qui le suit dénonce le bris de surveillance ou de probation : le jeune peut alors être condamné à une nouvelle peine ou être à nouveau enfermé pour terminer sa période de surveillance en unité pénale de garde plutôt que dans la communauté (Sallée, 2018). C’est justement ce qu’a vécu Miguel lors des deux premières peines de placement et surveillance qu’il a connues. À son retour dans son unité de placement de la protection de la jeunesse, il a fugué pour « retrouver sa liberté ». Ce faisant, il a cependant brisé chaque période de surveillance :

C’était quoi le bris de surveillance que t’as eu ? J’étais en fugue. En fait dès que t’es en fugue, ça brise des conditions ? Ouais parce que premièrement mon couvre-feu il est brisé. Puis deuxièmement dans mes conditions, je suis supposé être ici [à l’unité de la protection de la jeunesse] […]. T’es supposé être ici comme H24 ? Pas H24, j’ai le droit de sortir [sorties autorisées] puis tout, mais comme, par exemple genre j’ai pas le droit de fuguer là.

Finalement, l’encadrement et le sentiment d’enfermement ressentis dans l’unité de la protection de la jeunesse, dans le prolongement de ceux vécus en unité pénale de garde fermée, l’ont régulièrement poussé à fuguer du centre de réadaptation, au risque de briser les conditions de son suivi pénal en cours. Au moment de l’entrevue, Miguel explique être revenu de sa dernière fugue la veille et par lui-même plutôt qu’après avoir été retrouvé et arrêté par des agents de police. Il explique en effet qu’il voulait « pas [s]e foutre dans la merde » et éviter une nouvelle sanction pénale : « J’ai juste retourné. Là je suis en recherche d’emploi, je veux me reprendre en main. » En somme, le cas de Miguel illustre comment l’encadrement imposé dans les unités de placement de la protection de la jeunesse et celui qui marque le suivi pénal sont étroitement liés pour les jeunes sous double mandat. Ils sont imbriqués dans un cycle d’enfermement et d’encadrement au sein duquel leurs réactions à l’égard de l’un des systèmes se répercutent directement sur les conditions de suivi dans l’autre.

Naviguer entre dedans et dehors : la continuité de la surveillance sociopénale hors des murs

Au-delà de l’imbrication de l’encadrement dans les unités de placement de la protection de la jeunesse et des peines de la justice des mineurs, la continuité des deux systèmes s’inscrit aussi dans des cadres de suivi diversifiés. Le parcours de Jordan, né au Québec et bientôt âgé de 18 ans, illustre à cet égard le prolongement similaire de la surveillance au-delà des murs du centre de réadaptation, tant dans le système de protection de la jeunesse que dans celui de justice des mineurs. Jordan a connu un premier placement assez jeune, sur demande de sa mère avec laquelle il vivait alors à la suite de la séparation parentale : il était « trop turbulent » et commençait « à prendre de la drogue ». Il raconte être ensuite « tombé dans les centres jeunesse » vers 14 ans. Comme pour Melvin et Miguel, cela marque alors le début d’une série de plusieurs placements longs dans des unités de la protection de la jeunesse. Il rapporte qu’à l’époque, il volait dans les épiceries, se battait, était agressif, se faisait suspendre de l’école fréquemment, commençait à sortir plus tard le soir : il dit qu’il « n’étai[t] pas l’enfant modèle ». Après le début de son premier long placement sous la protection de la jeunesse, il a commencé à « faire plus de mauvais coups », notamment fraude, vols et vente de drogues, qu’il relie à la fréquentation d’un ami et à la recherche d’adrénaline. Contrairement à Melvin et Miguel, aucune mise sous garde au pénal ne ponctue son parcours institutionnel, malgré « une histoire de gun ». Jordan décrit un parcours progressif dans la délinquance avec des infractions au nombre, à la fréquence et à la gravité graduels. Il revendique aussi son association aux gangs de rue, même s’il déclare chercher aujourd’hui à s’en distancier :

T’sais, ils [les centres jeunesse] savent que je suis pas un gars tranquille pis que je traîne pas avec les bonnes fréquentations. […] J’ai fait des conneries. Pis X [couleur 1], c’est ma couleur, oui. Je vais pas l’afficher non plus tsé. Je traîne avec des Y [couleur 2], je traîne avec des X [couleur 1]. Moi, c’est l’union fait la force. […] Pis c’est ça qui m’a fait faire plus de conneries parce que j’étais avec mes amis, pis on était, on est des X [couleur 1], pis genre on se tient dans notre coin, d’autres viennent nous faire chier. Pis là on faisait plein de délits, on faisait les caves.

Au final, le dossier administratif de Jordan compte trois mesures de la LSJPA, dont une seule peine spécifique (une probation en cours). Quant à son placement en protection de la jeunesse, il se termine un mois après l’entrevue. Il est pour l’instant placé dans une unité « genre une fois par deux semaines » et vit chez son père le reste du temps. Cela allège l’encadrement qu’il y vit, comme par exemple les « réflexions » qu’il dénonce devoir faire ou le temps passé en chambre, soit les sanctions utilisées pour discipliner dans les unités du centre de réadaptation (Desrosiers et Lemonde, 2000). Ce placement intermittent lui permet aussi de préparer sa « réinsertion », selon ses termes.

Dans le cas de Jordan, la continuité entre la protection de la jeunesse et la justice des mineurs se prolonge hors des murs du centre de réadaptation, avec la surveillance opérée par d’autres agents du contrôle social. À la question de savoir la différence entre son suivi en protection de la jeunesse et celui au pénal, Jordan l’associe à la surveillance policière qui pèse dans sa probation :

[…] Ce qui me fait plus chier c’est qu’admettons, vu que j’ai des conditions, puis les policiers ils me connaissent dans mon coin, […] dans le coin de mon ami à X. […] Je peux plus aller à Z, ils me connaissent quasiment toute, parce que ma mère elle habite là pis c’est là que j’ai fait la plupart de mes mauvais coups. Faque vu qu’ils me connaissent, savent les conditions, des fois ils s’amusent juste, […] vérification. […] Ou sinon je va être dans un parc, je va être avec mes amis, on va juste parler. […] Quand je suis en haut de trois personnes, c’est souvent ils s’arrêtent, deux policiers sortent : « Hey les gars ! Oh Jordan ! », comme s’ils me connaissaient pas. Pis c’est ça qui me fait le pire, pis je regarde le gars, pis je le connais depuis longtemps, pis il sait que je traîne tout le temps dans ce parc-là ! Fait que je me dis c’est pas un hasard […].

Les agents de police le connaissent et le surveillent au quotidien. Cette extension de la surveillance pénale hors des murs influence directement son quotidien, ses fréquentations, ses déplacements. S’il la présente comme une particularité dérangeante du suivi probatoire en cours, le récit de Jordan démontre aussi que ce n’est pas la première fois qu’il y est soumis. En effet, il subissait déjà cette surveillance lors de plusieurs fugues des unités en protection de la jeunesse (il raconte en avoir fait « 83 »[9]). Il détaille à ce propos une situation où il a réussi à échapper aux policiers venus le chercher chez son père lors d’une fugue :

Il y a une shot, je suis passé trois semaines en fugue, dans mon coin, à dormir chez nous sans qu’une police vienne. Pis je partais pour partir, mon père était là, la police est venue. Mon père savait pas que j’étais rentré par ma fenêtre. Faque là il dit « Ok ». Ils partent pour ouvrir ma porte de chambre. Moi j’avais fermé ma porte de garde-robe, je m’étais crissé dans le bac. Pis j’ai fermé le bac. Ils ont ouvert ma porte du garde-robe, voient qu’il y a rien. Mais le bac, il y a du linge dessus. Il est quasiment pas visible. C’est juste que je sais c’est où. Je lève le couvercle, je rentre, je referme. Avec le linge, ils ont rien vu. Ils sont allés checker en dessous de mon lit. Ils ont ouvert mes portes d’armoire de mon garde-robe, de mon bureau de linge, toutes les portes de la maison, fait le tour de la maison. Ils sont repartis. Mais ils t’ont pas trouvé ? Non.

Lorsqu’il est ressorti de sa cachette, Jordan a simplement dit à son père que les policiers « sont aveugles », sans lui mentionner l’endroit où il s’était caché. Finalement, qu’il soit suivi sous la protection de la jeunesse ou sous la justice des mineurs, Jordan vit des modalités de surveillance similaires hors du centre de réadaptation, représentées par la surveillance policière. Son cas renseigne sur une dernière forme de continuité entre les deux systèmes, caractérisée par la surveillance analogue vécue dans la communauté.

Discussion

L’analyse des perceptions et des expériences des jeunes sous double mandat protectionnel et pénal permet de mieux saisir le contexte sociopénal dans lequel se déroulent leurs parcours. Elle caractérise notamment la continuité vécue entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs à partir de plusieurs éléments transversaux. Avant de les retracer, il est important de rappeler que les trois parcours présentés ne constituent pas des idéaux-types et ne prétendent pas à la généralisation. Au-delà de la singularité des parcours, ils se rejoignent autour de la porosité vécue entre les deux systèmes d’intervention. À l’avenir, il sera pertinent de mettre à l’épreuve cette catégorisation des formes de continuité auprès d’autres parcours de jeunes sous double mandat. Par ailleurs, les résultats montrent que les parcours pénaux des trois jeunes se distinguent, notamment en ce qui concerne les peines prononcées à l’encontre de Melvin et Miguel (plusieurs mises sous garde, soit les peines les plus sévères de la LSJPA) par rapport à celles auxquelles Jordan a été condamné (aucune mise sous garde). Ce dernier parle pourtant des nombreux délits commis avec ses pairs et de l’étiquetage à la catégorie « gangs de rue » à son égard. Cela nous invite donc à prolonger, dans de futures recherches, les réflexions sur le traitement pénal différentiel et la catégorie « gangs de rue », activement mobilisée par les professionnels de la chaîne pénale québécoise dans leurs interventions auprès des jeunes garçons issus des minorités ethnoculturelles de classe populaire (Sallée et Décary-Secours, 2020).

Au-delà de ces éléments, les résultats en révèlent plusieurs autres importants. Tout d’abord, ils témoignent de la continuité expérientielle de l’encadrement et de la surveillance entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs, qui prolonge celles historique, organisationnelle et architecturale déjà établies par ailleurs (Desrosiers et Lemonde, 2000 ; Sallée et Tschanz, 2018). Malgré des suivis sous des cadres légaux, dans des services et par des professionnels distincts, les parcours des jeunes sous double mandat deviennent une illustration paradigmatique des liens entre protection de la jeunesse et justice des mineurs. Ils montrent que les jeunes sous double mandat sont pris dans de multiples circulations entre dispositifs (Couronné et Sarfati, 2022) qui s’apparentent à un « mouvement de circulation sans fin » (Waquant, 2001), et que la continuité entre la protection de la jeunesse et la justice des mineurs façonne ces multiples déplacements. À cet égard, les résultats rejoignent l’idée que le centre de réadaptation représente encore un lieu typique où cette continuité se vit (Dufresne et Hastings, 2003). L’enjeu est d’encadrer, de discipliner une jeunesse considérée comme dangereuse pour elle-même et pour la société (Desrosiers et Lemonde, 2000), dans deux systèmes aux frontières poreuses. Par ailleurs, les résultats montrent que cette continuité se prolonge aussi hors des murs de l’institution, rappelant l’élargissement du filet sociopénal dans la communauté (Dufresne, 2012) et le continuum sociopénal (Bugnon, Frauenfelder et Weil, 2020 ; de Larminat, 2014) ou carcéral (Wacquant, 2001) qui articule plusieurs logiques d’intervention entre la prison et le milieu ouvert (de Larminat, 2014). Au-delà de ce type de continuum, celui mis de l’avant dans le présent article est tracé de la protection de la jeunesse vers le pénal, du pénal vers la protection de la jeunesse. Les résultats mettent ainsi en lumière que cette continuité entre les deux systèmes est à envisager sous la forme d’un « continuum hybride » dans les expériences de suivi. Plutôt qu’une dualisation entre eux, ce continuum souligne les similitudes entre leurs modes d’intervention (de Larminat, 2014) et la continuité de l’encadrement et de la surveillance vécus par les jeunes sous double mandat. Ce continuum est hybride dans la mesure où il articule des logiques d’encadrement et de surveillance dans deux systèmes aux visées et aux cadres légaux distincts.

Les résultats rejoignent ainsi les travaux qui ont déjà établi des formes de continuum ou d’hybridation entre les systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs (Bugnon et Vernay, 2021 ; Teillet, 2020). Leur particularité est en revanche de caractériser trois formes spécifiques de cette continuité entre protection de la jeunesse et justice des mineurs au fil de la circulation des jeunes entre les dispositifs. La première interroge la progression de l’encadrement dans les milieux de placement. Si cette gradation est prévue par l’organisation des systèmes, les jeunes sous double mandat témoignent plutôt d’une certaine continuité de l’encadrement qu’ils vivent d’une unité à l’autre, d’un système à l’autre, au fil de leur parcours de placement. La deuxième forme de continuité renvoie aux implications contraignantes du suivi dans un système sur la prise en charge dans l’autre. À ce propos, les résultats donnent à voir les imbrications entre les mesures qui viennent complexifier leur déroulé d’un système à l’autre. L’encadrement vécu dans les unités de placement de la protection de la jeunesse fait du respect de certaines conditions des peines de la LSJPA une épreuve. Quant à la dernière forme de continuité, elle soulève le prolongement ou l’élargissement similaire, dans les deux systèmes de protection de la jeunesse et de justice des mineurs, de la surveillance vécue au-delà des murs de l’institution, dans la communauté, en impliquant d’autres agents de contrôle social (en l’occurrence les agents de police).

Au-delà de ces formes de continuité vécues, les résultats montrent enfin qu’elles s’articulent aux attitudes ou résistances des jeunes face à l’encadrement et la surveillance dont ils font l’objet. La perspective « par le bas » proposée dans cet article permet justement de voir dans quelle mesure le continuum hybride entre protection de la jeunesse et justice des mineurs s’opérationnalise aussi en réaction aux comportements juvéniles. Chez Melvin, Miguel et Jordan, la fugue représente à cet égard une réaction commune, une forme de résistance face à l’encadrement expérimenté dans les milieux de placement de la protection de la jeunesse et pénal. Pour chacun, elle occupe une étape particulière dans leurs parcours institutionnels, un événement autour duquel vient se cristalliser la progression de l’encadrement et de la surveillance vécus dans les deux cadres d’intervention. C’est donc aussi en réaction à ces stratégies juvéniles pour échapper au contrôle que les interventions de la protection de la jeunesse et de la justice des mineurs s’articulent et que le continuum d’encadrement se concrétise dans les expériences des jeunes.